Revue musicale - 31 mars 1885

Revue musicale - 31 mars 1885
Revue des Deux Mondes3e période, tome 68 (p. 696-704).
REVUE MUSICALE

Opéra-Comique : le Chevalier Jean, drame lyrique en 4 actes, paroles de MM. Louis Gallet et Edouard Blau, musique de M. V. Joncières. — Opéra : reprise de Rigoletto.

La nouvelle œuvre de MM. Gallet, Blau et Joncières devrait peut-être s’appeler la Comtesse Hélène plutôt que le Chevalier Jean ; non que le héros, lui aussi, ne soit digne de sympathie, mais l’héroïne est la plus touchante des deux principales figures : c’est elle qui donne au drame la grâce et l’émotion.

Le Chevalier Jean nous retrace une des histoires favorites du moyen âge, celle de l’épouse fidèle et diffamée. Les critiques l’ont déjà rappelé, c’est Geneviève de Brabant calomniée par Golo, c’est Eisa faussement accusée et sauvée par le chevalier du Cygne, c’est la comtesse de Savoie, de Bandello, c’est un épisode de l’Arioste, c’est une tragédie de Voltaire, c’est un souvenir des siècles chevaleresques. Si rude que fût le moyen âge, son armure n’était pas tout d’une pièce. Ces temps de brutalité et de haine furent aussi des temps de courtoisie et d’amour. Les hommes d’alors avaient des passions encore barbares, mais des sentimens déjà délicats, raffinés même. Jamais l’idéal féminin ne fut plus pur, jamais la femme ne reçut d’hommages plus respectueux. On pouvait dire alors « que l’amour d’une vierge est une piété, » et si l’humanité consacrait à Notre-Dame tant de cathédrales naissantes, c’est qu’elle voulait placer sur ses autels un type immortel de grâce et de pureté. MM. Gallet et Blau ont repris la vieille légende. Ils en ont tiré un livret intéressant. L’action se passe en Allemagne, sous le règne de Frédéric Barberousse. Un chevalier croisé, Jean de Lorraine, revient de terre sainte pour épouser la jeune fille qu’il aime depuis son enfance. Il fait ses confidences à un vieil ami de son père, le comte Arnold, mais sans lui nommer celle qu’il va revoir. Soudain la comtesse parait, c’est Hélène, la fiancée de Jean. Elle l’a cru mort, elle a épousé Arnold, pour échapper à l’amour redoutable du prince Rudolf, la terreur du pays. A peine les jeunes gens se sont-ils revus, que Rudolf lui-même arrive. Il demande justice : Jean a frappé ses soldats qui faisaient violence à des femmes. Mais le comte Arnold refuse de livrer son hôte et son ami. L’empereur qui survient tranche le différend : charmé par la bonne mine du jeune homme, il l’emmène pour guerroyer contre le duc de Saxe. Il emmène aussi le comte Arnold. Rudolf sera jusqu’à leur retour le suzerain du domaine et le gardien de la comtesse.

Mais Rudolf aime toujours Hélène ; il le lui déclare au second acte. Elle le repousse, il la menace et jure de se venger. L’occasion se présente bientôt. Un petit page de la comtesse l’aime, lui aussi (voyez comme les femmes étaient aimées au moyen âge). Il l’aime sans rien espérer, sans rien dire. Rudolf l’engage à parler, et pour lui faciliter l’aveu, l’introduit nuitamment dans l’appartement de sa belle maîtresse. Lui-même fait le guet au pied du balcon, et quand l’enfant reparaît, il le poignarde. La comtesse entend le cri de son page, et le traître, la surprenant agenouillée auprès du cadavre, dénonce l’épouse adultère et la livre au châtiment.

