Revue musicale - Echos d’Italie

Revue musicale - Echos d’Italie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 697-708).
REVUE MUSICALE

ÉCHOS D’ITALIE


: In patris memoriam, oratorio de Mgr Perosi ; Ricordi, éditeur, 1911. — La vila e l’opera letteraria del musicista Benedetlo Marcello, par M. Enrico Fondi ; Roma, Walter Modes, editore, 1909. 


Rome, juillet.

En lisant, en jouant la cantate filiale et funèbre de Mgr Perosi, l’une de ses dernières œuvres, sinon la dernière, un passage de Dante nous revient en mémoire. À la fin du XIVe chant du Paradis, dans le ciel de Mars, le poète voit une croix lumineuse et mouvante. Il l’entend aussi, car les feux dont cette croix est formée sont des âmes, et elles chantent. Elles dansaient, nous dit-il, comme les atomes dans le rayon dont parfois est rayée l’ombre :


per lo raggio, onde si lista
Tal volta l’ombra, che per sua difesa
La gente con ingegno ed arte acquista.


Cette ombre, nous l’avons ménagée nous-même avec soin et « pour notre défense, » derrière les volets de la chambre que brûle au dehors le soleil de l’été romain. Un mince rayon la traverse et l’éclairé. Et, dès le début, dans cette musique aussi nous reconnaissons l’accent, le ton « des hautes louanges. »


Ben m’accorsi che ell’era d’alte Iode.


Enfin, suprême analogie avec la vision dantesque, c’est la douleur de l’artiste, sa « croix, » dirait-il en son pieux langage de prêtre, qu’il a faite ici mélodieuse et que nous écoutons chanter.

La composition nouvelle de Mgr Perosi nous attire et nous retient premièrement par ce caractère personnel, le même qui donne un intérêt particulier à certaines œuvres des maîtres. Il suffirait de citer, parmi celles-ci : de Rust, un lamento (Wehklage) sur la mort de son fils ; de Jean-Sébastien Bach, le Capriccio descriptif sur l’éloignement d’un frère chéri ; de Beethoven enfin, la célèbre sonate dont les trois parties s’intitulent les Adieux, l’Absence et le Retour.

Et puis et surtout l’In patris memoriam est assurément l’un des ouvrages où se montre le mieux la sensibilité particulière et la nature même du musicien. On pourrait la définir une sorte de lyrisme intime, de tendresse passionnée, mais contenue. S’il n’est pas vrai que la musique de Mgr Perosi manque toujours de puissance, il semble au moins que le dedans plus que le dehors l’attire, l’inspire, et qu’à l’étendue elle préfère la profondeur. Non pas, encore une fois, qu’en mainte page, éclatante ou grandiose, elle ne se soit élargie et déployée. Faut-il rappeler aux Parisiens, qui l’entendirent naguère, la seconde partie de la Résurrection du Christ ? Elle se nommait « l’Aube du triomphe, » et, matinale et triomphante en effet, elle justifiait son nom. Dès le début, au-dessus du sépulcre par le miracle ouvert, un grand souffle de joie balayait le ciel printanier. Un alleluia liturgique passait et repassait dans l’azur. Puis c’était la venue de Madeleine, son angoisse, sa recherche fiévreuse, éperdue ; enfin, plus pathétique encore, sa rencontre avec le jardinier divin et, répondant au maître qui la nomme, son cri, le plus émouvant que des lèvres, du cœur de cette femme, la musique ait jamais arraché. Voilà des traits, des traits de flamme, qu’on ne saurait omettre sans obscurcir la figure du musicien. Mais pour que celle-ci « ressemble » tout à fait, il en faut encore moins négliger les ombres, les demi-teintes et les aspects mystérieux. Dans la seconde partie également du même oratorio, plus loin, je sais une autre apparition du Christ à ses disciples rassemblés. C’est un Rembrandt après un Rubens. Ici deux mots, deux mots seulement : Pax vobis ! par l’étrangeté de l’intonation, des harmonies et des modulations, nous découvrent l’autre face et comme le pôle opposé de l’idéal, un abîme, — tout intérieur, — de souffrance à peine oubliée, de mélancolie et d’amour.

