Revue musicale - 31 janvier 1861

Revue musicale - 31 janvier 1861
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 754-763).

REVUE MUSICALE.

La presse ordinaire, en général, nous semble parfois se faire une trop grande idée du pouvoir qu’elle exerce sur l’opinion publique ; elle est trop portée à croire que, sans le concours de ses lumières, sans les débats contradictoires qu’elle soulève chaque jour, sans l’incitation utile que provoquent ses jugemens, le public ne saurait avoir un avis sur les faits et les œuvres qui passent devant ses yeux. En matière d’art surtout, le plus petit journal s’imagine que, sans les quelques lignes qu’il consacre à un tableau, à un livre ou à un opéra nouveau, le public serait fort embarrassé d’en apprécier la valeur, et qu’il attend, avec impatience qu’on lui fournisse les élémens de l’opinion qu’il doit s’en faire. Il y a là une exagération de la puissance de la presse qui est peut-être nécessaire pour éveiller le zèle, de l’écrivain qui se donne la mission de parler au nom de tous ; mais on se trompe si l’on croit que le public se laisse facilement conduire par le premier venu, et qu’il n’examine pas les titres de celui qui prétend l’éclairer et lui imposer ses jugemens. Il y aurait un travail curieux à faire, ce serait d’examiner les hommes et les œuvres qui sont parvenus à conquérir l’estime de l’opinion malgré le silence et même malgré l’hostilité d’une partie des organes de la presse quotidienne, et de les comparer à ces fastueuses célébrités fabriquées par la camaraderie et par les complaisances d’une publicité sans scrupules. On serait étonné d’apprendre à quoi se réduit l’action de la presse qui méconnaît ses devoirs, et combien sont éphémères les réputations qui ne reposent que sur des articles improvisés chaque matin. Un exemple récent va nous prouver que le public sait, au besoin, résister à la pression qu’on voudrait exercer sur son goût et sur son esprit.

Le Théâtre-Lyrique, qui n’est pas heureux depuis quelque temps et dont l’existence est toujours précaire, a donné, le 17 décembre, un nouvel opéra en trois actes : les Pêcheurs de Catane. Toutes les fois qu’on assiste à la première représentation d’un ouvrage lyrique, on est surpris, et l’on se demande comment il est possible qu’une fable absurde comme celle qui se déroule devant vous ait pu être acceptée par le compositeur d’abord, par le directeur ensuite, et par les trente ou quarante personnes qui prennent part à l’exécution. On sort du théâtre accablé d’ennui et confondu que tant d’inepties et de fadaises puissent être représentées devant le public de Paris. Huit jours après, vous voyez une autre pièce avec accompagnement de musique qui vous donne le vertige en vous précipitant encore plus bas dans l’empire de la stupidité et de l’effronterie. Je ne croyais pas qu’on pût imaginer quelque chose de plus niais, de plus monotone et de plus usé que le libretto des Pêcheurs de Catane, mais depuis j’ai vu Barkouf

Le sujet des Pêcheurs de Catane est, à vrai dire, emprunté au charmant récit de M. de Lamartine connu sous le nom de Graziella ; mais on ne peut s’imaginer ce que les auteurs du libretto ont fait de la création du poète. Une jeune fille niaise, qui est restée orpheline, est recueillie par une pauvre famille de pêcheurs, où elle s’éprend d’un sot amour pour un bellâtre qui se nomme Fernand, officier dans l’armée espagnole, et qui appartient à une grande famille de son pays. Nella trouve dans la maison des pauvres pêcheurs, qui est devenue la sienne, un fils, Cecco, avec qui elle est élevée, et qui conçoit pour sa compagne d’enfance une passion discrète et noble qu’il n’ose lui avouer que fort tard, alors que Nella, se croyant trahie par Fernand, veut entrer dans le couvent de l’Annonciade. Elle y entre en effet, et après un an de noviciat elle sort de ce couvent et recouvre sa liberté pendant trois jours avant de prononcer des vœux irrévocables. C’est pendant ces trois jours de liesse, de danses et de tarentelles, que Nella lutte entre l’amour qu’elle a pour Fernand et l’affection profonde que lui témoigne son compagnon d’enfance Cecco, qui se décide à lui avouer tout ce qu’il a dans le cœur. Après une succession de scènes les unes plus niaises que les autres, Nella, qui apprend que Fernand va épouser sa cousine Carmen, devient folle et expire longuement sous les yeux du public fatigué de tant de lieux communs qui traînent sur tous les théâtres depuis trente ans.

