Revue musicale - Impressions grégoriennes dans Rome

Revue musicale - Impressions grégoriennes dans Rome
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 220-228).
REVUE MUSICALE

IMPRESSIONS GRÉGORIENNES DANS ROME

Avril a vu refleurir dans Rome une illustre mémoire. Saint Grégoire a reçu dans sa patrie des honneurs extraordinaires qui ne sont au-dessus ni de sa sainteté, ni de son génie. Le Souverain Pontife avait convié les savans, les artistes, à venir glorifier un de ses plus admirables prédécesseurs. Les politiques eux-mêmes, — si les politiques du jour prenaient de semblables soucis, — auraient pu se joindre à nous et saluer en saint Grégoire un incomparable conducteur des hommes et des nations. Pie X a voulu plus encore, et que son hommage personnel résumât, surpassât tous les autres. Une messe pontificale grégorienne, dans Saint-Pierre, a couronné les travaux du Congrès. Ce furent de nobles fêtes : fêtes de science, d’art et de foi ; fêtes latines aussi et vraiment romaines. Saint Grégoire, — et son nom, qui signifie vigilant, est synonyme de son titre, — ne fut-il pas, en quelque sorte, le dernier des consuls, et le plus grand, puisqu’il mérita d’être appelé le consul de Dieu ?

Durant des jours trop vite écoulés, nous n’avons entendu parler que de lui ; nous n’avons entendu chanter que selon lui. Il a fait le sujet de toutes les lectures et de tous les discours, de toutes les causeries et de tous les débats, de toutes les pensées, de tous les souvenirs voire de tous les rêves. On n’a pas même effleuré la question, — traitée naguère par M. Gevaert et décidée par lui seul contre la tradition, — de savoir si la révision et la coordination des mélodies liturgiques sont l’œuvre de Grégoire le Grand ou de ses successeurs. Les bénédictins n’ont donc pas eu besoin de produire une fois de plus, pour la défense du pontife qui fut leur frère, des argumens qui semblent péremptoires. Ce n’est pas ici le lieu de les rappeler. Suivons plutôt, en un pareil sujet, le conseil de Dante :


Lasciamolo stare e non parliamo a voto.


Sur d’autres points : détails d’interprétation et d’exécution, problèmes de paléographie, nuances de notation ou de rythme, certaines dissidences, qui séparaient les érudits, ont paru s’atténuer. L’unanimité n’a pas été loin de s’établir et, comme le remarquait avec esprit le président du Congrès, Mgr Duchesne, pas une fois, au cours des discussions sur la mélodie grégorienne, l’harmonie ne fut troublée entre les grégoriens.

Et puis, et surtout, dans une assemblée aussi nombreuse, aussi diverse, chacun a loué dignement celui que chacun, artiste ou théologien, professeur ou moine, peut réclamer comme sien. L’encyclique Jucunda sane, publiée quelques jours avant les cérémonies commémoratives, nous a donné de saint Grégoire un portrait vigoureux et délicat. Pas un trait de cette complexe figure n’y était omis. On y reconnaissait à chaque page le grand homme d’État et le pontife saint, le docteur et le défenseur de l’Église, l’apôtre infatigable et le diplomate consommé. On sait, — saint Grégoire l’a rappelé lui-même, — ce qu’était Rome à l’époque de son avènement : « Un vieux navire à demi réduit en pièces, qui faisait eau de toutes parts et dont chaque jour, sous l’assaut de la tempête, les planches pourries annonçaient en gémissant le naufrage. » Cette nef en péril, saint Grégoire ne l’a pas remise à flot pour un moment, pour un siècle, mais pour toujours. Il a sauvé Rome, et l’Italie avec elle, de calamités sans nombre : de l’inondation, de la famine, de la peste, de l’invasion des Barbares ; tantôt de la tyrannie des empereurs de Byzance, tantôt de leur négligence et de leur mépris. Avec la même ardeur et le même succès, il défendit la foi contre les hérétiques, et, contre l’usurpation des patriarches de Constantinople, il soutint la primauté du siège de Pierre.

