Revue musicale - 31 janvier 1905

Revue musicale - 31 janvier 1905
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 698-708).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Hélène, poème lyrique en un acte, paroles et musique de M. Camille Saint-Saëns. — THEATRE DE L’OPERA : Daria, drame lyrique en deux actes ; paroles de MM. Adolphe Aderer et Armand Ephraïm, musique de M. Georges Marty. — CONCERTS-COLONNE : La Croisade des enfans, légende tirée du poème de M. Marcel Schwob ; musique de M. Gabriel Pierné.


N’ayant pas eu le prix de Rome autrefois, le plus grand de nos compositeurs s’est piqué de montrer qu’il aurait pu l’obtenir, et que même il ne lui serait point impossible de le remporter encore. Hélène est quelque chose comme la cantate, attardée et supérieure, de M. Saint-Saëns ; l’irréprochable « devoir » non pas d’un écolier, mais l’un maître.

Avec « la Belle » et « la Bonne, » ses deux homonymes et devancières, l’Hélène de M. Saint-Saëns poète et musicien a ceci de commun, qu’elle se donne ; elle se distingue en ceci de l’une et de l’autre, qu’elle ne se donne pas sans combats. Il ne faut rien moins, pour la jeter aux bras de Paris, que le conseil et presque l’ordre de Vénus sortie exprès des flots. Cypris ayant plaidé le pour, Pallas apparue à son tour plaide le contre, vainement. Elle a beau représenter aux amans, à leurs yeux non moins qu’à leurs oreilles (le décor illustrant la musique), les suites fatales de leur amour, la guerre de dix ans et l’incendie de Troie, les raisons que la raison ne connaît pas gardent l’avantage, et sur la mer couleur de violettes on voit une galère fleurie emporter l’un des premiers et des plus fameux entre les couples adultères, au bruit des chants et des baisers.

Si Vénus triomphe dans le poème, Pallas dans la musique est la plus forte. Un peu froide, souverainement sage et pure, cette musique est surtout fille de l’esprit, il va sans dire que le mot, quand on parle d’un tel musicien, doit se prendre au sens large d’intelligence ou d’entendement et s’appliquer à l’ordre entier des sons.

Sur la partition d’Hélène, discrète et tempérée à dessein, toujours claire, éclatante rarement, il n’y a que deux grands coups de lumière : l’un au commencement et l’autre à la fin. Le dernier, un peu cru, consiste dans l’explosion ou l’apothéose du thème d’amour, aux sons d’un orchestre où bruissent les zéphyrs et les flots. Et, de ce thème esquissé parfois au courant de l’ouvrage, les esquisses nous avaient plus touché, plus finement, que le suprême éclat. En soi la mélodie est inégale, ayant pour centre, ou pour corps, une assez banale progression, qu’une cadence sinueuse et charmante résout.

La première scène au contraire est d’un coloris sobre et vif. Une introduction d’orchestre, d’un orchestre qui bouillonne, où deux rythmes se contrarient et se rompent l’un l’autre ; quelques mesures d’un chœur invisible, que des tambourins accompagnent sous les portiques du palais illuminé dans la nuit ; mille échos de joie et de fête ; des tonalités et des modulations de cristal, des sonorités limpides et qui ruissellent, cela n’est rien, cela passe comme un éclair, mais cela ne se peut oublier.

Entre ces deux notes de lumière, l’apparition et la prophétie de Pallas fait une belle tache sombre. Un semblant, un soupçon d’orage l’annonce : un souffle de vent et quelques roulemens de tonnerre, pas davantage ; mais au double point de vue de la vérité naturelle et de l’originalité musicale, ce petit incident atmosphérique ne laisse rien à désirer. La déclamation très noble de la déesse se pose et se développe ensuite sur des dessous d’instrumentation et d’harmonie à la fois solides et doux ; enfin l’orchestre, qui s’anime, ajoute son commentaire, pathétique sans mélodrame, au récit anticipé des malheurs d’Ilion. D’autres détails encore ont leur prix. A d’autres signes, épars, se reconnaît l’artiste, grand en de petites choses. Avec autant de finesse qu’il note l’orage, il surprend, il fixe un retour de soleil. Tantôt c’est par une série d’accords qui frissonnent et montent, tantôt par un trio d’un instant, pour violon, alto et violoncelle, et cet instant de musique pure, j’allais écrire de musique de chambre, est délicieux.

