Revue musicale - Ascanio de M. Saint-Saëns à l’Opéra

Revue musicale - Ascanio de M. Saint-Saëns à l’Opéra
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 681-690).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Ascanio, opéra en 5 actes et 6 tableaux, d’après le drame Benvenuto Cellini de M. Paul Meurice, paroles de M. L. Gallet, musique de M. C. Saint-Saëns.

S’il faut tourner sept fois sa langue avant de parler, combien de fois tournera-t-on sa plume avant d’écrire, avant de formuler, je ne dis pas avec certitude, mais avec assurance, une opinion, même la plus modeste et la plus respectueuse de toute opinion différente ou contraire ? Que ne peut-on, avant d’apprécier une œuvre nouvelle, attendre un peu, et par un peu c’est seulement une dizaine d’années que je veux dire ! Je sais bien que beaucoup d’œuvres, elles, n’attendraient pas. Ce serait tant pis pour celles-là et tant mieux pour nous. À l’égard des autres du moins, la tâche nous deviendrait facile et le temps, maître de notre goût aussi bien que de notre cœur, le temps, qui nous aide à souffrir, nous aiderait à comprendre.

Nous nous disions tout cela après la répétition générale d’Ascanio. Le public n’avait pas fait au nouvel opéra d’un grand musicien l’accueil que nous lui souhaitions et que, selon nous, il mérite. Des jugemens autorisés avaient démenti le nôtre, et alors, nous défiant d’autrui, nous défiant de nous-même, nous craignions que notre opinion personnelle se heurtât vainement et se brisât peut-être à l’opinion de tous. Celle-ci, par bonheur, semble avoir changé : la représentation a sauvé l’œuvre un instant compromise. Plus on avait craint un échec, plus on a joui d’un succès : nous, particulièrement, heureux d’avoir à justifier seulement le sentiment presque général au lieu de le discuter et au besoin d’y contredire.

Rappelons sommairement un livret que tous nos confrères ont pris avant nous la peine d’analyser. Véritable peine en effet, les drames historiques, les drames sinon d’intrigue, au moins d’action, n’étant pas faciles à raconter clairement. Voici les faits : d’une part, la duchesse d’Étampes aime l’élève, presque l’enfant de Benvenuto Cellini, Ascanio, lequel aime Colombe, la fille de d’Estourville, le prévôt de Paris. D’autre part, la Florentine Scozzone aime ardemment Benvenuto, dont elle est depuis longtemps et la maîtresse et le modèle. Mais Benvenuto, lui aussi, s’éprend de Colombe et tout le drame est fait du conflit de ces divers amours : les uns, méchans et qui se vengent ; les autres, généreux et qui s’immolent. Benvenuto, le premier, sacrifie son bonheur à celui de Colombe et d’Ascanio. Touchée à son tour par cet héroïque exemple, Scozzone, qui d’abord avait juré avec la duchesse d’Étampes la perte de leur commune rivale, Scozzone, pour sauver la jeune fille, donne plus que son bonheur, sa vie, et voici de quelle manière. Colombe, enlevée par Ascanio, s’est réfugiée avec lui dans l’atelier de Benvenuto, où elle est poursuivie et sur le point d’être surprise. Heureusement, un grand reliquaire d’or est là, qui doit être envoyé par Benvenuto au couvent des Ursulines. Colombe se cachera dans le reliquaire ; la supérieure du couvent, sa marraine, la délivrera et la mettra sous la protection de la reine. Mais la duchesse d’Étampes, qui sait l’enlèvement de Colombe, la complicité de Benvenuto et la ruse imaginée pour faire évader la jeune fille, a donné ses instructions à Scozzone : ce n’est pas au couvent qu’ira le reliquaire, mais au Louvre, chez la duchesse. Il y restera trois jours, assez longtemps pour ne se rouvrir que sur un cadavre. Au dernier moment, Scozzone recule devant le crime ; c’est elle-même qui s’ensevelit vivante à la place de Colombe, et au lieu de tuer, elle meurt.