Son œuvre s’étend encore plus loin. L’ancienne humanité s’écroulait : plutôt que d’essayer, — vainement, — d’en retarder la ruine, il regarde vers l’humanité nouvelle et résout d’en assurer l’avenir. Il capte pour ainsi dire les forces ennemies et les fait servir à ses prodigieux desseins. Par lui, l’Angleterre commence d’être chrétienne et l’Espagne achève de le devenir. Il noue avec le jeune royaume des Francs des liens solides et doux. Sentant l’Orient lui manquer, c’est avec l’Occident qu’il refait le monde. Et treize années lui suffisent pour le refaire, treize années d’une vie maladive, exténuée par les travaux, les veilles, la pénitence, et toujours près de quitter le corps chétif où la retenaient seuls le génie et la volonté.

L’histoire nous fait connaître le grand homme, l’homme public. Les œuvres de saint Grégoire : ses traités, sa correspondance, en révèlent un autre, au cœur humble, mélancolique et suave, d’un charme parfois douloureux et toujours exquis.

On sait qu’il tenta de se soustraire par la fuite à l’honneur du pontificat, et comment il fut suivi, dénoncé, d’après la légende, par une colonne de lumière qui trahit sa retraite, et ramené, — pleurant, — dans Rome pour y régner. Il ceignit la tiare avec tristesse, avec épouvante même, et jamais il ne la porta sans anxiété. Il écrivait après son élection : « J’ai perdu les joies profondes de mon repos. Je parais monter, au dehors ; je suis tombé, au dedans... Je m’efforçais tous les jours de me tirer hors du monde, hors de la chair, pour voir spirituellement la joie céleste. Ne désirant et ne redoutant rien sur la terre, j’étais, ce me semble, au-dessus de tout. Mais l’orage de la tentation m’a jeté tout à coup dans les alarmes et les frayeurs ; car, encore que je ne craigne rien pour moi, je crains beaucoup pour ceux dont je suis chargé...

« Je suis tellement accablé de tristesse, mande-t-il au patrice Narsès, qu’à peine puis-je parler ; les ténèbres de la douleur assiègent les yeux de mon âme : je ne vois rien que de triste, et tout ce qu’on croit m’être agréable me paraît lamentable. Car je vois sans cesse de quel comble de tranquillité je suis tombé et à quel comble d’embarras j’ai dû monter[1]. »

Parlant, dans une de nos réunions, des œuvres de saint Grégoire, Mgr Duchesne assurait que la disparition des Dialogues, des Homélies, de la Correspondance, ferait un vide sensible dans l’histoire de la civilisation. Si de pareils soupirs et de tels gémissemens s’étaient perdus, il manquerait peut-être aussi quelque chose à l’histoire de l’élégie chrétienne et du lyrisme sacré.

Les souvenirs matériels de saint Grégoire ne sont pas nombreux à Rome. Son iconographie ne compte que des images postérieures de trop de siècles à sa vie. C’est une effigie assez banale et seulement décorative, que la statue de Cordieri, dans une des chapelles du Cœlius. Mais c’est une délicieuse figure, à la fois élégante et noble, que Pintoricchio peignit à la voûte du chœur de Sainte-Marie du Peuple, parmi les guirlandes et les arabesques d’or. Sous la Confession de Saint-Pierre, dans les grottes vaticanes, asile de tant de merveilles, on voit encore un saint Grégoire, sculpté par des mains florentines. Enfin, sur les degrés de l’autel, devant le Saint-Sacrement, objet de l’immortelle Dispute, le docteur et le pontife, ayant à ses pieds son livre des Moralia, siège sur le trône de marbre qu’on garde encore en son église du Cœlius et dont les bras s’achevaient en têtes de lion.

