Revue musicale - 31 mai 1907

Revue musicale - 31 mai 1907
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 689-700).
REVUE MUSICALE


THEATRE DU CHATELET : Salomé, drame musical en un acte ; poème d’Oscar Wilde, musique de M. Richard Strauss. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Ariane et Barbe-Bleue, conte musical en trois actes ; poème de M. Maurice Mæterlinck, musique de M. Paul Dukas.


L’impression que le spectacle de Salomé nous a faite ne fut point inégale à l’effet que nous en avait produit la lecture. Un mot suffira pour la résumer : c’est une impression de scandale.

La nuit, sur les terrasses de Machéro, ou Makaur, « forteresse colossale, bâtie par Alexandre Jannée, puis relevée par Hérode, dans un des ouadis les plus abrupts, à l’Orient de la mer Morte[1]. » A l’intérieur du palais, Hérode, avec sa femme et belle-sœur Hérodiade et Salomé sa belle-fille, célèbre par un festin l’anniversaire de sa naissance. Au dehors, des officiers et des gardes causent ensemble. Un d’entre eux, jeune chef syrien, Narraboth, aime la princesse. Il ne la vit jamais plus belle que ce soir, et plus étrangement pâle. Par momens, une voix rude se fait entendre. Elle semble sortir des entrailles de la terre. Elle sort en effet d’une citerne, où l’on retient prisonnier, sur l’ordre du tétrarque, celui que nous avons coutume d’appeler Jean-Baptiste, le Jaokanann de Flaubert dans Hérodias, qu’Oscar Wilde a nommé Jochanaan.

Soudain Salomé paraît. Elle a fui la chaleur du banquet et surtout « les regards de taupe » que lui jetait son tétrarque de beau-père. Elle aspire avec délices la fraîcheur et la pureté de la nuit. Cependant, la voix fatidique monte encore de l’abîme. Elle menace et promet tour à tour, prêchant la pénitence, annonçant le Sauveur. Interdite, la fille d’Hérodiade s’informe du captif et souhaite de le voir. Les gardes allèguent d’abord la défense d’Hérode, mais bientôt en vain. Pour une fleur à lui promise par sa princesse, l’amoureux Narraboth ordonne d’amener Jochanaan.

Alors nous entrons, ou plutôt nous tombons à la fois dans l’inconvenance et dans l’absurdité. Nous y tombons du premier coup et pour toujours. À peine a paru le prophète, à peine a-t-il passé de la prophétie à la malédiction et à l’invective, que Salomé s’enflamme, s’embrase pour lui d’amour. Et de quel invraisemblable autant que déplaisant amour ! « Comme il est maigre ! soupire-t-elle. On dirait une figure d’ivoire. Il doit être chaste comme la lune et sa chair doit être très fraîche. Je voudrais bien le regarder de plus près. — Princesse, princesse ! » interrompt le jaloux Narraboth, visiblement gêné. Déjà Salomé s’est nommée à Jochanaan, dont son nom seul a redoublé la sainte fureur. « Arrière, fille de Babylone ! » a-t-il rugi. Mais elle, plus éprise à mesure qu’il est plus sévère : « Parle encore, ô Jochanaan ! Ta voix est une musique à mon oreille. » Enfin, sous l’anathème qui redouble, elle éclate en déclarations effrénées : « Je suis amoureuse de ton corps. Ton corps est blanc comme les lis de Sichem, comme la neige sur les monts de Juda. » Puis, passant du général au particulier, délirante créature entre dans les détails. Chacun a son couplet : d’abord les cheveux ; la bouche ensuite, oh ! surtout la bouche. On songe à deux vers de Racine, dont le second, paraît-il, scandalisa fort les contemporains :

J’entretins la Sultane et, cachant mon dessein,
..................
Je plaignis Bajazet, je lui vantai ses charmes.

