Revue musicale - Beethoven, d'après les témoins de sa vie

Revue musicale - Beethoven, d'après les témoins de sa vie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 795-806).
REVUE MUSICALE

BEETHOVEN, D’APRÈS LES TÉMOINS DE SA VIE


Die Erinnerungen an Beethoven, gesammelt von Friedrich Kerst. — 2 vol. Julius Hoffmann, Stuttgart, 1913.


Il est heureusement de ceux que nous pouvons aujourd’hui ne pas réprouver ni proscrire. S’il ne nous aima point, son excuse, ou sa raison, était dans nos victoires. Mais il ne nous a pas outragés. On rapporte même qu’en 1805, lors de la première entrée des Français à Vienne, quelques-uns de nos officiers, musiciens, étant allés présenter leurs hommages au compositeur de la Symphonie Héroïque, Beethoven leur fit bon accueil. Et même il exécuta, non seulement en la présence, mais avec le concours de ses visiteurs, des fragmens de l’Iphigénie en Tauride, de Gluck. Il ne tarda guère à changer de sentiment, ou d’humeur. Un soir qu’il se trouvait être, avec des officiers français encore, l’hôte de son ami, le prince Lichnowsky, au château de Gratz, près de Troppau, le prince pria, supplia Beethoven de se mettre au piano. Ce fut en vain. Plutôt que de jouer « devant les ennemis de sa patrie, » Beethoven prit la fuite. Seul, à pied, par une nuit d’hiver, il quitta le château, et de longtemps il ne pardonna point à son ami des instances qui l’avaient offensé. Au dire de Reicha (1809), depuis la proclamation de l’Empire en France, Beethoven aurait marqué pour l’Empereur et pour les Français un tel mépris, que Rode, le premier violoniste d’Europe, étant de passage à Vienne, ne put trouver accès auprès de lui. On lui prête, sur ou contre Napoléon, cette fière parole : « Si je savais la guerre comme je sais la musique, je le battrais. » Enfin un facteur de harpes anglais, nommé Stumpff, qui rendit visite à Beethoven en 1824, assure que dans ses propos le maître ne nous épargnait guère, traitant les Français de piètres connaisseurs, en mu-Bique d’abord, et en politique également.

Sa musique a lui, même sa musique, ne nous a pas toujours ménagés. La symphonie descriptive et imitative, pour orchestre, avec décharges de mousqueterie et d’artillerie, intitulée la Victoire de Wellingtonvou la Bataille de Vittoriav ; certaine cantate officielle et de circonstance (ve moment glorieuxv en l’honneur du Congrès de Vienne ; deux chœurs : la Résurrection de la Germanie et Tout est accompli, forment dans l’œuvre de Beethoven ce qu’on peut appeler la part nationale ou patriotique. Il s’en faut, premièrement, à ne parler que de la musique seule, que ce soit la meilleure part. Notre confrère M. Jean Chantavoine a traité la Bataille de Vittoria de « gigantesque amusette musicale, » indigne de soutenir aucune comparaison avec l’Héroïque, laquelle au moins, ne fût-ce que par la dédicace primitive à Bonaparte, est un peu nôtre, et glorieusement. Dans la cantate et dans les deux chœurs, M. Chantavoine encore ne voit que des « œuvres pompeuses, aussi étrangères à son génie » (au génie de Beethoven) « que la Victoire de Wellington. » Ainsi d’abord, — et c’est tant mieux, — il n’y a pas, dans ces œuvres médiocres, de beauté qui mérite et puisse en quelque sorte forcer notre admiration ; pas d’offense non plus, et nous en sommes plus heureux encore, qui doive entretenir en nous de pieux et durables ressentimens. Elle fut notre ennemie, cette musique, mais sans lâcheté ni bassesse. Elle a chanté nos malheurs, elle n’y a point insulté.