Tel est en général, à part quelques réserves que nous aurons à faire, le sentiment du nouvel oratorio de Mgr Perosi. L’œuvre se rapproche ainsi beaucoup plus du Dies Iste, donné au Trocadéro l’année dernière, que du Jugement universel, entendu ce printemps. In patris memoriam, autant qu’un hommage, ce titre seul est une prière, et qui fut exaucée. De là-haut, sur le travail du jeune maître de la chapelle Sixtine, le vieux maître de chapelle de Tortone a dû veiller, et dans le tendre, pur et pieux hommage offert à sa mémoire, l’âme du père aura reconnu l’âme de l’enfant.

Le texte de la cantate, pris dans l’Office des morts et dans le Livre de Job, est chanté par des chœurs et par un soprano solo tour à tour. Il exprime tantôt l’affliction, presque le désespoir, et tantôt l’espérance ; ici l’ennui, la crainte, l’angoisse, ailleurs la confiance et la paix ; il se termine par la prière liturgique et par la demande, pour celui qui s’est endormi dans le Seigneur, de la lumière et du repos éternel.

Le premier morceau, qui n’est que triste d’abord, s’anime, j’allais dire s’irrite bientôt. L’appel, ou le recours au Seigneur, se change en reproche, en débat éloquent et hardi. « Je demanderai à Dieu : Pourquoi me jugez-vous ainsi ? Qu’est-ce qui paraîtra bon devant vos yeux, si vous me calomniez, si vous m’accablez, moi, l’ouvrage de vos mains. » L’idée, — je parle de l’idée musicale, — autant que l’autre, est dramatique. Le chant, le mouvement, le rythme (en triolets écrasans), la répétition martelée des paroles (opprimas, opprimas, opprimas me), tout exprime avec une singulière audace, en même temps que la pitié, l’émoi, voire l’horreur, devant l’ouvrage le plus beau des mains divines, par ces mains elles-mêmes outragé. Le désordre de l’âme a passé dans la musique et l’égaré. Il l’emporte du moins jusqu’à des notes hautes, d’où la voix toujours irritée jette comme une protestation dernière. Alors tout se détend et retombe. Sur des triolets encore, non plus inégaux et rudes, mais unis au contraire et coulans, se déroule un chœur harmonieux. Facile, aimable en est la mélodie, que suffit à sauver de la banalité, çà et là, quelque note altérée suivant une inflexion quasi grégorienne et liturgique.

Le monologue initial est loin d’être conçu dans la forme de l’ « air, » que des périodes symétriques partagent. Pas de strophes, ou de couplets, ni de reprises, mais, accompagné par un orchestre mobile, changeant et toujours expressif, le plus libre développement de la pensée et du discours. Avec cela, de la suite et de l’ordre, le sens de la composition et de l’équilibre, et, pour établir l’unité de l’ensemble, des rappels et des points de repère ; enfin, sans trace nulle part de pastiche ou de scolastique, partout les signes de l’art classique et latin.

La cantate entière est conduite à la façon d’un dialogue, où la voix seule et le chœur se répondent : l’une plaintive et douloureuse, l’autre apaisant et consolateur. Pour la seconde fois, avec les paroles de Job, la musique s’emporte, s’irrite. L’âpreté de tel ou tel accent évoque certains éclats pathétiques de la Résurrection. Puis, de nouveau, le chœur intervient. A la déclamation véhémente il n’oppose que la douceur, ici peut-être un peu naïve, d’un cantique ingénu. Mais le pur et pieux musicien n’eut jamais honte de ces mélodies innocentes, et dont l’innocence même, comme celle des enfans, loin de faire sourire, attendrit.

