Revue musicale - Hommage à Bellini

Revue musicale - Hommage à Bellini
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 923-934).
REVUE MUSICALE

HOMMAGE À BELLINI
D’APRÈS UN LIVRE RÉCENT

« Bellini tombe et meurt… » soupira naguère Alfred de Musset. Mais son œuvre mérite de ne pas tomber et mourir tout entier. Voilà quelque vingt-cinq ans, il nous est arrivé de parler sévèrement du « cygne de Catane, » ainsi qu’on disait naguère. Que son ombre mélodieuse nous pardonne. Un de nos confrères italiens, M. Ildebrando Pizzetti, vient de traiter avec plus de faveur, et, nous le reconnaissons aujourd’hui, avec plus de justice, le musicien de Norma, de la Somnambule et des Puritains[1].

Un grand maître vénitien du XVIIIe siècle, Marcello, définissait ainsi le triple idéal de la musique : « appagare l’orecchio, muovere il core, ricreare lo spirito. » De ces trois fins esthétiques, il semble bien que la musique de Bellini ait trop négligé la dernière : le plaisir de l’esprit. C’est à l’oreille et c’est au cœur, beaucoup plus qu’à l’intelligence, qu’elle s’adresse et qu’elle arrive. Son origine, son principe, autant que son but, est le sentiment, non la raison. La logique, l’entendement, l’esprit enfin (lo spirito), a peu de part en elle. L’âme, l’âme seule, voilà d’où lui vient tout son pouvoir et son unique beauté. Aussi bien, dans l’ordre qu’on peut appeler intellectuel ou rationnel, le fervent apologiste du maître de Sicile ne se dissimule pas les faiblesses du musicien qu’il aime, qu’il a d’autres motifs d’aimer. Jusque dans les trois opéras de Bellini les plus fameux et « les plus riches de substance immortelle, » M. Pizzetti reconnaît « l’absence ou la rareté des savantes élaborations techniques, des opulentes polyphonies instrumentales et des complications harmoniques ; l’abondance, au contraire, d’accompagnements simples à l’excès, voire de périodes mélodiques enfermées dans le cercle de formules et de cadences élémentaires. » Oui, même Norma, la Somnambule, et surtout les Puritains, témoignent trop souvent de cette pauvreté. Mais, chose curieuse, une œuvre antérieure, et plus inférieure encore à celles-là, le Pirate, avait donné d’autres espérances. M. Pizzetti ne craint pas d’assurer que le finale du premier acte, ou tout au moins certain quintette qui le précède, ne serait pas indigne d’être signé par le Spontini de la Vestale, voire par le Beethoven de Fidelio. La seconde assurance est peut-être téméraire. Une autre semble plus recevable : c’est que le quintette en question, par l’ordonnance et la structure, par les imitations, le contrepoint et l’agencement des « parties, » est d’un genre, ou d’un style, où le « compositeur, » dans le sens étymologique de ce mot, n’était pas, contrairement à l’opinion commune, incapable d’atteindre. S’il y a renoncé tout de suite, s’il n’a plus jamais écrit un morceau comparable ou seulement analogue au « pezzo concertato » du Pirate, ce serait donc moins par impuissance que par abstention volontaire, instinctive, par l’idée ou l’idéal qu’il se faisait du drame musical et par la conscience qu’il portait en lui de la nature et de l’essence même de son génie.

« Le drame musical, » écrivait un jour Bellini, « doit faire pleurer, trembler, mourir, par le chant, » (Encore, toujours la recherche exclusive de la sensibilité poussée au paroxysme, à la frénésie.) « Les artifices musicaux sont mortels à l’effet des situations… Poésie et musique, pour produire leur effet, ne demandent que le naturel, et rien d’autre. Celui qui s’en éloigne est perdu et finira par mettre au jour une œuvre pesante et stupide. Elle ne plaira qu’au monde des pédants, jamais au cœur, ce poète, qui reçoit directement l’impression des passions. Si le cœur est ému, il aura toujours raison contre toutes les paroles du monde, lesquelles ne prouveront pas seulement un iota. »