Là-dessus, le bon La Harpe fait pudiquement observer que cette expression (ses charmes) est singulière. « On dit bien d’un homme qu’il est charmant, mais on ne parle guère de ses charmes. » Eh bien ! je vous réponds que Salomé ne se prive pas d’en parler, des charmes d’un homme, et de celui d’entre les hommes qui dut être le moins charmant. Quelle nomenclature ! Quelle analyse ! Tout cela pour en arriver enfin à cette requête, à cette adjuration directe et vingt fois ressassée avec frénésie : « Ta bouche ! Je veux baiser ta bouche ! Donne-moi ta bouche à baiser ! » Le pauvre petit Narraboth, enragé de voir et d’entendre ce qu’il voit et ce qu’il entend, se frappe de son épée et meurt. Salomé n’en a cure et, pour se délivrer d’elle, il ne reste plus à Jean que de se replonger en son puits.

Voilà la première moitié de l’acte, de l’acte unique et long dont se compose l’opéra. La seconde est pire. Hérode vient, accompagné d’Hérodiade, chercher sa belle-fille dont il ne saurait supporter l’absence. Il tient des propos d’ivrogne et de demi-fou. Son idée fixe est de ramener la jeune fille à table. Mais elle refuse, n’ayant d’yeux et d’oreilles que pour la citerne, d’où continue de sortir, de plus en plus farouche, la voix du maigre bien-aimé. Elle irrite, cette voix, elle exaspère Hérodiade, qui, par elle, s’entendit jadis outrager. La reine voudrait bien livrer le prophète aux Juifs. Quelques-uns justement, de la suite ou de la cour d’Hérode, se mettent à discuter devant le tétrarque la question messianique. Cependant, au fond de la fosse, la voix annonciatrice gronde toujours. Pour s’en distraire, Hérode supplie sa belle-fille de danser. Elle y consent, mais sous le serment terrible que vous savez. Hérode jure et Salomé danse. Elle exécute, a dit le bon Renan, « une de ces danses de caractère qu’on ne considère pas en Syrie comme messéantes à une personne distinguée[2]. » Puis elle réclame sa récompense. D’abord elle se heurte au refus obstiné, que dis-je, épouvanté du tétrarque. Mais Hérode enfin cède aux adjurations réunies des deux femmes. Abruti par le vin et par le désir, il se laisse dérober l’anneau de mort. Le bourreau, l’ayant reçu, descend dans la citerne, d’où bientôt on voit sortir un de ses bras, portant, sur un plateau d’argent, la tête demandée.

Alors commence la dernière scène, qu’on peut appeler capitale. Elle est d’une insoutenable horreur. Nous devons subir une seconde fois, et combien plus répugnant encore ! le même débordement d’amour. Les mêmes hommages que Salomé tout à l’heure prodiguait au corps entier, elle les renouvelle à la tête seule, à une tête coupée et saignante. Puis, par le souvenir au moins, elle passe, elle redescend de la tête au reste, à tout le reste, et l’impudique énumération de nouveau se déroule. Mais, comme tout à l’heure, c’est à la bouche que revient toujours le désir inassouvi de cette femme : à la bouche sacrée et qui se refusait vivante, morte maintenant, et qui ne se défend plus. « Je n’ai pas baisé ta bouche… Je baiserai ta bouche… Enfin, j’ai baisé ta bouche, Jochanaan ! » Cela se conjugue, affreusement, et le baiser hideux enfin se donne. « Ta fille, hurle Hérode à Hérodiade, ta fille est un monstre ! » Il a raison, par extraordinaire, et quand, écœuré lui-même, il ordonne : « Tuez, mais tuez donc cette femme ! » on éprouve seulement le regret qu’il ait attendu si longtemps.

