Revue musicale - Le Don Juan de Mozart et les Don Juan aux Théâtres Lyriques de Paris

Revue musicale - Le Don Juan de Mozart et les Don Juan aux Théâtres Lyriques de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 63 (p. 499-519).
REVUE MUSICALE

LE DON JUAN DE MOZART
ET LES DON JUAN AUX THEATRES LYRIQUES DE PARIS

Ce fut une des vives préoccupations de Joseph II d’ouvrir la voie à une musique dramatique nationale. Ce prince, au fond très Allemand en dépit de son cosmopolitisme, sentait qu’il y avait là quelque chose à faire, et s’il ne réussit pas du premier coup, si ses bonnes et libérales intentions commencèrent par avorter, c’est qu’il y avait alors à la tête de la coterie italienne prédominante un de ces roués coquins qui ne sont jamais, en défaut lorsqu’il s’agit de susciter des obstacles et de mettre, comme on dit, des bâtons dans les roues pour empêcher un char d’arriver, ce char fût-il celui d’un petit-fils de Charles-Quint ayant un Mozart à son côté. D’ailleurs que de raisons à ce méchant fourbe de Salieri d’en user de la sorte ! Le directeur de théâtre ici n’était-il pas doublé d’un compositeur d’opéras, et les rancunes de métier, les sourdes et venimeuses jalousies ne venaient-elles pas en aide à ce beau zèle d’un imprésario défendant à outrance les tendances italiennes de son public et luttant jusqu’à la mort pour le dilettantisme de ses abonnés ? L’histoire, qui déjà sous Joseph II n’était pas neuve, devait se reproduire chez nous vers le commencement de ce siècle, alors qu’on vit un autre Italien, également directeur et maestro, entreprendre au nom de Paisiello contre le jeune et brillant auteur du Barbier cette guerre d’intrigues et d’embûches dont Mozart eut jadis tant à souffrir. On a beau être empereur, on ne fait point tous les jours ce qu’on veut, et le monde du théâtre, — un récent décret nous l’enseignerait au besoin, — a de ces résistances opiniâtres sur lesquelles la toute-puissance perd ses droits. L’Enlèvement au sérail fut le premier effort de la muse dramatique allemande cherchant à secouer la servitude étrangère, — effort incomplet sans doute et bientôt suivi de réactions, mais qui n’en préparait pas moins cette grande scène, égale, sinon supérieure, à la scène italienne et à la nôtre, dont la nationalité allait s’affirmer par des chefs-d’œuvre tels que Fidelio, Freyschütz, Euryanthe. Si après l’Enlèvement au sérail étaient venues les Noces de Figaro, la faute n’en avait dû être imputée ni aux chanteurs ni à leur excellent directeur, le digne Salieri, lesquels ne s’étaient épargné ni soins ni peines pour empêcher l’ouvrage d’être représenté. Toutefois, comme la volonté de l’empereur était formelle, il avait bien fallu se rendre, et le 1er mai 1786 un nouveau succès donnait raison à Mozart ; mais au plein du triomphe, hélas ! encore que de mésaventures ! Les chanteurs, continuant à trouver obscure cette musique de diamant, indéchiffrable cette merveille de clarté, de mélodie, de style, l’exécutèrent si outrageusement que vers la fin du premier acte Mozart, à bout de patience, courut se jeter aux pieds de l’empereur, le suppliant de lui faire justice. Joseph II, doublement indigné de cette abominable mutilation, manda près de lui les coupables et leur adressa pendant l’entr’acte une verte admonition, après quoi l’ouvrage reprit son cours. Salieri plia et laissa passer le succès ; mais le madré compère, qui connaissait le faible de son empereur pour ce qu’on appelle aujourd’hui la musique amusante, monta sans perdre une minute la Cosa rara de Martini. Le dilettante chez Joseph II contredisait souvent le politique, et si l’empereur était sans reproche, le dilettante parfois se montra bien peccable. Salieri eut l’air d’obéir à l’injonction du souverain, donna quelques représentations des Noces de Figaro, puis au beau milieu du succès on vit apparaître la Cosa rara, un vrai plat de son métier offert à la secrète gourmandise de Joseph II, lequel, tout entier à son régal et se sentant d’ailleurs la conscience nette à l’endroit des tendances nationales, laissa les intrigans et les envieux mener leur train.

Mozart, qui avait cru entrevoir un moment gloire et fortune, reçut ce nouveau coup avec le calme ordinaire d’une âme douce à toutes les tribulations. Il revint à son pauvre ménage, où sa fidèle Constance imperturbablement l’attendait, se remit à donner des leçons, et l’hiver s’écoula ainsi dans le travail, la retraite et la gêne. Cependant aide et consolation devaient lui venir à l’improviste. La ville de Prague, vivement émue déjà par l’Enlèvement au sérail, avait témoigné le plus éclatant enthousiasme pour les Noces de Figaro. A la suite de ces démonstrations, dont la nouvelle était un baume répandu sur sa blessure, Mozart reçut de l’administration du théâtre et des différentes académies une invitation de se rendre dans la capitale de la Bohême, ce qu’il fit tout aussitôt, emmenant avec lui sa femme. Vers le milieu de janvier 1787, il arrivait à Prague pour y donner des concerts non moins profitables à sa renommée qu’à sa bourse, et ce fut dans la joie de ce triomphe que l’honnête grand homme, sentant déborder son cœur, se prit à déclarer entre amis le goût qu’il aurait d’écrire un opéra pour un tel public, si bien fait pour le comprendre :

Larme des séraphins à la pitié donnée,
Non, vous ne fûtes pus aux vents abandonnée !

La parole était d’or ; un directeur la recueillit, et l’engagement fut signé pour la saison prochaine. Mozart, dès son retour à Vienne vers le milieu de février, manda par devers lui son librettiste, et les conférences s’établirent.

Ouvrez les mémoires de Da Ponte, voici ce que vous y lirez à ce propos : « Je compris qu’il fallait à la grandeur de son génie un sujet puissant, dramatique, multiforme, sublime, un soggetto esteso, multiforme, sublime. » Je donne, mais en passant, — car j’aurai à revenir plus tard sur la question, — ces mots à méditer aux esthéticiens bénévoles qui, sur la foi d’un titre, dramma giocoso, dont le sens leur échappe, ont inventé ce beau miracle de faire de Don Juan un opéra-comique ; je crois même, Dieu me pardonne, avoir lu quelque part que c’était « une miniature. » Don Juan et le commandeur une miniature ! O Prudhomme, si jamais vous allez visiter la Sixtine, ayez bien soin de mettre vos lunettes, car ce petit Michel-Ange a calligraphié là sur la muraille je ne sais quelle pastorale microscopique dont les linéamens ne se peuvent guère apprécier qu’à la loupe !