Deux ou trois passages du monologue d’Hélène témoignent que jamais, pour servir de plus délicates pensées, le musicien n’eut la main plus sûre. De l’âme partagée de l’héroïne, la musique exprime ou plutôt indique ici moins un ferme vouloir que de faibles et changeantes velléités. Mais à ces indications, que de finesse et de justesse elle donne 1 Écoutez, puis lisez et relisez encore la période qui commence par ce souvenir : Je vivais paisible, honorée, et s’achève par ce regret : Ah ! pourquoi l’ai-je vue, celle tête charmante ! Cela est la perfection même. Cela n’est pas un « air. » Mais dans le caractère, dans la coupe et la désinence de la phrase initiale, dans les proportions et l’eurythmie des périodes et des mouvemens, dans l’orchestration même, fondée sur le quatuor à cordes, il y a toute la pureté de l’esprit et du style classique. Les accords enveloppant l’appel de Paris : Viens, dit-il, dans ma Troade ! exhalent une langueur, sinon phrygienne par le mode, au moins étrange et tout orientale par le sentiment. Ici pour la première fois s’élève, timide et retenue encore, la mélodie d’amour. C’est ici qu’elle a le plus de charme, et quand elle se perd, s’éparpille ou s’égrène en gouttes sonores, on s’étonne que le concert d’une voix de femme, d’un violon, d’une harpe et d’une flûte puisse unir tant de plénitude à tant de ténuité.

« La musique, nous disait Gounod un jour, devient irrespirable. » Mais ce n’est pas de la musique de M. Saint-Saëns qu’il parlait. En des pages comme celle que nous venons de citer, comme telle autre où la reine écoute chanter au loin son enfance innocente et pastorale, il semble que la musique s’aère et s’allège, qu’elle dépouille et sacrifie le plus ce qu’elle peut de la matière, pour ne plus vivre que de l’esprit. Trop de jeunes musiciens lui demandent ou lui commandent aujourd’hui le sacrifice contraire. De là vient que leur musique nous oppresse et nous asphyxie. Qu’ils apprennent d’un Saint-Saëns à pourvoir à notre plaisir avec une économie que leur prodigalité n’égale pas. Qu’ils s’épargnent et qu’ils nous ménagent ! Nietzsche a dit, non sans quelque raison : « Une œuvre qui veut produire une impression de santé doit être exécutée tout au plus avec les trois quarts de la force de son auteur. Si l’auteur a donné sa mesure extrême, l’œuvre agite le spectateur et l’agite par sa tension. » Le spectateur d’Hélène peut être tranquille L’auteur n’a pas donné cette fois son extrême mesure. Il a réservé le quart — au moins — de lui-même. Mais si peu qu’il ait prétendu faire, il l’a fait avec une aisance, une liberté souveraine, et comme pour se divertir. En vérité, nous nous étions mal exprimé tout à l’heure et nous nous reprenons. Ce n’est pas un « devoir » qu’il faut appeler cette œuvre, c’est un jeu.

Mlle Garden prête à l’infidèle épouse de Ménélas, ou plutôt elle lui donne, car l’artiste a de la conviction et de la sincérité, le charme de sa personne et de ses attitudes, l’assurance et la pureté de sa voix. Dans le rôle du Priamide, M. Clément fait preuve de goût et de style. Mais pour les voiles mauves d’Hélène la tunique de Paris a semblé d’un bleu cruel et, par hasard à l’Opéra-Comique, les couleurs ne se sont point accordées aussi bien que les sons.


Daria n’est pas, comme on le pourrait supposer, l’épouse de Darius. Elle n’est qu’une petite « moujick. » Autrefois elle fut la serve maîtresse de son maître Boris. Et malgré sa faute, un de ses compagnons de servage, Ivan, l’avait aimée. Il l’aime encore et quand leur commun seigneur l’abandonne, il ne craint ni ne rougit de la prendre pour femme et de s’en aller vivre avec elle, en bûcherons, au fond des bois. C’est le premier acte.