Il y a quelques semaines, répondant ici même à l’odieux manifeste des prétendus « intellectuels » allemands, M. Francis Charmes écrivait : « Gœthe, Beethoven et Kant ont vécu et, comme on dit, fleuri, à un moment où ce « militarisme » (le militarisme prussien) était fort, loin d’exister. Ils étaient d’ailleurs à l’antipode des sentimens de l’Allemagne d’aujourd’hui et ils les auraient détestés s’ils les avaient connus. Aussi bien, » — ajoutait notre directeur, — « aussi bien laissons Beethoven, qui est très grand sans nul doute, mais non pas dans le monde de la pensée, et qui est d’ailleurs à moitié Belge. » A notre tour, il nous plaît de laisser Gœthe, et surtout Kant. Mais ne laissons pas Beethoven. Que la grandeur, — Pascal eût écrit « la dignité » — d’un musicien comme celui-là ne consiste pas dans la pensée, dans un certain mode de la pensée, une telle assertion fait trop peu d’honneur à la musique elle-même. Nous y reviendrons tout à l’heure. Retenons de préférence, ou répétons aujourd’hui plus fortement que jamais, la seconde assurance, relative à la nationalité de Beethoven. On le sait, et notre confrère M. Pierre de Nolhac le rappelait dernièrement, les van Beethoven étaient originaires des environs de Louvain. Leur nom figure dès le XVIe siècle dans les archives du pays. En 1650, un Beethoven est établi à Anvers. Son fils, Guillaume, épouse une Anversoise, Catherine Grandjean. Henri, fils de Guillaume, a le titre de bourgeois d’Anvers. L’un de ses douze enfans, Louis, grand-père du compositeur, habite Gand, Louvain ensuite, comme chantre de l’église Saint-Pierre. Il se fixe enfin à Bonn, où il est nommé membre, puis directeur de la chapelle de l’électeur-archevêque de Cologne. Son fils Jean, ténor de la dite chapelle, prend pour femme Madeleine Keverich, fille d’un cuisinier de l’électeur de Trêves, et de ce mariage naît le maître des neuf symphonies. Ainsi nous apparaît, purifié, le sang qui coulait dans les veines de Beethoven, et nous sommes heureux de restituer à la patrie flamande, à cette terre, à cette race de héros entre toutes, le plus héroïque de tous les musiciens.

Flamand par ses origines, Allemand (des bords du Rhin) par le lieu seul de sa naissance, c’est à Vienne que Beethoven passa la plus grande partie de sa vie. Mais s’il fut en réalité l’hôte, et l’hôte fidèle ; de la capitale autrichienne, il ne s’en regarda jamais, au fond de son cœur, comme le fils adoptif, encore moins aimant et pieux. Toujours il regretta le Rhin. Il souhaita même parfois de connaître la France, surtout la France du Sud, où, disait-il, les femmes sont aussi belles que Vénus, où le parler est harmonieux. Dès l’année 1816, il se plaint à l’un de ses visiteurs, de « l’horrible Vienne » et de la vie qu’il est contraint d’y mener. Au milieu des nombreux et puissans amis qu’il y compte, il ressent l’impression de l’isolement. A Vienne, tout lui déplaît et l’irrite, y compris la cuisine, médiocre, et le vin, frelaté. Ses compagnons de promenade ont raconté que, même dans la rue, à voix haute, comme les sourds, il ne se gênait guère pour se répandre en propos hostiles au gouvernement autrichien. En art, aussi bien qu’en politique, il estimait peu le goût viennois. « Pour ce qu’il y a de bon, de fort, en un mot, pour la vraie musique, tout sentiment s’est perdu ici. En vérité, vous autres Viennois, c’est là que vous en êtes. Rossini et consorts, voilà vos héros. Quelquefois Schuppanzigh[1] me demande un quatuor. Quant aux symphonies, vous n’avez pas le temps. Et vous ne voulez pas de Fidelio. Rossini, Rossini vous plait par-dessus tout. A moins que peut-être vos productions à vous-mêmes, vain babil et chansonnettes sans âme, ne vous aient rendus insensibles à l’art véritable. En tout cas, Viennois, voilà votre goût. »

