Revue musicale - 31 mai 1910

Revue musicale - 31 mai 1910
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 697-708).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA. : Salomé, d’Oscar Wilde et de M. Richard Strauss. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Le mariage de Télémaque, comédie lyrique en six tableaux ; paroles de MM. Jules Lemaître et Maurice Donnay, musique de M. Claude Terrasse.


Pour la seconde fois, sur une scène lyrique de Paris, on a vu, pendant une heure et demie, au moins, se débattre la question de savoir si les lèvres de Salomé baiseraient ou non les lèvres du Précurseur. Et lorsque, à la fin, n’ayant pu les baiser vivantes, elles les baisèrent mortes, quand la femme impure et meurtrière eut pressé de ses bras, de sa bouche, la tête coupée et la bouche pâlie du saint et du martyr, alors quelques spectateurs trouvèrent, comme la première fois, la donnée du problème choquante, et monstrueuse la solution.

Il est entendu que la forme, ou la facture de la musique de M. Richard Strauss est d’une habileté surprenante. Elle consiste surtout, presque seulement, dans l’orchestration, dans les timbres ou les sonorités, lesquelles ressemblent à la couleur, au vêtement, à la parure d’une œuvre musicale, plutôt qu’elles n’en sont la réalité, le corps et l’être même. On sait aussi que le drame de M. Strauss est exclusivement orchestral : nous ne disons pas symphonique, et nous verrons pourquoi. L’orchestre y est le seul agent expressif, le maître. Il y entretient avec la voix des relations le plus souvent difficiles, désagréables, voire pénibles. Or on commence à trouver que cet état de choses, cette brouille ou cette guerre entre les élémens de toute « action » lyrique, a duré trop longtemps. Nous avons assez du « tout à l’orchestre » et, fût-ce en musique, de la tyrannie du nombre. Elle s’exerce à peu près sans partage, et même sans contrôle, dans Salomé. Le rôle d’Hérode n’accorde absolument rien à la voix ; celui de sa belle-fille presque rien. Iochanaan seul ose chanter, çà et là, deux ou trois mesures, et certaine allusion, brève, mais vocale, à Jésus sur les bords pu les flots du lac de Tibériade, pourrait bien être l’unique passage (ou peu s’en faut) expressif et touchant de la partition.

Aussi bien cet orchestre n’est jamais plus à son aise, à son affaire, que débarrassé de la parole et du chant. Il se donne alors, et s’en donne, librement ; non pas certes de tout son cœur, le cœur étant ce qui manque le plus à la musique, intellectuelle et volontaire, de M. Richard Strauss, mais de toute sa force. Et dans certains épisodes comme la danse de Salomé, surtout comme l’ouverture et la fermeture de la grille qui recouvre le cachot souterrain du Baptiste, cette force, portée au paroxysme sonore, ne manque pas, sinon de nous émouvoir, au moins de furieusement nous ébranler.

Pas plus que la puissance, nous ne contestons la souplesse, la fluidité d’une pareille instrumentation. L’orchestre de M. Strauss unit des qualités différentes et même contraires. Tantôt c’est par la violence qu’il nous réduit et tantôt il nous séduit par la douceur. Alors il se fait léger comme une écharpe envolée et qui flotte. Les toutes premières mesures de l’opéra sont un exemple brillant de cette seconde manière, un échantillon de cette trame impalpable et mouvante, sorte de mousseline sonore, où je ne sais quelle gamme, de flûte peut-être, jette des ornemens et des fleurs. Ainsi, pour la sonorité générale, jamais brutale dans la force et, dans la finesse, toujours soutenue ; pour la flexibilité, l’élasticité, le coloris aussi de la matière ou de l’étoffe instrumentale, c’est un étonnant orchestre que celui de Salomé. J’en goûte moins le détail et les inventions particulières, pour ne pas dire excentriques. Dans la scène finale, et « capitale, » on peut le dire, un trille obstiné, haché de place en place par les deux petites notes qui forment l’un des « motifs » de l’héroïne, énerve encore plus qu’il n’émeut. Et surtout, vous n’êtes pas sans avoir entendu vanter comme une trouvaille de génie, du génie de l’épouvante et de l’horreur, une note, une seule, mais répétée, et qui s’exhale de l’orchestre pendant l’invisible et souterraine décollation. Il paraît, — je veux dire on assure, car cela ne paraît pas tout de suite à l’oreille, — que c’est une note harmonique de contrebasse. Elle semble aussi bien de mirliton, singulière, déplacée et tout près d’être risible au lieu d’être sinistre. Incertaine de sonorité, le sens en est également discutable. D’aucuns avaient cru d’abord y reconnaître la section laborieuse du cou par le tranchant mal affilé du glaive. Il y faudrait chercher, d’après les derniers exégètes, l’angoisse de Salomé se penchant sur la fosse et les battemens inégaux de son horrible cœur. État d’âme et non description, détail non pas matériel, mais psychique. Aucune importance d’ailleurs.