Deux chefs-d’œuvre seulement parmi les plus grands chefs-d’œuvre du génie dramatique moderne méritent de prendre place à côté du Don Juan de Mozart : j’ai nommé le Hamlet de Shakspeare et le Faust de Goethe. Sans aucun doute, et en raison même de la nature de l’art dont ils relèvent, Hamlet et Faust vont plus au fond des choses que la conception de Mozart, et leur solution de l’éternel problème est à la fois plus profonde et plus large ; mais ni l’un ni l’autre ne nous présente le problème et la solution sous une forme plus parfaite que Don Juan. Je me demande si, à n’envisager que la question d’art, Mozart ne serait pas celui des trois qui doit conserver l’avantage. Aux yeux du sceptique Hamlet, il n’y a, à proprement parler, ni bien ni mal, ou pour mieux dire le bien et le mal n’existent que par rapport à l’idée que nous nous en faisons. Pour Faust, le mal n’existe pas davantage, en ce sens que tout ce que l’homme accomplit, tout ce qui lui arrive de mauvais, ne saurait compter qu’en tant que période et moyens d’initiation préparant, mûrissant pour le ciel la libre intelligence. Et si don Juan finit par succomber dans sa lutte, c’est moins pour démontrer une fois de plus cette vérité d’ordre vulgaire, — qu’il faut que l’ordre moral des choses ait finalement le dessus, — que pour faire voir l’étroitesse et la mesquinerie de nos idées banales sur le bien et le mal, et préparer par là une plus large et plus pure définition du bien. Quelle misère en effet et quelle triste bouffonnerie que ce traintrain quotidien que nous nommons bourgeoisement la vie, comparé au type éternel que les trois héros portent en eux ! Tandis que le rêveur Hamlet concentre sur lui-même son ironie et se borne à nous montrer comme dans un miroir la ridicule imperfection du monde, l’amer persiflage du vieux docteur s’incarne dans une figure vivante, et nous voyons apparaître Méphistophélès, le représentant humoristique de cette notion bornée que nous avons du mal. Autant de Leporello, lequel n’est à son tour que l’ironie d’un don Juan dédoublé, bon diable du reste et très humain, et dont la malice se contente de fronder le terre-à-terre de la vie, tandis que son maître insolemment provoque le ciel. Observez-le dans la scène de la statue, lorsqu’il se cache sous la table, laissant don Juan aux prises avec le terrible esprit du jugement ; suivez-le coupant de ses interruptions grotesques le débat formidable qui s’agite au-dessus de sa tête et mêlant aux trombones du solennel plain-chant cet effarement de l’angoisse physique devant lequel rien ne compte que l’existence, à qui tout est égal en matière de bien et de mal lorsqu’il s’agit de se cramponner à la vie. Mozart, en résumant d’un trait cette âme de valet, crée un de ces contrastes dont le génie seul a le secret. Il n’est point rare de rencontrer des gens que la présence de Leporello en ce moment importune, et qui eussent mieux aimé ne pas être distraits de ce tête-à-tête sublime. La situation est périlleuse, je le sais, un lazzi maladroit peut tout compromettre ; mais, exécutée comme elle l’est à l’Opéra, elle atteint au plus grand effet qu’il soit donné au drame lyrique de produire. C’est fantastique, et c’est humain. Ces trois puissantes voix de basse, chacune douée d’un timbre particulier, d’une physionomie individuelle, réalisent au milieu de cet orage de l’orchestre, de cette illusion des décors, l’idéal de l’interprétation. M. Faure rend admirablement le côté tragique de la scène ; impossible de maintenir plus haut le ton, de porter au surnaturel, même sous l’écrasement de son étreinte, un défi plus audacieux, plus implacable. Je ne crains pas davantage d’en trop dire sur M. Obin, le Leporello de ce don Juan. Avec quelle réelle épouvante il assiste au suprême conflit ! comme de ce coin, où si prudemment il s’est tapi d’abord, il en observe les rapides péripéties en spectateur ému, frémissant et commentant ce qui se passe sous ses yeux, non pas de cet air indifférent, abstrait du chœur antique, mais avec l’angoisse éperdue d’un témoin dont l’accent, à force d’être humain, devient comique ! Plusieurs ont reproché à M. Obin sa froideur dans ce rôle. Un tel reproche, selon moi, vaut un compliment. Ne quid nimis ; avec Mozart, voilà en effet le grand principe : de la réserve, du tact, de l’intelligence surtout. Le style de Mozart a quelque chose du calme de l’art grec : ici, dès que l’homme s’agite un peu trop, le dieu cesse de le mener. Il se peut que la manière dont M. Obin comprend ce rôle ne plaise pas à tout le monde, mais c’est la vraie.

Que n’a-t-on pas écrit sur Don Juan ! que n’écrira-t-on pas ! Quelle vie ne faut-il pas qu’il y ait dans cette conception pour animer tant d’imaginations, poèmes, récits, contes fantastiques, études critiques et commentaires, qui lui empruntent leur raison d’être ! Don Juan, comme la Divine Comédie, a engendré toute une littérature à côté, qui chaque jour va s’augmentant. De tels monumens sont l’œuvre des siècles ; on y sent à chaque instant la collaboration du genre humain. Ce mince filet d’eau de la légende primitive, ramassant dans son cours ruisseaux et fleuves, est devenu à travers le temps l’immense torrent où grondent et mugissent les puissances élémentaires de l’être. Combien sommes-nous loin du naïf programme qui, sous diverses formes, ravissait au troisième ciel le public des théâtres de marionnettes : les amours, les crimes et la fin terrible du seigneur don Juan, le libertin châtié, il dissoluto punito ! Ce sujet de complainte arrivait à Da Ponte après avoir passé de Tirso de Molina à Molière, de Molière à Goldoni. L’abbé vit-il en cette circonstance au-delà du simple horizon ? J’en douterais presque, et pourtant dans ce cycle de scènes offertes à l’imagination du musicien que de variété, de pittoresque, d’émotion, de vrai drame ! On peut dire que tout le monde avait depuis des siècles sous la main la chronique du prince Hamlet et la légende du magicien Faustus ; mais pour faire du don Juan traditionnel cette œuvre que le génie humain revendique comme sienne, il fallait à Mozart la conception préliminaire d’un Lorenzo Da Ponte.

Je recommande aux esprits curieux de raretés littéraires et musicales un certain ballet de Don Juan, mis en musique par Gluck. C’est là qu’il faut voir ce qu’était devenue cette grande fable dramatique lorsque Da Ponte conçut l’idée de la remanier pour Mozart. Dans cette rapsodie dont je parle, l’épisode du commandeur est seul en question. Rien de dona Elvire, de don Ottavio, de Zerline, de Mazetto, personnages inventés plus ou moins par l’abbé librettiste, mais dont le type, à coup sûr, n’existe ni chez Tirso de Molina ni chez Goldoni. Prétendre, ainsi qu’on l’a fait au Théâtre-Lyrique, combiner la pièce de Molière avec la partition de Mozart, c’est vouloir fusionner deux élémens qui s’excluent : la littérature française du XVIIe siècle et le génie musical Italo-germanique du XVIIIe. Les chefs-d’œuvre sont en général de grands seigneurs qui ne se déplacent point. La musique de Mozart aime à rester chez elle, et la prose de Molière ne va pas en ville. On croit être plus exact, on se trompe. Il fallait, pour être absolument exact, se servir du récitatif au piano, ou, ce qui revient au même, se contenter d’en soutenir la note au quatuor, comme on fait à l’Opéra. Retournons pour un moment au ballet de Gluck. Chose étrange aujourd’hui de penser que, trente ans avant Mozart, l’auteur d’Armide et d’Iphigénie composa pour Vienne un Don Juan ! Si j’en crois d’excellens juges, cette partition serait loin d’être médiocre. On y trouverait au contraire, comme dans Orphée, des mélodies pleines de charme, de suavité, et quant à la dernière scène, représentant don Juan aux enfers, Gluck n’aurait jamais rien écrit de plus original et de plus saisissant. Mozart évidemment connaissait tout cela. L’intérêt serait de savoir s’il en profita d’une façon quelconque ; la mise en scène de ce ballet nous l’apprendrait, et puisque la mode est aux Don Juan, je ne vois pas ce qui empêcherait un directeur de la Porte-Saint-Martin, — tous les théâtres de musique étant occupés par celui de Mozart, — d’essayer du ballet de Gluck. Ce qu’il y a de certain, c’est que le titre de Il Dissoluto punito, sous lequel parut l’ouvrage de Mozart, fut inventé pour détourner l’attention du public et, comme on dit, pour rompre les chiens. En quoi d’ailleurs le nouvel opéra aurait-il pu s’inspirer de l’ancien ballet ? Les personnages de Da Ponte ne sont-ils pas tout autres ? les scènes imaginées par lui n’ont-elles pas un caractère exempt de tout rapport avec l’esprit du passé ? La fantasmagorie de la statue, seul trait commun aux deux ouvrages, ne se comporte pas de même dans le ballet et dans l’opéra. Ainsi chez Gluck vous chercheriez vainement l’enclos du commandeur. La statue, du haut de son piédestal, ne parle pas, ou plutôt il n’y a ni piédestal ni statue, ce qui prouve que les trombones de Mozart sont bien à lui et ne doivent rien à personne, pas plus à Gluck qu’à tout autre. Dans le ballet, c’est de son propre mouvement que la statue se déplace ; elle vient là sans qu’on l’ait invitée et comme le spectre de Ninus dans Sémiramis, en quoi elle appartient au vieux passé classique. De Gluck à Mozart, l’intervalle franchi est immense. On a passé du mythe au drame.