Devons-nous décider tout d’abord si la partition écrite par M. Saint-Saëns sur ce canevas qui en vaut bien d’autres, est un opéra ou un drame lyrique ? Non, parce qu’il faudrait auparavant s’entendre sur la signification respective des deux termes et que l’entente n’est pas faite. Des mots, des mots ! — Autre question préalable, non moins stérile, et non moins obligatoire : celle des leitmotive. J’aime mieux vous le dire tout de suite : plusieurs thèmes caractéristiques des personnages et des sentimens reviennent dans le cours de la partition, non-seulement rappelés, mais variés, nuancés avec beaucoup d’habileté et de finesse par des altérations significatives de rythme, d’harmonie ou d’instrumentation. Mille exemples viendraient à l’appui de notre affirmation. Il y a donc dans Ascanio des leitmotivs véritables ; libre aux Jacobins de s’en réjouir. Mais il y a aussi pour les conservateurs des duos, des trios, des quatuors, voire des romances. Depuis longtemps et de plus en plus, M. Saint-Saëns siège au centre gauche. Ne croyez-vous pas que là est la vérité, que là pourrait encore être le salut, même en musique ?

Et l’orchestre, dira-t-on enfin ! — L’orchestre de M. Saint-Saëns est, comme M. Saint-Saëns lui-même, centre gauche. Il joue dans Ascanio un rôle important, prépondérant parfois, mais non le rôle unique. Il accompagne, au sens véritable, éternel du mot ; il ne précède pas. Comme disait je ne sais plus quel musicien, il sert à la mélodie de garde-du-corps et non de gendarme. Il soutient, il aide les voix, au lieu de les écraser ; collaborateur, allié du chanteur, il n’en est jamais le tyran, ni le valet, ni le complice. Quant à l’orchestration de M. Saint-Saëns (je ne parle plus de l’orchestre), c’est tout simplement une merveille. Elle unit toute la richesse, toute la fantaisie moderne à la tenue, à la santé classique. Elle brille sans clinquant ; elle a la force sans brutalité, la grâce sans mièvrerie et l’aplomb sans lourdeur. M. Saint-Saëns notamment use du quatuor, écrit pour lui comme les grands maîtres. Il en fait l’assise inébranlable de son instrumentation ; il en obtient les sonorités les plus savoureuses et les timbres les plus variés. Des instrumens de tout le monde, il se sert comme personne. Des harpes -même, si aisément prétentieuses ou banales, il tire des effets nouveaux, et l’orchestre d’Ascanio s’ennoblit et se fortifie par elles au lieu de s’affadir.

Je ne m’étonne pourtant qu’à demi que la partition de M. Saint-Saëns ait causé d’abord au public une surprise, voire une déception. L’œuvre, que peut-être on attendait puissante et grandiose, n’est que touchante parfois, toujours intime et presque familière. D’Henry VIII, on se rappelait surtout le quatuor final qui avait enlevé la salle, et d’Ascanio l’on espérait au moins une pareille secousse ; on ne l’a pas ressentie. C’est que M. Saint-Saëns, le plus libre parmi tous nos musiciens encore jeunes, le plus impatient des systèmes et des formules, a composé son œuvre dans un esprit singulier, avec un parti-pris absolu et fait pour dérouter les prévisions d’un auditoire accoutumé au régime contraire : le parti-pris de la discrétion et de la simplicité. Un livret historique pouvait prêter et porter à l’enflure, à l’emphase et au mélodrame. François Ier, la duchesse d’Étampes, le grand et le petit Nesle, sans parler du Louvre et de Fontainebleau, que d’excuses, que d’invites même à de grosse et tapageuse musique, à des couleurs criardes, à l’imagerie et à la chromolithographie, à tout un bric-à-brac Renaissance de convention et de pacotille ! Et dans un pareil décor, quels personnages poncifs, empanachés, auraient pu parler, chanter, crier au besoin la langue du boulevard du Temple, car elle existe en musique comme en littérature ! Mais le compositeur a senti le péril et s’en est garé. Craignant de grossir et de vulgariser son sujet, il a cherché surtout à l’affiner, quitte à l’amincir. Plutôt que de brosser une ébauche, il a dessiné d’un trait élégant et pur, coloré de touches claires et fines un tableau de chevalet, une œuvre de style moyen et de demi-caractère. Pour la goûter parfaitement, il faut l’examiner de très près, et le malheur à l’Opéra, c’est qu’on ne voit et n’entend rien que de très loin, et encore à la condition qu’on regarde et qu’on écoute. Ah ! le fâcheux théâtre, funeste à toute musique, je ne dis pas même intime, mais seulement tempérée, où compositeurs et interprètes ont besoin de toujours crier. L’auteur d’Ascanio n’a pas crié ; il n’a pas forcé une seule note de sa voix ; il nous a épargné (qu’il en soit béni ! ) le bruit, l’odieux bruit dont tant de gens nous étourdissent. Sans prétendre faire grand, il a su ne jamais faire gros, et dans ces quatre heures de musique il n’y a pas cinq minutes de tapage. L’œuvre est de celles qui détendent et délassent. J’accorde, passez-moi l’expression, qu’elle n’empoigne pas ; mais elle séduit, elle touche et elle pénètre. M. Saint-Saëns écrivait récemment à son collaborateur : « Le charme, hélas ! disparaît du monde. » S’il disparaît du monde musical, ce n’est pas à l’auteur d’Ascanio que nous irons nous en prendre.

