Revue musicale - 31 mars 1883

Revue musicale - 31 mars 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 694-706).
REVUE MUSICALE

Henry VIII est-il bien de Shakspeare, et faut-il voir une œuvre même du grand poète dans ce drame plus ou moins tronqué qui figure en dernier sur le catalogue de ses pièces ? Ne serait-ce point là plutôt une de ces ébauches que trace un maître et qu’il néglige aux heures des lassitudes finales en laissant à d’autres le soin de les achever s’il y a lieu ? Le fait est, qu’à dater de 1612, époque de sa retraite à Stratford, Shakspeare semble avoir renoncé au théâtre ; le Conte d’hiver et la Tempête marquent le terme authentique, définitif et, en quelque sorte, la place même où le magicien Prospero enfouit, après l’avoir brisée, sa baguette aux enchantedens incomparables. Et pourtant ce drame de Henry VIII, où plusieurs ont cru surprendre l’empreinte d’une main étrangère, — celle de Fletcher, son collaborateur dans les Deux Gentilshommes de Vérone, — cet Henry VIII, si vous quittez le terrain de la philologie, si vous l’envisagez au double point de vue de l’histoire et des caractères, enferme des beautés qui ne sauraient être que de Shakspeare. Il s’agissait surtout, cette fois, d’écrire une pièce de circonstance à la gloire d’Elisabeth et de célébrer dans le passé les grandeurs et les bienfaits de son futur règne, l’Angleterre pacifiée, le protestantisme affermi, les droits du mérite l’emportant sur ceux de la naissance : tout cela contenu dans la harangue de Cranmer, prophétisant dès le baptême la destinée de l’auguste enfant. Le moment historique n’est ici que pour servir de cadre, mais regardons à ces quatre portraits : Buckingham, Wolsey, Henry VIII, Catherine, et dites si vous connaissez un peintre qui les eût pareillement modelés à leur ressemblance physique et morale. Qu’il y ait eu retoucher et remaniement, qu’un Fletcher, un Beaumont quelconque ait versifié par là, je n’en fais aucun doute, mais je reviens à mes quatre figures, et leur seule présence me garantit une authenticité relative et me prouve qu’en admettant qu’il ne soit point ici l’unique auteur, toujours est-il que Shakspeare « est de la pièce. » A défaut d’une action soutenue, d’un style homogène, quelle profondeur dans l’observation et quel sens de l’histoire ! Le duc de Buckingham, dernier représentant de cette noblesse aux revendications perpétuelles, et qui, toujours insoumise et l’épée au vent, fut l’âme de l’histoire au temps de York et de Lancastre lui-même, ce chevalier du moyen âge, la culture nouvelle l’a pénétré, c’est un érudit, un orateur, un politique. N’importe, voyez-le, au milieu des membres de son parti, se reprendre aux vieux préjugés et conspirer avec les Surrey, les Norfolk, les Abergavenny contre Wolsey, ce moine parvenu, dont la pourpre offusque ses yeux. Fils du Buckingham qui jadis aida Richard III à se saisir de la couronne et par les Beaufort héritier direct des droits des Lancastre, il spécule imprudemment sur l’idée de s’emparer du trône au cas où le roi mourrait sans enfant mâle. Il caresse le peuple, prête l’oreille aux intrigans qui flattent ses rêves de grandeur ; menacé d’arrestation, il répond : « On n’oserait. — Et si on osait, que feriez-vous ? lui demande alors son ami. — Ce que je ferais ? J’obtiendrais alors du roi une audience avant mon exécution, et j’en profiterais pour lui planter mon poignard dans le cœur. »Le malheur veut que ces sortes d’audiences in extremis ne s’accordent jamais, Buckingham n’obtint pas la sienne et marcha droit à l’échafaud ; la scène se trouve dans l’opéra, mais appropriée de façon à n’y produire aucun effet. Ainsi placé « à la cantonade » pour servir de repoussoir aux amoureux roucoulemens d’un Henry VIII à sa colombe, pendant que le Miserere du Trovatore passe dans la rue, le supplice de Buckingham est loin de valoir dramatiquement celui de Manrique. Car, au moins nous le connaissons ce Manrique. C’est le ténor, et sa voix mourante nous charme encore, tandis que le nom de Buckingham, dont nous ne savons rien, n’éveille à cet endroit aucune pitié. Mais nous y reviendrons tout à l’heure ; reprenons Shakspeare.

Au grand seigneur Buckingham il oppose Wolsey, l’homme sorti d’en bas, qui par son mérite s’est élevé aux premiers rangs de l’état et de l’église. Henry VIII, qui l’a reçu de la main de son père, le tient pour infaillible et l’accable de faveurs et de dignités. Ses honneurs, ses richesses ne font qu’alimenter son ambition ; à mesure qu’il s’élève, il tend plus haut, de moins en moins gêné par ses scrupules, corrupteur, fourbe, impitoyable à ses ennemis, moitié renard et moitié loup ; dur à la noblesse qu’il déteste, il s’acharne surtout après Buckingham, l’entoure d’espions, de créatures, de loin préparant sa perte, écarte de la cour ses parens et ses alliés ; le roi lui-même l’embarrasse peu, il passe devant : Ego et rex ! est sa formule officielle dans ses rapports avec les princes. Jusqu’où n’ira-t-il pas ?