J’ignore à quelle époque, à quel texte aussi, — peut-être un évangile apocryphe, — remonte cette version ou cette perversion du véritable Évangile, qui nous montre la fille d’Hérodiade amoureuse du Précurseur. Flaubert ne l’a point admise en son Hérodias, ni Renan dans la Vie de Jésus. Un peu atténuée, elle fit naguère le sujet, déjà désagréable, de l’Hérodiade de M. Massenet. Elle fait aujourd’hui le scandale de Salomé. Oui, double scandale, esthétique autant que religieux. Il est deux fois déplaisant qu’une pièce ait en quelque sorte pour « argument » ou pour action, pour principale péripétie et pour dénouement, le baiser, d’abord sacrilège, puis macabre, de cette femme à cet homme ; le baiser effrontément offert aux lèvres vivantes d’un saint et pris de force aux lèvres mortes d’un martyr. Par là toutes les convenances, et les plus hautes, sont également violées. Autant que le surnaturel, ce poème de la névrose, de l’hystérie et du sadisme offense la nature elle-même. Il unit l’érotomanie à l’impiété et, pour le qualifier, on ne peut que reprendre un mot fameux, celui de l’abbé Taconet dans Mensonges : « Tout cela, c’est des grandes saletés. »

Il paraît certain que M. Richard Strauss est aujourd’hui le plus grand musicien vivant de l’Allemagne. Resterait à savoir si l’Allemagne aujourd’hui possède un grand, j’entends un vraiment grand musicien. Et cela, nous ne le saurons, ou plutôt nos neveux ne le sauront guère, d’une façon définitive, avant une cinquantaine d’années. Quoi qu’il en soit, et dès à présent, le talent ou la virtuosité de M. Richard Strauss est insigne. Elle tient même parfois du prodige, ou du sortilège, avec tout ce que ce dernier mot comporte d’illusion et de maléfice.

On définirait assez bien Salomé la mise en œuvre la plus riche et la plus extraordinaire des plus ordinaires et des plus misérables élémens. Sous l’opulence et l’éclat des draperies, sous le luxe des ornemens et des parures, le corps est en réalité chétif, difforme et malsain.

La virtuosité du compositeur de Salomé s’exerce sur deux élémens, elle se déploie en deux ordres et comme en deux « règnes » de la musique : l’un est le travail thématique, l’autre est l’instrumentation. Pour transformer un motif et le déformer, pour en renouveler à l’infini le dessin par les rythmes et, par les harmonies ou les timbres, la couleur ; pour le démarquer et le démonter, le renverser, le retourner, ou l’invertir, M. Richard Strauss est sans rival, et je crois qu’il en remontrerait à l’ombre même de Wagner, dans laquelle il opère d’ailleurs. Maître des variantes, ou des variations, et des métamorphoses, ainsi qu’Hamlet à Polonius, il nous fait voir tour à tour, si ce n’est à la fois, dans le nuage inconsistant et mobile de sa pensée sonore, une belette, une baleine et un chameau.

Mais à la richesse, à la subtilité de cette élaboration, la médiocrité de l’invention ne nous parait point inégale. La plupart des idées « mélodiques » (si l’on peut les qualifier ainsi) de Salomé existent à peine. Les autres, qui sont un peu davantage, ne sont que de banales ou vulgaires idées. Le motif de Jean, le premier au moins des deux motifs qui lui sont particulièrement affectés, en soi-même autant que dans sa progression, manque singulièrement de caractère. Le second (par intervalles de quarte) a quelque grandeur. Quant au personnage de Salomé, les traits principaux, qui devraient nous frapper avec éclat, éclatent en effet, mais avec quelle fâcheuse trivialité ! Tantôt c’est une ébauche de valse, harmonisée de façon terrible, et dont cette harmonie bizarre, affreuse, fait paraître encore le rythme plus ordinaire, et plus lâche, ou plus débraillé, le contour. Tantôt, et surtout, c’est la phrase amoureuse, lascive par excellence, peut-être la plus déplorable de l’ouvrage, qui se déroule, ou se dégorge dans un style de café-concert, et de café-concert allemand.