C’est la mort, et la mort de l’innocente, car Hélène a résisté aux prières du page comme aux menaces du prince. Elle mourra sur le bûcher si nul chevalier ne vient combattre pour elle le combat de Dieu. Qui s’offrirait à la défendre ? Les troupes sont revenues de la guerre, mais le comte Arnold est mort et Jean a disparu. Hélène demande un moine, et s’incline devant lui. Ce moine, c’est Jean : il a su le crime de sa bien-aimée, il a prononcé ses vœux, peut-être un peu à la légère. C’est lui qui doit recevoir la confession de la condamnée. De sa bouche, il entend la solennelle affirmation de son innocence, mais il entend aussi l’aveu de son amour fidèle et pur. C’est lui qu’elle n’a pas cessé de chérir. Éperdu, Jean découvre son visage, Hélène le reconnaît : c’est le dernier duo de la Favorite ; mais le glas sonne, les pénitens paraissent, l’heure du supplice est venue. Hélène, cependant, ne mourra pas. Pour la défendre, Jean reprend son armure. Il entre dans l’arène, il est vainqueur, et pour qu’il puisse épouser Hélène, le pape le relèvera de ses vœux. L’empereur du moins nous en répond. Voilà, sans doute, un opéra qui n’est rien moins que comique ; les habitués de la rue Favart ne trouvent plus que rarement à leur théâtre le ton qu’il avait autrefois. Il faut qu’ils en prennent leur parti. L’Opéra-Comique élargit son cadre : les ouvrages qu’il représente maintenant, sont presque des opéras, sinon par la grandeur des proportions, au moins par la forme matérielle, qui n’admet plus le dialogue parlé. Le goût du moment explique un peu cette transformation, et aussi les circonstances. C’est à l’Opéra-Comique, le meilleur aujourd’hui de nos deux théâtres de musique, que reviennent les débris échappés aux naufrages périodiques des théâtres lyrique ou italien. C’est ainsi que l’œuvre de M. Joncières a passé de chez M. Maurel chez M. Carvalho. Ne nous en plaignons pas : l’Opéra-Comique n’a pas été cette fois le refuge des pêcheurs.

Le nom de M. Joncières n’a rien qui puisse effaroucher les musiciens les plus conservateurs. Le Chevalier Jean a réussi surtout par une qualité rare aujourd’hui, la clarté. On ne saurait accuser M. Joncières de tendances wagnériennes. S’il paraît les revendiquer lui-même, la pratique chez lui dément la doctrine. Il se fait plus méchant qu’il n’est, et nous avons avec lui plus de peur que de mal. Qui pourrait, sans le calomnier, lui reprocher l’abandon systématique de ce que les intransigeans de la musique appellent les formules ? M. Joncières est, au contraire, un de ceux qui s’en écartent le moins, qui rompent le moins avec la tradition. Il maintient dans ses partitions la coupe classique des morceaux. A l’index du Chevalier Jean, au lieu d’un simple numérotage de scènes, comme c’est la mode à présent, vous trouverez encore ces mots : duo, trio, sextuor, air. Air surtout, le mot qu’on n’ose plus dire, la chose qu’on ne sait plus faire. Il y a des airs dans le Chevalier Jean. La division des scènes est aussi nette au théâtre qu’à la partition ; elle frappe à l’audition comme à la lecture.

Wagner est, de tous les musiciens, celui dont on sent le moins l’influence dans l’œuvre de M. Joncières. Nous n’irons pas rechercher, dans la marche guerrière du premier acte une réminiscence passagère du Tannhäuser : il s’agit de quelques notes à la fin d’une phrase, et voilà tout. A part cela, le Chevalier Jean n’a rien de Wagner, ni les sonorités instrumentales, ni le récitatif persistant, ni la subordination des voix à l’orchestre. M. Joncières n’est pas de ceux qui, pour éviter la convention du chant, tombent dans cette autre convention qui consiste à ne pas chanter. Au contraire, il chante presque toujours, et ce serait merveille si tous ses chants méritaient également d’être chantés.

Malheureusement, il n’en est pas ainsi. M. Joncières n’échappe pas toujours à la banalité, l’écueil des talens faciles. Les idées qui le sollicitent le trouvent trop accueillant. Au premier acte, notamment, un quatuor et un duo pèchent par le défaut que nous relevons. Ce quatuor commence par une pensée mélancolique, élégamment formulée. La phrase se développe, elle conclut ; mais l’entrée des voix en majeur, la progression de l’ensemble et la reprise finale sont insignifiantes. Le duo laisse une impression analogue : après le chant du ténor et la reprise de la femme, des modulations trop prévues amènent un simple unisson à l’italienne. Signalons cependant un agréable accompagnement de flûtes qui relève un peu ce morceau. Le finale belliqueux est banal lui aussi, mais il pouvait être plus vulgaire. L’occasion était dangereuse, et M. Joncières aurait pu déchaîner plus de trompettes.