L’œuvre se poursuit ainsi, partagée entre une voix et toutes les voix, entre la terre et le ciel, entre la misère humaine et la miséricorde de Dieu. Sur la mélodie passionnée, il semble qu’avec douceur, avec indulgence, la polyphonie constamment descende et se pose. Elle l’enveloppe à la fin de calme et de sérénité. Voici le centre ou le cœur de l’ouvrage. Il bat maintenant, ce cœur meurtri, sans violence ni révolte. « Mon Dieu, suppliait Veuillot, laissez-moi ma douleur, mais ôtez-moi mon désespoir. » La page de musique où nous arrivons ne serait pas indigne de cette héroïque épigraphe. En outre, pour le sentiment et pour le style, comme fond et comme forme, elle est un exemplaire insigne de la mélodie perosienne. En voici les paroles ; il convient de les citer, ne fût-ce que pour montrer avec quelle souplesse, quelle exactitude s’y adaptent les sons : « Dieu, qui nous avez commandé d’honorer notre père, ayez pitié dans votre clémence de l’âme de mon père. » Fidèle à la phrase littéraire, la phrase musicale premièrement l’agrandit, en fait une noble période, arrêtant sur chaque mot l’attention, l’émotion même. Pur est le dessin de la mélodie, ample en est la portée ou le développement. Deux fois d’abord, avec une gravité douce, mais avec une autorité croissante, elle énonce le commandement de respect. Le passage qui suit est le seul où le souffle faiblisse. La forme, ou plutôt la formule, de ces huit mesures ne consiste que dans la répétition, dans le report à des étages différens de la figure mélodique. Vous avez reconnu le procédé que le langage ou le jargon des musiciens désigne sous le nom de « rosalie. » Mais de cette défaillance passagère le style aussitôt se relève. Sur le mot clementer'', trois fois répété, la plus heureuse variante de rythme, — et la moins attendue, — anime, avive la voix d’un élan passionné et la porte jusqu’aux cimes, pour l’y retenir un moment vibrante, et l’en ramener comme avec respect, avec amour, de note en note et par degrés noblement descendus.

Toute l’ordonnance de cette page, de cet air, est harmonieuse et selon les traditions du meilleur style italien. Dans l’épisode accessoire, entre le premier exposé de la phrase principale et son retour, lequel forme reprise et conclusion, l’intérêt se renouvelle et se soutient. « Seigneur, remettez-lui ses péchés, et, dans la joie de l’éternelle clarté, faites que je le revoie un jour. » La mélodie, ici plus incertaine, flotte et plane davantage. Elle est comme portée sur les ondes sonores, image des ondes de lumière, et des inflexions, des cadences de plain-chant lui communiquent je ne sais quelle mystique et mélancolique douceur. Mais un passage surtout, — de quatre mesures, — montre bien quel surcroît d’expression, à des paroles expressives déjà, peut ajouter la musique. Meque eum, dit le latin, faisant immédiate, en deux mots, la réunion du fils avec le père. Le chant répète la formule, il y insiste et, la resserrant d’abord, ensuite il la dilate et l’épanouit par une modulation lumineuse, où semble s’annoncer et se goûter à l’avance la félicité du revoir éternel.

Parlerons-nous de la seconde reprise, où des variantes harmoniques, instrumentales, enveloppent le thème d’une élégante ornementation ? Mais peut-être n’avons-nous déjà que trop parlé d’une phrase, d’une mélodie, et très simple. « Ma poésie traduite, » disait Henri Heine, « c’est du clair de lune empaillé. » Plus grand encore est le danger pour la musique, et plus grave souvent le méfait de la cri- tique musicale. A force de transposer les sons dans les mots, celle-ci risque de les trahir, et d’étouffer en eux, cherchant à l’y surprendre, l’émotion, l’âme et la vie.

L’analyse peut toutefois reconnaître dans une telle page, significative entre toutes, le caractère intime que nous avons noté plus haut. Intime n’est pas assez dire : il faut ajouter personnel, et par ce trait au moins, par cette nuance de sentiment, l’oraison filiale de Mgr Perosi nous rappelle un petit chef-d’œuvre de notre musique à nous, le délicat, discret et délicieux Requiem de M. Gabriel Fauré. Cette musique-là non plus ne semble pas convenir à toutes les funérailles. Elle n’a rien d’universel et de public. On dirait qu’elle pleure une seule mort, que pour une seule âme, elle prie. De là vient l’attrait, unique aussi, de ce Requiem en quelque sorte réservé et comme tendrement jaloux. Dans la cantate italienne, si différente par le style du Requiem français, je trouve le charme pareil d’une familière douleur, l’expression d’un sentiment qui se renferme, se reploie et se dérobe à la foule, enfin, pour la créature aimée et qui n’est plus, je ne sais quel hommage, quel tribut privilégié de regrets et de pleurs.

