Revue musicale - 31 janvier 1893

Revue musicale - 31 janvier 1893
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 696-703).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : Werther, drame lyrique en 4 actes, paroles de MM. Edouard Blau, Paul Milliet et George Hartmann ; musique de M. Massenet.

Aimez-vous le Massenet de Manon et de la Suite alsacienne ? Oui, n’est-ce pas, et beaucoup, car avec celui de Marie-Magdeleine et des Érinnyes, c’est le meilleur. Eh bien, c’est lui que nous venons de retrouver et qui s’est retrouvé lui-même. Dans son œuvre nouvelle et constamment exquise, les personnages, les caractères, les âmes enfin, sont traitées comme dans Manon : avec une sensibilité non moins délicate, et, le sujet le comportant, plus profonde, surtout plus douloureuse. Et les choses respirent une poésie pareille à la poésie des Scènes d’Alsace. Des deux côtés du fleuve, n’est-ce pas la même nature, et aujourd’hui, hélas ! le même pays ?

Le livret n’a pas été maladroitement tiré du roman de Goethe, qu’il défigure le moins possible. Et puis les poèmes extraits d’œuvres supérieures ont cet avantage, qu’on y sent passer quelquefois le souffle du génie inspirateur. Ici, par exemple, dans la spécieuse et lyrique apologie du suicide : « Quel est l’homme, quel est le père qui pourrait s’irriter de voir son fils, qu’il n’attendait pas, lui sauter au cou en s’écriant : Me voici, mon père, pardonne-moi si j’ai abrégé mon voyage, si je suis de retour avant le terme que tu m’avais prescrit… … Je ne suis bien qu’auprès de toi ; je veux souffrir et jouir en ta présence… Et toi, Père céleste et chéri, pourrais-tu repousser ton fils ! » Ainsi parle le héros du roman, et celui du drame musical ne chante guère autrement. Ailleurs encore, ce mouvement sublime, ce cri d’un immense et magnifique orgueil : « Prends le deuil, nature ; ton fils, ton bien-aimé va mourir ! » les librettistes l’ont conservé, et je leur en ai quelque reconnaissance. Mais je leur en veux, oh ! pas beaucoup, d’avoir imaginé le personnage de Sophie, la sœur cadette de Charlotte, d’avoir concédé au goût frivole du public, à la prétendue nécessité des contrastes, au cliché du rayon de soleil dans les œuvres sombres, cette fillette sautillante, babillante, cette Mlle Siebel aussi malheureusement éprise de Werther, que l’est de Marguerite le Siebel véritable. Autre défaut, et plus grave : le second acte fait longueur et pourrait être supprimé sans dommage pour l’action, qu’il ralentit ; pour la couleur locale, qu’il délaie ; pour le musicien, qu’il a médiocrement servi. Je n’en regretterais ni la séance au cabaret de Johann et de Schmidt, les deux compagnons dont le premier acte nous a dépeint assez la joyeuse et buveuse humeur, ni la franche et froide explication entre Albert et Werther, ni même le gentil alléluia d’amour de Sophie, ni le raisonnable et presque maussade duo de Werther et de Charlotte, ni enfin un air frénétique de Werther, sorte de pas redoublé, seule page vraiment fâcheuse de la partition. Du premier acte : la maison du bailli, retour de Charlotte et de Werther après le bal et causerie aux étoiles, aveu par Charlotte de ses fiançailles, et départ de Werther, on eût passé directement à l’acte troisième, qui serait devenu le second. Depuis des semaines, des mois même, Werther est parti ; Charlotte l’a supplié de ne reparaître qu’à Noël. Et Noël est venu ; nous sommes le 24 décembre ; Charlotte est mariée, et seule le soir elle relit les lettres de l’exilé. Vainement sa sœur essaie de dissiper sa tristesse et ses pressentimens ; la porte s’ouvre : c’est lui. Duo d’amour, vertueuse défense de Charlotte, qui s’enferme chez elle. Werther s’enfuit. Alors rentre Albert ; il voit Charlotte troublée, il va l’interroger, quand un messager paraît avec le fameux billet : « Je pars pour un lointain voyage. Voulez-vous me prêter vos pistolets. » Et sur l’ordre d’Albert, Charlotte elle-même les donne. Entr’acte symphonique devant un décor représentant la petite ville de Walheim par une froide et blanche nuit de Noël, et dénoûment conforme à l’esthétique du drame musical, laquelle exige impérieusement que le héros expire sous nos yeux et dans les bras de la bien-aimée. Ici encore, fût-ce en dépit des traditions ou des conventions, j’aurais souhaité le dénoûment exact du roman, par la mort sans phrases et solitaire.