C’est pour l’Angleterre et les Anglais que Beethoven, en ses dernières années, paraît avoir éprouvé la plus vive sympathie. « Il semble, » rapporte un de ses interlocuteurs (1822), « il semble conserver à la nation britannique une immuable faveur. — J’aime, nous a-t-il dit, la « noble simplicité des mœurs anglaises. » Et d’autres éloges ont suivi. Je crois qu’il ne perd pas tout espoir de visiter l’Angleterre avec son neveu. » Ailleurs : « Beethoven a parlé volontiers et longtemps. Il a la plus haute opinion de Londres et de ses habitans : « L’Angleterre occupe un rang très élevé dans la civilisation. A Londres chacun sait quelque chose et le sait bien. Tandis qu’un Viennois, cela sait parler de manger et de boire, cela chantonne et tapote une musique insignifiante, qu’un autre, ou bien lui-même, a fabriquée. »

Il n’est pas jusqu’à la cuisine anglaise, dont Beethoven, qui savait aussi parler de bonne chère, ne se régalât, en imagination : « Le poisson, le poisson, voilà ce que j’aime. Mais dans ce pays -ci, il n’est pas bon. Du poisson fraîchement sorti de la mer, comme on vous l’apporte sur la table à Londres, voilà ce qui ferait mon affaire. » Et tout de suite il reprenait son panégyrique des Anglais, « qui savent apprécier tout ce qui est fort, tout ce qui est bon, tout ce qui est beau. »

Ils firent mieux qu’apprécier Beethoven : ils l’aidèrent, pendant les derniers temps de sa vie, qui furent misérables. En récompense, il se promettait de dédier sa dixième symphonie à la Société philharmonique de Londres. L’illustre compagnie était digne d’un tel hommage. Elle avait fait parvenir une somme de cent livres sterling à Beethoven, mourant dans la pauvreté. « Cela déchirait le cœur, écrit un témoin, de le voir joindre les mains et tout près de fondre en larmes de joie et de reconnaissance. » Jusqu’à la fin, il ne cessa de protester de sa gratitude, chargeant son ami Schindler de ses remerciemens pour toute la nation anglaise et pour la Société philharmonique. « Que Dieu la bénisse, répétait-il. Elle a fait moins sombres mes derniers jours. » Peu de temps après la mort du maître, Schindler écrivait à Moschelès : « La Société philharmonique a l’honneur d’avoir payé de ses deniers la sépulture du grand homme. Sans cela nous n’aurions pu faire les choses aussi convenablement. » Ainsi la terre où Beethoven repose fut achetée en partie avec de l’or anglais. Ainsi, de la naissance, ou plutôt des origines du maître à sa mort, et même au-delà, de son berceau jusqu’à sa tombe, dans sa vie comme dans ses pensées et dans ses affections, il y a pour ainsi dire certains traits ou certains élémens que nous avons le droit de reprendre à nos adversaires et de restituer à nos amis.

L’ouvrage que nous venons de lire et qui forme deux gros volumes, est un recueil considérable, et peut-être jusqu’ici le plus important en son genre, de souvenirs beethoveniens. Pour composer un aussi copieux répertoire, pour mener à bien une aussi vaste enquête, l’éditeur n’a pas fait appel à moins de cent quarante témoins, tous contemporains, cela va sans dire, et tous oculaires. D’où l’impression de vivacité et de vie que donne et laisse une pareille lecture. Impression également très diverse, grâce à la variété même des aspects ou des poses que prend devant nous, vivant et mourant aussi, l’illustre modèle. Il nous apparaît, identique et changeant, suivant l’âge, les circonstances, les dispositions extérieures ou intérieures, en une série de portraits, croquis ou silhouettes. Parmi tant d’images, et qui passent vite, essayons d’en retenir, un moment, quelques-unes. La vision, même sommaire, d’un Beethoven, est de celles qu’en tout temps, pour l’esprit et pour l’âme, il est bon d’évoquer.