A la porte de la sacristie de Saint-Pierre, — et cette place ne messied pas à l’ordonnateur de la liturgie, — un autel, que rien ne distingue, recouvre les restes du grand Pape. Pendant les jours anniversaires, quelques cierges y brûlaient, fidèles, et, le matin de la grand’messe pontificale, sur la modeste tombe de celui qui bientôt allait être comme le patron ou le héros des cérémonies solennelles, je me souviens d’une humble messe basse qui sonnait doucement.

S’il est un lieu dans Rome où se respire encore, pour ainsi dire, l’âme de saint Grégoire, c’est le Cœlius. Ici fut sa maison natale ; son monastère, dédié à saint André, fut ici ; une église, élevée à leur place, porte son nom. Ici les envoyés du peuple vinrent le chercher et le saisir, pour l’élever par force sur le glorieux et redoutable faîte. On accède à l’église par la via San Gregorio, qui se détache du Colisée et passe d’abord sous l’Arc de Constantin. Ce n’est point une rue, car des maisons ne la bordent pas, mais plutôt, entre le Cœlius et le Palatin, une allée déjeune verdure. Elle est presque déserte, par cette belle et déjà chaude matinée d’avril. A peine si l’on y rencontre quelqu’une de ces charrettes, peintes de couleurs vives, qui apportent de la campagne à la ville le vin des Castelli. Le paysan qui la conduit a relevé sur sa tête, pour la défendre du soleil, une vieille capote arrondie en berceau. Nous sommes au temps de Pâques : les chevaux portent à leurs harnais des houppes de laine éclatantes ; le siège est garni de rameaux d’olivier, de pêcher, d’amandier, qui font au-dessus du dôme de toile une autre voûte de feuillage et de fleurs. Une prairie monte doucement au perron de la basilique. Transformée, hélas ! et déformée comme tant d’autres, elle n’a gardé que ses colonnes et son pavé de mosaïque. Mais, au fond, à droite, s’ouvre un petit oratoire dallé de marbre et voûté d’or. Voilà, taillé dans le marbre aussi, doré aussi par le temps, le siège du pontife ; la forme, la masse et l’aplomb de cette chaire primitive ont conservé quelque chose de la majesté romaine. A l’opposé, la muraille se creuse en une sorte d’alcôve étroite et grillée : « Ici, fatigué par les veilles et par un labeur incessant, Grégoire donnait un peu de repos à ses membres chétifs. « Modica membra, » dit l’inscription latine, et de ces deux mots le français ne peut rendre la mélancolie et la débilité.

Une chapelle voisine renferme la table antique où le Pontife aimait à rassembler douze pauvres et à les servir. Un jour, un treizième convive, un ange, y vint s’asseoir. L’ange a disparu, mais des pauvres sont encore là, couchés parmi les herbes. Heureusement les architectes et les savans ont épargné jusqu’ici le Cœlius. Il n’a souffert ni de l’édilité, ni de l’archéologie. Encadrés dans la baie centrale du portique, les deux palmiers de saint Bonaventure ajoutent leur grâce d’Orient au paysage latin. La lumière et le silence enveloppent les jardins, les vignes, les vergers, et sur la colline exquise, demeurée purement romaine, on s’attend avoir revenir l’ombre du grand Romain.

L’Aventin est également resté digne de lui. Le collège de Saint-Anselme, qu’y ont élevé les bénédictins, est peut-être le seul édifice moderne qui ne déshonore pas les horizons de Rome. Il les regarde, il les domine, et, loin de les contredire, il s’accorde avec eux. Ici tout est grégorien : non seulement, comme au Cœlius, le paysage : mais l’esprit, le travail, les offices et les chants. Le dimanche de Pâques, à l’heure où descend le soleil, nous entrâmes dans l’église. Elle est belle, simple et forte, nue sans froideur et brillante sans ornemens. Elle a, comme les vieilles basiliques dont elle est imitée, un double rang de colonnes, un plafond à poutres qui se croisent, un maître autel surmonté par un de ces tabernacles de marbre, aux lignes droites et pures, dont les baldaquins de style baroque ne sont que la caricature et comme la contorsion.