Comme tous les êtres doués d’une sensibilité vive et qui de bonne heure ont eu maille à partir avec les contrariétés de l’existence, Mozart était d’un naturel mélancolique ; mais il avait sa verve humoristique incomparable pour combattre cette tendance et l’empêcher de tourner à l’amertume, ce qui néanmoins arrivait très souvent à cette époque de sa vie, car l’apaisement complet ne se fit chez lui que vers la fin de la période de la Flûte enchantée[1]. À cette époque de Don Juan, — il touchait à trente-trois ans, — le conflit régnait dans sa force. Les idéales séductions de la jeunesse avaient cessé de le séduire. Aux prises avec les nécessités d’un ménage dont l’étroitesse l’irritait, enfiévré tout un jour par des rêves d’amour, de renommée, qui le lendemain le laissaient morne et désolé, à ses ivresses de libertin, à ses nuits de joueur, de buveur, succédaient des repentirs de trappiste. Il songeait à la mort, se demandant non plus si ce qu’il avait fait ne méritait pas mieux, mais si, vivant comme il vivait, il n’avait point failli lui-même à tous ses devoirs de fils, d’époux, d’artiste et de chrétien. Les hallucinations du mysticisme l’égaraient. Pavete ad sanctuarium meum, lui criait du fond de sa conscience le pieu de colère. Il tressaillait, se prosternait, puis, la crise passée, écrivait la scène de la statue. Mais, je le répète, l’accès n’avait qu’un moment : dans cette âme tissée de lumière, les ténèbres du désespoir ne pouvaient prévaloir. La loi suprême ne saurait être, en fin de compte, qu’une loi d’amour et de pardon, et là-dessus le calme, la sérénité, lui revenaient, et, contemplant toutes choses autour de soi avec les yeux d’une mansuétude instinctive, il ne voyait plus désormais dans les crimes de l’homme, dans ses misères, que des faiblesses, des folies, et plus il s’était senti atteint de ces faiblesses auxquelles le pauvre genre humain éternellement succombera, plus il se montrait indulgent envers les personnages de sa création. Don Juan lui-même, grâce à l’effort humoristique de ce merveilleux génie plaidant naïvement la cause du révolté, don Juan gagne son procès devant les honnêtes gens, ou du moins, si tout à fait il ne le gagne, finit-il par obtenir bien des circonstances atténuantes. Comment s’y prend pour n’être jamais trop odieux ce débauché, cet imposteur, cet imperturbable blasphémateur de toutes les morales divines et humaines, c’est là un secret que Mozart seul pourrait dire, Mozart, qui, sans chercher à l’excuser, se complaît à développer les influences d’où l’irresponsabilité se dégagera, à caresser les insinuations favorables. Cette ardeur des sens à laquelle obéit don Juan ne lui vient-elle pas de son pays ? Il aime la vie, les femmes, la bonne chère, mais n’y a-t-il au fond que matérialisme et grossièreté dans ces penchans, et l’amour qui sait trouver pour s’exprimer des accens tels que la phrase du duo avec Zerline, la période du trio sous la fenêtre, la sérénade, cet amour ne répond-il point aussi bien à ce qu’on s’imagine de la plus idéale des jouissances ? Et puis que d’aimable gaîté, d’épanouissement, d’esprit, de belle humeur, que de bravoure, de magnificence chez ce grand seigneur toujours prêt à semer l’or d’une main et de l’autre à tirer l’épée ! C’est ainsi que Mozart innocemment déteint sur son héros, cachant l’abîme sous les fleurs et donnant au vice invétéré la séduction de ces fautes qui font dire aux bonnes âmes pensant au pécheur : « plus à plaindre qu’à blâmer ! »

Don Juan, après tout, est dans son droit. Sa sensualité, sa joyeuse et large façon de prendre la vie sont des particularités de sa nature ; il les a dans le sang, et les lois de la nature seraient-elles donc moins sacrées que l’ordre moral des choses ? Sa bravoure personnelle, sa hauteur, son intelligence, sa beauté, sa noblesse, autant de dons qu’il tient du hasard de sa naissance, comme son indomptable tempérament, et qui de lui font un héros, c’est-à-dire un homme ayant des droits sur tous. S’il séduit les filles, tue en duel les gens de sa condition et rosse les manans, ce sont là jeux de prince qui n’empêchent pas l’eau de couler et que la nature contemple de son œil indifférent jusqu’au moment où l’individu, s’attaquant à l’ordre universel, provoque de la terre au ciel une réaction qui l’écrase. Zerline vient à sa rencontre, poussée par la coquetterie, les secrets désirs. Il saisit cette facile proie, s’en amuse un moment ; c’est son droit. Zerline aurait tort de se plaindre et n’a que ce qu’elle mérite. Avec Elvire, la situation change d’aspect. Berner un Mazetto, quoi de plus simple quand on se sent la force de pouvoir mieux que lui pour le bonheur d’une fillette et que la fillette le reconnaît ? Vis-à-vis d’Elvire, don Juan est autrement posé. Elvire est une personne d’un rang égal au sien, que les sens peuvent lui avoir livrée, mais qui se réclame désormais d’un lien avec lequel la société ne plaisante pas comme du reste. Elle poursuit le traître, crie vengeance, le harcèle, l’obsède de ses récriminations, dont la furie trahit moins la haine du coupable que l’ardeur inassouvie d’une passion qui ne se contient plus.

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Elvire, hélas ! sait bien ce qu’elle cherche et ce qu’on ne veut plus lui donner. Là même est le côté comique du caractère. Ce n’est pas un sentiment de justice qui l’entraîne sur les pas de son parjure, c’est tout autre chose, et la pauvre délaissée, en maudissant l’infâme, en se promettant d’arracher le cœur à ce monstre, obéit à d’irrésistibles élancemens, où don Juan et jusqu’à son valet trouvent sujet à de nouvelles railleries, que le public supporte grâce au badinage humoristique dont Mozart enguirlande la situation, car, vers la fin, dans la scène qui précède l’entrée de la statue, lorsque devant Elvire, rendue au sentiment de sa dignité de femme et d’épouse, don Juan veut recommencer la plaisanterie, son attitude devient révoltante et ne trahit plus que le vertige de l’être voué au châtiment. Rôle ingrat, toujours sacrifié, disent les virtuoses médiocres, rôle puissant et du plus fier ressort quand on sait s’en rendre maîtresse ! Mme Gueymard pour la première fois peut-être en a donné la note. Sa belle voix, âpre, stridente et fébrile quand la passion et la jalousie raniment, a dans le trio du balcon toutes les langueurs d’une nuit de Séville et vers le dénoûment tourné au pathétique. Compris, accentué de la sorte, le rôle reconquiert sa véritable signification, et le public s’étonne de l’avoir jusqu’alors méconnu.