Qu’un musicien tel que Bellini trouvât inutile, pour lui du moins, l’usage de la symphonie, de la polyphonie, du contrepoint, en un mot de tout élément, de tout ordre musical autre que la simple mélodie, cela s’explique et même, en quelque sorte, s’impose, par des raisons que notre confrère a fort bien saisies. « Purement lyrique (le plus lyrique de tout notre XIXe siècle), et l’un des plus purs lyriques que le monde ait connus, un tel créateur devait concevoir l’art, non pas comme l’expression de tel ou tel conflit, ou encore de la vie livrée à un perpétuel devenir, mais comme le dénouement de certains draines, comme la conclusion purifiante d’épreuves sentimentales ; en conséquence, il devait comprendre aussi que pour lui la véritable forme de l’expression ne pouvait être qu’une : la forme linéaire, le canto puro. À cette forme unique, l’accompagnement de ses mystérieuses harmonies génératrices eût peut-être ajouté des lumières et des ombres, un surcroît de relief et de puissance expressive. Mais tout de même, c’est en elle seule, en ses lignes, en ses mouvements, en ses accents, qu’elle devait trouver chaque élément essentiel de sa beauté. »

L’expression de « canto puro » paraît à M. Pizzetti, comme d’ailleurs à nous-même, l’une de celles qui risquent fort, à cause, ou de leur brièveté, ou de l’usage, voire de l’abus qu’on en fait, d’être prises dans une acception trop étroite ou trop large, équivoque et même obscure. Aussi notre confrère a-t-il soin de préciser davantage. Par le « canto puro, » ce signe à la fois naturel et volontaire, ou choisi, du génie bellinien, il entend d’abord, — et cela va presque sans dire, — un dessin musical, une ligne de sons. Mais ce n’est point assez ; pour qu’il y ait chant véritable, un autre et double élément est nécessaire : en deux mots, dont le premier est un barbarisme qu’on excusera, c’est la vocalité et c’est l’humanité. Il faut que le chant, quelque instrument d’ailleurs qui l’exécute, nous donne cette impression, et nous la donne très vive, très profonde, qu’il est chanté par une voix humaine. A quelles marques reconnaîtrons-nous un tel chant, le chant par excellence ? A des caractères qu’on peut appeler intérieurs : à la puissance qu’il a de nous toucher, de nous émouvoir. Elle peut manquer, cette puissance, et elle manque en effet à d’autres lignes sonores, dont on pourrait citer un grand nombre. Celles-ci, belles néanmoins, admirables même, le seront alors différemment. Leur beauté, selon M. Pizzetti, sera pour ainsi dire une beauté que l’on voit (nous ajouterions volontiers : que l’on comprend). Tandis que la beauté du canto puro, du chant essentiellement vocal, humain, est plutôt une beauté que l’on sent.

Les exemples de l’une et de l’autre abondent chez les maîtres. A la fin du premier morceau de la sonate en sol majeur (op. 14) de Beethoven, M. Pizzetti signale une dizaine de mesures inattendues et singulières. « Le thème, de structure extrêmement simple, se partage entre deux voix alternées. Pourquoi se trouve-t-il là ? Il n’était peut-être pas indispensable à l’économie du morceau. On ne saurait dire d’où il vient. Mais tout à coup, dès les premières notes, il nous donne le frisson d’une émotion profonde. C’est une voix humaine qui chante, une voix fraternelle… Le voilà, le chant, le pur chant. Et le reste ?… Le reste est beau, très beau ; mais ce n’est qu’un jeu, un dessin, une arabesque sonore. C’est de la musique qui sonne. Tandis que ces dix mesures-là, c’est de la musique qui chante. » Même différence, et pour les mêmes raisons, entre telle fugue, et telle autre, du Clavecin bien tempéré : celle-là, plus riche en beaux dessins, en belles combinaisons sonores ; celle-ci, plus vocale et chantante, plus humaine et mieux faite pour nous émouvoir. La première s’adresse à notre intelligence, à notre imagination ; notre sensibilité subit profondément l’action de la seconde. Comme le dit en sa langue nuancée l’écrivain d’Italie, on se souvient de l’une avec la mémoire (memoria) ; l’autre, c’est avec le cœur (ricordo).