Telle demeure encore, — au début, — l’inspiration du dernier morceau (verset liturgique du Requiem). Il est bâti sur une phrase infiniment suave, suppliante, pure de contour et développée avec ampleur. La cadence en est particulièrement pathétique : la voix s’élève, d’un vol repris deux fois, puis, sur une appoggiature expressive, elle se pose longuement, s’abaisse d’un degré et se tait. La valeur, l’originalité de la chute mélodique tient surtout à cet appui final. Il aura son rôle dans l’architecture de l’ensemble. Architecture est bien le mot, car ces pages dernières, — nouvelle analogie de l’In patris memoriam avec le Dies iste, — sont développées et construites. Les deux notes de l’appoggiature, la première portant sur la seconde, en soutiennent certaines parties, en couronnent telle ou telle autre. A de brusques rappels, à des raccourcis de mélodie ou de rythme, succèdent de larges effusions. Je crois même entendre passer, dans un souffle wagnérien, l’adieu de Wotan à Brunnhilde, et la piété filiale, par un touchant retour, emprunter la voix de la paternelle pitié. C’est ici que la prière pour un seul se change en prière pour tous et qu’une douleur unique se fond dans la commune, dans l’humaine douleur. La grandeur, ou la généralité de la musique, ce caractère que Taine estimait nécessaire à l’œuvre d’art, s’en trouve un moment augmentée. Mais de nouveau tout s’apaise et se réduit. Les sons, qui s’étaient accrus en nombre, en force, en rapidité, se raréfient, se ralentissent et s’éteignent. Tout à l’heure âpre et rude comme un cri, comme un coup, l’appoggiature elle-même revient à la douceur d’une caresse ou d’un soupir, et la cantate s’achève ainsi qu’elle avait commencé, dans l’intimité, presque dans le secret d’une solitaire douleur.


Venise, juillet.

Il y a screnata ce soir sur le Grand Canal et sur le bacino de Saint-Marc. Illuminées et mélodieuses, les gondoles vont et viennent, tantôt unissant, tantôt séparant leurs concerts. Les échos se mêlent aux reflets dans la nuit qui fait cette musique plus belle, à moins que peut-être elle n’en fasse elle-même, elle seule, toute la beauté. Filles de l’Adriatique et de Shakspeare, Porzia et Nérissa prêtaient à leur Venise nocturne ce pouvoir[1]. Haendel était de leur avis. Il n’ignorait pas le charme combiné des ondes sonores et des ondes humides, et pour les nuits d’Angleterre, moins tièdes et moins pures que cette nuit vénitienne, il écrivit ses « Musiques sur l’eau. »

Nous suivons le Canal Grande. Au balcon des vieux palais, — surtout de quelques-uns, devenus de modernes hôtels, — on entrevoit des silhouettes attentives. Par une telle nuit, voilà bientôt deux cents années, sous un de ces balcons, une barque passa, d’où s’élevait une voix de femme. Belle, pure, et, suivant l’expression des contemporains, « nitida come la perla, brillante comme la perle, » cette voix saisit d’admiration le maître du somptueux logis, qui s’y connaissait en musique. Il fit arrêter la gondole et descendit pour complimenter l’inconnue. Or il advint que le visage de la cantatrice se rapportait à son chant, si même il ne le surpassait encore. Elle n’était qu’une pauvre fille, il était, lui, patricien de Venise. Un mariage déclaré leur était interdit par les lois. Ils s’unirent du moins en secret et, le 20 mai 1728, devant le vicaire du patriarche, l’humble Rosanna Scalfi devint l’épouse cachée, mais honorée, et chérie jusqu’à la fin par son époux, du très noble et très illustre Messer Benedetto Marcello.

Surnommé, — comme bien d’autres, — « prince des musiciens, » fauteur des Psaumes et d’Ariane porte et garde encore ce titre en son pays. D’autres noms ici nous reviennent à la mémoire avec le sien, mais il n’en est pas un qui l’efface, ni celui des Gabrieli, ses devanciers, ni ceux des Caldara et des Lotti, ses contemporains. Benedetto Marcello, c’est le nom d’un grand seigneur et d’un grand artiste, le nom d’un poète, religieux et profane, d’un humoriste et d’un satirique même, enfin d’un converti, voire d’un pénitent. Marcello fut tout cela. Tel nous le retrouvons, nature opulente et diverse, dans le petit livre que nous feuilletons entre le ciel et l’eau de sa radieuse patrie.