Empereur ! empereur ! .. O rage !
Ne pas l’être !


Lui, c’est le trône de Saint-Pierre qui le tente ; il veut être pape et, en attendant, pour mieux dominer son roi, il se fait nommer près de lui légat du saint-siège. Buckingham jeté hors de sa voie, il travaille à se venger de l’empereur, qui lui refusa l’archevêché de Tolède. La reine est tante de l’empereur et, de plus, elle est de caractère une rivale, un obstacle, voilà sa vengeance trouvée. Vingt années de bonheur ont cimenté son union avec le roi ; qu’à cela ne tienne ! le cardinal s’arrangera de manière à susciter dans la conscience de l’époux des scrupules sur la légitimité de son mariage et, s’il subsiste quelques doutes, la sensualité de l’ogre affamé de chair fraîche les lèvera. Le divorce prononcé, Henry VIII épousant la duchesse d’Alencon, sœur du roi de France, c’est la tiare pour Wolsey. Le cardinal a tout prévu, mais il a compté sans le tempérament du maître ; les scrupules aussitôt nés, aussitôt entrevue la perspective d’un nouvel hymen, les désirs du roi ont parlé, et c’est sur Anne Boleyn qu’ils se sont rués : ainsi les habiles se trompent. Libre des soucis de conscience, Henry VIII court à son plaisir ; Wolsey alors lui devient suspect, le pape résiste, on le jette par-dessus bord. Mettre au théâtre un Henry VIII dès cette époque n’était pas une tâche si commode même pour un Shakspeare ; il lui fallait faire ressemblant et pourtant flatter son modèle, ménager les susceptibilités royales de Jacques Ier et cependant ne point trahir l’histoire, qui ne lui donnait à représenter qu’un abominable despote, une espèce de Richard III moins le grandiose et le monstrueux. Il y a réussi d’un art admirable, n’appuyant pas, reléguant de son mieux au second plan les vices et les violences du personnage, mais sans rien omettre ni de sa tyrannie, ni de son hypocrisie, ni de sa cruauté dans la luxure, le montrant à la fois esclave des flatteurs et jaloux de ses droits souverains, défiant et facile à duper, irrésolu et tenace, casuiste raffiné, demi-savant, prince magnifique, plus homme de lettres et théologien que guerrier, plus propre à la dialectique qu’au tournoi, ombrageux envers sa noblesse, aimant comme tous les tyrans à s’entourer de parvenus et, comme tous les tyrans, accessible et bon au pauvre peuple, qui d’ailleurs ne le gêne guère, tandis que d’en haut lui viennent les soucis, d’où sa haine pour la papauté qui le menace, et pour l’Espagne qui le prime. Espagnole, princesse, femme sans reproche, triple raison d’être sacrifiée. Catherine aime son mari d’un amour presque superstitieux ; humble et pieuse servante, dont l’unique joie fut d’obéir, on la répudie après vingt ans. Aucun dévoûment ne lui coûtera ; sa dignité, sa résignation dans cette suprême épreuve, seront au niveau de ses vertus domestiques et de sa naissance. Elle envisage son exil sans amertume et bénit l’indigne époux qui la renvoie. Plus belle encore dans son renoncement que dans sa gloire, elle meurt réconciliée avec ses ennemis, (in touchante et sans romantisme, dont Shakspeare se contente de reproduire le tableau selon l’histoire ; la reine n’abdiquant jamais même à l’instant que les portes du ciel s’ouvrent devant elle ; un calme, une majesté inexprimable, une suavité puisée aux sources de l’éternel féminin ! Vous plaît-il maintenant de saisir un joli contraste ? Regardez du côté d’Anne Boleyn ; celle-ci n’a point port de reine, c’est en coquette fieffée qu’elle apparaît. Shakspeare ne nous trace d’elle qu’une esquisse, mais impitoyable de vérité. Sans parler du séjour en France et de ses succès de galanterie à la cour de Catherine de Médicis, son arrivée en Angleterre fit sensation. Elle chantait, dansait comme pas une ! Grand amateur de musique et de ballet, Henry, tout de suite, organisa en son honneur des concerts et des sauteries où la reine et ses dames prirent part, et, si cuirassée de calme qu’elle fût, l’épouse espagnole ne laissa pas de s’émouvoir de l’enthousiasme du roi pour les chansons françaises quand c’était Anne Boleyn qui les chantait. Une pareille demoiselle d’honneur inscrite à son budget donnait à penser à Catherine d’Aragon. Au milieu d’un brillant cortège d’adorateurs, l’étoile se levait ; le jeune Percy, fils du duc de Northumberland, eut l’imprudence d’offrir sa main, et reçut à l’instant l’ordre d’épouser la fille du comte de Shrewsbury. Anne crut surprendre là le premier indice de l’illustre et terrible amour dont elle était l’objet, et voici comment la chronique nous raconte que son soupçon se changea en certitude.