On estimera peut-être que le domaine ou le royaume sonore de Bellini, tel que, d’après M. Pizzetti, nous essayons de le définir, s’appellerait, tout aussi bien que le canto puro, et d’un mot unique, la mélodie. Mais si la mélodie, l’idée mélodique, en effet, y est comprise, elle ne le constitue pas tout entier. Et d’abord faut-il se demander, une fois de plus : Qu’est-ce qu’une mélodie ?

En sa lettre célèbre à Frédéric Villot, Wagner écrivait : « Posons d’abord que l’unique forme de la musique est la mélodie, que, sans la mélodie, la musique ne peut même pas être conçue, que musique et mélodie sont rigoureusement inséparables. Dire d’une musique qu’elle est sans mélodie, cela veut dire seulement, pris dans l’acception la plus élevée : le musicien n’est pas parvenu au parfait dégagement d’une forme saisissante, qui gouverne avec sûreté le sentiment. » Cette forme-là, cette « mélodie, » la seule qu’il estime digne de ce nom, Wagner se plaint de ne la rencontrer dans l’opéra d’Italie qu’à l’état pour ainsi dire sporadique, « par fragments isolés, entre lesquels s’étendent des intervalles remplis par une musique que, « dit-il, » il ne peut caractériser autrement que par l’absence de toute mélodie. » Mais dans ce même opéra italien, et tout justement dans l’œuvre de Bellini, le futur musicien de Tristan et de la Tétralogie ne peut cependant s’empêcher de la reconnaître, la mélodie véritable, et de la glorifier. « On me croit, » dit-il alors, « on me croit un ogre pour tout ce qui regarde l’école musicale italienne et l’on me pose spécialement en antagoniste de Bellini. Mais non, non, mille fois non. Bellini même est un de mes favoris, parce que sa musique est tout cœur, profondément sentie et liée étroitement aux paroles. »

Du temps qu’il était chef d’orchestre au théâtre de Riga, vers 1838, si notre mémoire est fidèle, Wagner annonçait en ces termes la mise au répertoire de Norma : « Le soussigné ne croit pouvoir mieux prouver son estime pour le public de cette ville, qu’en lui offrant la Norma. Cet opéra, parmi toutes les créations de Bellini, est celui qui joint à la veine mélodique la plus riche, la plus profonde réalité et la passion la plus intime. Tous les adversaires de la musique italienne rendront justice à cette grande partition en disant qu’elle parle au cœur et qu’elle est une œuvre de génie. C’est pourquoi j’invite le public à venir en grand nombre l’écouter. »

Observons d’abord que la beauté mélodique, la beauté véritablement, « humainement » chantante, peut se rencontrer et se trouve en effet ailleurs que dans un air, dans une période ou dans une phrase régulière de Bellini. Le récitatif même est fort loin d’en être toujours dépourvu. Il s’en faut alors qu’il ressemble à ce recitativo secco que trop souvent on affecte de prendre pour le type unique du récitatif italien. Alors le nerf et le relief rythmique, la variété, l’indépendance du mètre et du nombre, la richesse et l’efficacité des modulations, la justesse de l’accent et jusqu’à l’effet des silences mêmes, tout cela concourt à donner au récitatif le double caractère oratoire et musical, la valeur expressive, et la puissance d’émotion humaine où se reconnaît le canto puro. Pour s’en convaincre, c’est assez de lire, à la fin de l’un des opéras les plus faibles de Bellini, le récitatif de Roméo devant le tombeau de Juliette. Il y a là, dans la forme la plus libre, la plus diverse, partant la plus opposée à celle de l’aria, deux ou trois pages qui, par la force et la sincérité du sentiment, fût-ce par la vertu de certains mots, que dis-je ? d’un seul nom : Giulietta ! ne sont pas très inférieures aux plaintes d’Orphée appelant et rappelant sans cesse : « Eurydice ! Eurydice ! »