En 1686, une année après Haendel et Bach, il naquit d’une famille qui faisait remonter son origine aux Claudii Marcelli de l’ancienne Rome. Tout jeune, il fut poète par sa propre inclination, et, par la volonté paternelle, — d’autres disent par amour-propre et gageure d’amoureux, — violoniste et musicien bientôt passionné. Mais pour la poésie et pour la musique même, il n’entendit pas se dérober aux devoirs et aux honneurs de la carrière civile. Avocat, puis magistrat, avec des titres et des fonctions variées, il finit par être nommé camerlingue, ou trésorier de la République, à Brescia. C’était en 1738. Il y mourut l’année suivante. Il y repose encore, sous la pierre où sa veuve, discrète au delà de la vie, n’osa trahir le titre et les regrets de l’épouse que par les deux premières lettres de ces deux mots : U [XOR] M [ÆSTISSIMA].

Le poète, avons-nous dit, fut chez Marcello de deux sortes, profane et sacré. Le premier écrivit une centaine — exactement — de sonnets amoureux. Ils sont dans la manière, affaiblie et parfois affadie, de Pétrarque. Plus d’un pourtant justifie ce beau vers, promesse et programme de sincérité, que le recueil porte comme épigraphe :


Pianger cercai, non gia’ del pianto onore,
J’ai cherché à pleurer et non la gloire des pleurs.


Le second poète, chez Marcello, ne se proposa que de racheter l’autre. Les Sonetti a Dio, la Redenzione, pieuse épopée en vingt chants, que l’auteur ne put terminer, sont des œuvres pour ainsi dire expiatoires. L’année 1728, mémorable deux fois dans la vie de l’artiste, fut celle de son mariage et de sa conversion, ou de son retour. Non pas qu’il eût à revenir de bien loin, et par l’esprit au moins, ou contre l’esprit, il n’avait point péché. Mais un accident singulier changea sa vie et la remit d’accord avec sa croyance. Comme il visitait un jour l’église des Saints-Apôtres, une pierre sépulcrale ayant cédé sous ses pieds, il tomba dans le caveau jusqu’à mi-jambe. Son imagination frappée lui montra dans cette chute, avec un présage de mort, un avertissement de la Providence, et dès lors, il devint un homme nouveau. Éloquens, sincères comme les sonnets d’amour, quelquefois avec un peu d’emphase ou de maniérisme aussi, les Sonetti a Dio sont le poème du repentir. Et la conduite même de Marcello parut désormais d’un pénitent. Dès le lendemain de sa funèbre chute, il commença de donner les marques d’une ardente piété. Délaissant de plus en plus la musique pour la poésie, et la poésie édifiante, sa vie pendant ses dernières années fut presque d’un religieux, partagée entre la méditation et la prière, l’assistance aux offices et la réception des sacremens. S’il dérobait quelques instans à ses dévotes pratiques, c’était pour se promener, quelquefois en sainte compagnie et toujours en silence, ou bien pour travailler encore aux Sonetti a Dio, à la Redenzione, espérant de l’un et de l’autre ouvrage son propre amendement et la conversion des pécheurs.

Il mourut le 24 juillet 1739 et l’on rapporte que, près d’expirer, il solfiait d’une voix défaillante ce verset du Miserere par lui mis en musique : « Amplius lava me et ab omni iniquitate meâ munda me. » Telle fut, en sa dernière partie du moins, la vie de Marcello, et dans le décor somptueux, éblouissant, où nous en relisons l’histoire austère, elle nous fait un peu l’effet d’un paradoxe ou d’une contradiction.