Le reste, — nous parlons toujours de l’élément thématique, — le reste est composé de riens : de riens au pluriel, de riens innombrables, mais de riens. Nous n’oublions pas, car on ne manquerait pas de nous le rappeler aussitôt, qu’il n’est pas besoin de beaucoup de notes pour faire un motif, et quelquefois sublime. Deux ou trois y peuvent suffire : témoin le thème initial de la symphonie en ut mineur, ou le thème d’entrée de Tristan. Mais il faut que ces notes portent pour ainsi dire en elles un caractère, un sens, un principe de vie et de beauté. Les thèmes de Salomé ne contiennent rien de semblable. Autant que sommaires, ils sont trop souvent insignifians. Réduits au minimum de la forme, dans l’espace et dans le temps, ils ne paraissent pas des lignes, mais des points. Et si le « pointillisme, » comme dit le jargon esthétique, est déjà désagréable en peinture, où l’œuvre pourtant se présente et s’embrasse tout entière à la fois, la condition même ou la nature successive de la perception musicale le rend plus fastidieux et plus pénible encore.

Enfin, ces formes trop brèves se suivent avec une vitesse que jamais rien ne modère ou ne suspend. Hormis quelques phrases de Jean, pas une halte lyrique ne ralentit la course et la trépidation du cinématographe sonore. A côté de cette fuite éternelle, l’in-fieri wagnérien lui-même paraîtrait permanence et stabilité.

Ce n’est pas tout. Autant que la transformation des thèmes, leur Combinaison est incessante et infinie Le compositeur épuise vraiment les possibilités de leur rencontre et de leur mélange, surtout de leur contraste et de leur conflit. Porró unum est necessarium. Que de fois, du fond de cette polyphonie, on soupire après l’unité ! Qui donc, ayant comme disait Bossuet, « foudroyé la multiplicité, » qui donc un jour, en musique, et même ailleurs, viendra la rétablir, cette unité partout nécessaire ! L’harmonie ici ne consiste que dans le contrepoint. Et jamais le mot ne fut plus juste, car il ne s’est jamais plus réellement agi, non pas de parties musicales, mais de points ou d’atomes. Ainsi, composite et menue en même temps, cette œuvre tout entière finit par nous produire l’impression d’une espèce de hachis sonore. Excusez le terme culinaire, mais véritablement il y a par trop de cuisine dans cet art-là.

En fait de cuisine orchestrale, on connaissait déjà l’incomparable maîtrise du symphoniste allemand. Elle se retrouve ici, peut-être seulement un peu restreinte, ou contrainte, par l’obligation d’accorder quelque chose, — oh ! pas grand’chose, — non pas sans doute au chant, mais du moins à la parole, à la déclamation, au cri. Et puis, à force de vouloir son orchestre homogène et fondu, il semble que le musicien finisse par en faire une sorte de bruit ininterrompu et indéterminé : tantôt un murmure et tantôt un rugissement, une rumeur tour à tour puissante et douce, mais d’où rien d’individuel ni de saillant ne se détache plus. Pardon ! certaines sonorités ont paru personnelles et sans exemple, dit-on, jusqu’ici. Pendant la décollation de Jean, au fond de la citerne, quelques notes se font entendre, que les uns ont pu croire de trompette, les autres de clarinette. Elles sont en réalité de contrebasse, et sans doute c’est le dernier trait de l’ingéniosité, le meilleur tour de la sorcellerie instrumentale, que de rendre la confusion possible entre des instrumens aussi divers.

En tout cela, dans cette extraordinaire polyphonie de timbres et de thèmes, qu’il y a d’habileté, d’artifice ! Mais qu’il y a peu de substance et surtout de beauté ! Et si, poursuivant la série des ordres ou des « règnes » de la musique, on passe à celui de l’harmonie, alors que de véritable, agressive et parfois atroce laideur ! Que dis-je ! On n’est point ici devant un « règne, » ou seulement un ordre, mais devant l’anarchie et le chaos, loi, plus de principes ni de règles. Ici, tout est permis et, contre la nature ou l’essence de la musique, il semble que tout soit osé. Heureux les autres arts, que sauvent de certains attentats les conditions mêmes de leur être. Ni la peinture, ni l’architecture, ni la statuaire ne pourraient, sans périr, manquer à certains rapports nécessaires, qui sont leurs inviolables lois. Aucun peintre ne représentera jamais le visage de l’homme avec trois yeux, son corps avec deux visages. Si le marbre du sculpteur n’est pas d’aplomb, si les pierres de l’architecte ne sont pas en équilibre, si elles portent à faux, elles tomberont. Les notes seules, par un funeste privilège, peuvent porter à faux impunément. Dans Salomé c’est ainsi que le plus souvent elles portent. « Je cherche, » disait un enfant de génie, « je cherche les notes qui s’aiment. » M. Richard Strauss a l’air de chercher surtout les notes qui se haïssent, qui se heurtent et se blessent. Et personne peut-être n’a jamais eu comme lui le don de les trouver et, par force au besoin, de les réunir. Il y a dans son art un goût et comme un parti pris de violence, de cruauté, presque d’horreur.