Autre exemple, — excellemment analysé par notre confrère italien, — du même style et de la même beauté : l’introduction et la première scène du second acte de Norma, quand la prêtresse, résolue, comme une autre Médée, au meurtre de ses enfants, s’approche, le poignard à ! a main, du lit où ils dorment. En ce passage, admirable de plus d’une manière, le récitatif, la mélodie vocale, l’orchestre et parfois jusqu’au silence, non moins éloquent que les sons, tout est expressif, tout est humain, tout est chant. Mais ici, de tant d’éléments sonores, c’est le récitatif qui l’emporte. Ainsi chantera, quelque soixante ans plus tard, le récitatif du dernier grand musicien d’Italie au XIXe siècle. « Canto puro ! » Les récitatifs de l’Otello, de Verdi, pour être quelque chose de supérieur, très supérieur à ceux de Norma, ne seront pas quelque chose de différent, encore moins de contraire. Parmi les discours lyriques du More ou de Desdemona, l’embarras ne serait que de choisir les types accomplis de cette forme, le récitatif, que les vrais maîtres italiens ont su remplir, autant que la cantilène régulière et symétrique, ou l’aria, de ce que notre confrère a raison d’appeler « la substance immortelle des sons. »

« L’aria, dit très bien M. Pizzetti, c’est « le développement d’un thème musical dans une forme plus ou moins strophique et fermée. C’est l’expression et comme la projection lyrique d’un moment significatif entre tous de la vie d’un personnage, ou mieux, de l’un de ses états d’âme les plus importants. » Voilà, dirions-nous à notre tour, — si les deux mots pouvaient s’allier sans contradiction, — la « matière spirituelle » des meilleurs chants belliniens. Ceux-ci représentent, expriment des états plutôt que des actions. Sans être immobiles, ils ne sont point agités. Ils ont je ne sais quoi de commun avec les lignes du dessin et les formes de la sculpture. Par eux le vœu de Goethe semble s’accomplir. On croirait qu’ils arrêtent l’instant, qui est si beau. Nous avons naguère, à propos de Gluck et de Rameau, cité, sans y souscrire, une observation de notre confrère M. Laloy : « Rien ne perd aussi tôt sa fraîcheur qu’une effusion lyrique, fût-elle la plus touchante du monde. » Bellini fournirait une excellente occasion de reprendre la même remarque ; pour y contredire encore. Telle effusion lyrique de Norma, de la Somnambule et des Puritains, est d’une fraîcheur immortelle et touchera toujours. Le dernier de ces trois opéras, qui passa dans le temps pour le plus « avancé, » n’a pas, à notre gré, conservé cette avance Bellini se déclarait enchanté de l’instrumentation : « J’ai orchestré comme un ange… Mon opéra est soigné, avec des accompagnements des plus délicats et nouveaux, avec des harmonies de bon goût… lesquelles, sans troubler la mélodie, donnent de l’intérêt au morceau. » Aujourd’hui les harmonies et l’orchestre des Puritains n’ont presque plus rien qui nous intéresse. Seul, un semblant d’orage symphonique, un raccourci d’orage, pourrait encore paraître une esquisse assez forte. L’œuvre, dans l’ensemble, s’est appauvrie et dépouillée. Trop de pages se suivent, d’une banalité languissante ou d’une éclatante vulgarité. Mais çà et là, faisant oublier l’une et l’autre, voici, demeurées fraîches et touchantes, de lyriques effusions. Il en est de brèves, il y en a qui se prolongent. D’un insipide et pseudo-mélodique duo s’élève tout à coup une mélodie véritable, enchanteresse : « Sorgea la notte folta. » En quelques mesures, purement chantantes, ce n’est qu’un appel à la pitié d’un père, mais dans la plaintive et poétique cantilène, le paysage se mêle à l’état d’âme, et la ferveur de la prière à la douceur de la nuit.