De cet enjouement facile, de ce persiflage modéré du dramma giocoso, le caractère de dona Anna par exemple n’a point trace. Élévation de sentiment, pureté, grandeur morale, on se sent en pleine tragédie. Une jeune patricienne dans toute la splendeur de sa beauté, de sa virginité efflorescente, reçoit le plus sanglant outrage ; la même heure voit son honneur se flétrir et se disperser comme sous un vent d’orage les illusions de son premier amour. L’affront provoque hors d’elle-même et soudain porte à sa suprême puissance cette honnête et superbe nature dont la grandeur se manifeste dès le premier éclat de voix. À ce débordement d’émotions souveraines, don Juan est bien près de perdre contenance. Il se masque le visage, riposte avec embarras à la parole qui le maîtrise, et ne doit sa délivrance qu’à l’épuisement physique de la femme qui s’échappe pour aller chercher du secours. Le commandeur, appelé par les cris de sa fille, paraît sur le seuil de son palais, engage le duel ; don Juan le frappe, et la scène se termine par la mort du vieillard. — On connaît la musique de Mozart, je n’essaierai donc pas de décrire avec quelle poignante vérité sont rendues les différentes péripéties de cette incomparable exposition. Cet orchestre, qui flânait naguère en accompagnant le marronnage de Leporello, s’enfle tout à coup, se grossit jusqu’à la tempête, secouant comme une écume au-dessus de ses vagues mugissantes les colères de dona Anna. Et ce défi du vieil hidalgo criant au libertin de dégainer, où trouver un plus mâle accent, un ton plus fier ? Puis, lorsque la force physique de don Juan a triomphé, au moment où sa victime succombe, quelle pitié profonde ! que d’émotion, et pourtant que de calme ! Il y a presque de la sérénité dans cet immense deuil, c’est l’inaltérable majesté de l’art antique, qui jamais ne grimace. On se prend involontairement à songer au Laocoon. Devant ce tragique spectacle, don Juan lui-même se sent fléchir ; la main de marbre qui plus tard le brisera pèse un moment sur ses épaules, et ce qui l’agite au fond de son âme se traduit au dehors par une phrase admirable où l’orgueil se mêle à la compassion. Je n’imagine pas que la musique puisse aller plus loin dans l’expression dramatique, qu’il existe quelque part dans le domaine du beau esthétique rien de plus remuant, si ce n’est l’explosion de dona Anna en présence du cadavre de son père et ce cri sublime de sa douleur dans le duo avec Ottavio. Qu’est-ce que le pathos d’un Gluck comparé à cette voix de la nature ? La musique de Mozart ne met pas de cothurnes, elle parle la langue de tout le monde, et quand je vois cette simplicité, cette vérité, cette profondeur psychologique, je me dis qu’il faut que l’auteur immortel de tant de chefs-d’œuvre ait connu Shakspeare. On n’a sur ce sujet aucune donnée. Cependant le champ reste libre aux suppositions. On était alors au début de la grande période littéraire, Shakspeare commençait à prendre faveur en Allemagne, et de lui procédaient déjà la plupart des drames représentés sur les diverses scènes, ceux de Lessing surtout. Mozart aimait passionnément le théâtre. A Mannheim, où la troupe était excellente, il s’y rendait chaque soir comme à une école, complétant par le drame son étude de l’opéra seria. Il lisait peu, observait beaucoup. « Le théâtre, écrit-il de Vienne à sa sœur (4 juillet 1781), est mon unique distraction. Je voudrais te voir assister à la représentation d’une tragédie ; je puis dire que je n’ai jamais connu que cette scène où tous les genres soient exécutés avec une égale perfection. C’est vraiment admirable ; pas un seul rôle, même le moindre, qui n’ait son interprète convenable. » Shakspeare n’est pas nommé sans doute, mais comme ses ouvrages formaient la meilleure partie du répertoire, on peut admettre que Roméo et Juliette, Othello, le roi Lear, Cymbeline, figuraient parmi ces tragédies dont Mozart vante l’exécution. J’avoue, quant à moi, que l’hypothèse me plairait assez, car elle m’offre toute une ouverture sur le caractère de dona Anna, plus rapproché des Desdémone, des Imogène que des autres créations du maître de Salzbourg. — Je ne dirai pas que Mme Marie Saxe ait été au fond du personnage, mais elle en saisit la portée, insiste sur les grandes lignes, et sa merveilleuse voix fait le reste. Elle n’est peut-être pas toute la tragédienne qu’il faudrait, elle est toute la cantatrice. Le premier soir, elle avait dès le début de l’introduction, par son entraînement, conquis le public, et ces riches promesses du début, la suite des représentations les a confirmées. Dans le récitatif et l’air de vengeance, dans le finale, le sextuor, Mme Marie Saxe se maintient à la hauteur du rôle. Réflexion d’artiste ou tempérament de virtuose, peu importe ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle réussit et qu’on peut dire d’elle ce mot, le plus beau des éloges : c’est une dona Anna.

Nous parlions de certaines affinités existantes entre Mozart et Shakspeare. N’est-ce pas aussi un petit-cousin de Falstaff, ce Leporello placé là avec un art si fin pour représenter ironiquement la vie matérielle en regard de l’idéal ? Ce type de poltronnerie, de goinfrerie, partout engagé dans l’action, y répand une joyeuseté humoristique qui ne contribue pas peu à faire de cet opéra de Don Juan l’une des pièces les plus complètes du théâtre ancien et moderne. Leporello est de sa nature un modèle de couardise : sauver sa peau, voilà partout et toujours sa préoccupation unique. Sitôt hors d’affaire, le bonheur de se sentir vivre lui porte à la tête et le rend présomptueux ; mais à la moindre apparence de danger la peur le reprend, — cette peur proverbiale du lièvre dont il tire son nom. Et c’est un tel héros que la moquerie du destin attache aux pas du plus audacieux aventurier, d’un homme dont la bravoure insulte au danger et le provoque sous toutes ses formes ! Cette qualité, le courage, la seule que son maître lui donne en exemple, Leporello se garde bien de l’imiter. En revanche, il a tous les vices de don Juan, ou plutôt il a les velléités de ces vices, car l’énergie lui manque, à ce pauvre homme, pour affirmer le mauvais côté de sa nature. En route vers le crime, il s’arrête à mi-chemin, s’agenouille piteusement, et n’en vaut guère mieux, — du reste beau diseur, possédant à fond l’art des grandes manières et parfait enjôleur de filles. C’est au complet la charge du héros : même absence de sens moral ; seulement, chez le valet, des résipiscences banales à tout bout de champ, des paraphrases de casuiste, — d’où le comique du personnage, — patelines condoléances à l’endroit des pauvres victimes ou rodomontades de vertu dont une bourse d’or prestement ramassée ou même une simple menace de l’épée a sur-le-champ raison ! De sa terrible couardise, Leporello a conscience et n’en est que plus amusant. Aussi dans l’occasion les pleurnicheries ni les génuflexions ne lui coûtent, quitte à rire in petto de la bonté d’âme de ceux qui le laissent s’échapper. En somme, le mépris des honnêtes gens n’est point ce qui l’embarrasse, et de beaucoup il le préfère aux coups de bâton. Pourquoi des préjugés ? Il se sait si petit, si mesquin ! Dans le sextuor, pendant que sous son déguisement il s’humilie, de quel puissant effet s’accroît la scène ! quel relief nouveau prête à la grandeur morale des ennemis de don Juan la plainte de ce pauvre diable mendiant sa vie ! comme cette lâcheté, cette piètre attitude servent à mettre davantage en lumière le courage et la noblesse d’âme ! De même au dénoûment nous le verrons par sa seule présence augmenter encore l’impression du drame, non que le spectre ait directement affaire à sa personne : le surnaturel pour si peu ne se dérange pas ; mais ici comme dans la scène du cimetière sa peur prête au fait une réalité plus terrifiante. En ce sens, Leporello touche à Falstaff. Supposez Méphistophélès caché sous cette table, il bafouera le spectre, ironisera à tort et à travers, et son persiflage n’aura rien de comique, procédant de la réflexion comme chez Hamlet et non de la sensation directe, de l’impression physique. Falstaff ni Leporello ne connaissent l’ironie, le persiflage. La mort de Percy dans Henri IV ne suggère à Falstaff ombre de raillerie, pas plus qu’à Leporello le châtiment infligé à don Juan ; leur épouvante au contraire est telle qu’elle agit par son exagération même sur le spectateur, et du sein de cette fantasmagorie tragique le rappelle à la vie, aux douceurs, au bien-être de cette existence en dehors de laquelle, — et c’est là leur vrai caractère comique, — le valet de don Juan et le fier-à-bras de Shakspeare ne perçoivent rien.