Quelque chose importe davantage : la substance, l’être même de la musique, et voilà ce qui manque ici. En cette œuvre surchargée et vide, je ne vois d’égale à la richesse des formes sonores que la pauvreté du fond. Malgré les plaisanteries d’Henri Heine, nous avons l’idée d’une idée, même en musique. Or, dans Salomé, la plupart des idées sont à peine ; elles sont indigentes, mesquines, à moins qu’elles ne soient vulgaires. Le personnage de Iochanaan est peut-être, à cet égard, le moins mal partagé. L’un de ses « motifs, » — pour continuer d’user du langage que le wagnérisme naguère imposa, — n’est pas sans beauté. Formé premièrement d’une succession ou d’une progression de quartes (la dernière augmentée et dure), il s’élève, noble d’abord et, vers la fin, douloureux à la manière gémissante et chromatique de la plainte d’Amfortas, au premier acte de Parsifal. Mais à côté de cela, d’autres thèmes, redondans et sonnant le creux, font du Baptiste, maussade et grognon sans colère sacrée, emphatique sans véritable éloquence, un fastidieux prêcheur. Le type de Salomé, son type musical, est très médiocre. Les élémens qui le constituent sont au-dessous de l’ordinaire. L’un d’entre eux, le moindre, ne consiste que dans une espèce de petite secousse sonore. Ce n’est rien, ces trois notes rapides, et pourtant, c’est quelque chose de grêle et de pointu, quelque chose de mièvre et de puéril, dont le perpétuel retour agace et finit par exaspérer. Une autre figure mélodique du même personnage irrite autrement : par je ne sais quoi, non plus de sec et de restreint, mais de veule et de lâche, par le dégingandage et comme le dévergondage d’un thème convulsif, où certain mauvais goût d’Italie s’aggrave d’un arrière-goût, pire encore, allemand. Et nous ne parlerons point de la circulation, à travers tout le rôle, d’un motif de valse, de valse viennoise, où la platitude mélodique ne se rehausse pas, mais se hérisse des plus cruelles harmonies.

« Matière infertile et petite, » les idées musicales ne sont ici nulle part agrandies et fécondées. Entendons-nous bien. Sans doute elles font l’objet d’un travail ou d’un jeu très compliqué, fort difficile, où l’on sait que M. Richard Strauss est passé maître. Il consiste, ce laborieux exercice, à placer, déplacer et replacer, en les tournant, retournant et contournant, dans le plus petit espace et dans le plus grand nombre de situations possible, un certain assortiment de « pièces » sonores, lesquelles peuvent d’ailleurs, nous l’avons constaté, ne pas avoir en soi le moindre intérêt, la plus mince valeur. Et ces élémens, n’étant rien, ou presque rien, ne sauraient donner, ou produire davantage. La vie n’est point en eux, ni la puissance de répandre la vie. Partout ils reviennent, se répètent, s’imposent ou s’insinuent, mais ils ne se développent nulle part. Le développement, voilà l’acte, ou l’opération, ou la vertu musicale, dont il y a dans Salomé le moins de traces. Et de là vient que dans cette œuvre curieuse, prodigieuse même, par la virtuosité de l’orchestre, ou de l’orchestration, vous ne trouverez pas, si ce n’est à la surface et en apparence, le génie ou seulement le principe de la symphonie. Le menu détail y abonde ; il y manque le grand parti pris et la vaste généralisation, l’accroissement et le progrès continu. Si nombreux que soient ici les atomes sonores, ils ne s’organisent point. Chacun d’eux, par sa petitesse et quelquefois par son goût irritant, est pareil au grain de sénevé ; pas un seul ne devient le grand arbre dont les oiseaux du ciel habitent le feuillage.