Et puis, et surtout, il y a, dans les Puritains, la scène de folie d’Elvira, et pour cette unique scène on peut oublier tout le reste, ou le pardonner. Parmi les nombreuses et trop souvent insupportables démentes qu’a chantées ou fait chanter la musique, il n’en est pas de plus touchante que l’héroïne de Bellini. Que ceux qui veulent connaître, ou, mieux encore, sentir la pureté, l’humanité d’un chant, que ceux-là relisent des pages où la voix, alors même qu’elle parle ou déclame, chante encore, toujours, où tantôt une longue phrase, tantôt un mot, un nom seul, reçoit de quelques notes, parfois de deux ou trois à peine, une valeur, une beauté d’expression et de sentiment infinie. En vérité, la polyphonie la plus savante, la plus riche, n’a rien de supérieur à cette voix seule et nue. L’orchestre d’un Wagner, fondant en une coulée sonore, — de quelle puissance et de quelle chaleur ! — ses motifs innombrables, ne nous émeut pas plus que la ligne unique, mais fulgurante, que trace, au-dessus du plus médiocre trémolo, le cri de la pauvre égarée : « O rendetemi la speme, O lasciatemi morir ! »

« Bellini, génie lyrico-dramatique, mais incomparablement plus lyrique que dramatique. » Les belles pages de son œuvre confirment constamment ce jugement. « Il faut, » dit M. Pizzetti, « chercher les caractères spécifiques, essentiels, du génie bellinien dans les passages où le pouls du drame bat plus rapide et plus fort ; là où l’ensemble plus ou moins complexe des événements antérieurs, là où le contraste plus ou moins profond des sentiments et des actes, détermine chez un personnage dramatique un état d’âme singulièrement important. »

Ailleurs encore : « Quand une volonté opposée, une force adverse, devrait s’affirmer, agir, et, par son affirmation, déterminer le choc et le drame, » alors, l’inspiration faiblit ou manque. Nous l’écrivions nous-même tout à l’heure : un étal, et non pas une action, et non pas un conflit, voilà le domaine, éminemment lyrique, du génie bellinien. C’est là qu’il s’épanche et se déploie : témoin, après la scène de folie des Puritains, la scène de somnambulisme, plus émouvante encore, qui termine la Somnambule. Notre confrère nous donne de ce chef-d’œuvre de « canto puro » un commentaire, chef-d’œuvre aussi d’analyse musicale, qu’on aimerait de transcrire tout entier. Mais il faudrait citer également, comme le fait M. Pizzetti, la mélodie elle-même. Alors, alors seulement, on pourrait montrer le caractère du sentiment déjà déterminé par le rythme et l’allure mélodique des deux premières mesures ; puis, celles-ci ne suffisant pas à l’expansion musicale, on suivrait le développement de la pensée ou de l’émotion avec le progrès de la mélodie elle-même. On verrait comment, d’un bout à l’autre d’une période qui ne comprend pas moins de dix-sept mesures, l’idée maîtresse renaît en quelque sorte, s’accroît, se transforme et se partage, sans se rompre et sans se disperser. On admirerait dans cet organisme sonore, léger et solide à la fois, un système harmonieux de relations et de correspondances et l’on s’étonnerait qu’une telle unité s’y rencontre avec une pareille variété.

D’où vient, poursuit à peu près le critique, d’où vient l’ampleur de la période musicale et cette richesse incomparable de mouvements rythmiques ou mélodiques ? Est-ce de la strophe ? Est-ce des vers ? En aucune façon. La strophe n’est qu’un médiocre, quatrain, aux accents monotones. Les vers ? La musique en prend avec eux singulièrement à son aise. La beauté résulte ici de l’émotion même du musicien, d’une incoercible nécessité d’expansion lyrique. Les paroles alors n’ont plus de valeur comme paroles, mais seulement en tant que paroles chantées. La poésie a suscité l’émotion et le chant ; mais, dès que le chant a jailli de l’âme émue, il a dû vivre selon les lois particulières, intimes, de son être et la parole également a dû s’y plier.