Une question aujourd’hui très controversée est de savoir à quel genre appartient Don Juan. Tragédie, s’écrient les uns, s’appuyant sur le commandeur, dona Anna, Elvire ; opéra buffa, disent les autres, invoquant Leporello, Zerline, Mazetto. Tout le monde a raison, car si le tragique aux yeux de celui-ci n’intervient là que pour la plus grande gloire de l’élément comique, rien n’est plus facile que de retourner le gant et de soutenir que le comique n’apparaît que pour servir de repoussoir au tragique. Le fait est que le chef-d’œuvre de Mozart est une de ces conceptions humoristiques à la Shakspeare, à la Cervantes. L’opera seria de Gluck ne saurait, pas plus que l’opera buffa des Italiens, être mis en avant à ce sujet. En 1787, lorsque le musicien de Salzbourg écrivit sa partition, deux formes seulement existaient, italiennes, classiques toutes les deux : l’opera seria et l’opera buffa. Mozart les avait parcourues l’une et l’autre avec Idoménée et la finta Giardiniera, et déjà même dans les Noces de Figaro nous sentons naître sous l’effort du génie germanique un genre caractéristique où la vie aura plus de place que dans le répertoire peuplé d’abstractions de Gluck, un ancien, et qui donnera plus à l’idéal que l’opérette à types convenus des Logroscini, des Galuppi, des Pergolèse et des Piccini. — Qu’est-ce que la vie humaine ? Un jeu où les forces diverses, les passions de l’individu, se développent au profit de l’harmonie générale, un jeu d’enfans ! Combien peu en effet deviennent hommes, et parmi ceux qui le furent un moment combien redeviennent enfans ! Les meilleurs le sont toute la vie. Pourquoi leur demander des comptes ? Pourquoi leur imputer à crime des actes qui relèvent de la nécessité au moins autant que de leur libre arbitre ? Laissez-les donc vivre et se divertir. Vivant, s’amusant, ils accomplissent la loi de Dieu. — Telle est la philosophie douce et charmante dont s’inspire la musique des Noces de Figaro. Nous sommes déjà loin, on en conviendra, de la bouffonnerie purement italienne, des pantalonnades stéréotypées du basso cantante. Almaviva, la comtesse, Suzanne, Chérubin, tout un art nouveau se dégage ; des personnages au lieu de masques : le tiroir aux caricatures est fermé ; voici le théâtre. Mozart fait vivre. Nul, excepté Shakspeare, ne puisa jamais d’une main plus triomphante aux sources mêmes de l’être, et avec cela une discrétion, une simplicité parfaites. Il réforme en n’ayant presque pas l’air d’y toucher ; il prend les ressources que son temps lui offre, et sans beaucoup les étendre, par le seul emploi qu’il en fait, crée un monde. Le musicien n’est plus à louer chez Mozart, mais ce qu’on n’admirera jamais assez, c’est la puissance extra-musicale de ce génie qui, dans un art relativement limité et bien avant Beethoven, porte l’analyse et la profondeur de vue d’un Shakspeare et d’un Goethe. « Que de notes là dedans ! s’écriait Joseph II en feuilletant la partition de Don Juan. — Sire, répondit Mozart, pas une de trop. » La réplique était fière et digne, mais l’empereur se trompait ; ce n’était pas les notes, c’étaient les idées qu’il fallait compter, car de tels opéras ne se font point simplement avec des notes. Des Noces de Figaro à Don Juan, la région s’élève encore. Si la grâce et l’enjouement persistent dans le style, le sujet s’élargit. Au tableau de mœurs va succéder la mise en scène des grands conflits, le dialogue de l’orgueil humain aux prises avec l’infini. L’accent vibre, plus à fond, et même à travers l’humoristique badinage on sent une puissante action se dérouler. La partie cette fois se joue en plein olympe, et c’est avec les passions des hommes et leurs plus hauts pressentimens que jonglent les immortels.

On appelle généralement les Noces de Figaro un opéra-comique : disons plutôt la comédie en musique par excellence. Quant à Don Juan, pour le définir, il fallait inventer un titre, Mozart l’a fait : il Dissoluto punito ossia don Giovanni, dramma giocoso e serio ; la chose amenait le mot. Le libertin châtié, voilà pour le style héroïque ; dramma giocoso, voilà pour l’humoriste de génie qui ne veut pas ennuyer son monde sous couleur de tragédie et d’avance réserve ses droits au caprice. Don Juan, c’est le drame de la vie, et comme tel doit se jouer partout sans privilège. Aussi bien que les plus grandes scènes, les théâtres de second et de troisième ordre peuvent revendiquer l’honneur de représenter cette musique, dont la propriété appartient au genre humain. A chacun donc permis d’en user et même d’en abuser, ce qu’on ferait en travestissant le chef-d’œuvre en opéra-comique. li n’y a point à venir inférer de l’étroitesse du cadre primitif aux conditions nécessairement limitées de la conception : nous parlons musique et non peinture. Mozart écrivant sa partition avait bien autre chose en perspective que le petit théâtre de Prague et son public. Lui qui voyait à travers l’espace et le temps n’était pas pour se subordonner à des considérations misérables de troupe et de localité, et lorsque, vers les dernières répétitions, il interrogeait avec une certaine anxiété son chef d’orchestre, lui demandant ce qu’il pensait de sa musique et si elle plairait autant que les Noces de Figaro, la question ne portait que sur les probabilités plus ou moins grandes du succès immédiat, car pour le reste il avait conscience d’avoir produit œuvre durable, tout en faisant son possible pour contenter les habitans de Prague.

« Mozart ne se fit jamais faute de déclarer qu’il lui serait souverainement désagréable que son Don Juan plût à tout le monde, et il ajoutait que son opéra avait été écrit non pour le public de Vienne et pour le public de Prague, mais pour lui Mozart et quelques amis[2]. » Nous remarquerons en passant que mainte fois il fut servi au-delà de ses souhaits, et que la critique de son temps ne se gêna guère pour constater qu’il n’avait pas de style, et n’était qu’un musicien plat et confus[3]. Veut-on voir en quels termes un journal de Berlin rend compte de la première représentation de Don Juan à la date du 20 décembre 1790 : « si jamais opéra fut attendu, proclamé à son de trompe, porté aux nues avant son avènement, c’est incontestablement l’ouvrage nouveau de Mozart. Depuis que notre père Adam mordit dans la fameuse pomme jusqu’au congrès de Reichenbach, rien ne s’était produit de si phénoménal que ce Don Juan, inspiré par Euterpe en personne ! Le malheur veut que l’abus des instrumens ne suffise pas à faire un grand artiste. Il faut encore que le cœur parle, qu’on ait du sentiment, de la passion. A ce compte seulement, un musicien arrive au sublime, inscrit son nom au livre de la postérité et mérite un de ces lauriers toujours verts qui fleurissent au temple de mémoire ! Grétry, Monsigny et Philidor l’ont prouvé par leur exemple ! Mozart, dans le Don Juan, a voulu produire quelque chose d’extraordinaire, d’incomparablement grand. Va pour l’extraordinaire ; quant au grandiose, à l’incomparable, ils ne brillent là que par leur absence. Du caprice, de la verve, de l’orgueil surtout, mais point de cœur ! » Un autre, non moins bouffon, reproche à cette musique d’être trop chantante pour de la musique instrumentale et trop instrumentale pour de la musique de chant. Quant au rédacteur de la Revue mensuelle, il fait cet effort de reconnaître dans Mozart « un musicien d’un talent agréable, mais qui ne saurait passer pour correct, et que jamais un critique de goût ne classera parmi les compositeurs ayant de l’avenir. » A Florence, sur ce sol natal de l’opéra, Don Juan ne trouva point meilleur accueil. Au bout de trente-six répétitions, l’ouvrage fut d’abord mis de côté comme inexécutable ; puis, lorsque par la suite on le donna, il n’y eut que fiasco et sifflets pour cette musique hyperboréenne, démodée, musique sans mélodie, musica scelerata !

S’il fallait ainsi mesurer les œuvres du génie aux proportions de l’emplacement qui les vit naître, quel titre donnerions-nous à la Flûte enchantée, représentée pour la première fois sur une scène bien autrement exiguë que le théâtre de Prague ? Don Juan un opéra-comique ! soit ! Qu’on nous accorde alors que la Zauberflöte est un vaudeville, une pièce à spectacle, une féerie entremêlée d’ariettes. Il y a au Théâtre-Lyrique la légende du manuscrit de Mozart comme il y a la légende de Christine Nilsson, vous savez, ce fameux manuscrit acheté jadis à Bade par Mme Viardot et devant lequel Rossini dit ses prières. De ce manuscrit, qui d’ailleurs diffère peu ou point de l’édition viennoise, on a fait la loi et les prophètes. Rien de mieux, s’il contenait la moindre variante. Par malheur, fort précieuse pour un collectionneur d’autographes, la chose ne saurait avoir la valeur d’un document, puisque tout ce qu’elle chante se trouve ailleurs, sans excepter cette scène parasite de la fin qu’on supprime partout en Allemagne. Sitôt après la catastrophe, don Juan à peine englouti dans le gouffre où la statue vient de l’entraîner, les divers personnages de la pièce reparaissent, et Leporello, sortant de sa cachette sous la table, leur raconte l’horrible mort de son maître. Ainsi tout le monde est vengé. Alors don Ottavio renouvelle sa demande en mariage, et dona Anna, toujours temporisant, le renvoie à l’année suivante. Elvire parle de sa retraite dans un couvent. Zerline et Mazetto vont souper, et Leporello annonce qu’il se rend de ce pas à la prochaine hôtellerie pour tâcher de s’y procurer un meilleur maître. Puis nos six personnages, ayant dûment rassuré le public sur leur avenir respectif, sentent le besoin, avant de se séparer, de débiter ensemble une bonne fugue en manière de vaudeville final :

Questo è il fin di chi fa mal,
E dei perfidi la morte
Alla vita è sempre ugual.