Au second acte, la chanson sarrasine du petit page est pittoresque. La lente dégradation des gammes chromatiques et le bourdonnement à la basse d’une quinte obstinée lui donnent la langueur orientale. Nous aimons peu le duo qui suit entre Hélène et Rudolf, et les couplets du traître, malgré la brutalité cherchée et assez bien trouvée de la ritournelle et du refrain. La nuit descend ; Chérubin accorde sa guitare et la comtesse ouvre sa fenêtre.

Dès qu’une jeune femme vêtue de blanc soupire une romance aux étoiles, on songe involontairement à Marguerite. Ici pourtant la rêverie d’Hélène est bien à elle, et nous pouvons l’en féliciter. C’est peut-être à Juliette et non pas à Marguerite que le musicien a pensé, et le petit chœur derrière la scène rappelle un peu trop le chœur des jeunes seigneurs qui cherchent aussi un page dans le jardin des Capulets.

A la fin du second acte, M. Joncières aurait pu ne se souvenir que de lui-même, il ne l’a pas fait assez. Si douce que soit la cantilène dont nous parlons, elle est loin du duo de Dimitri. Là aussi l’on chantait sur un balcon : le héros et sa fiancée confiaient aux brises du matin l’aveu de leur amour. Le sentiment était analogue, mais le musicien n’a pas retrouvé cette fois-ci la même inspiration. Par ce détail rappelé au hasard, comme par l’ensemble de l’œuvre, le Chevalier Jean ne vaut pas Dimitri, il a moins d’originalité et de puissance. M. Joncières n’a refait ni le chœur des Tziganes, ni le duo du premier acte, ni les couplets de Vanda, ni surtout l’invocation de Dimitri, soutenue par le tintement solennel des cloches du Kremlin. C’était un tableau de maître, cette halte en vue de Moscou, cet hommage respectueux, presque repentant, du héros a sa patrie par lui reconquise, mais ensanglantée.

La scène de la Confession, qui a été fort appréciée et qui mérite de l’être, élève le troisième acte du Chevalier Jean bien au-dessus des autres. Le ton n’est pas héroïque comme dans Dimitri, mais il est pénétrant. Le musicien a tiré parti d’une situation originale et touchante. Le chant de l’humble pénitente se déroule avec noblesse et s’achève avec simplicité. Il exprime à la fois l’assurance de la femme injustement condamnée et l’angoisse de la pauvre enfant qui va mourir. La nuance du sentiment était délicate, et M. Joncières l’a finement rendue. Cette scène est le point culminant de l’opéra. Décidément, ce que le compositeur a vu dans son sujet, ce n’est pas ce qu’un Meyerbeer sans doute y aurait vu, ce que Wagner a vu dans Lohengrin ; ce n’est pas la couleur féodale et guerrière, c’est le drame intime ; ce qu’il a voulu mettre dans sa musique, c’est moins l’éclat et la puissance que la tendresse et la pitié.

Nous avons nommé Lohengrin, parce que l’œuvre de Wagner s’impose au souvenir des auditeurs du Chevalier Jean. Elle a dû s’imposer à l’auteur lui-même et le gêner peut-être. Mais si M. Joncières, en écrivant ces deux derniers actes, s’est rappelé la comparution d’Eisa devant l’empereur et l’admirable interrogatoire qui suit, il a senti qu’il fallait faire autrement et qu’il y a des modèles inimitables. Ni le procédé, ni l’inspiration ne se ressemblent chez les deux musiciens.

Signalons encore un bel effet dans la prière des moines derrière la coulisse, et dans la dernière partie du duo un peu de Verdi et de sfogato italien qui n’est pas déplacé.

Une critique en finissant, à propos du dernier acte. Nous ne dirons rien du sextuor avec chœurs ; mais pourquoi, pendant que les deux champions sont aux prises, pourquoi cette prière banale avec accompagnement de harpes ? Pourquoi cette pâle copie de l’hymne final de Faust ? Pourquoi surtout ce silence des chœurs ? C’est au public et pas aux combattans que la comtesse devrait tourner le dos. Elle devrait suivre la lutte, comme la suivait jadis la fille de Roland dans le drame de M. de Bornier ; elle devrait nous en crier les péripéties et le dénoûment avec des récits entrecoupés, haletans. Il y a là un contresens dramatique, et l’intérêt musical est trop faible pour le racheter.