Lyrique plutôt que dramatique : il faut toujours revenir à cette définition du génie bellinien. Si, par exemple, le duo de Norma et de Pollione est très loin d’égaler celui de Norma et d’Adalgisa, c’est que le premier est un conflit de deux forces adverses, tandis que le second serait plutôt, — au début, — la rencontre de deux faiblesses, la plainte alternée de deux âmes de femme, également aimantes, également blessées et trahies par le même amour.

« Une douce tristesse affectueuse, une tristesse amoureusement expansive, qui triomphe d’elle-même et se résout en une libre effusion d’amour. » Voilà, suivant M. Pizzetti, le sentiment exprimé par une des cantilènes, — citée plus haut, — de la Somnambule. Tel est aussi le trait, ou l’ethos général du génie bellinien. Ce double caractère d’expansion et de résolution, ou de délivrance finale, ne se vérifie nulle part mieux que dans la dernière et magnifique scène, de Norma. Notre confrère en a très bien suivi le progrès et marqué le couronnement ou l’apothéose. Si la musique, cette fois encore, s’élève au plus haut degré du lyrisme, ce n’est pas l’action, c’est le sentiment, au paroxysme lui-même, qui l’y porte. Norma vient d’avouer sa faute, et maintenant, près de monter sur le bûcher, elle confie à la tendresse, à la pitié de son père, les deux enfants nés de ses coupables amours. Trois lignes de poésie, dix-huit mesures de mélodie, pas davantage. Mais de quelle mélodie ! Elle est comprise et comme enfermée tout entière en un seul ton, mais singulièrement variée d’intervalles et d’accents rythmiques. Avec cela, telle est l’ampleur du souffle musical, telle en est aussi la force, qu’il emporte les paroles ou les absorbe. Elles ne comptent plus, elles ne sont plus. Elles n’ont fait qu’indiquer, au début, le thème sentimental ou passionnel. Celui-ci désormais appartient à la seule mélodie, à la mélodie toute-puissante. De note en note, de mesure en mesure, elle se dilate, elle monte. Et quand elle a touché le faite, quand on peut craindre qu’elle en retombe, alors elle se relève encore et, par la transition la plus simple, mais la plus éloquente, elle passe du mineur au majeur, où elle se renouvelle et s’épanouit. C’est ici précisément que s’accomplit la résolution ou la délivrance que célèbre avec enthousiasme M. Pizzetti. « Ici nous sentons vaincue et surpassée toute contingence dramatique, toute réalité passagère, et la passion, et la souffrance, et la douleur… Une émotion nous remplissait, nous opprimait… émotion large, profonde, et dont nous étions près de défaillir. Et maintenant, par la vertu de ce chant nouveau, de ce chant si large, qui s’élève toujours plus haut dans toute sa pureté, dans toute sa nudité, voici que du fond de notre âme montent et jaillissent, non des sanglots, non des cris, mais des pleurs, des pleurs silencieux et doux, des pleurs qui sont purification, délivrance et félicité. »

Ainsi, quand elle essayait d’expliquer à Goethe le caractère et le rôle de l’accord de septième dominante, de cet accord qui résout et se résout, Bettina Brentano l’appelait « l’accord libérateur. » Pareilles à certaines harmonies, il y a des mélodies libératrices. Les belles cantilènes de Bellini sont de celles-là.