Impossible de terminer œuvre plus idéale par une moralité plus terre-à-terre ; mais c’était l’usage du temps, et Mozart est un réformateur trop sensé pour jamais contrevenir à l’usage. Le XVIIIe siècle aimait les sentences, il en mettait volontiers partout. Ensuite le public viennois de cette époque, façonné aux mœurs de l’opéra bouffe italien, voulait absolument voir reparaître dans un ensemble final tous les personnages de l’ouvrage. Homme prudent et circonspect non moins que réformateur très avisé, Mozart avait à cœur de respecter les bienséances, et ce poème de Don Juan contenait assez de révoltes en tout genre pour qu’un auteur se montrât coulant sur la banalité de l’estampille. Déduire d’une si équivoque comédie cette moralité de bonne femme, c’était d’avance protester contre les interprétations dangereuses des jésuites, comme on disait alors, ou des cléricaux, comme nous dirions aujourd’hui. La foule ignore au prix de quels dévorans travaux le génie crée : difficultés du côté de l’esprit, difficultés du côté de la forme ! Mozart gouvernait sa barque à travers les écueils. Tandis que d’une part il lui fallait se mouvoir entre les vieilles formes du passé, créer un monde à lui sans avoir l’air de rompre avec elles, ménager l’opera seria et l’opera buffa, — de l’autre, sa libre pensée avait à faire amende honorable de ses audaces ; mais tout cela n’appartient qu’au temps et constitue en quelque sorte la partie caduque du chef-d’œuvre. A vouloir aujourd’hui restaurer de tels morceaux, composés uniquement en vue des controverses du moment, on perd sa peine, on fait de l’archaïsme sans raison. Qu’est-ce musicalement que cette scène qu’on ajoute ? Une fugue des plus ordinaires qui n’a rien de ce génie de Mozart qu’on retrouve dans ses autres contre-points, celui du finale des Noces de Figaro par exemple. Don Juan mort, tout intérêt s’efface, et tous ces personnages que vous ramenez improprement n’arrivent là que pour répandre un seau d’eau froide sur le spectateur et glacer en lui l’impression du grand spectacle auquel il vient d’assister : drame de la colère, de la vengeance et de l’amour, de l’amour surtout sous toutes ses formes, numeri atque voces quibus et excitamur et incendimur et lenimur et languescimus[4] !

En Allemagne, on vous tient quitte de cet épilogue ridicule ; mais le Théâtre-Lyrique n’est point de ceux qui se contentent de l’ordinaire : l’esprit du chef-d’œuvre ne lui suffit pas, il veut aussi la lettre, remonte aux sources, est plus royaliste que le roi, il a le manuscrit de Mozart ! L’Opéra n’y a point mis tant de façons, il s’est dit que, pour représenter le chef-d’œuvre, un chanteur tel que M. Faure valait mieux que toutes les théories. C’est un oiseau fort rare en effet qu’un vrai don Juan, si rare qu’à moins de remonter à la période mythologique il faut renoncer à trouver le phénix. Ce Garcia dont on nous parle tant, personne d’aujourd’hui ne l’a vu : fabula narrat. Il était laid, commun, sa voix manquait de charme, tournait au rauque, et cependant, à croire ce qu’on raconte, jamais plus grand effet ne fut produit : une fougue à tout rompre, une impétuosité démoniaque ! Dans finchè del vino, il enlevait la salle ! Il ne raisonnait point le rôle, le jouait d’entrain, de verve, de génie. D’un pareil don Juan une Malibran devait naître.

Nourrit fut l’esthéticien par excellence ; enfant d’une époque de discussion, de rénovation poétique, élevé, ballotté en plein romantisme, il traduisit au théâtre le type du moment, chercha, rendit ce qui déjà se dégageait des profondeurs de la conception. Nourrit fut une sorte de don Juan après la lettre ; Garcia jouait, chantait le personnage comme sa nature l’y portait ; c’était affaire de tempérament où l’esprit critique n’avait rien à voir. Certains affirment que cela ainsi valait mieux. Je ne discute pas, je constate. Le fait est que, entre Garcia et Nourrit, il y eut tout un monde, le monde du commentaire, de la glose. La cristallisation, comme dirait Stendhal, s’était formée. De grands esprits, Hoffmann, George Sand, Musset, Mérimée, Eugène Delacroix, avaient creusé le fond des choses ; leur interprétation restait la bonne. Je sais qu’il faut se défier du transcendant, mais en revanche la critique d’un La Harpe, d’un Geoffroy, me donne la nausée ; une mélancolie inexprimable me prend, je l’avoue, en présence du génie ainsi livré à l’expérimentation grammaticale d’un éplucheur de verbes et de notes. Voltaire écrivait : « Nous eûmes longtemps neuf muses ; la saine critique est la dixième, qui nous est venue bien tard. » Que veut dire ce mot saine ? signifie-t-il purement et simplement la critique raisonnable ? Cet opéra « pue la musique, puzza di musica, » disait Gluck des Danaïdes de Salieri. Combien de critiques ainsi puent la raison ! Parlez-moi de la critique d’un Macaulay, d’un Goethe, d’un Carlyle, d’un Gervinus. La vraie critique est organique ; elle saisit le point et vous montre comment de là rayonne la vie. Ce n’est pas elle qui s’en ira tout sacrifier à la raison. Pour juger des chefs-d’œuvre, pour en discourir, la simple raison ne suffit pas ; le beau s’adresse au sentiment, à l’imagination des hommes ; ce n’est point assez de le leur faire comprendre, il faut aussi les en faire jouir, le reproduire en quelque sorte à leurs yeux, et l’enthousiasme, la passion, peuvent seuls aller au fond des créations du génie et sonder l’incommensurable. « L’imagination, disait Goethe, a ses lois propres où la raison ne peut ni ne doit rien voir. Et l’imagination, il en faut convenir, ne serait pas un si grand miracle, si d’elle ne procédaient des choses éternellement problématiques pour la raison[5]. »

Les gens habitués à ne voir dans la cathédrale de Strasbourg que des pierres vous disent que nous prêtons gratuitement aux maîtres des inventions qui sont les nôtres, et que jamais Mozart ne s’est douté de toutes ces merveilles découvertes après coup. Que Shakspeare écrivant Hamlet, que Mozart composant Don Juan n’aient pas eu conscience immédiate des élémens de vie que l’avenir dégagerait de leur création, rien de plus naturel. Shakspeare était poète, Mozart musicien : ni l’un ni l’autre n’étaient des critiques dans le sens que nous donnons au mot ; critiques en tant qu’observateurs de l’âme humaine, oui certes, mais non critiques littéraires, critiques d’art. Goethe et Meyerbeer savaient ce qu’ils faisaient, eux ne le savaient pas, et c’est pourquoi bien au-dessus de Faust, des Huguenots, planent à des hauteurs incommensurables Hamlet, le drame des drames, Don Juan, l’opéra des opéras ; mais de ce que Shakspeare et Mozart ne l’auraient, comme on dit, pas fait exprès, de ce qu’ils n’auraient eux-mêmes point pris garde à toutes ces belles choses que nous voyons, devra-t-on conclure que ces choses-là n’existent qu’en nous ? Je ne saurais l’admettre. Certains chefs-d’œuvre prédestinés ne sont arrivés à leur point qu’en ayant le genre humain pour collaborateur. La Joconde sortant de l’atelier du Vinci n’était pas ce que nous la voyons au Louvre maintenant. L’artiste crée, l’esprit des siècles interprète, variant, modifiant ses points de vue selon telle ou telle influence climatérique. Le goût a beau changer, l’œuvre du maître persiste. On y revient toujours, grâce à cette force d’attraction qu’elle possède, à cette vitalité d’abord latente, et qui, de plus en plus manifeste à travers les âges, répond à tous les besoins de notre intelligence, si mobile, si ondoyante qu’elle soit. Quand cessera-t-on d’écrire sur les peintres de la renaissance, de commenter Dante et Shakspeare, Mozart et Beethoven ? Tout semble avoir été dit, tout est à redire ; de là ces traductions qui se succèdent, ces analyses, ces paraphrases, lorsqu’il s’agit d’un poème comme Faust, la Divine Comédie, — ces reprises lorsqu’il s’agit d’un opéra comme Don Juan, — qui viennent, à des intervalles de dix, quinze années, témoigner d’une imperturbable puissance de signification. Une génération peut se tromper, mais deux, mais trois, mais quatre !