Notez bien que cette douceur n’est pas faiblesse, et que par discrétion et sobriété nous ne voulons entendre ni la maigreur ni l’indigence. La musique d’Ascanio, comme toute musique de M. Saint-Saëns, est très dense ; sa vertu, sa force ou sa grâce, se concentre en un très petit volume, et c’est par des moyens simples qu’elle arrive à l’intensité de l’effet. Il n’y a guère dans Ascanio qu’une scène tout à fait dramatique : l’enlèvement de la châsse où s’est enfermée Scozzone. Nous tâcherons de montrer tout à l’heure que, si le compositeur a seulement esquissé cette situation capitale, il ne l’a pas esquivée, et que pour frapper juste la musique de M. Saint-Saëns n’a jamais besoin de frapper fort. Songez, par exemple, aux deux premiers actes d’Ascanio. Demandaient-ils plus de puissance ? Fallait-il faire plus grands des tableaux comme ceux-ci : une visite du roi de France à l’atelier de Cellini, la rencontre devant l’église d’un adolescent et d’une enfant qui s’aiment, l’assaut inoffensif et le facile enlèvement du grand Nesle par des gamins et des apprentis ? Ne suffisait-il pas de ce style toujours pur et toujours clair, de cette distinction et de cette aisance, de cette écriture artiste, comme disaient les de Goncourt, pour nous montrer François Ier galant avec sa maîtresse et la duchesse d’Étampes provocante avec le jeune élève de Cellini ?

Le premier tableau : l’atelier de Benvenuto, nous a paru charmant comme exposition musicale, traité avec autant de désinvolture et de naturel que de goût. Deux thèmes légers et naïfs voltigent constamment à la surface de l’orchestre et caractérisent finement l’activité juvénile et joyeuse des élèves et des ouvriers. L’orchestre jase à mi-voix, comme un compagnon encore plus gai que les autres. Et pourtant que de nuances il sait marquer ! N’en citons qu’une, indiquée dans une lettre, récemment publiée, du compositeur lui-même. Quand Benvenuto, corrigeant les dessins de ses élèves, arrive au dessin fautif de l’un d’eux : « L’orchestre, dit M. Saint-Saëns, joue à l’envers le motif du travail. » C’est un rien sans doute, et qui nous eût échappé, mais un rien spirituel et ingénieux. Aucun danger, d’ailleurs, que M. Saint-Saëns abuse jamais de ces vétilles et tombe dans le maniérisme et la chinoiserie. Il revient tout de suite à la franchise et au naturel, témoin le chant d’Ascanio confiant à son maître son amour naissant. Il y avait, au début d’Henry VIII, également une confidence d’amour : La beauté que je sers est blonde, mais qui ne valait pas celle-ci. Après Ascanio, Scozzone, « après l’ami, l’amie, » comme dit Benvenuto avec une note de passion plus vive, avec un accent de profonde tendresse. Pour rassurer l’ombrageuse fille, quels élans spontanés et sincères ! Pour chasser du front de la jeune Florentine la dernière ombre de jalousie, quelle clarté rayonne dans la magnifique période : Tu n’as qu’une rivale : L’éternelle beauté qui fait l’art immortel ! Pour la première fois, l’enthousiasme esthétique, l’amour immatériel de l’idéal apparaît dans le rôle de Benvenuto. Pour la première fois également, la mélodie de M. Saint-Saëns, très facile, très abondante, effleure la vulgarité, mais l’évite avec une merveilleuse adresse. Un instant, quand viennent les dernières mesures : « Puisque c’est toi que j’aime sur la terre, Laisse-moi librement l’adorer dans le ciel, » on craint une terminaison banale, une rosalie. Mais par l’imprévu d’une modulation très simple, comme un pilote par le moindre coup de barre, la phrase musicale tourne la difficulté, ou plutôt la facilité qui la menaçait, et s’achève avec une originalité qu’on n’osait plus espérer.