Quelque temps après la représentation de Salomé en Italie, un grand, très grand artiste nous écrivait de l’autre côté des Alpes : « J’ai été, ces jours derniers, témoin d’un outrage sans nom fait à une Immortelle… C’est l’œuvre d’un Allemand, vitrioleur de l’art… Heureusement les formes divines de la musique ne sont visibles qu’à l’âme, et l’outrage, ne laissant pas de trace, sera bien vite oublié. »

Cela était peut-être un peu trop dur, mais seulement un peu.

Sous la direction merveilleusement intelligente et passionnée de l’auteur, la beauté de l’exécution a surpassé de beaucoup celle de l’œuvre même. Un orchestre de France y concourait avec une troupe de chanteurs allemands. Il a tout exprimé, cet orchestre, passant de la fluidité limpide et de la douceur murmurante à la furieuse et spasmodique violence. Sur le courant, ou le torrent de la symphonie écumeuse, Mlle Destinn (Salomé) a jeté avec audace, ou posé avec une suavité exquise, une voix admirable tantôt de puissance, tantôt de tendresse, et toujours de pureté. A côté d’elle il faut louer, encore plus que l’interprète consciencieux mais un peu lourd du rôle de Jochanaan, celui du rôle d’Hérode : M. Burrian. Par sa voix, — une belle voix de ténor, étendue et timbrée, — par son chant et par son jeu, M. Burrian a fait du tétrarque le fantoche d’opérette à la fois le plus sinistre et le plus réjouissant.


Ce n’est pas la première fois qu’on transporte ou qu’on transpose au théâtre l’histoire de Barbe-Bleue. Meilhac et M. Halévy traitèrent jadis l’horrifique sujet de la façon la plus claire et la plus divertissante. On n’ignore pas que la manière de M. Maeterlinck est tout autre.

Rien que ces deux noms : Ariane et Barbe-Bleue, inopinément rapprochés, forment un titre hétéroclite. Il étonne d’abord et la suite ne l’explique guère, Ariane en somme n’arrivant à rien résoudre, ou seulement à rien débrouiller, pas plus la situation que les caractères ou les âmes.

Ouand le rideau se lève, il découvre une vaste salle, encore Aide, dans le château de Barbe-Bleue. « Au fond, une grande porte et, de chaque côté de celle-ci, trois petites portes d’ébcne à serrures d’argent, fermant des espèces de niches dans une coloanade de marbre, » À travers les fenêtres, on entend le tumulte et les cris d’une foule invisible. Cris de colère et de mort contre l’époux déjà cinq fois meurtrier ; cris d’alarme et de pitié pour la sixième épouse, plus belle, plus touchante encore que les précédentes, et qui approche. Curieuse, mais non craintive, ayant le soupçon d’un mystère à pénétrer, peut-être d’un devoir, d’une mission à remplir, elle a franchi le seuil terrible avec sa fidèle nourrice, et la voilà. Sept clefs brillent entre ses doigts : six, en argent, sont permises ; mais la septième est d’or, et défendue. Tour à tour les six portes cèdent et laissent ruisseler, en flots de perles et de pierreries, le trésor des parures nuptiales. Mais derrière la sixième, une dernière, interdite et fatale, ne s’ouvre que sur un caveau plein d’ombre, d’où sortent de lugubres voix. Alors survient l’époux farouche. Il interroge, il va punir, quand le peuple en fureur fait irruption dans la salle. Barbe-Bleue a tiré son épée, mais elle ne le sauverait point. C’est Ariane qui se dresse devant lui, et d’un geste, d’un mot, où déjà se trahit son étrange amour, elle fait reculer ses propres défenseurs.