Les deux principaux interprètes de M. Joncières ont suivi la fortune de son œuvre, ils en ont partagé le succès. Mlle Calvé a chanté avec simplicité et dans un bon style la scène de la Confession. La voix de M. Lubert a le charme de la jeunesse. Ce n’est pas chez M. Carvalho que le ténor est l’oiseau rare, et M. Lubert va compléter avec MM. Talazac et Mauras un trio remarquable.

La reprise de Rigoletto à l’Opéra ne profitera ni à l’ouvrage ni au théâtre. Ils ne sont pas faits l’un pour l’autre. Rigoletto ne gagne rien dans son nouveau cadre, au contraire. Des œuvres essentiellement italiennes comme celles-là ne peuvent se passer de leurs compatriotes, de leur milieu. Il leur faut un orchestre moins nourri, mais plus alerte et des chœurs moins nombreux. Il leur faut une exécution plus vive, plus enlevée, des voix plus agiles et plus étendues, qui ne ralentissent ni ne transposent, il leur faut le brio, le diable au corps. C’est avec tout cela qu’on les joue là-bas, même sur des scènes de province, avec des artistes de second ordre. On les mène rondement et l’on sauve ainsi les faiblesses, les vulgarités qui ressortent à l’Opéra avec un relief impitoyable. La vulgarité surtout éclate à chaque instant et parfois là où l’on ne l’attendait pas. Ainsi la fameuse chanson du ténor au quatrième acte : Comme la plume au vent, gardait dans notre mémoire une désinvolture aimable. Mais quand tous les violons de l’Opéra attaquent la ritournelle, ils en font une formidable mazurka. Même observation pour l’entrée de Gilda au second acte : trop de puissance, trop de bruit. Le premier acte surtout, le plus mauvais des quatre, est détestable à l’Opéra. A vrai dire, il serait le même partout. Sur quelle musique danse-t-on chez le duc de Mantoue ? Ce n’est même plus la mazurka, c’est le quadrille, ou pis encore ; c’est un bal de barrière avec un orchestre de foire.

A propos de la première représentation de Rigoletto à Paris en 1857, Scudo rapportait un mot que l’on prêtait à M. Verdi : « Sono un paesano, » aurait-il dit de lui-même. On retrouve à chaque instant dans Rigoletto ce côté un peu rude, un peu gros, que le maître sentait au fond de sa nature. Rigoletto n’est pourtant pas, même par la date, un des premiers ouvrages de M. Verdi. Il avait déjà fait autre chose, et bien pire. Depuis, le paysan s’est singulièrement dégrossi, et ses dernières productions nous permettent de parler librement des autres. La messe de Requiem, Aïda, ces deux glorieuses étapes sur une route nouvelle, ne seront sans doute pas les dernières. M. Verdi nous a prouvé que l’âge ordinaire de la décadence est encore pour lui l’âge du progrès.

Le second acte de Rigoletto, qui ne vaut guère mieux que le premier, s’ouvre pourtant par un duo intéressant entre le bouffon et Sparafucile. Voilà pour la première fois la vérité dramatique, l’expression juste et sobre. On sent que ces deux hommes complotent des choses sombres. A travers leur dialogue, le chant des basses circule sourdement, il soutient les voix sans les écraser ; c’est à la fois scénique et musical. Mais, à l’Opéra, ce morceau, comme bien d’autres, est pris trop lentement.