Ce qui rend le Don Juan du Théâtre-Italien désormais impossible, c’est justement ce complet oubli, disons mieux, cette ignorance absolue du sens intime de l’ouvrage, ce train banal, ce sans-façon, cette désuétude. Point de vue d’ensemble, le tissu de la partition se délabre, s’effiloche par morceaux, quelques-uns, à la vérité, proprement chantés, mais comme au concert et sans le moindre souci d’un idéal quelconque. Molière joué au pied-levé par des comédiens ambulans ne produirait pas sur vous d’effet plus lamentable. On se tromperait pourtant à croire que les choses se soient toujours passées de la sorte ; Allemande de naissance, — ce qui, pour aborder Mozart, sera toujours un avantage, — très grande dame en son particulier, voyant la fleur des beaux esprits et des artistes de son temps, la Sontag n’avait qu’à se laisser aller. On n’est pas la dona Anna qu’elle fut sans comprendre. Voyez-la dans le beau portrait que Paul Delaroche a fait d’elle, son masque à la main, enveloppée des mille plis du domino de satin noir, pâle, rêveuse, encore vibrante des émotions de cette ineffable musique dont les derniers accords l’ont pour un instant apaisée, — halte charmante où l’artiste a surpris son modèle entre deux étapes de douleur, attitude pensive et recueillie qui, bien autrement que les poses tragiques, les airs de haine, nous racontent l’intelligence d’une cantatrice ! Ai-je besoin de parler de Lablache, de ce génie à tout venant, de cette force d’impulsion à laquelle sur la scène, autour de lui, nul n’échappait ? « Le 39e est là, je dors tranquille ! » La présence de Lablache quelque part suffisait pour rassurer son monde ; il était à lui seul un régiment, une troupe. Jouait-il Leporello, l’esprit de Mozart le possédait. De la compréhension il en avait pour soi et pour les autres : pour la Grisi, belle, passionnée, dramatique, mais d’une capacité d’intuition très limitée ; pour cet excellent Tamburini chantant don Juan avec la rondeur d’un père noble ; dirai-je aussi pour Rubini ? Non, car Rubini valait par lui-même, et son intelligence n’était point au-dessous de son art. Rubini savait fort bien qui était Mozart et qui était Beethoven. Il ne prenait pas le Pirée pour un homme, se gardait de confondre la Sonnambula avec Fidelio, le Pirate avec don Juan. Professant au fond de l’âme un immense respect pour les maîtres, il connaissait les styles, distinguait, nuançait ; la manière dont il déclamait l’Adélaïde par exemple n’avait rien de commun avec son interprétation tout italienne, presque fleurie, d’il moi tesoro. Si l’acteur parfois chez lui se montrait peccable, ces défaillances tenaient à certaines gaucheries de sa nature, et d’ailleurs n’empêchèrent jamais le sublime pathétique d’être atteint au moment voulu. L’homme qui à la Grisi essayant de plaisanter Mozart imposait paternellement silence en murmurant : Giulia, non parla politica, cet homme-là, le plus grand chanteur du monde, n’était point, il s’en faut, un imbécile.

Tempi passati ! Les héros du Théâtre-Italien ont emporté avec eux leurs secrets. Adieu la tradition ! plus personne pour maintenir désormais l’autorité des textes ! — Et c’est en ceci que l’entreprise de l’Opéra devait rencontrer toutes les sympathies. Il y avait à réhabiliter le chef-d’œuvre. Quelle scène mieux que notre grand théâtre lyrique pouvait suffire à pareille tâche ? Où trouver pour l’explosion du premier finale un orchestre et des chœurs plus entraînans, pour l’épisode fantastique de la statue un cadre plus grandiose ? « C’est la poésie, c’est la peinture, le chant, la musique et le spectacle ! Rassemblez-moi dans une même soirée ces arts divers, ces divers élémens de jeunesse et de beauté, et vous aurez une fête à laquelle aucune autre ne se peut comparer[6]. » Comment ne pas applaudir à ces décors, à ces costumes, à ces danses, si tout cet éblouissement des yeux profite à la musique ? O prodige ! on s’amuse à l’Opéra, et c’est Mozart qui fait les frais de la soirée ! les danses ont cessé, et les loges, au lieu de se vider, restent pleines, et le public, l’oreille tendue, le cœur frémissant, écoute la scène du commandeur et s’étonne, — lui le scepticisme et la frivolité, — de découvrir tant de sublimité dans cette espèce de plain-chant qu’il n’avait jusque-là point jugé digne de son attention. J’admets que la magnificence du spectacle entre pour une large part dans le miracle : il n’en est pas moins vrai que Don Juan réussit aujourd’hui à l’Opéra, fait salle comble, et que toute cette foule, fût-elle d’ailleurs, — ce que je nie, — uniquement venue là sur l’attrait de la fantasmagorie théâtrale, quitte la place en rêvant confusément aux merveilles de la partition. On est d’abord venu pour les décors, les danses et la mise en scène ; on reviendra pour la musique ; à l’Opéra, c’est le train ordinaire des succès. Et qui nous dit que cette illustre tentative n’aura point d’autres résultats, que, dans une rénovation du répertoire que les circonstances commandent, les chefs-d’œuvre de l’art classique n’ont pas à apporter un immense contingent d’honneur et d’argent ? Jadis monter Mozart à l’Opéra, c’était tout simplement travailler pour la gloire ; aujourd’hui, grâce au progrès des temps, les choses ont changé d’aspect, et rien n’empêche un directeur intelligent de faire de son théâtre la grande salle du musée du Louvre. J’entrevois d’ici les Noces de Figaro et la Flûte enchantée relayant sur l’affiche les Huguenots et l’Africaine, Idoménée et Fidelio faisant, comme à Vienne, comme à Berlin, des lendemains à Guillaume Tell.