Quoiqu’il en soit, Werther semblait un sujet prédestiné pour le talent de M. Massenet, ce talent fait surtout de passion un peu maladive et de délicieuse faiblesse. Au musicien de la Magdaléenne, d’Électre invoquant les mânes de son père, de la Troyenne regrettant sa patrie, il faut des héroïnes plutôt que des héros, ou du moins des héros féminins ; des âmes, non pas supérieures comme celle de Rodrigue, mais comme celle de Werther inégales à la vie, à la souffrance et au devoir. La conscience douloureuse de cette inégalité, voilà l’idée qui domine l’œuvre de Goethe et que M. Massenet a su traduire. Mais d’autres ont aussi leur rôle et chez le poète et chez le musicien : une surtout, l’idée ou plutôt le sentiment de la nature, de cet univers que Werther mêle à ses rêves, à ses désirs, à ses amours, et qu’il atteste encore au moment de mourir.

On pouvait craindre seulement, tant il devait trouver en lui d’attraits et de sympathie, que M. Massenet n’exagérât le personnage. Vous savez à quel point ce jeune homme est impressionnable (c’est Werther que je veux dire). Il lui suffit d’entendre Charlotte parler, fort judicieusement sans doute, du Vicaire de Wakefield, pour qu’il pense perdre connaissance. Au bal, il se sent « le cœur percé d’un coup de poignard » chaque fois qu’une indiscrète voisine se permet de prendre une des tranches de citron au sucre qu’il a préparées pour la bien-aimée. Et quand, à la fin de ce bal, Charlotte lui touche la main et, le regardant de ses yeux pleins de larmes, murmure : Klopstock ! «… je pliai, nous dit-il, sous le poids des sensations qu’elle versa sur moi en prononçant ce seul nom. Je succombai, je m’inclinai sur sa main en versant des larmes de volupté. Je relevai mes yeux vers les siens. Divin Klopstock ! Que n’as-tu vu dans ce regard ton apothéose ! » M. Massenet s’est gardé fort sagement de cette hyperesthésie ; il a poussé la passion chez son héros jusqu’au comble, mais pas au-delà. Quant à Charlotte, il a trouvé pour elle des accens qu’il n’a guère accoutumé de prêter à ses héroïnes et que celle-ci réclamait. J’avais peur de rencontrer désormais chez le musicien d’Esclarmonde plus de nerfs que de cœur, et que la sensualité, comme il arrive, eût pris le pas sur la sensibilité. Il n’en est point ainsi. Werther n’est pas un convulsionnaire, et vous pourrez surprendre quelque chose de troublé, mais rien de trouble, dans l’âme de Charlotte, la plus honnête petite bourgeoise allemande qui jamais ait résisté à la tentation.

S’il fallait caractériser la musique de Werther d’un mot, ou plutôt d’un nom, d’un exemple et d’une comparaison, cette raison la meilleure, en dépit du proverbe, c’est Schumann, je crois, que je nommerais ; le Schumann des lieder, de ces petites choses qui sont de grands chefs-d’œuvre ; Schumann, le maître des intimités et des tristesses allemandes. Si profonde fut la blessure faite au cœur de l’Allemagne par le coup de pistolet de Werther, et si lente à se guérir, que les poètes et les musiciens, les Heine et les Schumann, en saignèrent longtemps. Il semble que M. Massenet ait recueilli quelques gouttes, les dernières peut-être, de ce sang. Relisez les lieder, puis allez écouter Werther. Vous croirez entendre un écho, les harmoniques d’une note douloureuse. Le noyer de Schumann pourrait ombrager la maison du bailli ; quand passa le cortège nuptial d’Albert et de Charlotte, ils ont dû soupirer et gémir, les petits anges que le musicien de Zwickau nous montre tout en pleurs sur le chemin des hymens sans amour. Enfin, lorsque l’amant auquel Schumann prête sa voix, et quelle voix ! supplie les fleurs de se hausser sur leurs tiges, les oiseaux de chanter, les étoiles de descendre pour le consoler, ne ressemble-t-il pas à Werther, et ne prend-il pas comme lui toute la nature à témoin de son martyre ? Mais ce n’est pas seulement par le fond que l’œuvre de M. Massenet rappelle les lieder, c’est par la forme aussi ; par les formes plutôt, formes brèves, peu précises, flottantes souvent, qui disent beaucoup et font beaucoup penser en peu de notes ou d’accords, qui parfois semblent se dissoudre dans l’atmosphère et devenir cette atmosphère elle-même, l’air qui nous enveloppe, nous baigne, et que nous respirons. Werther, par exemple, est aux antipodes de Samson et Dalila, que nous avons dernièrement étudié : classique et plastique, voilà ce que l’une des deux œuvres est le plus et l’autre le moins. Enfin, comme Schumann toujours, l’auteur de Werther aime à partager l’expression de sa pensée entre le chant et l’accompagnement, entre les instrumens et les voix. Presque tout à l’orchestre, telle est, il me semble, la devise ou la formule de la nouvelle partition, et ce presque importe beaucoup ; l’à-peu-près, ou le tour à tour plutôt, étant ici marque de goût, de tact et de sagesse. Werther n’est pas une œuvre de système, ni une œuvre de rigueur, mais de grâce et de liberté ; une œuvre d’alternative, et l’alternative, on le sait, plaît aux muses : amant alterna Camœnæ. Avec cela pourtant, l’œuvre est une, et elle est unie ; variés y sont les moyens et les effets, sans y être heurtés ni contradictoires, et bien que faite surtout de charmans détails, de petites choses, il n’y a rien d’éparpillé dans l’impression qu’elle produit ni dans le souvenir qu’elle laisse.