Nous avons aimé beaucoup la fin de ce premier tableau : les complimens du roi, accompagnés d’un élégant dessin de flûte, allongé comme une arabesque renaissance. Voilà bien la couleur du temps, telle qu’il suffisait de l’indiquer : gracieuse et sobre. Quelques notes de harpes, vibrant sous des appels de trompettes adoucies, donnent à certaine phrase de François Ier annonçant la visite de Charles-Quint une allure chevaleresque et princière. Dans le dialogue de la duchesse et d’Ascanio, quelle coquetterie ! Tandis que le gentil orfèvre essaie le cercle d’or au bras docile de la favorite, quelle insistance à l’orchestre d’un petit motif, pour ainsi dire oblique, insidieux, plein de sous-entendus, de provocations et de promesses de femme ! Signalons encore dans ce tableau la phrase de François Ier devant le modèle du Jupiter de Cellini. Le roi regarde la statue olympienne tout autrement que la duchesse regardait tout à l’heure le bracelet ciselé par Ascanio. Voilà bien avec quelle ampleur, avec quelle chaleur devait parler à un Benvenuto un prince qui savait le comprendre et daignait le protéger.

On souhaitait jadis que M. Saint-Saëns écrivît un jour tout un ouvrage dans le style tempéré du second acte de Proserpine. Il l’a écrit cette fois. A la douce Angiola il a donné pour sœur Colombe, et le musicien qu’on accuse le plus de sécheresse et de raideur a créé deux charmantes figures de jeune fille. Le talent de M. Saint-Saëns, dit-on, manque de grâce. Est-il pourtant rien de plus gracieux que l’entrevue, au seuil de l’église, de Colombe et d’Ascanio ? Est-il beaucoup de plus poétiques rencontres, de dialogues plus mélodieux ? Et comme c’est bien d’être clair, d’être simple, quand on pourrait, quand on saurait mieux que personne être obscur et compliqué, brouiller ou déchaîner tout un orchestre pour accompagner quelques paroles d’amour ! Comme c’est bien aussi de ne pas se refuser, de ne pas nous refuser un trio finement écrit, harmonieux et touchant : celui du mendiant, de Colombe et d’Ascanio ! Comme c’est bien enfin, et comme c’est rare, même en musique, d’avoir de l’esprit ! Il y a beaucoup d’esprit dans Ascanio. Il y en a dans certain motif des apprentis qui revient à chaque instant, il y en a dans la courte scène de l’assaut du Nesle. Le prévôt de Paris, M. d’Estourville, refuse, malgré l’ordre du roi, de rendre le Nesle à Benvenuto et à ses élèves. Que vont-ils faire, alors ? Le prendre, et le prendre gaîment. Le prévôt leur a bien envoyé une arquebusade, mais elle n’a blessé personne. C’est la guerre, mais la guerre pour rire. Quelques cailloux jetés aux vitres, une nuée de petits polissons criant sous les fenêtres : « D’Estourville ! D’Estourville ! » comme ils crieraient : « Les lampions ! » et rien de plus. Cette note de bonne humeur, de gaminerie, le compositeur l’a donnée très sobre et très juste. Un autre n’aurait pas manqué de faire ici de la musique pour le siège de Troie.