Revenons à Don Juan. À ce concert d’éloges que M. Faure a mérité, aux applaudissemens qui de toutes parts l’ont accueilli, diverses critiques se sont mêlées. Ainsi j’entends qu’on lui reproche de négliger les grands côtés du personnage, de trop se complaire aux surfaces, de chercher de préférence la grâce familière, le tour aimable et galant, d’être, en un mot, plus damoiseau que grand seigneur, plus pastel que tableau, plus Joconde que don Juan. Il manque d’autorité, dit-on, fait trop la cour ; on peut lui résister : il magnétise, ne domine pas. J’estime qu’il y a du vrai dans ces critiques, mais qu’il ne faudrait pas non plus s’en exagérer l’importance. Sans doute M. Faure, par momens, ne se distingue point assez de la race des coureurs d’aventures, il est trop un homme comme tout le monde, son don Juan n’a pas conscience du droit que la nature a mis en lui ; mais là pour nous s’arrête l’objection. Le don Juan ténébreux, satanique, est une invention du byronisme ; Mozart, tout lumière, ignore cet art de pousser au noir, son fantastique même est humain ; l’apparition du commandeur, en qui nous voyons un fantôme, n’est qu’un fait purement et simplement psychologique, c’est la conscience du libertin traduite au jour et dramatiquement analysée, la reproduction du conflit qui se passe au fond de tout individu en révolte contre l’ordre social. À ce compte, l’interprétation de M. Faure se rapprocherait beaucoup plus qu’on ne pense du type créé par Mozart, et si le comédien, modifiant son jeu, creusait davantage la pensée du rôle, affirmait une bonne fois le droit de son héros, fût-ce même aux dépens de certaines prouesses, faites d’ailleurs de l’air le plus galant, il toucherait de bien près à la perfection, car, on ne doit pas se le dissimuler, M. Faure chante cette musique comme jamais elle ne fut chantée. Quelle différence entre la version de ténor et la note ainsi fièrement, virilement maintenue dans la gamme où l’écrivit Mozart ! Il semble que cette voix, mâle et flexible à la fois, onctueuse et puissante, restitue au personnage, nécessairement énervé par les transpositions, son vrai caractère dramatique. Et comme toute l’exécution musicale y gagne en plénitude ! comme la résonnance générale profite de cette émission grave et tonifiante du baryton, dont le suc nourricier s’infiltre partout dans les ensembles. Voir l’admirable quatuor du premier acte, tout le grand finale, le trio du balcon. Nous l’avons déjà dit et ne saurions trop le répéter, un des plus précieux avantages de la voix de baryton est de donner à la partie d’Ottavio tout son relief. Faites chanter Don Juan par un ténorino, et vous n’avez presque plus que des voix blanches dans cet ouvrage d’une accentuation si nuancée, si profonde, où figurent en première ligne trois sopranos. Au contraire tenez-vous à la lettre de la partition, laissez don Juan être ce que son créateur a voulu, et tout de suite les contrastes s’établiront. Dans la dernière scène de la partition, cette réunion de trois voix graves, M. David, la statue, — M. Obin, Leporello, — M. Faure, don Juan, — produit un effet auquel on ne résiste pas. Je doute qu’on puisse pousser plus loin l’autorité, la force dramatique dans l’interprétation d’un morceau qu’il faut placer à côté des plus formidables imaginations d’un Dante, d’un Michel-Ange, et pour lequel les termes de comparaison ne se trouvent qu’en dehors de l’art où il a été conçu.

Nous n’aurons point la cruauté de comparer à un tel artiste en la plénitude du talent le jeune débutant qui vient de s’essayer au Théâtre-Lyrique. M. Barré arrive de province, laissons-le prendre haleine, se former. Lui dire que Mozart n’est point son fait le désobligerait en pure perte, car il aurait le droit de nous répondre que ce rôle écrasant de don Juan, sous lequel de plus forts ont succombé, il ne l’a pas choisi, mais reçu de la main de son directeur, qui sans lui ne savait plus à quel baryton se vouer. Baryton, n’est-ce pas déjà beaucoup s’avancer que d’appeler de ce nom ce ténorino agréable sans doute, mais de si grêle complexion ? Imitons la sage réserve du public et bornons-nous à complimenter ce don Juan de sa bonne volonté. On avait, lors d’une première distribution, confié le rôle à M. Troy, qui joue maintenant Leporello, et qui peut-être s’y fût montré moins insuffisant. Du reste, M. Troy fait aujourd’hui un Leporello fort convenable ; il est, comme on dit, très amusant, s’agite, se démène, jouant, chantant à la diable, essoufflé, quand vient la phrase musicale, des mille efforts qu’il se donne pour provoquer le rire, amalgamant Mozart avec Molière, Tabarin avec Schikaneder, au point que vous finissez par ne plus savoir au juste quel personnage il représente. Est-ce bien là Leporello ? J’en doute. Sganarelle ? Peut-être Papageno ? Je le croirais plutôt. Tout n’est que tâtonnement dans ce monde du théâtre. Mlle Léontine de Maësen, qui d’abord avait répété dona Anna, a dû finalement céder la place à Mme Charton-Demeur. Sans être une Sontag, Mlle de Maësen avait en mainte occasion rendu de vrais services ; Meyerbeer un moment la distingua, et ce qu’elle fut dans la Gilda de Rigoletto laissait au moins pressentir une dona Anna sortable. D’autres combinaisons ont prévalu, et ce que nous entendons n’est guère de nature à nous y faire applaudir. Il est à remarquer que chaque fois que Mlle Nilsson doit créer un nouveau rôle la légende se met en frais, les journaux de Stockholm, que personne à Paris ne comprend, nous arrivent pleins de documens destinés à augmenter encore l’intérêt qui s’attache à la charmante cantatrice. On nous raconte ses origines patriarcales, son toit de chaume ; on nous dit son enfance au village, son chapeau de bergère, et le public, ému, attendri jusqu’aux larmes, ne tarde pas à reporter sur l’artiste la vive et légitime sympathie qu’il ressent pour l’aimable héroïne d’une si jolie églogue. Le Dagblad a donc parlé selon son habitude, il a même trop parlé, car il promettait une révélation, et la révélation n’est pas venue. La voix de Mlle Nilsson, toute dans le haut, ici ne sait où se prendre ; le meilleur de sa sonorité ne trouve pas d’emploi. On dirait un cygne qui marche ; lourdeur, empâtement, gaucherie, dont un affreux accent scandinave, ailleurs déguisé par le récitatif et que cette fois trahit le dialogue, vient encore accroître la disgrâce ! Le seul effet qu’elle parvienne à décrocher dans la soirée est un effet qu’elle emprunte à la partie de dona Anna dans le trio des masques. Curieuse manière, mais aussi peut-être un peu trop fantaisiste, d’interpréter Mozart que de se passer ainsi la note, comme si dans cet admirable morceau tout n’avait pas été, jusqu’au moindre soupir, réglé, défini, accentué, précisé par le maître ! comme si ce n’était pas commettre le plus barbare des contre-sens que de découvrir en pleine lumière par ce trait final le personnage relativement secondaire d’Elvire, tandis qu’on efface d’autant dona Anna, l’héroïne, le soprano, le spiritus rector de cette scène, de ce chef-d’œuvre ! Rôle bien ingrat en effet quelquefois que ce rôle de dona Elvire ! Voyons maintenant Zerline. On vous disait d’avance : « Vous entendrez Mme Miolan, c’est la perfection ! » Oui, peut-être dans un salon, mais à coup sûr pas au théâtre. Mme Miolan-Carvalho a le respect, le culte de Mozart, et je l’en félicite. Il semble néanmoins que pour elle l’auteur des Noces de Figaro, de la Flûte enchantée et de Don Juan n’ait jamais eu qu’une corde à sa lyre, corde amollie, languissante, pleurarde et définitivement trop caressée. Mme Miolan chante Mozart sur le mode lydien. Beaucoup de style, beaucoup d’art, avec une intonation qui déjà n’a plus la précision chronométrique d’autrefois ; mais du caractère du personnage, pas une note ! Cette Zerline-là phrase son batti, batti, du même air dont elle débiterait voi che sapete. Mme Miolan n’individualise pas, il lui suffit de chanter la note. In principio erat Verbum ; Mme Miolan oublie trop que la note n’est venue qu’après. Pamina, Chérubin, Zerline, peu lui importe ! quel que soit le rôle qu’elle chante, elle reste Mme Miolan-Carvalho, une virtuose exquise, ayant toujours conscience de son excellence et trop intimement persuadée de ce qu’elle doit à sa propre maestria pour jamais laisser l’inspiration lui faire perdre terre. N’y a-t-il donc rien pour l’inspiration d’une artiste dans ce caractère villageois si ému, si coquet, si raffiné, de Zerline, un vrai Greuze du bon temps de la Cruche cassée ? Pas plus que la Patti, Mme Miolan ne joue le rôle ; reste à savoir laquelle des deux le chante mieux. Au concert, Mme Miolan a pour elle son expérience, mais au théâtre la Patti a ses vingt ans. Inutile maintenant d’insister après tout le monde sur l’insuffisance de l’orchestre du Théâtre-Lyrique, sur la pauvreté des chœurs. Ainsi rendu chichement, le grand finale ne produit aucun effet, et dans la scène du commandeur le fameux coup de fouet chromatique passe inaperçu. Eh bien non ! décidément le Don Juan de Mozart n’est pas un opéra-comique.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Voyez dans la Revue du 15 mars 1865 notre étude sur Mozart et la Flûte enchantée.
  2. Otto Jahn, Mozart, t. IV, p. 326.
  3. « Styllos, flach und verworren. » Nägeli, Critique de la Symphonie en ut majeur.
  4. Cicéron, De Oratore, liv. III, ch. 51.
  5. Goethe, bei Eckermann, t. III, p. 366.
  6. Goethe, Bei Eckermann, t. III, 63.