Du temps que Beethoven était enfant, il y avait à Bonn un personnage bizarre, un musicien, nommé Stommb, et que la musique, dit-on, avait rendu fou. Toujours silencieux, il errait par la ville, tenant de la main droite un bâton de mesure et, de la gauche, un rouleau de musique. Souvent il entrait dans la maison où logeait la famille Beethoven. Il s’arrêtait au rez-de-chaussée et, sans prononcer une parole, en regardant le plafond, il frappait son rouleau de son bâton, comme pour signifier que la musique avait là-haut son royaume. Là-haut, un petit garçon au visage sombre, aux cheveux noirs, aux yeux étincelans, déjà rêveur et même un peu farouche, improvisait tantôt sur le violon, tantôt sur le piano. Son père s’en irritait : « Voyons, lui criait-il, as-tu bientôt fini de gratter ainsi ? Prends ta musique, ou je te donne un soufflet. » Mais l’enfant, continuant de jouer, sans musique, levait les yeux vers son père et lui disait : « Écoute ! c’est pourtant beau. » D’autres fois, il passait de longs momens à sa fenêtre, la tête dans ses mains, et quand, de l’autre côté de la cour, une petite voisine lui demandait : « Eh bien ! Ludwig, comment cela va-t-il ? » il tardait à répondre et répondait enfin : « Pardon ! mais j’avais de si belles, de si profondes pensées ! »

Il travaillait à ses heures, à moins que ce ne fût à des heures que ses maîtres d’alors choisissaient quelquefois étrangement. L’un d’eux nommé Pfeiffer, s’attardait volontiers le soir au cabaret avec le père, — assez intempérant, on le sait, — de son élève. Vers minuit, les deux compagnons rentraient ensemble. On réveillait Ludwig, on le poussait au piano et la leçon nocturne se prolongeait alors jusqu’au matin. Souvent aussi le gamin devait se faire entendre à des « connaisseurs ; » mais aucun éloge ne semblait émouvoir ou seulement flatter l’enfant sauvage. Cette sauvagerie devait s’accroître avec l’âge et surtout avec l’infirmité. Peu de temps avant la mort de sa mère, en 1787 (il avait dix-sept ans), Beethoven commença de reconnaître, — de loin encore, — les premières atteintes de son mal. Un soir, dans une maison amie, une jeune fille racontait des histoires à des enfans. Le jeune homme écoutait, les coudes sur ses genoux et le front dans ses mains. Il écoutait, mais il interrompait à chaque instant : « Comment ? Quoi ? Qu’a-t-elle dit ? » Si bien qu’un des assistans finit par s’écrier : « Ah ! çà, mon garçon, tu es donc fou ? ou sourd ? » Cette fois, hélas ! Beethoven entendit et, le reste de la soirée, demeura silencieux.

C’est beau, pourtant ! » disait à son père le petit improvisateur. Tous ceux auxquels il fut donné d’entendre Beethoven assurent que ses plus belles œuvres sont moins belles que ne l’étaient ses improvisations. Les deux volumes que nous venons de lire portent à chaque page une preuve et comme une trace, lumineuse et chaude encore, de ses prodigieuses « fantaisies. » A l’âge de vingt-deux ans, il éblouissait littéralement un de ses maîtres par le feu jaillissant de son âme et de ses doigts. Un pianiste réputé s’écriait alors : « Je n’oublierai jamais la journée d’hier. Le diable est dans ce garçon-là, je n’ai jamais entendu jouer ainsi. Il a improvisé sur un thème que je lui ai donné, comme jamais n’improvisa Mozart… C’est un jeune homme petit, laid, noir, peu avenant, il s’appelle Beethoven. » Tout cela n’empêchait pas Beethoven de déplorer l’insuffisance de son éducation première et de sa technique d’exécutant. « Cependant, ajoutait-il, j’étais doué pour la musique. » Plus avancé dans la vie, comme on lui parlait de sa gloire : « Quelle folie ! je n’y ai jamais pensé. Jamais je n’ai travaillé pour la renommée Ce que j’ai dans le cœur doit en sortir, et c’est cela que j’écris. » C’est cela aussi qu’il jouait, sans l’écrire, et qui souvent arrachait à ses auditeurs des larmes, voire des sanglots. Mais lui, l’improvisation achevée, éclatait de rire et, se moquant des assistans, leur criait : « Vous n’êtes que des fous ! » ou encore : « Que voulez-vous qu’on fasse avec de pareils enfans gâtés ! »