Au second acte, elle pénètre dans le souterrain. Elle y trouve, captives, la demi-douzaine, moins une, de ses devancières. Les pauvrettes sont dans un assez triste état, physique et moral. Elles portent de jolis noms : Sélysette et Méhsande, Ygraine, Alladine et Bellangère. Un peu hébétées par la réclusion, leur hébétement a de la douceur, avec une vague poésie. Ariane commence par les entretenir longuement et tendrement. Puis, leur ayant parlé du dehors et de la vie, du soleil et des fleurs, du printemps et de la liberté, elle les ramène, chantant et dansant, vers toutes ces belles choses. Notons que durant tout ce second acte, on ignore absolument ce qu’est devenu Barbc-Blono.

On ne le saura joint avant la scène finale. La première partie du troisième acte est consacrée à la toilette, à la parure des petites libérées, sous les yeux et par les soins de leur libératrice. Et toujours pas le moindre Barbe-Bleue. Soudain l’émeute populaire et villageoise recommence à gronder. Barbe-Bleue cette fois n’a pu fuir. Les paysans l'ont pris et le livrent, pieds et poings liés, à la justice conjugale, et conjugale six fois. Mais celle-ci, par un revirement inattendu, se change ou se fond en amour. Ariane et les autres pansent le blessé, le délient. Autour de lui, c'est une émulation de miséricorde et de tendresse. Ariane du moins, ayant accompli son œuvre de rédemption, partira. Mais elle s'en ira seule. Et les cinq autres ? Les cinq autres demeureront. Apparemment, il leur plaît d'être battues, ou prisonnières, et le symbolisme de M. Mceterlinck se ramène à la formule, conjugale aussi, de Martine. Encore une fois, le sens de cette histoire est obscur. L'âme des personnages ne l'est pas moins. Le rôle et le caractère de Barbe-Bleue a même l'inconvénient de ne point exister. Quant au drame, on n'en peut rêver un qui soit moins une action, fût-ce tout intérieure. C'est le type de la pièce immobile. Rien ne s'y passe et surtout rien n'y change. La dernière scène offre ceci de particulier, qu'elle laisse, ou ramène exactement les choses au point où la première les avait prises. Ce théâtre est un théâtre d'ombres, d'ombres poétiques et tristes, ou mieux, — quelqu'un l'a dit, — une sorte de Guignol dolent et brumeux.

Il y a dans la partition de M. Paul Dukas des choses, beaucoup de choses, qui sont de la plus robuste et de la plus fière, en même temps que de la plus profonde et de la plus émouvante beauté. Je ne crois pas que depuis fort longtemps, sur la scène de nos théâtres de musique, rien de supérieur ou d'égal, en tout cas rien de semblable ait paru. Ici non plus sans doute, — c'est le défaut, ou plutôt l'excès de l'ouvrage, — l'ordre harmonique n'est pas toujours harmonieux. La dissonance y règne trop souvent en maîtresse. A cet égard, le second acte surtout ne laisse pas d'être pénible. Tel motif, en forme de spirale descendante, y vrille littéralement l'oreille. Jusqu'au moment où la verrière brisée par la main d'Ariane laisse entrer dans le souterrain (et l'entrée, ou l'irruption, est magnifique) le soleil, le printemps et la vie, le dialogue d'Ariane et des petites prisonnières se traîne lentement dans la nuit. Cette nuit, je vois ou j'entends bien que des lueurs sonores la traversent. Menus, grêles de forme, et d'un sentiment puéril à dessein, mille détails, d'orchestre ou de chant, ont un charme fragile, mêlé de mélancolie et de tendresse. L'impression tout de même est d'un gémissement, ou d'un grincement, d'une plainte ou d'une complainte monotone. Mais le plaisir que nous donne le reste de l'œuvre est si grand, si pur, que nous ne nous le gâterons point. Quand le mérite l'emporte, laissons-lui tout emporter. Rappelons-nous aujourd'hui le proverbe latin que citait Joseph de Maistre : « Odia restringenda, favores ampliandi. » Cela veut dire que, dans les jugemens d’art comme dans les autres, il est bon, il est juste quelquefois que tout ce qui est favorable soit interprété en plus, et que ce qui est rigoureux le soit au contraire en moins.