Dans les deux duos qui suivent, M. Verdi semble manquer, de parti-pris, à la vérité dramatique. A peine Rigoletto a-t-il chanté sa phrase mélancolique : Ne parle pas au malheureux, que Gilda se lance dans des modulations banales et tout à fait déplacées. C’est bien autre chose après le second cantabile : Veille, ô femme. La jeune fille en agrémente la reprise par des notes piquées qu’on appelle, je crois, des cocottes, en langage d’école, et dont l’effet est ridicule ici. Quant à l’orchestre, il accompagne avec des fredons de guitare. Citons au passage, dans le duo suivant, la jolie phrase que M. Dereims commence et surtout achève trop bas, comme le reste de son rôle ; mais laissons la cabalette. Laissons également l’air fameux : Caro nome che il mio cor ! Les paroles françaises ajoutent encore à sa sécheresse. Nous parlions de formules à propos de M. Joncières, mais c’est ici qu’elles abondent. Voilà un air tout entier qui n’est qu’une longue formule, un exercice d’écolière, avec grupetti, brisés, et ce trille final, une des légendes de Rigoletto. Mlle Krauss, heureusement, n’en use qu’avec discrétion. Ne cherchez là ni sentiment ni poésie ; c’est de la virtuosité, rien de plus. Gilda ne s’interrompt pas comme Marguerite. Elle ne rêve pas, elle récite, et, quand son amant à peine la quitte, vous ne trouvez sur ses lèvres ni l’émotion d’un adieu, ni la trace d’un baiser.

C’est aux deux derniers actes seulement que se retrouvent les qualités de M. Verdi, celles qu’il eut toujours, et qu’il a encore, mais ennoblies et purifiées : un tempérament dramatique, une touche vigoureuse. Dans ce Rigolettp vieilli, si mauvais par places, il y a deux éclats soudains, comme deux secousses de génie : le duo du troisième acte et le quatuor du quatrième. La grande scène de Rigoletto et des courtisans ne vaut pas ces deux pages-là. La chanson du bouffon, où le rire cache les larmes, n’est que prétentieuse : c’est un δαϰρυόεν γελάσασα (dakruoen gelasasa) de mélodrame. La musique, d’ailleurs, exprime mal l’ironie, et nous ne nous souvenons pas qu’elle l’ait heureusement rendue, même dans le duo de Bertram et d’Alice. Mais comme elle rend ici l’explosion de la haine ! Voyez : nous critiquions M. Verdi, nous signalions dans son œuvre la trivialité, la pauvreté de l’harmonie et de l’orchestre, et tout à coup le souffle passe et nous emporte ! Ce talent inégal a des reprises irrésistibles ; il vous fait presque violence.

L’aveu de Gilda est douloureux, mais tendre. La jeune fille reste aimante même après l’outrage. On sent dans sa voix plus de crainte pour lui que de honte pour elle-même. Malheureusement, la traduction française n’a pas l’harmonie des mots italiens, qui ajoutent encore à la tendresse de la musique :


Mentre pregava Iddio,
Bello e fatale un giovane ! ..


L’interruption désespérée de Rigoletto est admirable. Ce cri sur une seule note est familier à M. Verdi. Il l’a lancé avec le même bonheur dans le dernier acte du Trovatore et dans le troisième acte d’Aïda. Il l’étouffé ici dans un sanglot déchirant. Mais voici Monterone qui marche au supplice ; Rigoletto s’arrête et, presque sans préparation, la strotte éclate, furieuse. Une strette à l’italienne, c’est vrai, mais qu’importe ? La formule disparaît ici, l’idée seule, l’idée géniale rayonne et éblouit. Certes, ce duo est construit selon toutes les règles de la vieille méthode ; il suit la progression ordinaire de l’andante à l’allegro final, mais cette progression est foudroyante et la strette en question le couronne comme une auréolé d’éclairs.

Rossini disait un jour à Mme Krauss : « Vous chantez avec votre âme, ma fille, et votre âme est belle ! » C’est encore ainsi qu’elle chante et qu’elle joue, la vaillante artiste. Quand elle se livre tout entière, quand elle reprend ce duo qu’on lui redemande chaque soir, quand


la redoutable flamme,
Pour la troisième fois vient repasser sur l’âme,


on songe à ce cri brutal, mais héroïque, qu’une autre Gilda, morte depuis peu, jetait un jour à son partenaire épuisé : Crepiamo, ma cantiamo ! Mme Krauss, qui domine le duo, domine aussi le quatuor du dernier acte : elle pose et soutient avec un art achevé les notes déchirantes qui planent sur la seconde reprise.