Le premier acte, par le pittoresque du décor musical, la justesse de l’analyse sentimentale et la finesse des tons, est un tableau délicieux. Un beau matin d’été, le bailli de Walheim apprend à ses six enfans un Noël. Les petits attaquent d’abord de travers, ou faux, ou trop fort ; l’orchestre fait de son mieux pour les rattraper, les maintenir, pour défendre la mesure et le rythme, mais les cris, les rires s’envolent avec les traits et les trilles indisciplinés. Peu à peu cependant le solfège s’assure et le gentil cantique sagement se déroule et s’achève. Surviennent deux joyeux compagnons, amis du bailli, Johann et Schmidt, non pas tout à fait chantant, mais plutôt parlant en musique, tandis que l’orchestre, sous leur déclamation notée, fait ronfler comme un refrain de gaîté allemande. Le thème a du caractère, un peu la même allure que le trio de la Symphonie pastorale, et le musicien le développe, le file avec l’ingéniosité que vous devinez, le mêlant au thème du cantique, l’effaçant devant d’autres thèmes, le ramenant encore et l’éteignant enfin avec le dialogue même. Telle est, vous le savez, la nouvelle manière : en musique, les interlocuteurs n’ont plus guère à faire que les gestes ; l’orchestre parle pour eux. Les plus jolis détails abondent en ce premier acte et mettent le tableau dans son cadre : c’est le goûter des enfans, le mouvement de valse accompagnant le départ pour le bal, surtout c’est le motif (instrumental toujours) annonçant l’entrée de Charlotte. À l’aimable fille, elle sied bien, l’aimable phrase, aimable sans afféterie, avec franchise, avec un accent rythmique délicieux d’enjouement et d’originalité. Mais voici mieux que des détails, voici en des pages pénétrantes l’âme des personnages elle-même ; de Werther d’abord, et cette âme se manifeste tout de suite par un des sentimens qui la possèdent : le sentiment de la nature. Le héros de Goethe est mort d’avoir trop aimé non-seulement Charlotte, mais la nature, et de ne l’avoir pas, elle non plus, possédée. Souvenez-vous qu’il était homme à porter le deuil de deux tilleuls abattus. Rappelez-vous sa tendresse pour les choses, son aspiration à se fondre, à se perdre en elles. « Ami, quand j’ai les yeux fixés sur tous ces objets, et que ce vaste univers va se graver dans mon âme, comme l’image d’une bien-aimée ; alors, je sens mes désirs qui s’enflamment, et je me dis à moi-même : — Ah ! si tu pouvais exprimer ce que tu sens si fortement ! » Le Werther de M. Massenet a pu l’exprimer avec poésie, même avec enthousiasme, avec la faiblesse aussi d’une âme que la sensation non moins que le sentiment domine. Tout ce que chante le jeune homme sur le seuil de la maison, par cette belle matinée, tout ce que chante avec lui l’orchestre est un hommage, un hymne à la nature encore plus qu’à l’amour. Ce violoncelle solo, puis ce violon, ces vols de harpes, ces tenues de notes claires, ces trilles de flûtes, ce chant d’extase sur un accompagnement qui tremble, tout cela sent l’été, le blé mûr, le houblon, la vigne grimpante et la fraîcheur de l’eau. Tout cela, c’est un paysage reflété par une âme, ou plutôt non, qui la reflète, l’absorbe, et le dernier appel du promeneur ébloui : Soleil, viens m’inonder de tes rayons ! monte comme une bouffée de printemps en un cerveau grisé de lumière et de parfums.