C’est Lucie, c’est la Muette, c’est tout ce qu’on voudra avec l’inévitable chœur à boire, avec la ballade, la tarentelle au clair de la lune, avec les apparitions mystérieuses, les ballerines et les tableaux vivans copiés des vieilles gravures qui reproduisent les joyeusetés des peuples du midi au siècle dernier. Il est grand temps que cela finisse, et que la poétique des faiseurs de libretti d’opéras change de fond en comble. Tout le monde est fatigué de ces canevas misérables, écrits sans style, sans goût et sans logique, représentant une succession de scènes plaquées qu’aucun lien intime ne rattache les unes aux autres ; chacun trouve insupportables ces types usés, ces fades amours relevées par les lazzis glacés d’un bouffon stéréotypé, et ces péripéties de mélodrame qui sont plus l’œuvre du machiniste que celle du poète. Oui, je partage l’opinion émise récemment par M. Richard Wagner au sujet de ces poèmes d’opéras qui ne peignent que des situations matérielles, que des groupes sans vie, que des personnages sans âme et sans originalité, et qui n’offrent au compositeur qu’un thème banal pour exercer sa bravoure et celle des chanteurs qui doivent interpréter sa pensée. On se demande toujours, après la représentation d’un opéra nouveau, comment un compositeur de mérite a pu accepter la pièce qu’il a mise en musique, et perdre un temps précieux à illustrer une fable dépourvue de vraisemblance et d’intérêt. C’est que le compositeur pas plus que le directeur du théâtre ne connaissent entièrement le poème dont ils ont accepté la donnée générale. On se réunit, l’auteur de la pièce explique son sujet, il définit le caractère des principaux personnages qui peuvent convenir à tel ou tel artiste de la troupe ; il décrit les scènes importantes, les costumes, les décors et les changemens à vue, et l’on se décide d’après cette explication sommaire, sans connaître un mot du poème. Ce n’est qu’aux répétitions qui ont lieu sur la scène qu’on juge pour la première fois de la vraisemblance, de l’intérêt, du mérite de l’œuvre dramatique qu’on va représenter. Est-il étonnant après cela qu’on nous donne des fables comme les Pêcheurs de Catane ?

C’est M. Aimé Maillart, un musicien de mérite, un artiste sérieux et honorable, qui a eu la faiblesse d’accepter la pièce dont nous venons de parler. M. Maillart, qui est connu par deux ou trois ouvrages qui ont été accueillis avec faveur, surtout les Dragons de Villars, est un de ces hommes pleins d’ardeur, de talent et de bonne volonté, dont il nous serait particulièrement agréable de louer les efforts ; mais il nous est impossible de convenir que, dans les Pêcheurs de Catane, le compositeur n’ait point subi la fâcheuse influence du canevas informe sur lequel il a travaillé. Nous ne dirons rien de l’ouverture, qui manque de caractère, pour signaler le premier chœur que chantent les pêcheurs de Catane, et qui a de la franchise : nous préférons cependant le chœur qui vient après, et qui accompagne la barca.rolle que chante Cecco, l’ami d’enfance de l’héroïne ; mais un morceau tout à fait charmant, aussi bien conçu qu’il est délicieusement accompagné, c’est le quintetto qui succède à la barcarolle de Cecco. La phrase principale, qui est jolie, est ramenée trois fois avec une flexibilité de style qu’on n’avait pas encore remarquée chez M. Maillart. Ce quintetto, qui est aussi musical que scénique, nous paraît être le meilleur morceau de la partition. On remarque encore dans le premier acte une romance pour voix de ténor que débite le triste Fernand, romance parfaitement classique et qui rappelle trop les vieux chefs-d’œuvre du genre, — l’air de danse, qui a de la grâce, la Sicilienne, que chante Nella en s’accompagnant de la mandoline, et toute la scène finale dont les formes sont plus que suffisamment connues. C’est le défaut de la partition que de réveiller trop de souvenirs et de laisser désirer un peu plus d’originalité. Une jolie romance de ténor pleine d’émotion ouvre le second acte : Du serment qui m’engage. Chantée par Fernand, qui n’intéresse personne, la romance est suivie d’une sorte de mélopée dramatique par laquelle Cecco exprime à Nella le sentiment pénible dont son cœur est rempli : Je suis jaloux ! Si M. Balanqué, qui déclame avec talent ce récit, avait une meilleure voix de basse, l’effet qu’il produit serait plus saisissant. J’apprécie fort peu la leçon de vocalise qu’exécute Nella sous prétexte de peindre le vol de l’hirondelle :

Quand l’hirondelle
Revient fidèle
Et de son aile
Chasse les autans.