— D’où me vient ce présent mystérieux ? Qui vous a chargé de me remettre cet écrin ? demanda la fille d’honneur de la reine d’Angleterre.

— J’ai l’ordre de ne prononcer aucun nom, répondit le messager.

— Alors, remportez ces bijoux, je les refuse.

— Soit ! mais s’il ne m’est permis à moi de nommer personne, rien ne vous empêche, vous, de deviner.

— Et tu sais à n’en pouvoir douter que ce présent m’est destiné ?

— A n’en pouvoir douter, si vous êtes Anne Boleyn.

— Très bien ! je suis Anne Boleyn.

— Ai-je quelque chose à rapportera mon maître de votre part ? interrogea le messager.

— Rien que ce que tu me vois faire, répondit Anne, allant droit à son miroir et se passant au cou les diamans.

Qu’est-ce que les bijoux de Marguerite comparés à ce collier d’Anne Boleyn qui va bouleverser un empire et remuer le peuple anglais jusqu’au plus profond de ses sanctuaires ? Impossible d’imaginer une exposition plus vivante, une scène pittoresque mieux faite pour lancer tout un public in médias res ; il faut que les auteurs de Henry VIII l’aient ignorée, puisqu’on la cherche vainement dans leur drame, qui s’ouvre comme une tragédie classique par un dialogue entre deux confidens.

« Fi de ta chanson politique ! » s’écrie dans le Faust de Goethe un des joyeux garnemens de la taverne d’Auerbach. Toute chanson politique est en effet un trouble-fête ! Or ce sujet de Henry VIII n’est pas autre chose : ôtez-en la politique et l’analyse psychologique, où sera l’intérêt pour le musicien ? L’Opéra vit de passion ; que la sombre histoire forme le fond du tableau, rien de mieux ! mais à condition que vous aurez soin d’éclairer le devant de la scène : « Il ne me suffit pas qu’un poème soit beau, disait Horace, je veux aussi qu’il m’intéresse et qu’il me charme : dulcia sunto. » Soyez tragique, mais que vos amans aient pour eux la jeunesse et l’attrait, qu’ils aillent où le destin les pousse, mais que nous les suivions d’un œil sympathique à travers les événemens même les plus funestes. Ainsi l’ordonne la musique, et de cette loi d’amour, de sympathie, procèdent presque tous les types immortels qu’elle a créés, Valentine et Raoul, Léonore et Florestan, Adolar et Euryanthe, Elsa et Lohengrin. Ce n’était certes pas un esthéticien bien fameux que l’auteur du libretto d’Anna Bolena, mais il avait ce sens musical que possèdent tous les Italiens et, bon gré mal gré, cette loi s’est imposée à lui. Le maestro Donizetti voulant traiter le thème Henry VIII, qu’a fait notre poète ? Il a soigneusement mis à l’arrière-plan l’odieuse figure du roi et cherche dans l’histoire de son héroïne le roman de ses amours avec Percy. La fable est vulgaire, je l’accorde, mais le pathétique s’y maintient. Henry VIII reste dans son personnage de tyran, il ne roucoule pas, il se venge. Quand l’histoire a distribué ses rôles, nul n’a qualité pour intervertir : elle a ses ténors, comme elle a ses barytons, ses basses et ses sopranos, et jamais vous n’obtiendrez d’un public qu’il s’intéresse à la cavatine attendrie d’un Barbe-Bleue soupirant d’une bouche en cœur : Qui donc commande quand il aime ? Lablache était un Henry VIII, il l’était, à ce point que vous en perdiez de vue la partition de Donizetti, comme on raconte que ceux qui jadis voyaient Talma jouer Hamlet en oubliaient Ducis. Comédien de premier ordre et parlant toutes les langues de l’Europe, Lablache ne se contentait pas de connaître à fond son Shakspeare, il possédait sur le sujet et l’érudition et la tradition, depuis Lowin, qui créa le rôle d’original, jusqu’à Bitterton, à qui Davenant l’avait transmise. Car il n’est peut-être pas de champ où les qualités d’un artiste supérieur aient plus à s’exercer. L’emportement et l’esprit de culture, la vengeance et la haine qui se dissimulent sous le plus grand air, la luxure empruntant le manque de la religion, la condescendance et le trivial, la séduction et la corpulence : que de contrastes, de nuances à rendre, et, avec Lablache, tout cela était rendu ! Mais, je le répète, quoi qu’on fasse, il ne saurait y avoir là qu’un intérêt esthétique, et jamais cet Henry VIII laissé en quelque sorte inachevé par Shakspeare ne sera un sujet d’opéra. Deux belles scènes tirées de cette ébauche ne suffisent ni à l’émotion, ni au spectacle d’un drame lyrique. Le pittoresque est absent, l’action inexorablement lugubre, et, sauf la pauvre reine persécutée, aucun de ces personnages n’a droit à la moindre de nos sympathies. La fraîche et gracieuse perspective, en effet et la jolie paire d’amoureux que ce monarque ventripotent et cette fille d’honneur plus que mure qui choisissent l’heure du bourreau pour se conter fleurette ! Il reste bien entendu que je ne querelle ici que le sujet, combiné d’ailleurs, adapté et surtout rimé par les auteurs du mieux qu’il était possible, mais la force des choses luttait contre eux : il est licite de mettre à son point de vue des personnages d’imagination, mais quand on s’adresse à des figures consacrées, il les faut subir telles qu’elles sont et pousser la pièce jusqu’au bout, même alors qu’elle n’a point de dénoûment, comme c’est le cas cette fois. Sa femme morte, Henry VIII épousera sa maîtresse, et après qu’adviendra-t-il ? Le drame, au lieu de terminer sur la tonique, finit en l’air sur la médiante.