Mais à d’autres égards et par des caractères opposés, par la gaîté, la verve et l’esprit, par l’éclat et la splendeur aussi, l’harmonie se rétablit entre Venise et Marcello le Vénitien. Spirituel, il le fut comme pas un de ses concitoyens, contre plus d’un même, et non des moindres, témoin certain pamphlet de sa façon, regrettable d’ailleurs, à l’adresse d’un recueil de Madrigaux de Lotti. En d’autres circonstances et sur d’autres sujets, avec plus de raison et démesure, il ne montra pas moins de malice. A Venise, dit très bien Goldoni, « le caprice est le fond du caractère et la facétie le fond de la langue. » Du temps de Marcello, c’était l’habitude, la tradition des grands seigneurs, de se divertir aux dépens de leurs gens, de faire à leurs gondoliers, à leurs perruquiers, à leurs valets, mille tours. Les historiens de Marcello nous en ont rapporté de bouffons[2]. Mais dans la plaisanterie lyrique surtout le musicien-poète excella. Certain passage de sa cantate Callisto changée en ourse est une imitation burlesque de la métamorphose même. En d’autres œuvres, on signalerait d’autres effets, bizarres à dessein, de rythme ou d’harmonie. Faut-il rappeler encore les deux madrigaux, si connus, que Marcello composa, paroles et musique, pour les chanteurs de Saint-Marc et fit exécuter par deux quatuors, l’un de ténors et de basses, l’autre de soprani et contralti ? ceux-ci, — comment dirai-je ?— artificiels ou fabriqués selon l’usage et la manière du temps. A défaut de l’air, voici la chanson :


I


(Pour deux ténors et deux basses)

Non, là-haut, dans le chœur des bienheureux
N’entrent pas les castrats
Parce qu’il est écrit en ce lieu...

(Les soprani interrompent)

Dites ce qui est écrit.

(Les ténors et les basses répondent)

Que l’arbre qui ne donne pas de fruits brûle dans le feu

(Les soprani, hurlant)

Ahi ! Ahi !

II


(Pour deux soprani et deux contralti)

Oui, là-bas dans les profondeurs de l’Érèbe,
Là-bas où l’on va dans les flammes,
Tomberont les ténors et les basses,
Parce qu’il a été écrit par les saints prophètes
Ceux qui sont castrats seront heureux[3].


Pas plus que les interprètes, les auteurs mêmes, librettistes ou musiciens, ne sont épargnés par Marcello. Il dit leur fait aux premiers dans un Prologue et dans un Sonnet satiriques, dirigés contre le livret qu’un certain Benedetto Pasquerigo avait tiré du Pastor fido de Guarini. Enfin le célèbre, délicieux et toujours actuel opuscule Il teatro alla moda, s’adresse à tout le monde, j’entends à tout le monde du théâtre : « poètes, compositeurs de musique, musiciens de l’un et de l’autre sexe, joueurs d’instrumens, ingénieurs, peintres de décors, personnages bouffes, tailleurs, pages, comparses, souffleurs, copistes, protecteurs et mères de dames virtuoses, et toutes autres personnes faisant partie du théâtre. » « Satira gentilissima, » dit un commentateur ; un autre : « caricatura saporitissima. » Ils disent bien tous les deux. Sous une forme constamment plaisante, ironique parfois jusqu’à l’insolence, il arrive à l’auteur d’effleurer, en se jouant, des questions même sérieuses : nature du poème lyrique ; relations entre la poésie et la musique, ces deux sœurs, ou qui devraient l’être, et qui trop souvent, — le mot, je crois, est d’un Italien encore, — sont plutôt belle-mère et belle-fille. Mais avant tout, plus que tout, le Teatro alla moda nous offre un tableau qu’on peut bien appeler vivant, et, sauf le dialogue, une comédie, unique peut-être en ce genre, de mœurs et de caractères. Marcello l’humoriste, Marcello le railleur, et non le converti, le pénitent, voilà pour le coup le Marcello de Venise, et dans la verve, dans l’esprit de l’écrivain du Teatro alla moda, nous reconnaissons le génie de sa patrie et de sa race.