Ce n’est pas ici qu’ils trouveraient non plus le repos dont parle l’Évangile. Il n’est pas de musique plus agitée que cette musique, plus en proie à une incessante autant qu’affolante trépidation. Rien d’elle ne s’arrête, fût-ce un moment. Une mélodie, si brève soit-elle, un accord, un timbre, un rythme ne fait que passer. Tout papillote et tremble, tout déçoit notre oreille et déroute notre esprit. Alors, malgré sa fausse richesse et son luxe de pacotille, un tel art en arrive à nous paraître le néant, parce que là où nous manque la sensation de la durée, celle même de l’être nous devient étrangère.

Ainsi rien ne dure en cette œuvre, et pourtant elle dure elle-même, oh ! combien ! Elle est sans trêve et sans merci. Ses « muances » éternelles, auraient dit les Grecs, n’ont d’égale que son implacable continuité. Cette forme nouvelle, — et déjà vieillissante peut-être, — du drame lyrique, est terrible. Elle nous oppresse, nous étreint, nous étouffe. Songez à ceci : une heure trois quarts de musique, d’une musique qui change toujours et ne cesse jamais ! Pas une halte, pas un repos, pas un silence ! En écoutant cette impure et frénétique Salomé, nous nous souvenions d’un livre que vient de publier un de nos confrères, esprit solide et délicat, sur l’ancienne, et chaste, et sage musique de la Chine[1]. Il est cité là maint axiome de la doctrine ou de l’esthétique orientale, qui pourrait encore aujourd’hui, surtout aujourd’hui, nous servir de leçon. Par exemple celui-ci : « L’excellence de la musique ne consiste pas à pousser les notes à bout. » Dans Salomé, non seulement les notes, mais les harmonies, mais les instrumens, sont poussés jusque-là. Ailleurs, le Mémorial de la musique recommande aux musiciens du Céleste-Empire « la rapidité sans désordre et l’abondance sans excès. » Tout, en ce traité, parle d’un art modéré, tempéré, ne craignant rien tant que l’abus. Et je goûte particulièrement une page où le commentateur, étudiant la musique du luth chinois, en vante la suavité. « Ce n’est jamais par la force qu’elle s’impose ; pareille à l’épouse selon la sagesse et les rites, elle doit sa beauté, sa puissance, à sa douceur. Elle est sœur du silence ; elle ne paraît que s’il l’accompagne et ce n’est pas là un de ses moindres bienfaits. » Ce n’est pas non plus un des moindres défauts, ou plutôt des moindres excès de la musique de Salomé, d’ignorer cette fraternité bienfaisante. Oh ! le dangereux privilège, que possède un tel orchestre, de pouvoir ne se taire jamais. Au moins, quand le drame lyrique était encore vocal, la nécessité de laisser respirer les chanteurs nous permettait, à nous aussi, de respirer et de nous reprendre. Aujourd’hui l’infatigable, impitoyable orchestre nous entraîne, haletans, et nous épuise. Pas une pause, pas même un soupir. De « ces espaces infinis » qu’est l’opéra moderne, c’est le bruit, et le bruit continu, qui désormais épouvante. Nous y voudrions, ne fussent-elles que d’un moment, quelques stations taciturnes, et nous rêvons, en vain jusqu’ici, d’une musique un peu « sœur du silence. »