Tous les inconvéniens du sujet se retrouvent dans la musique ; elle est funèbre, ondoyante et diverse dans les tons gris, presque constamment liturgique, quelquefois dramatique, jamais émue. La note caractéristique du synode assombrit l’horizon dès le prélude, et, dès ce début, vous sentez l’énorme part que va s’attribuer la volonté. Il ne s’agit pas d’être inspiré, il s’agit d’écrire et de prouver qu’en écrivant on est un maître, mérite que personne ici ne conteste et dont, par parenthèse, les critiques de la première heure avaient déjà éventé le secret. J’ouvre la Biographie des musiciens de Fétis, et j’y trouve cité au deuxième volume du Supplément cet article d’une date déjà lointaine, mais qui pourrait, au besoin, servir à caractériser en son ensemble d’aujourd’hui le musicien de Henry VIII. « Y a-t-il des idées mélodiques dans la musique de M. Saint-Saëns ? Oui, il y en a ; pas en profusion, mais enfin, dans ses concertos par exemple, on en trouve. Malheureusement, avec sa crainte d’être commun, son amour du détail et de la couleur, l’auteur précipite bientôt ses thèmes dans un flot d’imitations, de canons, où ils disparaissent tout à fait, pressés et étouffés sous une forme qui manque d’air et de naturel, sous une harmonie trop serrée, sous un réseau de dissonances, de cadences évitées qui fait perdre de vue la tonalité et qui déroute l’oreille. Cette monotonie des surprises et des coquetteries ne vaut pas mieux que l’autre ; en somme, tous ceux qui connaissent les difficultés du style symphonique accordent largement à M. Saint-Saëns tous les genres de mérite que donne l’étude ; quant à la grâce et à l’abondance mélodique, c’est tout autre chose. » L’article est de M. Adolphe Botte, harmoniste et critique de la plus solide érudition et longtemps apprécié des lecteurs de l’ancienne Revue et Gazette musicale. Pendant que je suis en veine de citations, qu’on m’en permette encore une, celle-ci d’un professeur viennois également très autorisé. Quand j’ai à me prononcer sur un musicien de la qualité de M. Saint-Saëns, je me défie en général de mes prédilections comme de mes antipathies l’artiste, et j’aime à m’appuyer sur l’opinion des hommes du métier en prévision de la méchante humeur des aristarques dits spéciaux, toujours prêts à vous traiter de poète ou de littérateur dès que vous n’encensez par leur idole. « Depuis Berlioz, écrit M. Hanslick, Saint-Saëns est le premier musicien qui, n’étant pas Allemand, ait composé de la musique purement instrumentale et créé dans ce genre des œuvres de valeur dont la réputation ait passé les frontières de la France. Berlioz a exercé sur lui une influence incontestable ; il suffit pour s’en convaincre de considérer les litres de ses ouvrages, qui rentrent presque tous dans le genre de la musique pittoresque (Danse Macabre, Phaéton, le Rouet d’Omphale), et en outre de remarquer certains effets d’instrumentation qu’il affectionne particulièrement, l’emploi fréquent des harpes, les pizzicati de violons, etc. Berlioz est un maître exceptionnel, Saint-Saëns ne Test point. Mais, s’il n’a pas le génie de Berlioz, Saint-Saëns est du moins un meilleur musicien que Berlioz, qui jamais n’aurait pu produire une œuvre aussi exclusivement musicale déforme et d’idée qu’un quintette et un trio. »