Le drame, ou le conte musical de M. Dukas est avant tout et plus que tout symphonique. Il l’est premièrement par la prédominance de l’orchestre : soit par la plénitude ou la puissance, soit par la délicatesse ou la discrétion de cet orchestre tout entier. Il l’est aussi par l’expression et l’éloquence personnelle de tel ou tel instrument se détachant de l’ensemble. Et la beauté de l’orchestre ou de l’orchestration résulte moins ici d’une virtuosité pour ainsi dire extérieure, que d’une vertu profonde et comme essentielle. Symphonique, une telle œuvre l’est encore par le développement le plus « poussé, » mais aussi le plus large et le plus clair des idées musicales. Au premier acte, ce n’est point « l’air des bijoux, » c’en est la symphonie éblouissante, que nous avons entendue avec ravissement. Améthystes et saphirs, perles, émeraudes, rubis et diamans, chaque effusion de nouvelles pierreries suscite un épisode nouveau. Et ce renouvellement prestigieux des rythmes, des timbres, se concilie à merveille avec la persistance du thème. Tour à tour allegro de symphonie, adagio, largo même, ou scherzo, plus ce thème se transforme, plus il se retrouve et se ressaisit, de sorte que la variété, la mobilité de ses apparences ou de ses figures fait plus sensibles encore l’unité et la persistance de son être. Oui, c’est bien cela. Dans la musique de M. Dukas, quelque chose persiste ou demeure. Elle suit un plan très net et très ferme, cette magnifique symphonie descriptive du premier acte. Elle s’ordonne, se distribue et se construit. Elle est un édifice, une architecture, et non pas une poussière de sons.

Allons plus avant et jusqu’au fond de cet art. Là encore, même là, dans les élémens premiers, qui sont les mélodies, nous trouverons la consistance et la solidité. En cette musique, élaborée avec une dextérité surprenante, le travail ne surpasse pas la matière. Il se contente de l’orner. Les idées ou les thèmes de M. Dukas ont une valeur propre, une intrinsèque et spécifique beauté. Il en est un surtout, simplement admirable, ou plutôt admirable simplement, avant même qu’il se répande à travers l’organisme de la partition, pour l’animer tout entier : c’est la cantilène, douloureuse et poignante, des cinq filles d’Orlamonde, que chantent au premier acte, invisibles encore, les cinq petites emprisonnées.

D’autres motifs, avec plus de brièveté, n’ont pas moins de caractère et ne contiennent pas en puissance moins d’expansion et de vie. Un des plus frappans ne consiste que dans deux accords parfaits, disposés et comme étages de haut en bas, à l’octave, et tenus longuement. La suppression de la tierce, laissant dominer la quinte, leur donne quelque ressemblance avec les premiers accords de la Neuvième Symphonie de Beethoven. C’est par eux, ou plutôt c’est entre eux, comme entre deux pilastres, que s’ouvre, toute grande, la partition, et chaque fois qu’ils reviennent au cours de l’ouvrage, ils semblent ouvrir encore, — et l’encadrer aussi, — un horizon profond et mystérieux.

Trois ou quatre notes seulement, on le disait plus haut, mais de6 notes efficaces, des notes élues et marquées de je ne sais quel signe sacré, peuvent suffire à constituer un thème. Elles y suffisent dans la scène finale, peut-être la plus émouvante, où, sous le poignard inopinément sauveur d’Ariane taciturne, tombent les liens du héros, lui-même silencieux. Ici nous pouvons nous souvenir, mais par analogie et non plus, comme en écoutant Salomé, par antithèse, de formes thématiques brèves et belles entre toutes et, par exemple, de l’entrée de Tristan. Ici nous pouvons admirer la musique à la fois dans la plénitude et le raccourci de son être. Ainsi le symphoniste dramatique d’Ariane et Barbe-Bleue établit son œuvre sur des bases solides et profondes. Elle peut s’élever très haut parce qu’elle s’appuie et s’assure en bas, et si parfois sa tête au ciel paraît voisine, ses pieds touchent à l’empire des morts, des plus grands, des plus illustres entre les morts.