Et puis (au moment de conclure il faut y revenir) la musique de M. Strauss est tout de même la compagne d’une trop malsaine et répugnante poésie. Nous regrettons à présent d’avoir, le mois dernier, écrit que le livret d’un opéra n’importe guère. Non seulement on ne peut, mais on ne doit pas tout mettre en musique. Il n’est pas extrêmement agréable de voir maîtresses de la scène, pendant une heure trois quarts, l’impiété, la luxure et la folie. On admire Hérodiade de prendre des choses pareilles avec tranquillité. Immobile et le plus souvent muette, savourant peut-être en secret sa vengeance, elle se borne à s’éventer en souriant. Elle a tout le temps l’air de nous dire : « Je sais bien que mon mari est un dément et ma fille une enragée. Mais que voulez-vous ? Je n’y peux rien. » Le fait est que lui semble sorti de Charenton, et qu’elle a l’air d’une échappée de la Salpêtrière. Les scènes entre l’un et l’autre évoquent l’idée de je ne sais quel Guignol érotique et macabre. Quant aux déclarations de la princesse au précurseur, d’abord à lui tout entier, puis à sa tête seule, elles sont plus folles et plus révoltantes encore. L’unique parole raisonnable de toute la pièce : « Tuez cette femme ! » a le tort d’en être la dernière. Et puis elle ne suffit pas, elle n’est point assez expiatoire. Avant la chute du rideau, pendant que se prolongeait le hideux et sacrilège « tête-à-tête, » un chant s’élevait en nous : le respectueux, le tendre, le sublime choral de Bach : « O Haupt voll Blut und Wunden, Ô tête pleine de sang et de plaies ! » Il a beau s’adresser non pas à Jean, mais à Jésus, nous avions le sentiment que pour une heure le maître en cédait l’hommage à son serviteur et que la pieuse oraison venait offrir à la dépouille sainte et profanée les excuses de la musique elle-même.


La fille de Jupiter et de Léda comptera certainement parmi les personnes que M. Jules Lemaître aura le plus aimées. Dans un article déjà lointain mais toujours exquis sur la Belle Hélène, il avait déjà montré pour elle une affectueuse indulgence. Sa Bonne Hélène à lui, de délicieuse mémoire, marquait plus de faiblesse encore. Voici qu’avec M. Maurice Donnay son compère, il comble la mesure. Non, je me trompe, il ne l’a pas comblée, et le tact, le goût, l’esprit, tempéré de respect et d’amour, font justement, comme on pouvait s’y attendre, le rare agrément de la comédie lyrique où viennent de débuter, je crois, comme librettistes, l’un et l’autre académiciens.

Suite aimable, plutôt que nécessaire, des conférences sur Fénelon, le Mariage de Télémaque est surtout le développement scénique d’un conte plus ancien et de même titre, écrit par M. Jules Lemaître « en marge » de l’Odyssée. En voici l’argument, résumé dans le langage, à peu près, de l’auteur.

Télémaque venait d’atteindre sa vingtième année. Ses parens songeaient à le marier. Dans le pays, ce n’était pas facile. Les petites princesses des environs, dont Ulysse avait tué à coups de flèches les pères, les frères ou les cousins, montraient peu d’empressement à entrer dans la famille. Ulysse alors se souvint de Nausicaa, la fille d’Alkinoos, roi des Phéaciens. Et Télémaque ne demanda pas mieux que d’en croire les souvenirs paternels. Or, le même jour, des envoyés du roi Ménélas débarquèrent dans le port d’Ithaque. Ils venaient justement, de la part de Ménélas et d’Hélène, inviter le jeune Télémaque à se rendre pour quelques jours à la cour de Sparte, afin d’y rencontrer Nausicaa et de lui plaire. Télémaque les suivit le soir même et son père ne put se tenir de l’accompagner.