L’orchestre d’abord, le théâtre ensuite, quand on peut, c’est-à-dire vers cinquante ans, l’âge des jeunes. Je crois le système détestable, mais, puisqu’il existe, il doit avoir ses raisons d’être. Voici tantôt un demi-siècle, lorsque Berlioz fit son apparition, la langue se mourait d’anémie, il en allait de la musique comme de la poésie, où les vieux tropes et les vieilles images, usés, déformés par l’abus des analogies, ne s’adaptaient plus ni aux sentimens ni aux idées. À ce compte, l’auteur de la Symphonie fantastique, en se démenant beaucoup pour l’abatage, accomplissait une œuvre de relèvement. Le premier, chez nous, il eut l’instinct des sonorités, de la coloration harmonique ; de lui procèdent nos symphonistes modernes, dont quelques-uns, Massenet, Saint-Saëns, ont dépassé de beaucoup sa ligne d’opération scientifique. Outre cette impulsion à la fois révolutionnaire et reconstitutive imprimée par Berlioz, il y aurait un second motif de s’expliquer ce développement de la musique instrumentale. Des opéras, chacun est libre d’en composer à sa guise, mais trouver un théâtre qui les représente est une autre affaire, tandis qu’une symphonie, un oratorio, une suite d’orchestre, cela se joue partout. Moins avare que le lustre de nos salles de spectacle, le soleil de la musique instrumentale luit pour tout le monde. On commence par s’y chauffer, puis on s’y attarde, on cultive l’enharmonique, on s’oublie aux enchantemens du perpétuel moduler, et quand le théâtre vous vient un jour par surcroît, on continue ses habitudes de jeunesse, on répond à la critique par des théories. Et la vocation, qu’en faisons-nous ? Car vous aurez beau amonceler les argumens, entasser Pélion sur Ossa, Wagner sur Gluck, il y aura de tous temps des maîtres symphonistes d’un côté et de l’autre des hommes de théâtre. N’est-ce pas l’un des plus courtisés de nos compositeurs qui disait naguère en minaudant à son ordinaire : « Moi, je ne suis point un musicien, je suis un musicier, » en d’autres termes, un arbre créé pour produire de la musique et qui, bon gré mal gré, obéit à sa fonction selon des lois imprescriptibles ? Or le règne musical a ses variétés comme le règne végétal, et s’il est interdit au cerisier de porter des pommes, on peut croire que le musicier, créé pour donner des symphonies et des suites d’orchestre, aura moins d’aptitude à produire des opéras.

Cette question des genres est complexe à ce point que, tels qui dans la musique instrumentale ont conquis rang de princes, Mendelssohn et Schumann, par exemple, ne furent jamais au théâtre que d’assez pauvres clercs, et qu’en revanche, Rossini et Meyerbeer, en occupant la scène en véritables souverains, n’ont rien su écrire d’extraordinaire au regard de la musique absolue. La musique dramatique est un art si particulier que nous y voyons à chaque instant échouer des talens de premier ordre. Dès qu’il s’ennuie à l’Opéra, le public attribue tout le mal à l’absence de mélodie, ne comprenant pas qu’au théâtre, la mélodie elle-même peut devenir un obstacle. Schubert, je suppose, était un mélodiste ; à lui, pas plus qu’à Schumann, les idées ne manquaient ; bien au contraire, ils en avaient trop, et c’est par les idées qu’ils ont péri, incapables de chanter en dehors d’eux-mêmes et de tenir jamais compte du temps, du lieu, de la situation. Au théâtre, ce qui distingue le génie du talent, c’est l’objectivité.

J’en appelle aux habitués des concerts du dimanche, à tous ceux qui s’intéressent à nos modernes. Que de tableaux charmans et superbes dans leurs symphonies, où la personnalité de l’artiste tantôt éclate et tantôt se dérobe pour mieux être aperçue ! Mais le théâtre impose d’autres conditions, il y faut l’être humain, s’exprimant, se livrant en plein naturel et non plus une manière de sentir toute subjective affectant le poème entier. Personne assurément ne prétendra que Henry VIII soit une symphonie, mais personne aussi ne voudra nier que cet opéra-là soit d’un symphoniste. La préoccupation instrumentale y règne despotiquement de la première note à la dernière. L’auteur, par cette sainte horreur qu’il a du lieu-commun, ne vous laisse pas respirer ; une combinaison en amène une autre plus impossible ; plus une tonalité se dérobe loin de sa portée, plus il met de souplesse à la cueillir et vous le suivez ainsi pendant quatre heures, rarement ému, fatigué souvent, presque toujours intéressé, vous le suivez en songeant à ce lion qui jadis entraînait Dante à travers « la forêt obscure. » Quant aux braves gens qui se récrient sur l’absence de mélodie, renvoyez-les à Boïeldieu. M. Saint-Saëns est un mélodiste qui se cherche et qui, — je ne crains pas de l’affirmer très haut, — se trouvera, le jour où la conscience de sa force et l’autorité du succès lui permettront de rompre une bonne fois avec la théorie. Les wagnéristes s’étaient flattés jusqu’ici de se l’approprier ; mais voici que déjà cet Henry VIII leur donne à réfléchir, à critiquer. Nous n’en sommes encore qu’aux avertissemens, mais on se tient sur le qui-vive et, sous l’amicale réprimande, perce la menace. « Faire des concessions, vous, Saint-Saëns, sacrifier aux faux dieux du rossinisme et du verdisme, passe pour cette fois, puisqu’il fallait réussir à tout prix et qu’en somme votre succès sera porté par nous au profit de la doctrine, mais n’y revenez plus ! » Le fait est qu’il y a péché flagrant ; le coupable, à la vérité, n’avoue pas. Que de supercherie il met au contraire à dissimuler sa faute ! Parcourons la table thématique de sa partition : il n’y est parlé ni d’airs, ni de duos, ni de trios, de quatuors ou de finales, aucune des formes organiques de l’opéra traditionnel ne s’y trouve mentionnée. Tournez le feuillet, ce ne sont que romances, strettes et cantabile ; on vous a marchandé le mot, on vous donne la chose à profusion ; pourquoi se plaindre ? Goûtons, applaudissons ces mélodies, dont quelques-unes ont la grâce exquise d’un motif d’Auber, ou la superbe allure d’une phrase de Verdi, et ne récriminons pas trop sur le prix que nous les achetons. Des concessions ! pourquoi n’en ferions-nous pas à notre tour, les doctrinaires en font bien ! Et, s’il y a des gens payés pour être mécontens, ce sont ceux-là bien plus que nous dont les principes triomphent sur toute la ligne.