Au second, — et dernier, — Boris revient. Nouvelle tentative de séduction ; réveil, dans le cœur mal apaisé de Daria, de l’ancienne tendresse ; après quelques péripéties d’ivresse simulée et de véritable fureur, étranglement de Boris par Ivan ; suppression de la victime et de la preuve du meurtre par l’incendie final de « l’izba » et fuite, à travers les halliers, du meurtrier, de sa femme et de leur enfant, que nous allions oublier, mais qu’ils n’oublient pas.

La musique de ce drame slave, seigneurial et forestier, n’est point à dédaigner. Un peu compacte, un peu terne, la partition de M. Marty pourrait être, comme on dit, plus « en dehors ; » au dedans du moins elle n’est pas vide. Encore mieux que l’audition, la lecture en porte témoignage. Et même au théâtre, le début du second acte, la scène où Daria berce d’une voix lasse l’enfant de son triste amour ; un refrain de bûcheron qui répond à la berceuse ; les quelques page ? d’orchestre qui suivent, tout cela nous a paru traduire avec beaucoup de charme et sans banalité la mélancolie des choses et des âmes.

Aussi bien, depuis qu’il a pris la direction de l’orchestre du Conservatoire, on sait quel solide et sérieux musicien est M. Georges Marty. Que dis-je, on le savait auparavant. Et rien dans sa nouvelle œuvre ne permet qu’on en doute, ou qu’on l’oublie.

M. Delmas chante le rôle d’Ivan et même, dans la scène d’ivresse, il le danse. Saltavit et placuit. La voix de M. Rousselière (Boris) est agréable. Et les chœurs de l’Opéra chantent si faux qu’ils font peine à entendre ; mais ils jouent, se tiennent et se meuvent d’une manière si ridicule qu’ils font plaisir à voir.


L’État n’eût peut-être pas honoré d’un prix, — fût-ce le second, — le poème de M. Marcel Schwob, mis en musique, et en musique charmante, par M. Gabriel Pierné. Il y a dans le sujet et dans l’esprit, dans le titre seul de la Croisade des enfans, dans les noms sacrés qu’on y entend partout retentir, quelque chose de suspect et de proscrit. La Ville de Paris a montré plus de faiblesse. Il convient de l’en féliciter et de s’en réjouir. Ayant couronné l’œuvre, elle a même accordé davantage. Elle a permis que les petits héros de la légende en fussent les interprètes et les enfans de ses écoles ont pu chanter le Dieu dont on ne leur par le plus.

« Vers ce temps-là, beaucoup d’enfans sans chef et sans guide s’enfuirent ardemment de nos villes et cités vers les pays d’outre-mer. Et quand on leur demandait où ils allaient, ils répondaient : « A Jérusalem, pour quérir la Terre sainte… » Ils portaient escarcelles, bourdons et la croix. Et certains venaient depuis Cologne ; Ils arrivèrent jusqu’à Gênes et montèrent sur sept grandes nefs pour traverser la mer. Et une tempête s’éleva, et deux nefs périrent ; et tous les enfans, d’icelles deux nefs furent engloutis. Et lorsqu’on interrogea ceux qui revinrent pour connaître la cause de leur départ, ils répondirent : « Nous ne savons point[1]. »

Telle est la légende extraite par M. Schwob d’anciens et mystiques récits. Mais ce résumé ne dit pas tout ; sur un point même, il a tort et le poète l’a délicatement corrigé. Le poète a voulu que les gentils croisés prissent un chef et même deux : un petit garçon, Alain, et Allys, une petite fille, et que le petit garçon fût aveugle, et que l’une menât par la main l’autre qui les conduisait tous par la foi.

L’œuvre se divise en quatre parties : le Départ, la Route, la Mer et le Sauveur dans la tempête. Ce dernier tableau s’appellerait aussi bien l’Arrivée. Arrivée sans retour, car le poète, avec raison encore, n’a pas laissé revenir une seule des sept nefs enfantines et tous les innocens pèlerins ont trouvé pour jamais, plus près et plus loin qu’ils ne l’auraient pu croire, Celui qu’ils étaient allés chercher.