Mais une communauté plus magnifique Lia le musicien à la cité. Encore une fois, on ne se souvient pas de lui seul ici. Que le soleil et la brise fassent l’eau scintillante, vous entendrez l’aria spirituelle et tendre de Lotti « Pur dicesti, o bocca, bocca bella, » et les notes vives brilleront, danseront devant vous à la pointe des flots. D’autres aspects de l’enchanteresse éveilleront d’autres échos. Sur les mirages et les moires de la lagune morte, plane à jamais un chant admirable de Caldara, très calme, horizontal, sans une ride à la surface, mais au fond, triste lui-même à mourir[4]. Par la mélodie et l’accompagnement, par l’expression désolée, il évoque, le lied italien, les sombres Rêves de Wagner, esquisse, vénitienne aussi, de Tristan. Et voilà peut-être, s’élevant de la cité des eaux, d’assez nobles concerts. Mais une voix les domine, celle de ce Marcello qui dut être le fils bien-aimé de Venise, parce qu’entre tous il lui ressembla. « Dans Venise, écrit son biographe, il avait respiré un air de beauté et de magnificence. » Avec cet air il modula ses chants. Un des caractères de sa musique est la splendeur. On l’appellerait volontiers le Haendel italien. Le Haendel allemand n’eût pas désavoué ses sonates pour violoncelle et piano. Delsart les joua naguère avec un partenaire que nous connaissons, dans certaine petite salle du Conservatoire, ancienne, fameuse et condamnée à périr. C’était pour illustrer par des exemples vivans les leçons passionnées, enthousiastes de Bourgault-Ducoudray, ce grand amoureux de notre art. Et Bourgault rêvait de les entendre, les nobles adagios, les allégros éclatans, à l’heure du crépuscule d’été, dans un salon dallé de marbre, ouvrant sur un jardin clos de murs en briques roses, pareil à ceux que frôle aujourd’hui la gondole où je me souviens du maître et de l’ami qui n’est plus.

Hier, avant même d’entrer à Venise, mais en pays déjà vénitien, cheminant par la plaine opulente que la torride saison n’a pu flétrir, mon regard suivait d’arbre en arbre, à l’infini, les guirlandes où mûrissaient les grappes suspendues. Et comme un feston sonore, aussi riche, aussi gonflé de vie, je croyais ouïr se dérouler certain chœur d’Ariane, vraiment dionysiaque et saluant le dieu des vendanges de ses noms les plus éclatans, les plus glorieux.

Enfin un chant de Marcello me paraît aujourd’hui le triomphe, l’apothéose musicale de Venise, tant il surabonde de force, de lumière et de joie : c’est le psaume célèbre I cieli immensi narrano. Le rythme, le mouvement et la mélodie, la robuste et fière attaque, l’ample et riche développement des phrases qui retombent, ruissellent, comme de grands plis sur un fond transparent, tout, en ce chef-d’œuvre, s’accorde avec les « Venises reines » que peignit le Véronèse au plafond du palais ducal. Sur les toiles et dans la musique, avec la même liberté, c’est le même éclat de nacre et d’argent, le même luxe du décor ; l’atmosphère est pareille et semblables sont les cieux. Cieux de la nuit, mais surtout cieux du jour et des après-midi radieux, ce psaume est votre poème. Il est trois heures. Nous sortons de Venise, du côté de l’Orient. Nous allons vers Murano, plus loin encore, vers San Francesco, l’îlot de la solitude. La lagune est déserte. Sur l’onde sans une ride, l’azur sans un nuage étend son pavillon de soie. I cieli immensi narrano... Oui, « les cieux chantent la gloire du Seigneur, » mais c’est la gloire des cieux de Venise qu’a chantée Marcello le Vénitien.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. The Mevchant of Venise (acte V, sc. 1).
  2. Voir Zaccaria Morosini, Benedetto Marcello e la sua età Venezia, 1881 (cité par M. Fondi).
  3. I

    (Per due tenori e due bassi)
    No, che lassù ne’cori almi e beati
    Non entrano castrati,
    Perché è scritto in quel loco
    ( i soprani interrompono)
    Dite che è scritto mai ?
    ( tenori e bassi rispondono)
    Arbor che non fa frutto arda nel fuoco
    ( i soprani gridano)
    Ahi ! Ahi !

    II

    ( Per due soprani e due contralti)
    Si che laggiù nell’Erebo profondo
    Ove nelle fiiimme vassi,
    Cadran tenori e bassi,
    Perche scritto già fù da sacri vati :
    Quei che castrati son, saran beati.

  4. Voyez la mélodie sur ces paroles : Come raggio di sol, dans le recueil des Arie antiche, publié par Parisotti ; chez Ricordi.