Les moines chantèrent les vêpres de Pâques, puis le salut, et le charme d’un chant que depuis longtemps nous n’avions pas entendu ne tarda guère à nous reprendre. Comme il glissait, comme il se répandait égal et doux, le chant grégorien, le « plain-chant, » sur les surfaces planes et sur les marbres polis, sans compter qu’à la sobriété de leur musique, les bénédictins savent assortir le reste du cérémonial sacré ! Des deux côtés de l’autel, ils n’avaient disposé que peu de cierges et quelques gerbes légères ; mais l’ordonnance en était harmonieuse et des rapports subtils unissaient les lignes sonores avec les lignes de flamme et les lignes de fleurs.

L’office prit peu de temps et fit peu de bruit. Le Bella premunt hostilia de l’O Salutaris ne déchaîna pas les fureurs militaires par où, dans les paroisses parisiennes, aux jours de fête, ces trois mots ont coutume de se signaler. Le Tantum ergo ne fut que celui de la liturgie, mais modulé, j’allais dire modelé par des voix qui de la forme sonore font presque une forme plastique, tant elles lui donnent de relief et de perspective. Jamais soir de Pâques ne fut plus grave et plus doux, et, sortant de la chapelle où venaient de s’accomplir des rites simples et purs, devant la ville et la campagne qui s’étendaient sous nos yeux, nous pûmes nous croire déjà sur la colline où l’on adorera le Père en esprit et en vérité.

Jusqu’à la fin des fêtes grégoriennes, on ne lui rendit pas d’autres hommages. A la Valicella comme à Saint-Grégoire, à Sainte-Marie Majeure, au Latran ainsi qu’à Saint-Paul-hors-les-murs, messes, vêpres, saluts, il n’y eut d’office que dans le style grégorien. La musique à l’église ne fut que d’église, comme si les volontés du Pape étaient non seulement publiées, mais obéies.

Elles reçurent à Saint-Pierre la consécration la plus éclatante. L’effet d’une « fonction » pontificale grégorienne, sous les gigantesques voûtes, n’était pas d’avance assuré. En ces espaces infinis, mille ou douze cents voix chantant ensemble risquaient de s’entendre à peine, ou de se trop entendre. On en pouvait craindre, autant que la faiblesse, la violence ou la dureté. Le chant grégorien ne se prête pas, ou du moins ne se prête pas toujours et tout entier, à ce qu’on nomme, d’un mot trivial, mais expressif, une « exécution monstre. » Quelques mélodies, les plus simples, comportent et réclament peut-être ce genre d’interprétation. Les historiens de saint Grégoire nous ont transmis le souvenir d’unissons, que le nombre de voix, ou plutôt que les voix innombrables ont dû faire sublimes. C’est la Litania septiformis, qu’aux jours de la peste de 590, pénitente et suivant les pas de son pontife, Rome tout entière psalmodia. C’est le Regina cœli, chanté devant l’image, portée en procession, de la Vierge libérienne, avec une telle ferveur que, suivant la légende, les anges descendant du ciel y auraient répondu.

Mais, à côté de ses pièces faites pour le foule, il en est d’autres, comme les Introït, les Graduels, les Offertoires, qui veulent des interprètes exercés et choisis. Par une heureuse fortune, celles-ci mêmes n’ont rien perdu de leur beauté plus fragile. La multitude des voix n’a pas forcé leur délicatesse, et, dans l’énorme vaisseau, leur parfum léger ne s’est pas évanoui.