Symphonique principalement et par essence, la partition de M. Dukas a néanmoins des parties et des beautés vocales. La voix et le chant, un chant, — si ce n’est un air, — de bravoure, avec des éclats, des emportemens de lyrisme enflammé, domine et couronne toute la symphonie des pierres précieuses d’une sorte de vocero triomphal. Mais surtout c’est la voix presque seule, à peine accompagnée et soutenue, la voix à découvert, dont le musicien de drame excelle à tirer l’effet le plus dramatique et le plus musical à la fois. Non moins qu’à l’éloquence du commentaire instrumental, la beauté supérieure des dernières scènes tient à l’éloquence du discours, mélodique ou récitatif, au pathétique de la parole notée, à la profonde, à la poignante vérité des intonations. Pendant le premier acte, sur le triste cantique des captives, le dialogue de la nourrice et d’Ariane se détache avec un relief surprenant. Enfin, n’est-il pas un peu, ce cantique lui-même » comme la protestation et la revanche de l’élément mélodique et vocal, si, dans un drame symphonique, rien ne nous émeut davantage, d’une émotion plus forte et plus pure, qu’une simple cantilène, à laquelle un trémolo plus simple encore sert d’accompagnement !

Ainsi l’œuvre se partage, dans une certaine mesure, entre deux principes : celui de la symphonie et celui du chant ou de la voix. Mais elle manifeste encore un autre équilibre. Avec un sentiment très juste de l’ordonnance en quelque sorte architecturale, le musicien a fait alterner, dans chacun des trois actes de sa partition, la puissance, la plénitude sonore, avec le vide et presque le silence. De cette succession et de ce contraste, il a tiré des effets d’une très grande et presque classique beauté.

Avons-nous tout dit de cette œuvre ? Oui, peut-être de ses formes, ou de son corps. C’est de son âme qu’il resterait à parler. Ame de noblesse et de pureté ; âme de douceur, et de douleur aussi ; âme d’inquiétude et parfois d’épouvante ; âme, enfin et surtout, de mystère. Le mystère, voilà sans doute un des objets, un des élémens principaux de la musique et je dirais volontiers l’une de ses fins, si le propre de l’art, et de l’art musical en particulier, n’était justement d’être infini. Quoi qu’il en soit, peu d’œuvres autant que celle-ci, parmi les œuvres d’aujourd’hui et d’hier, nous ont donné l’impression et l’émotion du mystère. La musique ici nous amène en quelque sorte au bord du grand secret. Et même, à certains momens, elle nous permet de nous pencher sur lui et d’en entrevoir quelque chose. La musique, dans les dernières scènes d’Ariane et Barbe-Bleue, explique le poème et l’éclaire. Derrière les voiles qu’elle écarte, elle nous fait deviner, et surtout ressentir, ce que le symbolique récit d’une rédemption inutile peut cacher d’amour et de pitié, de mélancolie et de pardon. C’est en de tels inslans que la musique s’élève de l’ordre de l’esprit à l’ordre de la charité. Alors, comme disait Beethoven, elle est une révélation plus haute que la parole et que la philosophie.


Il y a dans Ariane el Barbe-Bleue deux rôles auprès desquels tous les autres ne sont rien : celui d’Ariane et celui, non pas de Barbe-Bleue, mais de l’orchestre. Le premier est joué par Mme Georgette Leblanc, sans assez de voix, mais avec toute l’intelligence et le sentiment qu’il faut. Le second est tenu remarquablement, et de toute manière. M. Ruhlmann est un chef excellent.


Camille Bellaigue.

  1. Renan, Vie de Jésus.
  2. Vie de Jésus.