De l’esprit ! En voici encore au tableau suivant. Dans ce Nesle, devenu leur atelier, les élèves de Benvenuto mettent la dernière main à la fameuse châsse. Soudain Scozzone entonne une chanson de son pays et du leur, du beau pays bleu. Elle chante à pleine voix, la brune Florentine, assise sur une table, renversant en arrière sa chevelure noire et piquée d’épingles d’argent. Elle chante, et le travail cesse, et les marteaux se taisent, et tous ces enfans de Florence, gagnés par la gaîté de Scozzone, sentant leur Italie leur battre dans le cœur, excitent encore et fouettent d’un refrain endiablé la chanson qui les met en joie. Il y a dans cette réponse étincelante, populaire, triviale même (le mot est un éloge ici), un véritable coup de soleil italien. Rien ne manque à ce second acte : ni la gaîté, ni la poésie, ni la passion. Oh ! la délicieuse romance que soupire Ascanio, rêvant à Colombe entrevue ! Oui, romance ; le mot peut être ridicule ; mais il s’en faut que la chose le soit ici. A l’ombre des noires tours, dans le jardin plein de roses ! Il semble qu’on n’ait pas compris cette mélodie d’un sentiment vaporeux et d’une forme arrêtée cependant et définie. On lui a reproché (défendons-la même en pédant, puisqu’on l’a attaquée ainsi) de finir sur la tierce. Mais la valeur expressive et musicale de cette fin tient précisément à son incertitude. Là-bas passent mes amours ! Voilà les dernières paroles du jeune homme. Ces amours qui passent, Ascanio ne doit-il pas les suivre d’un regard qui se prolonge et se perd ?

Ici, dans cet atelier de Benvenuto, près de cette fenêtre ouverte aux rayons et aux parfums du printemps, devant la statuette ébauchée de la déesse de la Jeunesse, nous sommes au cœur même de l’œuvre. Là fleurissent, en des pages exquises comme les roses de la terrasse voisine, des sentimens délicats et purs. Voici pour Benvenuto l’heure de la solitude et du travail fécond. Il a renvoyé même son ami, même sa maîtresse. Il n’appartient plus qu’à la maîtresse idéale, l’invisible et pourtant la plus aimée. C’est d’elle que ce matin il parlait magnifiquement à Scozzone, et tandis qu’il médite, qu’il s’absorbe dans son rêve d’artiste, c’est le beau motif déjà signalé et admiré plus haut, le motif pour ainsi dire esthétique de Benvenuto qui revient, qui monte dans le silence, effluve impalpable, mystérieux avant-coureur de l’inspiration prochaine. Mais il faut au génie un modèle, et ce modèle, cette Hébé si longtemps cherchée, celle que ne pouvait être la fière Scozzone, Benvenuto l’a vue sortir un jour de l’église : c’est Colombe d’Estourville, et de ce logis, voisin de celui qu’elle habite, il l’a souvent contemplée. En ce moment encore il l’attend, il l’évoque ; à l’orchestre on dirait que peu à peu des voiles se dissipent, qu’une clarté se dégage et se répand, et dans l’atmosphère harmonieuse, la voici, la jeune déesse ; elle tient à la main quelques fleurs d’avril et sur ses lèvres flotte une mélancolique chanson. De la vision lumineuse, les rayons glissent jusqu’à Benvenuto ; ils l’inondent, ils réchauffent ; l’enthousiasme envahit son âme, et si dans ce crescendo haletant, dans le cri de triomphe qui le couronne, on ne trouve ni la passion ni le cœur, je ne sais guère où on les trouvera.