Cette page est belle. Une autre, le retour de Werther et de Charlotte au clair de lune, l’est peut-être encore davantage. Mais je crains que traduite, et par de pauvres mots, la musique de M. Massenet, comme le craignait Henri Heine pour sa poésie, traduite également, paraisse un clair de lune empaillé. À ceux qui ne l’ont pas entendu, comment décrire, et comment rappeler aux autres ce dessin exquis de trois notes, posé mollement à des hauteurs diverses, avec la douceur d’un souffle, la lueur d’une étoile et le mystère de la nuit ? Oh ! le délicieux orchestre, que les flûtes font pur, les violoncelles tendre et les harpes scintillant ! Ces trois notes, si vous avez de l’oreille et de la mémoire, vous les reconnaîtrez. Elles ont résonné déjà, et disposées de même, dans Cavalleria rusticana et dans Patrie[1] ; mais à l’ébauche, à l’amorce sonore ; ni M. Paladilhe ni M. Mascagni n’avaient donné cette suite et ces adorables développemens. Et quelle heureuse, quelle naturelle entrée de la voix dans la symphonie, sur les paroles de Charlotte : Il faut nous séparer ! En deux ou trois mesures quelle pudeur, quelle gravité chaste ! Chez Werther, au contraire, quelle passion, mais contenue et voilée ! J’aime beaucoup moins la péroraison du duo, la reprise finale, à grand fracas, suivant le vieux procédé, d’un thème plus original dans les demi-teintes que dans la pleine lumière. Je vous recommande, au contraire, une perle cachée dans le duo, la phrase de Charlotte parlant de sa mère à Werther : Si vous l’aviez connue, et tout ce qui suit, le flot des souvenirs se pressant dans le cœur, sur les lèvres de l’orpheline, l’angoisse de l’accompagnement, la basse obstinée et sombre, l’étonnement, presque le reproche sur les mots : Pourquoi tout est-il périssable ! et sur d’autres : Les enfans ont senti cela très vivement, quelque chose d’immobile et de glacé. Détails, dira-t-on peut-être ; mais l’art vit de ces détails-là.

L’acte capital est le troisième. Il fait le fond et le cœur de l’œuvre. Très différent du premier, il est par la situation même et par la valeur musicale, plus haut encore de quelques degrés. Une mortelle mélancolie s’en dégage, un souffle puissant de romantisme allemand, et là, peut-être plus que partout ailleurs, le génie de Goethe flotte dans l’air. L’acte se tient et se soutient tout entier ; la musique y ondule entre l’orchestre et la voix ; triste sans mièvrerie, pathétique sans enflure, et je ne crois pas que M. Massenet ait souvent aussi heureusement rencontré la sincérité de la passion et la réalité de la force. Charlotte seule chez elle, la nuit, relit les lettres de l’absent, et de cette correspondance la musique varie sans en altérer l’unité douloureuse. Je vous écris de ma petite chambre, dit le premier billet, et le mouvement, le mode de la phrase, la qualité des intervalles, la basse lugubre, tout signifie ici la détresse et l’abandon. Des cris joyeux d’enfans montent sous ma fenêtre… l’orchestre s’anime et rit, filant en traits ailés. Charlotte parfois, d’un mot ou d’un soupir, d’un regret ou d’une espérance, interrompt sa lecture, puis la reprend, et voici le dernier billet : Tu m’as dit à Noël, et j’ai crié : Jamais ! suprême menace, qui éclate en un vigoureux accord, deux quartes (excusez le détail technique), d’une terrible âpreté. La scène qui suit, entre les deux sœurs, est exquise de grâce, d’aisance et de liberté ; je ne veux pas dire bâtie, le mot serait trop lourd, mais posée et si légèrement ! sur un fond moelleux, sur une phrase d’orchestre qui enveloppe et caresse. On songe aux deux cousines du Freischütz, aux deux sœurs des Troyens, à celles du Roi d’Ys, et l’on se réjouit que la musique en possède un de plus, de ces couples féminins et fraternels. J’aime l’éclat de rire de la petite sœur, jolie fusée de jeunesse et de joie, et l’arioso de Charlotte, sorte d’éloge des larmes dans le sentiment le plus allemand, serait une chose tout à fait belle, sans l’accident (c’est le mot) de la dernière note, un effet trop facile, que le musicien aurait dû se refuser, et qui dément, pour ainsi dire, la pensée générale du morceau. Quant au grand duo entre Werther et Charlotte, on n’y trouverait à reprendre, comme en celui du premier acte, que la péroraison, et pour les mêmes motifs : banalité et banalité tapageuse. De cette œuvre aux sonorités le plus souvent discrètes, il eût fallu bannir impitoyablement le bruit, un des ennemis de la musique moderne. Mais tout le reste du duo est excellent : dramatique, et cette fois non par le bruit, mais au contraire par la déclamation sourde, par certains silences même, par l’étouffement des harmonies et de l’orchestration, la brusque apparition de Werther. Entre Charlotte et lui s’engage et se développe un triste entretien, dans la chambre familière, parmi les objets qui semblent eux-mêmes se souvenir. Pour chacun d’eux, pour le clavecin surtout, M. Massenet a trouvé une note, que dis-je, une phrase délicieuse ; on sait, d’ailleurs, que le musicien de Manon et de la « petite table » excelle en ces mélancoliques inventaires d’amour.