Fidèle le premier à l’esprit, et à l’esprit intégral, de ses propres commandemens, le Souverain Pontife avait permis démêler à la messe grégorienne un petit nombre de pièces polyphoniques : les unes prises dans l’œuvre des anciens maîtres, les Gabrielli et les Palestrina ; une autre, la dernière et qui ne parut pas indigne des précédentes, composée par don Lorenzo Perosi. Cela suffisait à rappeler que le Motu proprio de Pie X est une loi de grâce ainsi que de rigueur ; elle définit l’esprit et le rôle de la musique moderne à l’église, mais elle ne va pas jusqu’à la condamner. Et même, en vertu d’un ancien privilège, à l’entrée comme à la sortie du cortège pontifical, ainsi qu’au moment de l’élévation, les trompettes, les fameuses trompettes d’argent, ont par trois fois sonné. Il est à souhaiter qu’elles sonnent toujours ; à l’instant le plus mystérieux du sacrifice, quand toute bouche humaine se tait, quand le prêtre même parle bas, il est beau que leur appel héroïque jaillisse tout à coup de leurs lèvres de métal. Il est encore plus désirable qu’elles sonnent autrement, c’est-à-dire autre chose qu’une marche vulgaire ou qu’une cavatine de théâtre. Et nous savons que, pour l’avenir, le Saint-Père y a déjà pourvu.

« Gregorius consul, » dit l’histoire. Un hymne de la liturgie dit aussi « Gregorius præsul. » Comme à saint Grégoire lui-même, la préséance appartint, dans la cérémonie de Saint-Pierre, au chant grégorien. Il y parut sous tous ses aspects ; il y manifesta toutes ses beautés. Une fois encore, on s’aperçut que, par un retour commun aux choses d’ici-bas, la plus vieille forme de la musique peut nous donner les impressions que nous demandons, — parfois en vain, — à l’art le plus nouveau. En un temps de polyphonie et d’orchestre à outrance, le chant grégorien nous rend les délices, depuis longtemps perdues, de la mélodie strictement homophone et vocale. Il restitue en quelque sorte une catégorie de l’idéal sonore : l’unisson. Admirable par la beauté des Lignes, la mélodie grégorienne l’est également par la diversité des modes ; elle l’est encore par un élément qui lui est propre, par son rythme, dont la mesure moderne peut envier la liberté, voire la fantaisie. Autant que mélodie, le chant grégorien est mélopée, vocalise même, une vocalise délicieuse d’élégance, voire de caprice. Enfin il est récitatif. Jamais la symétrie ni la carrure ne l’emprisonne ou ne l’alourdit. « Un canto che parla ; favellar in musica, » toutes les définitions de la musique oratoire ou du discours musical se vérifient et se réalisent en lui.

On a traité cet art de monotone. Est-il donc un état, un mouvement religieux de l’âme qu’il ne soit capable d’exprimer ? Il a pour domaine ce que dom Pothier nommait un jour très bien « la partie affective de la prière. » Autant que méditation, il est action, passion même, et pas plus que de monotonie on ne saurait l’accuser de froideur et d’insensibilité. Certaine séquence en l’honneur de saint Grégoire, superbe d’éclat, d’enthousiasme, de lyrisme, a secoué cinquante mille auditeurs d’un frisson et comme d’un transport sacre. « Ecinentes dulcia celsaque, » y est-il dit, « nous chantons des choses douces et des choses hautes. » C’est toute la définition de l’art grégorien. Une douceur céleste s’unit dans le verset « Justus germinabit sicut lilium », au charme, pour ne pas dire au trouble tout moderne du rêve et de la mélancolie. En vérité, je ne sais pas un effet ou, pour parler plus largement, pas un genre, pas un ordre de l’expression sentimentale où ne puisse arriver la mélodie grégorienne. Elle y atteint par des moyens dont la discrétion n’a d’égale que la sûreté. Sur les paroles capitales du Credo : « Et homo factus est, » il a suffi que l’admirable coulée sonore se fît un seul instant un peu plus suave, un peu plus lente, pour qu’aux Incarnatus les plus mystiques ou les plus pittoresques, à celui d’un Bach ou d’un Beethoven, cinq ou six pauvres notes de plain-chant n’eussent rien à envier.