L’un et l’autre furent reçus très cordialement par l’Atride et par la divine Hélène. Mais Nausicaa et ses parens tardèrent quelques jours, à cause d’une avarie survenue à leur navire. Hélène, toujours bonne, s’appliqua de son mieux à distraire Télémaque. Elle le faisait asseoir à table auprès d’elle et quand elle filait la laine pourprée, elle le priait de l’aider à dévider son fuseau. Et elle lui racontait avec agrément les épisodes intéressans du siège de Troie, sans oublier les héros, se taisant toutefois sur Paris. Un soir, on apprit que les souverains de Phéacie arriveraient le lendemain, avec leur fille. « Enfin ! » dit la bonne Hélène. Mais Télémaque s’écria : « Déjà ! » Car il avait subi le charme dévorateur de la fille de Léda. Quand Nausicaa parut, il ne lui montra que de l’indifférence, et l’autre amour de plus en plus l’égara. Toujours bonne, et soucieuse uniquement, après les agitations de sa vie passée, de travailler au bonheur paisible de deux enfans, Hélène essayait, mais en vain, de détourner Télémaque d’elle-même. Pour y réussir, elle employa la ruse. Après s’être concertée avec Nausicaa, elle feignit de céder enfin au fils d’Ulysse et lui donna la permission de l’enlever. Mais le soir, sur la grève, à sa place et voilée, elle envoya la fille d’Alkinoos. Un orage ayant retardé l’embarquement, l’impatient Télémaque souleva le voile et reconnut, à la lueur d’un éclair, la vierge par lui méprisée. Il en éprouva d’abord une très vive, et même injurieuse et brutale colère. Mais bientôt il se radoucit. Pour la première fois il s’avisa que Nausicaa, moins belle peut-être qu’Hélène, était sûrement plus fraîche et tout à fait charmante. Alors il s’émut en son cœur, et sur les flots, apaisés comme lui, en compagnie de son père, de ses beaux-parens, de Ménélas et de la bonne Hélène elle-même, il emmena sa fiancée vers Ithaque.

Agréable en soi, le sujet est traité d’une manière exquise, où, sous l’ironie légère, se trahit partout, à l’égard des êtres et des choses de la poésie hellénique, beaucoup moins d’irrévérence que de tendresse. Nous sommes ici très loin, — au-dessus ou au-dessous, selon le point de vue, — de la bouffonnerie et de la caricature qui font plus éclatante et moins pieuse la beauté de la Belle Hélène. C’est à peine, et seulement pour mémoire, ou par point d’honneur, que MM. Lemaître et Donnay recourent aux moyens classiques de la parodie : l’anachronisme, la transposition brusque des idées ou des mots, le calembour ou le coq-à-l’âne. Lorsque Ménélas, invitant Ulysse à souper, ajoute avec courtoisie : « Tu fourniras le sel attique, » la tentation était irrésistible pour ces messieurs de faire répondre, et rectifier, par Ulysse : « Non pas attique, mais ithaque. » Aussi n’ont-ils pas résisté, et cela nous a valu d’ailleurs un ensemble vocal, une espèce de fou rire en musique, auquel nous n’avons pas résisté non plus. Au dernier tableau, tandis que Pénélope attend le retour de son époux, — encore ! — et de son fils, Eumée, le divin porcher, interroge du regard la mer immense où bientôt paraîtront, il faut l’espérer, des nefs, se dirigeant vers Ithaque : « Oui, des nefs ! » soupire la reine, avec l’accent que vous devinez. Mais cette réplique, approximative et dubitative, n’est pas méprisable, ayant ses raisons, raisons du cœur ! dans la défiance, bien naturelle, de Pénélope. Et par-là ce jeu de mots innocent s’élève à la dignité d’un trait de caractère. Enfin, dans l’ordre de l’anachronisme non pas commis, mais au contraire évité, côtoyé spirituellement, nous goûtâmes fort, au premier acte, certain débat sur la question de savoir s’il convenait ou non d’envoyer en présent au roi Ménélas une lyre primitive, faite du squelette d’une tête de bœuf, à grandes cornes. Il parut alors que les objections du subtil Ulysse trahissaient le plus drôlement du monde, et délicatement aussi, le soupçon de certain symbolisme encore obscur, avec le pressentiment que les siècles à venir se chargeraient de l’éclairer.