Ce joli sujet n’a qu’un défaut : la monotonie, et la musique, après la poésie ou avec elle, ne l’a pu complètement éviter. Il eût suffi, pour y échapper, de fondre la dernière partie avec la précédente, la seule qui flotte et traîne un peu ; de supprimer, pour agréable qu’elle soit, la « Légende des étoiles » et les chœurs surérogatoires qui suivent, et de passer ainsi plus vite, sans entr’acte, de l’embarquement à la tempête et au naufrage. A cela près, l’œuvre a la diversité — relative — dont se contente l’oratorio, genre où l’intérêt, où la matière même de la musique n’est pas l’action, mais le sentiment, et le sentiment religieux. Aussi bien, sans jamais chercher de contrastes faciles, et factices, le compositeur n’a pas négligé çà et là certains effets, dramatiques avec discrétion : le chœur des pères et celui des mères au premier tableau ; le bref et rude appel des mariniers génois au troisième ; au dernier, la tempête. De tels mouvemens animent l’unité mystique de l’ouvrage, mais ils n’ont garde de la rompre ou seulement de l’altérer.

Vocale et chorale, voilà ce qu’est avant tout la partition de M. Pierné. Beaucoup plus que d’instrumens, elle est une symphonie de voix. Nous disons bien : symphonie, où les soli, malgré leur importance et leur beauté, ne tiennent jamais que la seconde place. Instaurate choros. M. Pierné rétablit cet élément ou cette catégorie de l’idéal sonore : le chœur, dont on nous a privés depuis trop longtemps. Depuis trop longtemps, le théâtre surtout ne vit guère que du monologue, et le dialogue n’y évite rien avec autant de soin que de tourner au duo. Quand on croyait la polyphonie des voix, ou, comme disaient les Grecs, la lyrique chorale, au moment de se perdre et de mourir, on ne goûte pas médiocrement le plaisir de la retrouver vivante.

En outre, et dans l’ordre de la musique ou de la musicalité pure, voici l’originalité de l’œuvre et la surprise charmante qu’elle nous réservait. Le chœur, qui la constitue presque tout entière, est un chœur d’enfans. Il est vrai que d’autres chœurs, féminins ou virils, y répondent ou s’y mêlent souvent. Mais après, mais parmi tous les autres, le chœur enfantin reprend ou garde l’avantage ; et ce n’est pas seulement l’oreille, c’est l’esprit, c’est l’âme, qui trouve à ce courant sonore, toujours frais, toujours clair, une délicieuse et nouvelle douceur.

La nouveauté musicale n’est ici que le signe de sentimens nouveaux, ou du moins renouvelés par le fait seul que des cœurs d’enfans les éprouvent et que des voix d’enfans les expriment. La musique depuis des siècles ne compte plus ses héros sacrés ; mais jamais encore elle ne les avait pris si petits. Attendrie par eux, quelquefois presque tremblante devant eux de respect et d’amour, afin de ne les point trahir et de les figurer dignement, elle leur a voulu ressembler. Elle s’est faite leur sœur : innocente, sincère, en un mot enfant comme eux. Et la foi, la piété, la prière, l’extase, dont on croyait connaître toutes les représentations musicales, ont pris ainsi des formes et des couleurs, des nuances au moins que nous ne leur connaissions pas.

Il n’y a pas un cantique, dans cette œuvre où les cantiques abondent, qui ne respire en quelque sorte l’âme même de l’enfance. Rien ne serait plus facile que de la surprendre soit dans la mélodie, soit dans l’harmonie, soit dans le timbre, toujours enfin dans un ou plusieurs des élémens spécifiques de la musique même. L’hymne de la première partie, au moment du départ : Dans les jardins nous cueillerons des fleurs, abonde en traits charmans de psychologie ou de vérité enfantine. Léger d’abord et porté sur des harpes légères, sauvé de la banalité, — qu’on pouvait craindre, — par les plus heureux détours de rythme, de modulation, de cadence, il prend de la force et de l’ampleur. Remontrances paternelles, supplications plus tendres des mères, rien ne prévaut contre lui. Il se dresse et se redresse, il réplique et rebondit, il s’entête et s’irrite. « Vers Jésus ! Vers Jésus ! » crient, jusqu’à se rompre, les petites voix, indignées que d’autres, les grandes, prétendent leur commander ou les couvrir. Des trompettes douces, mais des trompettes pourtant résonnent et circulent à travers les harpes. Et tout cela fait le plus joli mélange, et le plus touchant, de crânerie et de faiblesse, d’héroïsme et de gaminerie.