Les refusera-t-on encore, ces dons qui font une œuvre vivante, aux deux ardens duos qui suivent : l’un entre Benvenuto et Scozzone, l’autre entre Benvenuto et Ascanio ? Quelle insouciance, quelle brusquerie dans l’entrée de Scozzone, et comme le motif joyeux et tout en dehors qui l’accompagne, nous ramène par sa tonalité claire et ses brillantes sonorités, du rêve idéal à la passion humaine, aux réelles et vivantes amours ! Comme les mélodies changent, et non-seulement les mélodies, mais les rythmes et les timbres, avec les personnages divers et même avec les divers sentimens des personnages ! La progression de tout cet acte est très bien conduite. On arrive au sommet avec le duo chaleureux des deux hommes, avec la phrase entraînante de Benvenuto : Un divin, vrais fol amour est dans mon âme, surtout avec la strophe lyrique qui met une flamme à la fin de ce duo : O beauté, j’ai compris ta puissance. Vulgaire, dit-on, cette mélodie. Non pas. Elle est à certain moment tout près de le devenir, mais cette fois encore, quand viennent les deux vers : Sois le but de ma jeune espérance, Paradis que je croyais fermé, il suffit d’une modulation mineure, d’une résolution simple, presque naïve, qui surprend et qui charme par sa naïveté même, pour écarter le péril et relever l’inspiration.

Le quatrième acte se passe, comme le second, dans l’atelier de Benvenuto. Ici encore le musicien a traité sans effort et sans prétention des situations capitales : la découverte par Benvenuto des amours d’Ascanio et de Colombe, son généreux sacrifice, le dévoûment plus héroïque encore de Scozzone et l’enlèvement du reliquaire où vient de s’enfermer la jeune femme. Le quatuor entre Benvenuto, Ascanio, Scozzone et Colombe n’a pas et ne devait pas avoir l’envergure du quatuor d’Henry VIII ; de dimensions plus modestes et d’un style plus tempéré, il n’est ni moins bien écrit ni moins mélodique. Le motif est tout près de rappeler à la fois (singulière coïncidence) un motif de l’Éclair et un autre du Pardon de Ploërmel ; mais, comme toujours, un rien, un rythme en syncope, ravive l’originalité de l’idée. Mélodique aussi le cantabile de Benvenuto : Allez, je ne vous en veux pas, et les intransigeans ne pouvaient manquer de crier au scandale. Elle est pourtant bien en situation, pleine à la fois de douleur et de bonté, cette phrase simple, accompagnée simplement et tout bas. Mais parce que le musicien s’est permis quelques mesures de pizzicato, voilà son orchestre, l’orchestre d’un Saint-Saëns, traité de guitare. Oublierait-on qu’il y a dans la musique des exemples de pizzicato plus que touchans, sublimes ? Témoin le scherzo de la symphonie en ut mineur.

La fin de ce quatrième acte est la page la plus émouvante d’Ascanio. Elle nous émeut, comme tant d’autres nous ont charmé, par la discrétion et la sobriété. Dans la décision de Scozzone, dans l’arrêt de mort prononcé tout bas sur elle et par elle, dans le sanglot qu’elle étouffe, pas un accent insuffisant et pas un accent superflu. Voici la châsse où la pauvre fille vient de se coucher. Couverte d’une mante et voilée, cette femme qui marche à côté des porteurs, nous savons, nous, que c’est Colombe ; mais Benvenuto la prend pour Scozzone. Voilà pourquoi la plainte de l’orchestre est si discrète ; voilà pourquoi cette marche funèbre fait si peu de bruit, confidente d’un terrible secret qu’elle ne trahit pas. S’il y a des larmes dans la voix de Benvenuto, s’il regrette Scozzone, il croit la regretter partie, mais non pas morte. Et pourtant, quand la forme voilée a passé près de lui, rien qu’à l’adieu qu’il lui adresse, à cet adieu demeuré sans réponse, à l’accablement de ces quelques notes tombées lentement de ses lèvres sur deux accords lugubres, glacés, nous sentons qu’on meurt dans ce reliquaire et que la pauvre Florentine s’en va pour ne jamais revenir.

La place nous manque, et nous aurions beaucoup à dire encore ; du dernier acte, il est vrai, rien que nous n’ayons déjà dit. M. Saint-Saëns est resté jusqu’au bout dans la concision et la simplicité, et des scènes telles que la veillée de la duchesse auprès du reliquaire dont elle a fait un cercueil, ou l’apparition de Colombe, je dirais volontiers sa résurrection, tant il y a de lumière et de vie dans ce retour de la jeune fille échappée à la mort, tout cela mérite qu’on écoute sans négligence ni distraction une œuvre faite de même.