Si partout ici l’esprit égaie la poésie, il est quelquefois comme attendri par elle. Le personnage d’Hélène est excusé, presque justifié, dans le passé, avec bien de la grâce et de la fantaisie, avec un sens profond aussi de la puissance mystérieuse, telle que la concevaient et l’admiraient les anciens, de la beauté et de l’amour. Dans le présent, pour Télémaque, et pour Nausicaa surtout, son innocente rivale, l’épouse, désormais vertueuse, de Ménélas est encore, toujours « la bonne Hélène. » Bonne autrefois parce qu’elle se donnait, elle l’est aujourd’hui parce qu’elle se refuse. Et le motif de son refus lui vient de l’expérience et de la pratique même, qui lui fit connaître l’inutilité non moins que la fatalité, de ses dons. Elle tient là-dessus à Télémaque des propos remplis à la fois de sagesse et de mélancolie : « Ah ! mon pauvre ami… pour toi, comme pour la plupart des jeunes hommes, mon nom est synonyme de volupté ; mais… si je devenais ta maîtresse, tu serais déçu comme les autres… Tous croyaient m’aimer, alors qu’ils aimaient seulement le rêve que je leur suggérais et que je ne pouvais assouvir. Et tous ceux qui m’ont possédée ont été déçus, tous, excepté mon Ménélas, parce que Ménélas n’a pas d’imagination. »

Mais dans le cœur d’Hélène, une raison de décourager Télémaque domine toutes les autres. Et celle-ci, qui n’était pas dans le conte primitif, est peut-être la plus gracieuse et délicate invention de la comédie. Parmi les présens destinés au couple royal de Sparte, il en est un, pour la divine Hélène, dont le subtil Ulysse, en prévoyant l’effet, a décidé le choix : c’est le voile brodé par les mains pures de l’épouse pendant les dix années que dura l’absence de l’époux. Pénélope a fini par consentir à s’en séparer, non sans quelque résistance, bien légitime, et que traduisent des couplets, charmans de pudeur offensée.

Ulysse avait deviné juste. Hélène s’honore de ce témoignage de la considération d’une femme irréprochable entre toutes ; bien plus, elle ne serait pas très éloignée de s’en émouvoir. Elle le reçoit avec déférence, elle le porte avec respect. Il semble que le frêle tissu répande autour d’elle, insinue en elle un peu de sa chaste influence. Sous sa parure, elle n’oserait faillir. Palladium léger, il la défend de Télémaque, ou plutôt il défend, il sauve Télémaque d’elle. Ainsi, le souvenir de la mère garde l’innocence de l’enfant. Ainsi, dans cette grecque et païenne aventure, quelque chose de moral et de vertueux, sans être ridicule, est entré. D’autres intrigues, plus fortes, ont un ressort plus puissant ; il ne faut à celle-ci qu’un réseau léger, pour l’envelopper de pure poésie.

Et la musique ne l’a point rompu. Elle s’est gardée, elle aussi, de la charge, sauf en deux ou trois passages, qui l’imposaient. C’est le chœur, déjà cité, du fou rire. C’est, plus encore, le chant national des Phéaciens, plaisamment, surtout furieusement imité de la Marseillaise, et plaisant, paroles et musique, par cette fureur même. Ulysse et Ménélas échangent à ce sujet des remarques pleines d’un sens patriotique autant qu’international. Il s’élève, il s’élance, le chant parodié, comme le chant authentique, sur le même rythme, d’un mouvement pareil. Et si, par surcroît, l’on songe que ce mouvement, ce rythme, — les hellénistes du moins l’assurent, — fut celui d’un chant guerrier de la Grèce, et de Tyrtée encore ! oh ! alors il semble bien que de le voir, de l’entendre entonner par des Grecs, et par des Grecs pour rire, ajoute, comme un dernier trait, la plaisanterie archéologique à tous les autres élémens de la caricature.