Une poésie de Schiller a pour titre : « Laura au piano. » Beethoven au piano pourrait en inspirer plus d’une. Un soir, chez des amis, il avait longtemps refusé de jouer. On passe à table, mais il reste au salon. Et voici que, solitaire, il commence. Les convives alors d’écouter, immobiles et silencieux. Depuis une heure durait leur silence et leur enchantement. Il entre enfin, et si vive, si brusque est son entrée, qu’il renverse et brise une partie du couvert, laissant d’ailleurs cassées aussi la moitié des cordes de l’instrument. Une autre fois, le graveur Höpel, qui désirait faire le portrait de Beethoven, obtint du maître une séance. Il arrive, s’assied, et, pendant quelques minutes, le modèle garde la pose. Mais, tout à coup il se lève et court au piano. Il y reste si longtemps que Höpel, s’étant rapproché, put continuer son dessin tout à son aise, le finir et quitter la chambre. Beethoven avait oublié sa présence et ne s’aperçut même pas de son départ.

Pour composer ou pour écrire, tout était bon à Beethoven, tout lui suffisait. Tantôt il frappait sur son piano de terribles accords, en chantant, d’une affreuse voix. Tantôt il couvrait de notes l’un de ses fameux carnets, ou les murailles de sa chambre, ou les volets de ses fenêtres. Quant à ses « idées » musicales, il les trouvait un peu partout : en lui ou hors de lui, dans la poésie et dans l’histoire, dans une chanson populaire, dans les spectacles ou les bruits de la nature, dans le mugissement des bœufs, ou le chant des oiseaux. Elles venaient, accouraient à lui de toutes parts, les immortelles visiteuses, et si vivantes, si précises et formelles, qu’il disait une fois : « Je pourrais les prendre avec mes mains. »

Dans cette enquête, ou dans cette collection beethovenienne, l’homme et l’artiste sont également représentés. On y voit Beethoven à la ville et Beethoven à la campagne. À Vienne, il habita de nombreux et toujours pauvres logemens. Déménager fut l’une de ses passions, ou de ses manies. Sans compter que son humeur inquiète, même sa musique, enfin son goût immodéré pour l’hydrothérapie en chambre, perpétuelle menace d’inondation pour les étages inférieurs, tout cela faisait de Beethoven un locataire indésirable et régulièrement congédié. On a tout dit sur le désordre accoutumé, voire sur le dénuement de ses demeures successives, ainsi que sur la composition et la qualité de ses repas. Quelquefois, entre deux crises domestiques, — autre incident qui n’était point rare, — il faisait son marché lui-même ; de quoi son ordinaire était loin de se trouver amélioré. En dépit, ou peut-être à cause de ces médiocres, misérables apparences, il paraît bien que nul n’ait soutenu l’abord et l’accueil d’un tel homme sans un saisissement et comme un émoi sacré « Devant lui j’oubliai tout : et toi-même, et tout l’univers, » écrivait Bettina à Goethe. « A peine, » rapporte un jeune pèlerin, « à peine entré dans la maison qu’habitait Beethoven (au troisième, je crois) je fus certain de ne m’être pas trompé. Déjà son génie m’enveloppait. Écoutez ! « On dirait la voix des cloches et le grondement des orgues. » Beethoven devait être en pleine inspiration ; là-haut, assis au piano, il conversait magnifiquement avec les sons. Afin de n’en rien perdre, je montai lentement l’escalier. On eût dit que la maison tout entière se mouvait, enivrée par une ronde d’esprits fantastiques. Soudain, comme dans un autre monde, tout devint silencieux. Un serviteur ouvrit la porte. Beethoven était debout à la fenêtre, me tournant le dos. « Bonjour, Monsieur van Beethoven. » — Pas de réponse. Un peu plus haut : « Bonjour, Monsieur van Beethoven. » Pas un son, pas un geste, « Voilà, pensai-je, un début vraiment beethovenien, plein de mystère. Aussi bien la musique elle-même n’est-elle cas une énigme ? » Le domestique reparut et me dit : « Il faut parler plus fort. M. van Beethoven n’entend pas bien. »