Si nous n’avons pas encore parlé du ballet, c’était pour ne pas interrompre le récit du livret, comme le ballet en interrompt la marche. Il ne tient et ne sert pas beaucoup à l’action ; peut-être aimerait-on mieux l’entendre au commencement ou à la fin plutôt qu’au milieu du drame, qu’il partage en deux. Mais il était impossible de le placer ailleurs. L’économie de la pièce le commandait, et aussi la tradition, qui veut qu’on danse non-seulement dans tous les opéras, mais qu’on y danse à une certaine heure : ni trop tôt, ni trop tard. Et puis le ballet d’Ascanio se danse sur une si adorable musique, qu’on lui pardonne tout, sauf les pirouettes du jeune baladin juponné en Bacchus. Ce ballet est le plus charmant du répertoire contemporain, avec celui de Faust, à coup sûr, et peut-être celui du Cid. Il comprend une dizaine de petits morceaux, tous très courts et presque tous parfaits, écrits le plus souvent dans un style un peu archaïque, dans la couleur de l’antiquité, mais d’une antiquité vue à travers la renaissance. Citons surtout le n° 4, Bacchus et les Bacchantes ; le n° 5, apparition d’Apollon et des Muses ; le n° 7, l’Amour et Psyché, ces deux derniers parmi les plus exquis, l’un et l’autre dignes de Gluck par leur noblesse et leur sérénité ; la variation de flûte, que murmure M. Taffanel avec une vélocité et une limpidité à rendre jaloux le dieu Pan lui-même ; enfin, la valse finale, étonnamment rythmée et plaisamment attaquée par un cornet à pistons tout en dehors, vulgaire à dessein et un peu effaré, comme s’il avait le sentiment de son extravagance, presque de son excentricité.

Quant aux interprètes d’Ascanio, l’un : M. Lassalle, est, selon son habitude, de premier ordre, et cela non-seulement dans l’ensemble de son rôle, mais dans les plus fins détails. Les autres, aussi selon leur habitude, sont d’ordres divers, depuis le second jusqu’au dernier, et au-delà. Mlle Eames a gentiment chanté le rôle de Colombe ; elle y est ingénue et dit d’une voix très pure sa ballade sans accompagnement. Mme Bosman fait de son mieux dans un rôle qu’on a dénaturé pour elle. Le personnage de Scozzone perd, à cette transposition, l’ampleur, l’étoffe que lui aurait donnée le timbre du mezzo-soprano ou du contralto. M. Saint-Saëns le savait peut-être ; il savait aussi que trois soprani produiraient un ensemble trop mince et trop aigu, et ce n’est pas à sa requête, sans doute, que pour monter un ouvrage comportant un mezzo-soprano, on a attendu le départ de Mlle Richard. Ah ! si elle revenait, Mlle Richard ! Si sa rentrée à Covent-Garden, annoncée pour le printemps, lui donnait la nostalgie du théâtre, ce théâtre fût-il l’Opéra ! On lui rendrait le rôle de Scozzone ; peut-être se déciderait-on enfin à représenter, avec elle et M. Jean de Reszké, Samson et Dalila, le chef-d’œuvre de M. Saint-Saëns. On le donne en ce moment à Rouen, et pas trop mal, ma foi, ce Samson, encore plus puissant qu’Ascanio n’est aimable… Mais non ! Mlle Richard ne reviendra pas ; MM. de Reszké s’en iront, et il nous restera M. Cossira et Mme Adiny. Je m’aperçois que je n’ai pas parlé d’eux, ni de M. Plançon. Pour M. Plançon, j’ai eu tort : il fait des progrès et n’a pas mal chanté du tout François Ier. Quant aux autres, hélas ! hélas ! Mais puisque de ce faible ténor et de cette forte chanteuse je n’ai rien dit, je ne m’en dédis pas.


CAMILLE BELLAIGUE