La partition, hors ces quelques rencontres, observe le style tempéré. Le premier air de Télémaque : « Je sais bien quelle ardeur me pénètre, » forme un pastiche musicalement spirituel, je veux dire qu’il l’est par la musique même, du « Non so più » de Mozart. Le voile enfin, le voile a porté bonheur à la musique aussi. Le « motif » du voile, (car il existe,) est gracieux. Par les deux premières notes, par l’arsis, (nous appelons ainsi, nous autres pédans, le « départ en levant, » le mouvement d’abord ascensionnel d’une mélodie), il rappelle un motif, lyrique avec élégance, des Maîtres Chanteurs. Il y a toujours de l’esprit ou de la sensibilité dans les épisodes où l’on parle du voile, où l’on chante le voile. Piquans par le tour, la modulation et la cadence finale, sont les couplets d’Hélène jurant de ne point céder à Télémaque « sous le voile de sa mère, » de sa mère à lui, bien entendu. Le duo d’Ulysse et de Pénélope, où se discute, puis se décide l’envoi du cadeau symbolique et flatteur à la divine Hélène, est fort agréable, avec d’amusantes cascades sur certains mots, plaisamment effarouchés, de Pénélope.

Oui, le voile est bien le leitmotiv et de la comédie et de la partition. La reine vient à peine d’en consentir l’abandon, que déjà le chœur s’étonne, s’émeut, s’indigne presque, dans le couplet que voici :


Quoi ? le voile ?
Comment ! le voile !
Elle abandonne le voile,
Elle peut se séparer du voile,
De son voile !
Du fameux voile ! !
Enfin du voile ! ! !


Nous avons dit couplet. Mais c’est au moins une strophe, pour l’abondance et l’ordonnance aussi de la période. Et comme elle est, avec l’accroissement, puis le resserrement, vers par vers, du nombre des syllabes ou des pieds, comme elle est spirituellement disposée pour la musique ! Comme elle y prête, ou s’y prête ! Gageons que l’illustre et regretté Gevaert aurait su nous montrer là quelque réjouissante imitation de la métrique grecque. Sérieusement, deux purs lettrés (j’entends : qui ne sont que lettrés) écrivant pour la première fois, sauf erreur, des vers destinés à la musique, les ont faits les plus « musicables » du monde. Et le musicien ne les a pas laissé perdre. A l’exemple d’Offenbach, de l’Offenbach de la Grande-Duchesse, il a mis en valeur, en vedette et comme dans la pleine lumière sonore, le mot qui devait en effet la recevoir. Là-bas : « le sabre ; » ici : « le voile. » Au lieu de l’effet héroïque, un effet gracieux. Et, les deux objets différant, la musique non plus n’est pas la même. Pointée, un peu dure et comme rigide quand elle présentait ou brandissait « le sabre, » souple au contraire et comme arrondie, elle joue avec « le voile, » elle le déploie et le fait flotter au vent.

Mais le triomphe, musical et poétique, du voile, c’est la fin de la scène, tout entière excellente, de la remise des présens. Nombreux et variés sont les cadeaux offerts par Ulysse et par Télémaque à leurs hôtes, et de chacun la musique souligne, commente la nature et la qualité. « Douze porcs de l’année, à la chair délectable, » sont l’objet d’un récitatif à la fois solennel et savoureux, homérique. Maintenant, autre hommage à Ménélas : l’épée de Laërte, le père d’Ulysse, décédé récemment. Regrets et condoléances. L’oraison funèbre et filiale que prononce Ulysse est du meilleur style tragi-comique. Et puis et surtout, quand elle menace de tourner trop au noir sur ces paroles infernales : « Son ombre maintenant erre au sombre séjour ! » alors je suis rasséréné par la conciliante, la consolante intervention d’Hélène : « Il est dans les Champs-Elysées, » où la tonalité, l’orchestre, enfin toute la musique, s’éclaire d’une lumière élyséenne en effet, que le Fénelon de Télémaque eût aimée.