Impressions et souvenirs d’un autre visiteur, en 1824, trois ans avant la mort du maître. « L’entrée de celui que j’attendais avec fièvre me jeta dans un si grand trouble, que la parole me manqua pour le saluer… Dès que j’en retrouvai l’usage, je vis trop bien qu’il ne m’entendait pas, qu’il était sourd. Celui qui par les sons devait parler éternellement à tout l’univers, celui-là était retranché de la vie heureuse des sons. Telle fut en moi la force d’une pareille pensée, que je ne pus retenir mes larmes et qu’en présence du maître je me mis à sangloter. Beethoven comprit aussitôt ma douleur ; la force de son caractère l’emporta et, tandis que je me plongeais dans mon chagrin, aucun nuage ne passa sur son front. Au contraire, il n’en parut que plus serein, et, comme un père câline son enfant et le console, il me caressa les joues et m’embrassa. »

Aussi touchante, sinon davantage encore, dut être certaine audience accordée par Beethoven près de sa fin à un aimable couple de chanteurs, le jeune ténor Cramolini et sa fiancée. Une audience ! Non pas, hélas ! « Chantez, mon cher Louis, dit le malade. Malheureusement je n’entends rien, mais je vous verrai chanter. » Il chanta l’Adélaïde, elle chanta l’air de Fidelio. De son lit de douleur, et déjà presque de mort, le maître les vit l’un et l’autre, et sur leurs lèvres, et dans leurs yeux, il saisit la beauté de leur chant. « C’est pitié, murmura-t-il, de ne pas… » Il allait achever : « de ne pas entendre. » Mais il n’acheva point : « Je vous remercie, ajouta-t-il seulement, pour cette heure si belle. » Puis il bénit les fiancés, les suivit d’un long regard triste et, tournant la tête, il se tut.


Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire.


C’est à la campagne surtout, pendant les promenades et les séjours que le musicien de la Symphonie Pastorale aimait de faire aux environs de Vienne, qu’il était beau de voir Beethoven et de l’écouter. La nature, qu’il chérissait avec passion, l’élevait encore au-dessus de lui-même ; seule, elle avait le don de le manifester tout entier. Un jour même elle l’égara, plaisamment. C’était un beau jour d’été, que Beethoven avait choisi pour aller s’installer à Mödling, une de ses résidences favorites. Dès l’aube, il fit charger sur un camion quelques meubles et des montagnes de manuscrits. On partit, Beethoven suivant à pied. Mais il ne suivit pas longtemps. A peine hors de la ville, gagné par la beauté de la saison, par la douceur de l’air et le chant des oiseaux, — qu’il entendait encore, — les idées musicales s’éveillèrent en lui. Alors il ne suivit plus qu’elles. Oublieux de tout le reste, et du véhicule, et du chemin, il erra toute la journée dans la campagne. Il n’arriva que le soir, blanc de poussière, mourant de fatigue et de faim. En outre, ignorant le nom et l’adresse de son étrange client, le voiturier avait abandonné la voiture, dételée, sur la place. Beethoven finit par l’y retrouver. Il éclata de rire et la nuit, au clair de lune, avec l’aide des gamins du village, il dut porter chez lui, pêle-mêle, ses bagages et ses chefs-d’œuvre.

Hélas ! d’autres promenades lui furent plus cruelles. Ferdinand Ries, un des meilleurs élèves de Beethoven, a raconté certaine excursion qu’il fit avec son maître aux environs de Baden. « Aujourd’hui, lui avait dit Beethoven, nous ne prendrons pas notre leçon. Mieux : vaut sortir : le matin est si beau ! » Ils sortirent donc et gagnèrent les bois. Pendant une heure et plus, Beethoven garda le silence, un silence que son jeune compagnon, sachant qu’elle en était la cause, et le prix, se garda bien de rompre. Comme ils s’étaient assis sur l’herbe, les sons d’un chalumeau se firent entendre. La pureté de l’air, la solitude et le silence les rendaient encore plus harmonieux. « Je ne pus m’empêcher de les signaler à Beethoven ; Il écouta, mais, à l’expression de son visage, il me parut que c’était en vain. Pour la première fois, j’eus la certitude qu’il était sourd. Les sons devenaient si clairs, si forts, que je n’en perdais pas un seul, et lui, Beethoven, ne les entendait pas I Ils nous suivirent longtemps. Pour moi, le plaisir qu’ils m’avaient causé d’abord se changeait en affreux supplice. Je marchais, en silence à mon tour, à côté de mon grand et pauvre maître, toujours silencieux. A peine si de temps en temps il murmurait tout bas ou chantait tout haut quelques notes que je ne comprenais pas. Au bout de plusieurs heures, nous rentrâmes. En hâte il courut à son piano et me cria : « Maintenant je vais vous jouer quelque chose. » Avec une puissance, une flamme extraordinaire, il me joua l’allegro de la grande Sonate en fa mineur. C’est une journée que je n’oublierai pas. »