Trois morceaux ont assuré le succès du nouvel ouvrage de M. Saint-Saëns : la cantilène du roi au premier acte, au second un duo d’amour avec Anne Boleyn, et finalement, au quatrième, le grand quatuor, couronnement de l’édifice. Maintenant soyons francs : qu’est-ce que l’art ayant présidé à l’inspiration ou à la confection de ces morceaux eut jamais de commun avec le wagnérisme, puisque wagnérisme il y a et que tout le monde trafique aujourd’hui de ce cri de guerre dont à peine cinq ou six critiques en France ont approfondi la signification ? La cantilène du roi est un fragment mélodique à l’italienne, un larghetto de six mesures avec quelque réminiscence du chœur des Baigneuses dans les Huguenots ; le duo d’amour se divise en deux parties, l’une principale, l’autre secondaire, tendre et langoureux au début et se terminant, comme un cantique du Sacré-Cœur, par une phrase d’un sentimentalisme et d’un naïf que les esprits difficiles jugeront peu en harmonie avec le caractère de Henry VIII, mais que l’auteur apprécie autrement et ramènera plus tard dans le quatuor final, après en avoir fait le thème de son entr’acte. Car, tout en ne pratiquant pas résolument la foi au wagnérisme, M. Saint-Saëns en connaît les articles et sait au besoin les appliquer. Ainsi du Leitmotif, dont nous parlions récemment ici même à propos de Parsifal, procédé qu’on retrouve partout chez Auber (dans la Muette), chez Herold (dans Zampa), chez Weber, chez Meyerbeer, et qui consiste à rappeler au cours de l’action dramatique un motif déjà entendu, mais que les n)aîtres n’avaient jusqu’alors employé qu’à grands traits dans les situations absolument caractéristiques, tandis que Wagner et ses imitateurs l’ont réduit à des proportions infinitésimales, à de simples groupemens de notes perceptibles aux seuls initiés : le logogriphe et la devinette érigés en principe d’art. Le quatuor a tout d’abord eu le mérite énorme de son à-propos. Qu’on se figure une explosion de lumière dans un ciel opaque. Drame et musique, ce quatuor est un coup de fortune. Catherine, chassée du trône, reçoit la visite d’Anne Boleyn, qui vient pour se faire rendre une lettre témoignant de son ancienne intrigue avec l’ambassadeur d’Espagne. Les deux reines sont en présence : Catherine mourante et que la jalousie consume, Anne Boleyn, inquiète et suppliante. Elle implore, la reine refuse et menace ; le roi entre, ironique et cruel, il feint le repentir, s’accuse près de Catherine de l’avoir indignement traitée, lui demande les preuves qu’elle a dans les mains, puis, voyant ses hésitations, il affecte de se rapprocher de sa rivale. C’est probablement à ce double jeu de scène que ce morceau, d’ailleurs remarquable, doit l’honneur d’avoir été cité tant de fois à côté du sublime quatuor de Rigoletto.

Mme Krauss et M. Dereims, d’une part, de l’autre, M. Lassalle et Mlle Richard, les voix se divisent, s’entre-croisent et se rejoignent en tutti. Mettez que ces voix aient pour elles l’éclat, la passion et la force de résistance, vous n’aurez qu’à les chauffer à blanc par une phrase à progression ascendante et, quelle que soit la valeur musicale de l’inspiration, vous pouvez compter sur un effet splendide. Il va sans dire que nous sommes en plein théâtre italien, et c’est pourquoi je viens de nommer les chanteurs au lieu d’évoquer les personnages du drame lyrique. A la place de M. Saint-Saëns, supposons un Richard Wagner imperturbable en son système et voulant rester dans la vérité de ses caractères. La logique certainement y gagnera, car il est évident que quatre personnages mus par des sentimens si divers ne sauraient en fusionner l’expression dans un ensemble à quatre parties concertantes. Autre chose est du quatuor de Rigoletto, où les quatre motifs combinés en vue de l’ensemble sont distincts les uns des autres, ce qui permet à chacun des personnages de rester dans l’expression de son caractère. J’accorde donc qu’au point de vue de la vérité dramatique il vaudrait beaucoup mieux que Henry VIII fût un peu moins M. Lassalle et Mme Krauss un peu plus Catherine d’Aragon ; mais alors il n’y aurait plus de quatuor et le public s’en irait mécontent. Je me demande ce que c’est qu’une théorie qu’il faut ainsi transgresser à tout moment. Le beau musical admet-il tant de philosophisme ? Existe-t-il dans le présent ? l’avenir tient-il en réserve des lois qui n’aient point présidé à la création des chefs-d’œuvre du passé : lois de développement mélodique et harmonique, de rythme, de distribution thématique, d’équilibre, de symétrie dans la période et de pondération instrumentale et vocale auxquelles les plus grands maîtres ont obéi d’instinct et que notre manie est de vouloir réviser ? Mais la force des choses l’emporte sur les raisons ; n’en déplaise à la théorie, ce fameux quelqu’un qui jadis avait plus d’esprit que Voltaire a, de nos jours, plus d’influence que Wagner, et ce que tout le monde veut, le musicien le veut et le voudra, quoi qu’on dise, toutes les fois qu’il s’agira pour lui d’enlever un succès au théâtre. M. Saint-Saëns nous l’a prouvé de reste dans son Henry VIII. On vient de voir le quatuor du quatrième acte, prenons le finale du troisième.