Et voici que, des mains d’une esclave, Télémaque, filial et pieux à son tour, a pris le voile maternel. Hélène le reçoit, respectueuse elle-même autant que flattée, et longuement elle le regarde. Bientôt, les paroles fleuries abondent sur ses lèvres. Pour le coup, c’est plus qu’un couplet, qu’une strophe, c’est vraiment tout un poème. Vous vous rappelez, dans la Nuit de Mai, la belle évocation que fait la Muse des paysages de sa patrie :


Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux,
Argos et Ptéléon, villes des hécatombes,
Et Messa la divine, agréable aux colombes,


et tout ce qui suit. MM. Lemaître et Donnay s’en sont également souvenus, et pour y ajouter encore. Ils en ont remis. Charmée, un peu gênée aussi, envieuse peut-être, avec quelques regrets, Hélène songe à cette vertu, partout renommée, et dont elle tient l’emblème entre ses peu dignes mains. Alors elle commence une nomenclature topographique, auprès de quoi la période de Musset paraît un sommaire. Toutes les régions, toutes les peuplades, toutes les cités et les productions mêmes de la Grèce, avec leurs épithètes homériques, y sont énumérées. Et la musique s’adapte, non sans esprit ni sans poésie, à tous les détails de cette géographie physique et je dirai psychologique tour à tour. Descriptive, expressive de plus d’une façon, variant ses formes, ses modes, ses mouvemens, passant de l’ode à la pastorale, à la psalmodie, elle est tantôt pittoresque, tantôt lyrique et, quand il le faut, religieuse. Elle exhale vraiment, avec un souffle d’Orient, un parfum d’antiquité grecque. Et quand arrive, chaleureuse et sincèrement émue, une péroraison qui ramène encore une fois le « motif » symbolique et gracieux du voile, « du voile de ta mère, » alors, paroles et musique prennent une espèce de grandeur. L’idée morale se mêle à notre vision et l’achève. Tant de lieux, et si magnifiques, nous apparaissent honorés par l’honneur d’une seule mortelle. C’est comme si ! Pénélope avait consacré sa patrie tout entière et la faisait plus belle encore, pour ne pas dire belle uniquement, de sa vertu.

Nous en avons dit assez, trop peut-être, d’une œuvre qui n’eut pas l’heur de plaire aux plus graves, aux plus renchéris de nos musiciens. Qu’ils daignent excuser notre faiblesse. Ils disaient du bout des lèvres : « Cela n’est pas mal, dans son genre. » Mais être « dans son genre » nous paraît tout de même une manière assez honorable d’être bien, pourvu que ce genre ne soit pas celui que vous savez. Dans celui-là, trop d’œuvres modernes, récentes, sont des chefs-d’œuvre. L’ennui ! Qui dira quel principe et quel système, quelle force, quelle puissance en ont fait certains musiciens, quelle considération, quelle renommée ils en tirent ! Or, écoutant la gentille musique de M. Terrasse, nous lui savions gré, non seulement de ce qu’elle est, si peu soit-elle, mais de n’être pas celle de MM. B… ou E… ou L… (Ne vous attachez point à ces initiales, qui sont de fantaisie.) Et la comparaison, non moins que la raison, nous inclinait à la bienveillance. Notre plaisir aussi nous y portait et volontiers nous nous reprenions à croire que la musique n’est peut-être pas nécessairement une forme de la délectation morose.

Celle-ci n’est pas le sentiment qu’inspire le ballet-divertissement du troisième tableau. Plastique, aquatique et vraiment grecque par la beauté des lignes et des mouvemens, cette pantomime représente, devant et pour Ulysse même, l’aventure d’Ulysse et de Nausicaa et de ses compagnes, celles-ci lavant, dansant et jouant à la balle sur les rivages de la Phéacie.

Mme Carré, lasse, indolente et comme un peu meurtrie, a trouvé dans le rôle, parlé et chanté, d’Hélène, un de ses meilleurs rôles. M. Fugère a bien de l’esprit, et sous les apparences débonnaires de Ménélas, un certain M. Delvoye a montré, sans ostentation, le comique le plus savoureux.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. La musique chinoise, par. M. Louis Laloy ; 1 vol. de la collection : Les musiciens célèbres, Paris, H. Laurens, 1910.