« Les délicats sont malheureux, » a dit le poète. Ils ne le sont pas toujours, même en musique. La scène entière de la Grand’route est faite pour les ravir. Tout est délicieusement frêle et pur en cette halte mêlée de prières, de chansons et de jeux. Les thèmes populaires y sont choisis, peut-être imités avec goût, harmonisés, « contre-pointes » avec un art ingénieux. Et dans l’ordre de la déclamation à demi récitative et mélodique à demi, je ne sais rien de plus ténu mais de plus pénétrant que certaines phrases du petit Alain à la petite Allys. La voix ici par le et chante seule, ou plutôt elle murmure à peine. Mais ce qui fait le prix de ce murmure, c’est que la forme ne va pas jusqu’à s’y évanouir ou s’y dissoudre. Elle subsiste, et le contour musical a beau s’amincir jusqu’à n’être plus qu’un fil sonore, ce fil est d’argent fin : il brille, il plie et ne rompt pas.

La scène au bord de la mer, qui languit à la longue, commence par une lyrique invocation, par un ardent salut d’amour à la mer sacrée entre toutes, que Jésus, qui vécut auprès d’elle, et ses disciples, qui la parcoururent tant de fois, ont faite divine. Cette mer, avant d’être mortelle aux enfans, leur est douce. Elle les attire, elle les appelle de tout son azur, de tous ses parfums et de toutes ses voix. Ils lui répondent eux-mêmes. Et l’on se souvient de la célèbre -parole allemande, que chez nous on ne saurait trop répéter : « Il faut méditerraniser la musique, » devant ce « θάλαττα » joyeux des cohortes enfantines, jolie page — et bien française — de musique méditerranisée.

Parmi tant de jeunes cantiques, le plus inspiré, par un souffle vraiment surnaturel, est celui qui s’élève du milieu du naufrage, autour de l’enfant aveugle, qui le premier voit Jésus. Le dessin de la mélodie, le chromatisme léger, l’accompagnement circulaire et lumineux comme un nimbe, tout s’accorde pour donner ici la mystérieuse et mystique impression du ravissement et de l’extase.

Dans l’uniformité du sentiment général, la musique a su discerner des nuances délicates. Il est très remarquable que les deux petits meneurs d’enfans, Alain plus encore qu’Allys, ne chantent pas comme les enfans qu’ils mènent. Certaine page est à cet égard tout à fait significative. Nous voulons parler de la réponse d’Alain aux objections tour à tour matérielles, ou pratiques, et sentimentales, que font les pères, puis les mères, à la résolution des petits pèlerins. « Jésus nous donnera du pain blanc, et nous vivrons comme les oiseaux du ciel. Jésus nous donnera l’eau limpide du ciel… » Mais que sert de citer les mots ! Il faudrait pouvoir citer les sons, transcrire les mouvemens, les rythmes et les timbres, suivre, pour qu’on le suive avec nous, le cours gracieux de la mélodie à travers les tonalités qui l’éclairent ou l’assombrissent, parmi les harmonies qui la retiennent un moment, puis s’entr’ouvrent devant elle et la laissent passer. Alors, mais seulement alors, vous comprendriez et vous sentiriez ce que nous savons à peine dire : que le petit aveugle chante, les voyant au dedans de lui-même, des choses subtiles et profondes que les yeux de ses compagnons ne voient pas, que leurs lèvres ne peuvent ni ne doivent chanter.

La vocalité de l’ouvrage et, — passez-nous le barbarisme, — sa « choralité » n’en exclut pas la symphonie, au double sens du mot : que ce soit la vie et la couleur instrumentale, ici partout répandue ; ou bien, comme dans le prélude de la première et dans celui de la seconde partie, le principe même, appliqué modérément, à la française, du développement des idées et de leur combinaison.