Ce hors-d’œuvre, qui retarde l’action, ne peut être supportable que dans la bouche d’une cantatrice comme Mme Carvalho, pour qui il a été évidemment composé. Il est temps aussi que les compositeurs nous épargnent ces lieux-communs puérils dont ils ont trop abusé. Quant au finale très bruyant qui termine le second acte, c’est un simple morceau d’ensemble d’une sonorité confuse et exagérée, que la fausse situation des personnages n’explique pas d’une manière satisfaisante. M. Maillart est tombé ici dans un défaut que nous lui avons souvent reproché : il a écrit une page de mélodrame. On peut signaler au troisième acte, qui est le plus faible de tous, un chœur de jolis détails d’instrumentation, et la scène d’agonie, beaucoup trop longue et pas assez saillante pour qu’on ne s’impatiente pas de ce lieu-commun dramatique, devenu impossible depuis le chef-d’œuvre de Donizetti, Lucie. Écrite avec un grand soin et beaucoup de sentiment, la partition des Pêcheurs de Catane, qui renferme plusieurs morceaux distingués, n’affaiblira pas cependant la réputation de M. Aimé Maillart ; nous voudrions pouvoir lui prédire que l’épreuve de la scène sera également favorable à son œuvre. Une élève du Conservatoire sortie cette année de la classe de M. Laget, Mlle Baretti, a débuté par le rôle de Nella, qui ne lui était certes pas destiné dans l’origine. Sa voix de soprano aigu flexible et sa jolie figure l’ont fait bien accueillir, et tout annonce que dans le genre de l’opéra-comique Mlle Baretti pourra obtenir d’honorables succès. Un autre élève du Conservatoire, M. Peschard, qui possède une fort bonne voix de ténor, a fait aussi ses premières armes par le rôle de Fernand, cet insupportable amoureux de deux femmes qui ne sait à laquelle se vouer. La voix de M. Pescharda de l’étendue, assez d’égalité et ne manque pas de charme ; lorsqu’il se sera un peu dégourdi comme chanteur et comme comédien, il ne peut manquer d’être fort recherché.

Il nous faut encore parler de M. Jacques Offenbach. Le destin est plus fort que la volonté des hommes, et, la fable a raison, il est toujours téméraire de dire : « Fontaine, je ne boirai plus de ton eau. » Depuis l’avènement du Papillon à l’Opéra, l’auteur d’Orphée aux Enfers a donné un opéra-comique en trois actes qui répond au nom de Barkouf, et dont la première représentation a eu lieu le 24 décembre. Cette soirée a été curieuse, intéressante, et restera célèbre dans les fastes d’un théâtre où se sont produits depuis un siècle les plus délicieux chefs-d’œuvre de la musique française. De mémoire d’homme et de chien savant, on n’avait jamais rien entendu de semblable, et si je me sers de cette dernière expression, qui peut sembler étrange, c’est que j’y suis autorisé par le héros de la pièce, qui est un chien dogue nommé Barkouf. Tout le monde a trouvé que la musique était admirablement adaptée au sujet, et que M. Offenbach avait pris la nature sur le fait en imitant, de manière à s’y méprendre, les différentes intonations du principal personnage de la pièce de M. Scribe. On ne connaissait pas à M. Offenbach cette veine de pittoresque qu’il vient de révéler si heureusement dans Barkouf. Nous voudrions pourtant garder un peu notre sérieux à propos d’une bouffonnerie qui a étonné jusqu’aux protecteurs de M. Offenbach. On les voyait, tristes et mornes, se renfoncer dans leurs loges, comme s’ils eussent voulu cacher l’impression pénible qu’ils éprouvaient en se disant peut-être : « Voilà donc le ramage de ce beau merle que nous avons élevé à la becquée avec tant de soin ! » C’est qu’il est impossible de s’imaginer, quand on n’a pas entendu la chose, ce que c’est que la musique de Barkouf ! Visiblement embarrassé du cadre où il s’était égaré, M. Offenbach a d’abord essayé de se faire passer pour ermite dans une espèce d’ouverture d’un caractère câlin et pastoral ; mais il a bientôt trahi son incognito par des rhythmes grimaçans et une harmonie qui n’est pas de ce monde. Aussi n’y a-t-il pas eu deux avis, et tout le monde a reconnu la griffe du maître. C’est ce qui explique pourquoi le public, entraîné par l’exemple de ce qu’il entendait, s’est mis à l’unisson de l’œuvre en sifflant comme un beau diable. Telle a été l’issue de la première représentation de Barkouf, qui aura servi du moins à réveiller la conscience publique et à marquer les limites où l’art touche aux tréteaux. Ajoutons, pour l’enseignement de la postérité, que Barkouf a trouvé un éditeur, et qu’il n’y a pas eu dans la presse une seule voix qui ait osé défendre l’œuvre de M. Offenbach, si ce n’est la petite littérature qui relève de son école.