Et pour les vers d’Ossian, il a trouvé mieux encore ; un lied à la manière de Schumann, qui rappelle (flatteuse rencontre ici) cet admirable In der Fremde (à l’étranger) dont Bizet, je crois, disait : c’est la nostalgie de la mort ; oui, c’est bien la même tonalité, le même rythme, le même accompagnement, le même élan douloureux, le même mal enfin du même pays et du même retour. Il faut suivre cet acte jusqu’à la dernière scène, jusqu’à la remise des pistolets par Charlotte au messager. Le dramatique incident est commenté par les instrumens surtout, par un mouvement, presque un geste de l’orchestre, sinistre et sans réplique. Le moment est bien de ceux où, les personnages ne pouvant que se taire, ou peu s’en faut, la symphonie a le droit, le devoir même de parler pour eux. En de pareils cas se vérifie une observation que fait M. Cherbuliez dans son beau livre l’Art et la Nature, et qu’à notre modeste avis, il a seulement le tort de trop généraliser. Le maître critique, dans l’organisation du drame musical moderne, assigne à l’orchestre un rôle prépondérant, ce qui est exact, mais surtout extérieur, et cela paraît bien absolu. L’œuvre lyrique, dit-il, ou à peu près, par l’importance accrue de l’orchestre, s’est rapprochée de la nature, laquelle nous montre toujours les choses dans leur cadre. Or le chant, c’est la passion ; l’orchestre, c’est le monde, au milieu duquel la passion agit et se meut. Le monde la regarde et la juge. Tantôt il lui vient en aide, il l’encourage et la consacre ; tantôt, au contraire, il entre en lutte avec elle, la contredit et la combat. — L’orchestre, ainsi compris, ne serait que le témoin de la vie. Or il est le plus souvent davantage : il est la vie elle-même. Quelquefois cependant, j’accorde qu’il n’exprime ni l’action, ni les personnages qui agissent, mais les alentours de cette action, le milieu dans lequel elle se déroule ; non pas les sentimens, mais les choses, qu’il sait alors animer et rendre éloquentes. C’est le cas dans la scène presque muette et pourtant dramatique qui nous occupe. Les choses y parlent par l’orchestre, et par lui nous comprenons qu’après avoir eu, par exemple au premier acte, leur paix et leur sourire, elles ont maintenant leur tristesse et leur inquiétude.

Il faut finir, bien que j’eusse aimé signaler encore le paysage musical de Noël et la mort de Werther. L’un est d’une désolation intense, et l’autre, d’une funèbre douceur ; mais je craindrais que cette étude à la longue ne parût faite de détails, plutôt que d’une impression d’ensemble et d’une sympathie générale, que trop d’analyse et de minutie, en la dispersant, risquerait d’affaiblir.

Mlle Delna est Charlotte comme elle fut Didon : avec la même aisance, la même dignité, la même voix qui s’épanche en flots de velours, avec un art aussi naturel et aussi juste. Cette enfant doit beaucoup à son excellent professeur, Mme Laborde, et plus encore au maître mystérieux et intérieur qui n’enseigne pas, mais qui révèle, qui ne donne pas ce qu’on appelle le talent, mais je ne sais quoi de plus et de mieux. Mlle Laisné a gentiment joué et chanté le petit rôle de Sophie, et dans le grand rôle de Werther, au lieu du médiocre M. Ibos, je rêve d’entendre un jour M. Jean de Reszké, revenu récemment parmi nous, et revenu, comme il était parti, le plus grand artiste d’aujourd’hui.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir l’ouverture de Cavalleria et le grand duo entre Turiddu et Santuzza ; voir dans Patrie, au quatrième acte, la phrase de Rysoor : O Dieu juste, Dieu protecteur !