Pleine de grâce et de charme, cette musique a montré qu’elle sait être capable aussi d’élévation et de grandeur. Loin de se presser et de se rétrécir, comme tant d’autres, en terminant, l’œuvre se dilate et s’épanouit alors avec une véritable magnificence. Il y a là tout autre chose qu’une coda banale, qu’un ensemble favorable à la sortie hâtive des auditeurs. Je conseille à ceux-ci d’attendre le dernier accord. À la fin d’une œuvre, ou d’une vie, il n’est pas mauvais d’obéir au conseil de l’oracle et de ne faire, pendant quelques instans, que de la musique. Le musicien de la Croisade des enfans a pris ce parti ; c’est bien. C’est mieux encore de l’avoir pu soutenir. En un vaste épilogue, sa musique, toute sa musique s’est donné carrière. Les thèmes se sont étendus, ont rayonné librement. Le cantique de la première partie a reparu ; le dernier, le plus mystique de tous, a gagné de proche en proche par une sorte de contagion sainte. Un chœur de femmes, sans accompagnement, a développé sa très noble polyphonie. De plus en plus, des plans se sont ordonnés et des horizons découverts. Il s’est formé toute une hiérarchie, construit toute une architecture sonore, et quand s’est déroulée enfin la fugue suprême, à dessein retenue, énergique mais paisible, mais sereine, alors vraiment un souvenir et presque un souffle des grandes péroraisons classiques a passé parmi nous.


Les quelque cinq cents personnes qui prirent part à l’exécution de la Croisade des enfans n’y participèrent pas toutes également bien. Une jeune fille, Mlle Vauthrin, a révélé dans le personnage d’Alain des qualités exquises de voix, de style et de diction. Elle n’a pas laissé perdre un seul mot, une seule note. M. Daraux a bien compris et rendu la tendresse et la gravité de la « Légende des étoiles. »

Quant aux enfans, non de chœur, mais des chœurs, ils ont été supérieurs — de beaucoup — aux adultes des chœurs aussi, même de l’orchestre. D’abord c’était plaisir de les voir, ces choristes d’un âge et d’un aspect inaccoutumés. Le matin de la dernière répétition, leurs maîtres, leurs parens se pressaient dans la salle et quelquefois un père, une mère, se demandaient tout bas l’un à l’autre, et d’une voix émue, s’ils ne croyaient pas reconnaître la voix de Jacques ou les boucles de Marie. Mais surtout c’était merveille d’ouïr ce pur, ce frais, ce juste ramage. Et l’on songeait, en écoutant ces deux cents petits chanter comme des anges, que les curés et les maîtres de chapelle parisiens allèguent plaisamment, contre l’obligation de réformer la musique en leurs églises, la difficulté de trouver des voix enfantines.

Enfin il est d’autres pensées, plus générales, que la beauté de ces voix faisait venir. La critique a souvent étudié la place qu’ont tenue et le rôle qu’ont joué dans la musique certains personnages et certains sentimens : l’amour ou la religion, les jeunes filles ou les héros. L’histoire des enfans, — dans la musique aussi, — ne serait pas la moins charmante à raconter. Elle commencerait à la crèche, devant celui que tant de Noëls — oratorios ou cantiques — ont célébré. Puis, revenant aux enfans des hommes, je sais bien lequel, avant tous les autres, elle devrait saluer. « Schlaf ein, mein Prinzchen, schlaf ein ! Dors, mon petit prince, dors ! » Vous souvient-il que naguère, en cette même salle du Chàtelet, Mme Mottl vint chanter, et d’une manière exquise, l’exquise berceuse de Mozart : si tendre, plus que princière, et si près d’être divine, qu’elle eût mérité de bercer lui-même le presque divin enfant qui devait un jour la soupirer.