En quoi l’architecture de ce morceau diffère-t-elle de la coupe ordinaire ? Il s’ouvre par un appel de trompettes, ce qui signifie en style d’opéra que nous allons avoir le roi et la reine comme dans les contes de fées. Alors commence le défilé sur une phrase liturgique en accords plaqués et traitée un peu trop à la manière d’une leçon d’harmonie : entrée du roi et de la reine, le tyran en majeur, la victime en mineur, c’est de règle ; immédiatement après, la procédure s’engage, et nous assistons à la scène de Shakspeare, moins le discours de Henry VIII, que remplace une cavatine sur le mode plaintif, souverainement dite par la Krauss, et, pour terminer en frappant le grand coup, un de ces tutti formidables sans lesquels ne saurait conclure un finale italien qui se respecte. A l’Opéra, ces motifs de bravoure s’appellent désormais des Marseillaises ; nous eûmes ainsi la Marseillaise de Roland à Roncevaux, puis celle du Tribut de Zamora : « Enfans de l’antique Ibérie, » chantait M. Gounod. « Les fils de la noble Angleterre, » s’écrie M. Saint-Saëns : toujours la même ritournelle et toujours, de la part du public, la même acclamation ; ceci, encore une fois, pour dire qu’il n’y a pas au théâtre de forme si usitée, si rebattue à laquelle un musicien ne sacrifie ses principes à tel ou tel moment donné ; de Gluck, utilisant à d’autres fins et dans des situations différentes ses premières inspirations, à Mozart, écrivant le second air de dona Anna et subissant, en vue du succès, les caprices de sa virtuose ; de Mozart à Weber, le moins intransigeant des maîtres, parce qu’il est le plus mélodiste de tous, à Meyerbeer, le plus français et le plus italien des Allemands ; de Meyerbeer à Berlioz, à M. Thomas, à M. Gounod, tous l’ont fait et tous le feront, parce que, en dernière analyse, il n’y a pas de droit contre le droit du public, qui est d’être amusé, intéressé et de planter là qui l’ennuie. Les concessions ! M. Saint-Saëns ne les a, Dieu merci ! pas épargnées ; sa nouvelle œuvre en est pavée et je l’en félicite de grand cœur. Loin de lui reprocher aucune apostasie, je l’accuserais, au contraire, de n’avoir point osé rompre assez ouvertement avec son église. Partition pleine de richesses, cet Henry VIII offre, à mes yeux, une certaine disparate ; j’y vois trop l’expérimental : chose étrange, l’orchestre même y trahit de l’indécision ; moins homogène et surtout moins original qu’il ne l’était dans le Déluge et dans Samson et Dalila, le gris prédomine, peut-être par la faute des instrumens de bois, — clarinettes, bassons, hautbois, — dont l’auteur a renforcé le groupe et qui font nasiller la symphonie. Mozart mettait ses rythmes dans les voix, nous les mettons à présent dans l’orchestre, ce qui donne à un opéra la couleur d’une symphonie avec costumes et décors. Toute l’attention se porte sur l’instrumental, et, pendant que la symphonie décrit ses méandres, qu’elle s’enroule et se déroule comme un fleuve où se réfléchissent tous les accidens du rivage, les personnages naviguent au-dessus, balancés, ballottés, naufragés au gré du vent qui souille, des bassons, des hautbois, des trompettes et des trombones. Airs, duos et trios, tout ce qui servait à la passion de points de repère et représentait une sorte de moment psychologique passe désormais à l’état d’accessoire et quitte la place au récitatif, de plus en plus maître absolu de la situation.