Musique monotone, répètent les ennemis de cette musique. D’aucuns ne craignent pas d’ajouter : musique protestante, et le second reproche a de quoi mettre en joie les artistes et les historiens. On n’avait pas encore assimilé saint Grégoire à Luther pour les condamner ensemble, et jusqu’ici, les caractères propres de l’art grégorien : la mélodie, la vocalité et l’unisson, n’étaient pas regardés comme les signes essentiels du génie musical allemand.

S’il est au contraire un art latin et classique, un art catholique aussi, je veux dire universel, un art qui porte témoignage de l’antiquité, de la pureté, de l’unité de la foi, c’est le chant que, le matin du 11 avril, les voûtes vaticanes ont entendu. Ce jour-là fut de ceux que n’oubliera pas l’histoire de l’art religieux. Pour la première fois peut-être depuis des siècles, depuis la création de la polyphonie, un Pape a célébré la messe pontificale à Saint-Pierre, suivant le rite, — nous ne parlons que de musique, — et selon l’idéal grégorien. La noble basilique a vu s’accomplir en elle une de ces étonnantes conciliations, une de ces harmonies grandioses que Rome seule a le don de réaliser. Sous les formes et comme sous les espèces d’une musique et d’une architecture qui diffèrent l’une de l’autre au point de sembler d’abord contraires et peut-être incompatibles, deux âges, deux âmes du christianisme, plutôt que de s’opposer, se sont fondues. Loin d’écraser les simples mélodies ou de les engloutir, on eût dit que le dôme splendide s’ouvrait au-dessus d’elles pour les attirer plus haut et pour les couronner. Alors entendre et voir fut une merveilleuse occasion de penser. Alors les sons et les formes donnèrent à chacun de nous, avec une force, une acuité sans pareille, l’idée, le sentiment, presque la sensation de ce fait extraordinaire : la tradition et la continuité de l’Église. L’ordre des temps chrétiens se développa tout entier, et quand, au moment de disparaître, le Pape laissa tomber sur des milliers de fronts inclinés sa bénédiction dernière, il apparut vraiment comme le Pontife, Pontifex, celui qui venait de jeter un pont mystérieux sur des siècles d’art sacré.

Autant qu’un mémorial du passé, la messe pontificale fut un signe, un gage de l’avenir. Dans son Motu proprio, le Saint-Père avait donné le précepte ; il y a voulu joindre l’exemple. La cérémonie de Saint-Pierre marque le passage, — qui ne s’est pas fait attendre, — de la pensée à l’acte et du commandement à l’exécution. Rien n’a été supprimé, ou seulement diminué, de la pompe et du décor, des évolutions et des cortèges, des ornemens et des mouvemens qui font de Saint-Pierre, les jours de solennité pontificale, un corps vivant et magnifique, revêtu d’habits de fête. Mais, au centre de la basilique, devant l’autel papal où ne brûlaient que les cierges rituels, et qui ne portait pas une fleur, lorsque le Saint-Père entonna gravement les chants liturgiques et que mille voix, graves comme la sienne, lui répondirent selon les modes liturgiques aussi, alors il fut évident qu’en ce corps de marbre, l’âme n’était plus la même, et que dans la musique de la prière, l’esprit de la prière venait de rentrer.

La messe peu à peu s’avançait. Les yeux baissés sur l’admirable missel que peignirent pour lui, dans l’exil, nos moniales de Solesmes, le Pape commençait la Préface. Le cardinal-diacre, qui l’assistait, tourna pour lui la page du Sanctus, et le Saint-Père y vit une lyre d’or où le Christ en croix est étendu. La miniature exquise et symbolique a dû charmer et peut-être retenir un moment l’auguste regard. L’art et la foi ne pouvaient offrir de plus délicates actions de grâces au Pontife dont la main ferme et douce a posé de nouveau sur la lyre l’image du Crucifié.


Rome, 20 avril 1904.


CAMILLE BELLAIGUE

  1. Cité par Montalembert dans les Moines d’Occident.