Haydn, « le père Haydn, » comme on dit et comme on peut dire, pourvu que ce soit tendresse et non mépris, a composé des symphonies plaisantes, ou « burlesques », pour les petits enfans. Solitaire et farouche, Beethoven ne les laissa point approcher. Mais le musicien du Roi des Aulnes a montré de quelle épouvante ils peuvent mourir,


Et pour que le néant ne touche point à lui
C’est assez d’un enfant sur son père endormi.


Schumahn a compris leurs jeux et quelque chose de leur âme. Plus d’une, parmi les Kinderscenen, dépassent le titre qu’elles portent. La phrase ardente de la Rêverie monte plus haut que de tout jeunes rêves, et le thème de l’Enfant s’endort est si noble, si pur, que Wagner ne le trouva point indigne de bercer, au sein des flammes protectrices, le sommeil de sa Walkyrie.

Les musiciens contemporains n’ont eu garde d’oublier les enfans. M. Massenet, de sa voix la plus câline, a prié qu’on ne leur fit « nulle peine, même légère, » et, l’autre soir, on a vu pour la millième fois, dans Carmen, marcher en chantant derrière les soldats tous les gamins de Séville. Enfin la Russie et l’Allemagne nous ont donné deux chefs-d’œuvre en ce genre : l’un, du sauvage et tendre Moussorgski, la Chambre d’enfans ; l’autre, Haensel et Gretel, de M. Humperdinck. Et tous les deux, sans que par ailleurs ils se ressemblent, contiennent l’âme enfantine et l’expriment tout entière, l’un avec plus de réalisme, l’autre avec plus de poésie.

Autant qu’à la maison, dans la rue ou sur le chemin, l’histoire de la musique nous montrerait les enfans à l’église. Le Meyerbeer du Prophète leur a confié l’un des morceaux — non le moins liturgique — de son office du sacre. C’est à des premiers communians que Gounod a dédié son plus tendre cantique. Wagner enfin, le Wagner de Parsifal, a bien senti que des voix d’enfans seraient seules assez pures pour ceindre d’une couronne sonore et vraiment céleste les sublimes polyphonies du Monlsalval.

Il y a plus, et les enfans, tant de fois objets ou sujets de la musique, en ont été pendant des siècles les interprètes et nous dirions volontiers les ministres. Jean de Bordenave, chanoine de Lascar, en Béarn, les appelait alors « l’âme de la musique. » L’église, qui ne ressemblait pas encore au théâtre, était leur, et Dieu n’y recevait de prières et de louanges que par leurs voix. Pour l’art autant que pour la piété, les choses allaient mieux ainsi. La France, avant 1780, comptait environ quatre cents maîtrises, comprenant de douze à quinze mille musiciens, dont quatre ou cinq milliers d’enfans. L’église était pour eux à la fois le sanctuaire, l’école et la maison. Ils s’y formaient à toutes les disciplines : à celles du corps, de l’âme et de l’esprit. S’ils avaient leurs devoirs, ils avaient leurs droits aussi, même leurs privilèges : entre autres celui de confisquer à leur profit les éperons des chevaliers qui se permettaient d’entrer dans le chœur tout éperonnés. Et souvent les éperons étaient d’argent.

Ils n’obtenaient guère licence de se produire au dehors. Une fois pourtant certain bailli d’Evreux avait fait une perte cruelle et s’en montrait fort affligé. La Toussaint étant venue et le bailli se trouvant malade en son hôtel, on permit aux enfans de la maîtrise d’aller charmer sa peine, et « si doulcement chantèrent, que le dolent bailli en fut tout consolé. »

L’office, ou, comme nous disions, le ministère que seuls autrefois remplissaient à l’église des enfans consacrés, trop de musiciens de concert ou d’opéra le leur disputent aujourd’hui, quand ils ne les en dépossèdent pas. L’idéal, esthétique autant que religieux, conseille, commande même de le leur rendre. La Croisade des enfans a rappelé le bienfait que la musique en général cl plus encore la musique religieuse peut attendre d’un élément, non point inconnu mais trop oublié, de notre art. Si la musique d’église à son tour finissait par y revenir, ce ne serait pas le moindre mérite et le moindre honneur de la belle œuvre de M. Pierné.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Chroniques d’Albert de Stade, de Jacques de Voragine et d’Albéric des trois fontaines. Année 1212.