D’autres scènes pastorales, gracieuses ou graves, seraient dignes de mémoire. Elles composeraient un album, à l’ancienne mode. On y verrait Beethoven aidant quelques petits paysans à pousser leur charrette de fruits. Un autre jour, silencieux à son ordinaire, il avait emmené un petit garçon de sa connaissance. L’enfant courait de-ci, de-là, poursuivant les papillons, et, quand il en avait pris un, il revenait l’offrir au promeneur sombre. Des jeunes filles parfois le rencontraient sur la route et, pour le taquiner, elles s’amusaient à danser en rond devant lui. Alors il faisait mine de se fâcher ; mais elles, plus rieuses à mesure qu’il feignait plus de colère, s’envolaient plus loin et renouaient leur ronde autour de ses pas. Les travailleurs des champs le connaissaient ; respectueux de ses rêveries, des charretiers se rangeaient, sur son passage. Il les a décrites lui-même, ses pastorales rêveries : « Ici je reste assis des heures… Ici le majestueux soleil ne m’est caché par aucun de ces toits faits de boue, qu’éleva la main des hommes. Ici, pour toit sublime, j’ai le ciel bleu… Quand j’essaie de donner à mes sentimens qui s’exaltent, une forme sonore, je reconnais ma cruelle illusion, je jette à terre le feuillet qu’a barbouillé ma main et je sens la ferme assurance que par les sons, les mots, la couleur ou le ciseau, nul fils de la terre n’est capable de représenter les célestes figures qui, dans les heures fortunées, flottent devant son imagination. Oui, c’est d’en haut que doit venir ce qui peut toucher le cœur. Autrement, la musique n’est que le corps, sans l’esprit. Et sans l’esprit, qu’est-ce que le corps ! »

Parmi les quelque sept cents pages dont se composent les deux volumes que nous analysons, il en est de nombreuses qui respirent l’esprit de Beethoven et son âme. Extérieur, intérieur, l’homme, — et lequel ! — est ici tout entier. Au fond, en dépit d’une humeur que la souffrance physique, sans parler de l’autre, ou des autres, avait faite inégale, brusque et parfois même farouche, aucun homme, ou, comme il disait, aucun « fils de la terre » ne fut plus noble, plus généreux et plus aimant. Amoureux, il le fut aussi, toute sa vie, et la chasteté seule de ses amours, on le sait, en égala le nombre, et l’infortune. Jamais il ne se consola d’avoir vécu solitaire, sans une compagne, sans un foyer. Jusqu’à la fin, il se plut dans la société des femmes, des jeunes filles surtout, honnêtes et belles. « Beethoven, lui disait un jour une de ses admiratrices, qui était aussi son interprète, Beethoven, quel beau front vous avez ! — « Eh bien ! répondit-il, sérieux et triste, baisez-le, ce beau front. »

Une main de femme essuya sur ce beau front la sueur de l’agonie. Mme Hummel se trouvait auprès du mourant et plusieurs fois, de son mouchoir de batiste, elle effleura pieusement le visage du maître. « Jamais, dit un témoin, jamais je n’oublierai le regard de reconnaissance, le regard brisé, dont la regardèrent ses pauvres yeux. »

On sait comment il mourut, au bruit d’un orage effroyable. Près de rendre le dernier soupir, il ouvrit les yeux et leva le poing, d’un air menaçant, comme s’il disait : « Puissances ennemies, je vous brave. Retirez-vous, Dieu est avec moi. » Il pouvait le dire, ayant reçu quelques jours plus tôt les sacremens. Il les avait reçus avec simplicité, avec respect, disant au prêtre : « Je vous remercie, vous m’avez fait du bien. » Courageux, héroïque jusqu’à la fin, il ne put l’être sans un trait et comme une pointe finale de cette ironie un peu brusque dont il était coutumier. Comme les médecins quittaient sa chambre, pour la dernière fois, il se tourna vers les assistans et dit : « Plaudite, amici, comœdia finita est. »De quelle comédie parlait-il ? De la suprême consultation peut-être ? Ou peut-être de sa propre vie. Mais alors il aura pris le mot au sens italien, au sens dantesque et surnaturel. Comme la Commedia dont fut témoin le grand poète, celle dont le grand musicien fut le héros eut quelque chose de divin.