Gabriele d’Annunzio, fêtant le premier centenaire de la naissance du musicien, avait raison de célébrer la mélodie « montant dans l’air qui la nourrit ; la mélodie simple, nue, isolée, comme, dans le temple, la colonne de Paros ; la mélodie qui l’emporte sur toute parole. » Autant que sa victoire, que nous constations plus haut, reconnaissons également sa simplicité et sa solitude. M. Pizzetti remarque à bon droit que l’un et l’autre caractères pourraient servir à distinguer la mélodie d’un Bellini de celle d’un Verdi. « Verdi, sans aucun doute, est un grand lyrique ; mais dans ses moments de plus grand emportement, d’exaltation et d’enthousiasme, il garde toujours le contact sensible avec l’objet de son enthousiasme, c’est-à-dire avec les acteurs du drame, avec les circonstances de leurs actions. Dans les cas analogues à celui qui nous occupe » (dernière scène de Norma), « Verdi compose son expression musicale de plusieurs chants associés ou alternés (rappelez-vous l’admirable trio final du Trovatore, ou le quatuor de Rigoletto). Bellini crée un seul chant, très ample, presque sans fin, mais unique. » Nombreux peuvent être les personnages, et divers leurs sentiments, le musicien « n’en exprime isolément aucun ; il les réunit et les fond ensemble dans une expression supérieure d’humanité infinie. »

Comment quitter Bellini sans rappeler, fidèle à l’admiration, à l’émotion qu’elle causera toujours, la plus fameuse peut-être et peut-être aussi la plus belle de ses mélodies ! Rien qu’à s’en souvenir, on comprend qu’un compatriote du maître écrive, ou s’écrie : « et maintenant relisons la Casta diva ; relisons-la pour notre pure joie spirituelle et pour notre orgueil sacré d’Italiens. » La scène est présente à toutes les mémoires. Norma vient de paraître. Ses prêtresses l’entourent. Les cheveux dénoués, le front couronné de verveine, elle tient de la main droite une faucille d’or. Après avoir reproché durement à son peuple, à ses prêtres, leurs cris séditieux, leurs appels, encore prématurés, à la révolte contre le joug romain, elle leur commande le calme, la paix et l’attente de l’heure prochaine, qui décidera de leur liberté. Fuis, à la clarté de la lune, elle accomplit les rites sacrés et cueille le gui.

Son commandement déjà, rien que son commandement, courte formule mélodique plutôt que mélodie, est admirable d’impérieuse noblesse. La modulation qui le transforme en prière n’a pas moins de beauté. Il suffit de trois accords, arpégés et descendants, véritablement baignés de l’ « obscure clarté, » pour créer une atmosphère nouvelle. Dans cette atmosphère d’argent, à deux reprises, modulée par une flûte d’abord, puis par la voix d’une femme, s’élève la plus ample, la plus pure, la plus auguste de toutes les cantilènes qui jamais aient monté vers la « chaste déesse, » la lune, pour l’appeler par son nom. Et tous les autres noms, les plus beaux, qu’a pu lui prodiguer la poésie antique ou moderne, et la prose même, celle d’un Chateaubriand, par exemple ; et les paysages sans nombre, littéraires ou colorés, dont les écrivains et les peintres l’ont faite l’héroïne et la reine, tout est oublié pour ces quelques lignes, pour ces quelques mesures, — vingt-trois exactement, — de canto puro. Alors, demande l’écrivain d’Italie, « est-ce Norma seule qui chante et prie ? N’entendons-nous que la voix de la prêtresse, ou la voix aussi de son peuple unanime, et celle enfin de l’humanité tout entière ? Et même sentons-nous qu’elle prie ? Ou plutôt, ne sentons-nous pas qu’elle emporte avec elle, sur l’aile de son chant, et le peuple, et les prêtres, et nous, dans le royaume des révélations supérieures et de l’éternelle vérité ? Est-ce la paix qu’elle implore ? Non : elle a déjà conquis pour elle-même, pour nous et pour tous, avec cette paix, le détachement de la réalité passagère, la félicité divine, le ciel. »