On a tout dit de ce quatuor, même du mal. Il reste pourtant la plus belle page de l’ouvrage, une des meilleures du maître. La beauté musicale et la vérité dramatique y sont réunies. M. Verdi a tout concilié : l’idée mélodique, la plénitude de l’harmonie, la pureté du dessin et l’éclat, presque la crudité, de la couleur. Voilà peut-être le seul passage où l’œuvre musicale dépasse l’œuvre littéraire dont elle s’est inspirée. Par l’ensemble, par la tenue générale, par le style, Rigoletto reste bien au-dessous du Roi s’amuse ; mais un instant l’opéra s’élève jusqu’au ; drame et plus haut que lui. C’est que la musique seule peut avoir cette simultanéité d’expressions diverses qui fait la beauté d’un pareil quatuor. Les passions se succèdent forcément dans le drame parlé ; dans le drame chanté, elles éclatent toutes ensemble.

La passion, voilà ce qui sauve Rigoletto. Deux fois elle fait explosion, et c’est assez pour que l’œuvre retrouve un reste de vie. Ce n’est pas assez peut-être pour qu’elle reste à notre répertoire français. Il y a dans Rigoletto trop de vides, trop de trous pour que deux belles pages les comblent tous. L’opéra laisse une impression de maigreur, de pauvreté. Soit pour le regretter dans le passé, soit pour l’espérer dans l’avenir, le type auquel nous nous reportons toujours, c’est l’opéra de Meyerbeer. Il ne nous est pas encore prouvé que l’opéra de Wagner puisse le remplacer. Les Huguenots, le Prophète nous paraissent jusqu’ici plus voisins que Tristan et Yseult, que Lohengrin même ou Tannhäuser, du drame lyrique tel que nous le comprenons.

Sur ce théâtre, dont Meyerbeer est encore pour nous le souverain, des œuvres comme Rigoletto paraissent étriquées et chétives. Un opéra de Meyerbeer, c’est autre chose qu’une suite de duos, de cavatines et de petits chœurs à l’unisson : c’est une époque ou un pays, c’est un tableau d’histoire ou de nature ; c’est le massacre des protestans dans le vieux Paris ; ce sont des terres inconnues, des îles mystérieuses, où l’océan dort à l’ombre du mancenillier. Un opéra de Meyerbeer, c’est une œuvre complexe, et cependant homogène ; c’est un drame avec des personnages humains, des types dont on se souvient.

Est-il un seul des personnages de M. Verdi, sauf Aida, et encore, que vous connaissiez, que vous aimiez, auquel Vous trouviez le relief de la vie ? Votre mémoire distingue-t-elle Gilda de Violetta, d’Elvira, d’Amalia ou des autres ? Et le duc de Mantoue, et Alfredo, et Ernani, et tous ces ténors qui changent de costume, mais pas de romance ! Ils font l’effet d’aimables marionnettes auprès des héros de Meyerbeer, d’un Jean de Leyde ou d’un Raoul de Nangis. Le fond manque également aux tableaux de M. Verdi, ce fond que Meyerbeer brossait de main de maître. La peinture est plate, sans dessous. Jamais dans Rigoletto la foule, le peuple n’intervient. On ne peut appeler chœurs deux ou trois unissons plus que médiocres qui rappellent un ensemble justement ridiculisé de la Favorite. Ces grands seigneurs de la renaissance font triste figure ; on les a déjà vus brigands dans Ernani ou bohémiens dans la Traviata. Au moins les choristes de l’Opéra ne se plaindront pas cette fois : on leur épargne la besogne. Qui donc contait qu’un jour, sous la dernière direction, ils s’étaient refusés à faire les gestes ? Rigoletto ne leur eu demande guère. D’ailleurs ils ont moins mal chanté que de coutume, mais vraiment ils n’y ont pas grand mérite.

Quant à M. Lassalle, le rôle de Rigoletto est à tout point de vue en dehors de ses moyens. Il le chante et le joue avec lourdeur, avec emphase. Ni sa taille, ni sa voix ne se prêtent au personnage. Et puis quel dommage que cette voix, la seule qui porte pleinement à l’Opéra, n’y porte pas toujours juste ! M. Lassalle a chanté faux plus d’une fois dans Rigoletto ; il nous coûte de le dire, comme il nous a coûté de l’entendre.


C. BELLAIGUE.