« Très grand sans doute… Mais non pas dans le monde de la pensée. » Décidément, en achevant de parler de Beethoven, le plus humble des musiciens ne saurait, sans une sorte d’impiété, souscrire à cette restriction de sa grandeur. Quand Beethoven a dit lui-même : « Mon royaume est dans l’air, » il ne parlait que de l’élément, subtil, et pourtant matériel, ou physique, de son génie. Mais il disait encore : « La musique est esprit et elle est âme. » Oui, même esprit. En d’autres termes, la musique est une manifestation, et comme une catégorie, non pas seulement du sentiment, de la passion, mais de l’intelligence et, — ne craignons pas le mot, — de la pensée. Dans l’œuvre d’un Beethoven, on ne fera jamais trop large la part de la logique et de l’ordre, de la raison, de l’entendement, des « idées » enfin, — musicales sans doute, — mais que tout de même on appelle, ne sachant les nommer autrement, les « idées. » Que si maintenant, de l’ordre intellectuel, on passe à l’ordre sentimental, ou, si vous préférez, éthique, ou moral, il se peut que Beethoven, et Beethoven tout entier, son caractère et son œuvre, nous apparaisse encore plus grand. Pour le définir alors, un seul mot suffit, mais il n’y en a pas d’autre, et c’est le mot : héroïque. En ses pages admirables, et par nous souvent rappelées, sur la musique, à propos du héros-poète, si Carlyle n’a pas nommé Beethoven, c’est à Beethoven qu’il fait penser, on croirait que c’est de Beethoven qu’il parle : « Qu’une âme de héros, écrit-il, soit envoyée par la nature, en aucun âge il n’est impossible qu’elle puisse prendre forme de poète. » Le jour où Dieu (plutôt que la nature) « envoya » l’âme héroïque de Beethoven, elle prit forme de musicien. Et cette âme, comme cet esprit, en un mot ce génie, composé de l’une et de l’autre, n’eut peut-être jamais d’égal en vaillance, en noblesse, en générosité. Il est de ceux dont nous pouvons, — c’est nous Français que je veux dire, — tout admirer, tout honorer, tout recevoir. De lui, rien ne nous est contraire, ou seulement étranger, et ne saurait nous être funeste. Il diffère en cela d’un Wagner, dont le maléfice, envers nous toujours, a peut-être surpassé le bienfait. Sublime, et, si l’on veut, « colossal, » il ne le fut jamais à la façon dont les Allemands entendent le mot, et la chose, aujourd’hui. Ce n’est pas tout : à ses œuvres, à ses chefs-d’œuvre, il a donné pour base et pour sommet, au lieu de la haine, l’amour. Jeune encore, le Beethoven de la Symphonie Héroïque souhaita la gloire de ses frères. Plus tard, près d’achever sa carrière et sa vie, c’est la joie, fille du ciel, qu’appela sur eux le Beethoven de la neuvième symphonie. Enfin, — rappelez-vous l’Agnus Dei de la Messe solennelle, — enfin ce fut la paix.

Avions-nous tort, au début de ces pages, et l’Allemagne, qui ne méritait pas un pareil fils, était-elle seulement digne d’un tel hôte ! En tout, dans les moindres choses comme dans les plus grandes, Beethoven était loyal et fidèle. Il ne détestait rien autant que le mensonge. Un jour, il mit sa gouvernante à la porte parce qu’elle avait menti : « Qui ment, dit-il, n’a pas le cœur pur et ne peut faire proprement la soupe. » Ni la soupe, ni le reste. Je vous le répète, cet homme n’était pas Allemand.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Célèbre violoniste, interprète favori de Beethoven.