Peut-être estimerez-vous que c’est beaucoup dire. Mais si vous relisez la page de Bellini que nous venons de rappeler, et celles qui lui ressemblent, vous ne trouverez pas que ce soit dire trop. Seulement, ces vieilles mélodies si connues, ou méconnues, ou peut-être oubliées, relisez-les comme nous avons fait nous-même, non pas d’un œil distrait et d’une âme indifférente, mais avec une attention renouvelée et, s’il se peut, attendrie. Alors, vous sentirez que cette musique, comme toute musique digne de vivre, porte et nous porte bien au-delà de son sujet. La situation, le personnage, ne lui sert que de prétexte et de point de départ. Elle signifie, elle suggère infiniment plus qu’elle ne représente. Et tenez, il nous souvient du jour, — un jour heureux, et lointain, hélas ! — où, pour la dernière fois, un chant de Bellini caressa nos oreilles. C’était sur une plage à demi italienne de la Méditerranée. Dans le silence d’un matin d’été, nous entendîmes s’élever d’une terrasse voisine la phrase de Norma : « O di qual sei tu vittima. » Un ouvrier d’Italie la chantait d’une voix légère, tandis que sa main, légère aussi, peignait sur la muraille une guirlande de fruits et de fleurs, une frise d’ornements gracieux dans le style de son pays. Et ce que peignait cette main, et ce que soupirait cette voix, la fresque et la mélodie ; s’accordant avec la mollesse du ciel et la langueur des eaux, répandirent en tout notre être une sensation de plaisir et presque de volupté. Mais un autre matin, plus proche de nous et plus sombre, après une de ces nuits que Paris a connues, toutes retentissantes du fracas de la guerre, le hasard mit sous nos yeux et sous nos doigts l’invocation de la prêtresse à la divine gardienne de la paix et du silence de la nuit. Alors, au lieu des sensuelles délices d’autrefois, que de sentiments, et lesquels envahirent soudain notre âme ! Entre la mélodie ancienne et nos plus présentes, nos plus pressantes pensées, des correspondances mystérieuses et profondes se révélèrent. Le récitatif d’abord nous semblait retentir avec une autorité nouvelle, et nous promettre, à nous comme à nos ancêtres agenouillés autour de l’héroïne, « l’ora fatal che compia il gran decreto, l’heure fatidique où le grand décret s’accomplira. » Puis, au-dessus des accords perlant comme des gouttes de lumière, se déroulait la mélancolique et tendre oraison. « Chaste déesse, toi qui de ta lueur argentés ces forêts antiques et saintes, répands, répands sur la terre la paix que tu fais régner dans le ciel. » Pas un de ces mots, pas une de ces notes, qui ne nous frappât au cœur. Et, de tout notre cœur aussi, nous unissant à la cantilène immortelle, nous pleurions sur nos forêts antiques et saintes, que n’argentera plus la lueur de la lune, et nous souhaitions que régnât enfin, sur la terre comme au ciel de France, délivrés l’un et l’autre, la paix que depuis si longtemps leurs nuits mêmes ne connaissent plus.

« Humanum paucis vivit genus. » On a parfois envie de transposer le vieil adage dans l’ordre esthétique, et de le traduire, — à contresens peut-être, ou tout au moins par à peu près, — ainsi : « Une œuvre humaine, pour vivre, n’a besoin que d’un petit nombre d’éléments, ou de beautés. » Rappelons-nous Musset encore, disant de Raphaël :


Et pour que le néant ne touche point à lui,
C’est assez d’un enfant sur sa mère endormi.


Raphaël assurément a fait bien davantage. Et surtout il s’en faut que Bellini soit Raphaël. Mais, pour sauver du néant l’œuvre du musicien de Sicile, quelle qu’en soit, par moments, la faiblesse ou la misère même, c’est assez qu’il ait dessiné par les sons deux ou trois figures de femme. Autant que des symphonies, il est des mélodies où peut tenir, en quelques lignes de chant, un infini de beauté.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. La musica di Vincenzo Bellini, par M. Ildebrando Pizzetti, directeur de l’Institut Royal de musique de Florence. — Firenze, la Voce, 1918.