Il est vrai que ces récitatifs, on condescend encore à les chanter, mais patience ! et vous verrez que bientôt il suffira de les déclamer avec accompagnement d’orchestre. Ce jour-là, une nouvelle esthétique de l’avenir sera fondée. L’ombre de Berlioz pourra tressaillir d’aise en son élysée, car il n’y a pas à dire, c’est de lui que nous vient le système. A chacun selon ses œuvres, et tâchons de ne pas confondre : à Richard Wagner, ses idées de réforme et sa caractéristique dramatique ; à Berlioz sa théorie de la prédominance instrumentale : la Symphonie fantastique avec ses commentaires obligés, celle de Roméo et Juliette avec ses prologues, intermèdes et épilogues parlés, sont le point de départ. Musicien hasardeux, incorrect et primesautier, Berlioz tira ses motifs de l’orchestre, les voix n’eurent pour lui qu’une importance secondaire ; de là ses insuccès au théâtre et les amertumes qu’il en ressentit. Les visées de Berlioz furent plutôt des visées de poète, il eut de colossales intentions, que Shakspeare et Goethe l’aidèrent à réaliser tant bien que mal ; puis, quand il voulut aborder le théâtre, la muse violentée, obsédée, tyrannisée par lui dans la symphonie, l’accueillit en lui criant : « Sois poète tant que tu voudras, mais tâche enfin d’être musicien ! »

C’est contre cet absolutisme littéraire que les nouveau-venus ont réagi ; ils ont été plus musiciens, plus forts en thème et leur virtuosité s’est tout entière portée sur la symphonie, dont Berlioz, avec ses épisodes et ses intermèdes dramatiques, avait démesurément élargi les proportions et qu’ils ont ramenée à sa vraie forme. Mais si la poésie a son exclusivisme, la science est une maîtresse également fort despotique, et de Charybde nous voici tombés en Scylla. Berlioz écrivait des symphonies à compartimens qui sont de véritables opéras, nous composons aujourd’hui des opéras qui sont des symphonies. « Qui donc criera : Vive la France ! » disait, en s’interposant au milieu des Bourguignons et des Armagnacs, le héros d’un drame du vieux Dumas. Qui nous donnera l’opéra moderne ? dirions-nous volontiers à notre tour, cet opéra bien tempéré, où tous les élémens s’équilibrent, où la science ne soit point là pour la science, ni la mélodie pour la mélodie, et qui nous renvoie pénétrés à fond du sentiment de cette vie organique partout répandue dans un chef-d’œuvre ? En quoi le Henry VIII de M. Saint-Saëns s’écarte de ce type, on l’aura compris à notre discussion, qui d’ailleurs n’infirme en rien un succès sympathique à tous et dont les interprètes auront à revendiquer aussi leur part. La Krauss, dans Catherine d’Aragon, y triomphe superbement d’un rôle ingrat qu’elle joue et qu’elle chante en tragédienne et cantatrice exceptionnelle, et Mlle Richard a la plus belle voix du monde. Son physique n’est peut-être pas tout à fait, pour la sveltesse et la désinvolture, celui d’Anne Boleyn au cou de cygne, mais la voix a des sonorités irrésistibles. Quant à M. Lassalle, nous renonçons à chanter ses louanges, cela ferait trop de peine à M. Vaucorbeil, qui va le perdre. Étant donné que nous sommes au Théâtre-Italien et à ne voir dans son Henri VIII qu’un baryton qui s’évertue, on n’a pas plus d’ampleur, de séduction, je dirais même plus de style, si je ne craignais d’affliger M. Faure après avoir attristé M. Vaucorbeil. Rendons pourtant justice au directeur de l’Opéra en félicitant son orchestre ; une fois n’est pas coutume. Ce qu’il y a de vrai, c’est que la négligence et la somnolence où l’on s’oubliait naguère en exécutant le répertoire, a cessé comme par miracle ; on sent que l’autorité d’un maître symphoniste a passé par là et que tout est rentré dans l’ordre : souhaitons maintenant que ce ne soit point « l’ordre accoutumé » dont parle Racine dans Bajazet.

Œuvre de réflexion plus que d’inspiration, très travaillée et très compacte, cet Henry VIII n’a qu’un tort : c’est de manquer de personnalité. Le grand manieur d’orchestre y maintient son autorité, l’homme de théâtre se dérobe et se disperse, allant de Bach à Verdi, de Haendel à Donizetti. Ma conviction, je le répète, est que M. Saint-Saëns est un mélodiste qui nous cache son jeu pour ménager les susceptibilités de ses amis. Plus tard, il se débrouillera peut-être ; en attendant, il ne se prive d’aucun moyen, emploie indistinctement tout ce qui réussit, et sa rare science lui sert à convertir en diamans des cailloux du Rhin. Jeune encore, combien de fois n’a-t-il pas fait et refait le tour du monde orchestral ? Ses publications se comptent presque par centaines ; organiste, il a écrit de la musique religieuse ; pianiste, on le connaît par ses compositions et ses transcriptions de Bach, de Gluck, de Beethoven, de Berlioz et de Liszt, qu’il exécute en virtuose accompli ; quant à ses poèmes symphoniques, grâce aux concerts populaires, il n’est guère permis à qui que ce soit de les ignorer. Nommons enfin ses œuvres de théâtre, sur lesquelles tranche désormais royalement cet Henry VIII, — un peu comme le léopard d’Angleterre sur son champ de gueules, — partition composite moins facile à classer qu’on ne croit et qui, des trois attributs distinctifs d’un opéra destiné à prévaloir : génie, science, volonté, en possède assurément deux.


F. DE LAGENEVAIS.