Le Théâtre-Italien, qui se défend le mieux possible contre les difficultés du temps, a donné, le 13 janvier, un nouvel opéra en trois actes de M. Verdi, un Ballo in maschera (un Bal masqué). C’est le dernier ouvrage qu’ait écrit le compositeur lombard, dont la fécondité est à remarquer. Le sujet de la pièce est la mort de Gustave III, roi de Suède, qui fut assassiné dans un bal par Ankaström en 1792. Ce sujet a été traité par M. Scribe et mis en musique par M. Auber, dont l’œuvre commune a été représentée à l’Opéra, sans grand succès, le 27 février 1833. Il est resté de la partition de M. Auber un galop fameux, qui a été bien souvent exécuté sans l’opéra auquel il appartient. L’opéra de M. Verdi était destiné au grand théâtre de Saint-Charles, a Naples ; mais des difficultés absurdes élevées par la censure obligèrent le compositeur et le poète à porter leur ouvrage à Rome, où il a été représenté au théâtre Apollo pendant le carnaval de l’année 1859. Le sujet primitif de la pièce, entièrement imitée du poème de M. Scribe, a été modifié d’une manière fâcheuse par le librettiste italien, M. Somma. La scène ne se passe plus à Stockholm, mais à Boston, et les noms des personnages sont également changés. Il ne s’agit plus d’un fait très connu, de l’assassinat d’un roi de Suède pour des motifs politiques, mais d’un gouverneur de Boston, Ricardo, comte de Warwick, qui séduit la femme de son secrétaire et de son ami, Renato, un créole fort jaloux. Il se noue autour de Ricardo une conspiration quasi politique à laquelle Renato refuse d’abord de prendre part ; mais lorsqu’il apprend que l’ami tout-puissant auquel il a sauvé la vie est l’amant de sa femme, Renato se jette dans les bras des conspirateurs et assassine le gouverneur dans un bal masqué. Ricardo expire lentement sous les yeux des conspirateurs et de son assassin en avouant qu’il a toujours respecté l’honneur de la femme de son ami, et qu’Adelia n’a jamais manqué à ses devoirs.

Tel est le tissu du mélodrame obscur que le librettiste italien a tiré de la pièce de M. Scribe, et dont il a dû défigurer les noms et la donnée historique pour se faire accepter de la censure romaine, qui n’est pas moins intelligente que la censure napolitaine. Quelle misère ! et qu’il a fallu de patience au pauvre peuple italien pour vivre sous de pareils gouvernemens ! Au théâtre de Paris, la scène d’un Ballo in maschera se passe dans le royaume de Naples. M. Mario, qui aspire fortement à descendre du trône de la belle jeunesse qu’il a occupé pendant si longtemps, s’est absolument refusé à porter le costume d’une ville de puritains, comme l’était Boston au commencement du XVIIIe siècle. Et voilà ce que devient la vérité de l’histoire entre les mains des censeurs, des librettistes et des virtuoses italiens ! Encore une fois, M. Richard Wagner a raison de s’élever contre de si monstrueuses licences, et de prétendre que le compositeur ne soit pas condamné à subir les caprices d’un vieux Lindoro.

Nous n’en sommes pas à faire notre profession de foi en ce qui touche le talent de M. Verdi et le caractère général de son œuvre, plus abondante que variée. Nous pensons avoir rendu ici aux qualités incontestables de ce compositeur vigoureux et passionné la juste part d’éloges qui leur revient. Nous sommes si convaincu d’être resté dans la vérité en parlant de l’auteur d’Ernani, de Rigoletto et d’Il Trovatore, que nous poussons l’illusion jusqu’à croire que notre jugement ne sera pas cassé. Quand l’Italie n’aura plus la fièvre et qu’elle pourra envisager de sang-froid l’idole qu’elle encense depuis vingt ans, elle admirera toujours certaines beautés de M. Verdi, sans méconnaître les nombreux défauts qui déparent ses ouvrages. Elle reconnaîtra alors que les réserves d’une saine critique, loin de contrarier l’essor du génie, lui sont un stimulant nécessaire pour agrandir son horizon et pour épurer la forme où il se manifeste. Ne craignons pas de répéter ce que nous avons dit bien souvent ici. Deux choses expliquent le succès exagéré des opéras de M. Verdi : le talent du maître et l’état moral où se trouvait l’Italie lorsque ce chantre des passions extrêmes lui est apparu. L’Italie se préparait alors à accomplir l’œuvre de sa délivrance ; elle voulait être passionnée, remuée, exaltée, et ne voulait plus rire de ce rire bénin, tout domestique, de Cimarosa, ni se laisser aller à l’ironie débilitante de Rossini. Elle trouva dans M. Verdi le musicien qu’il lui fallait, aux accens âpres, aux rhythmes vigoureux, aux mélodies courtes, mais ardentes, aux morceaux d’ensemble pleins d’unissons victorieux, à l’instrumentation fruste, mais puissante et colorée.

Chia l’abitator dell’ombre eterne
Il raucco suon della tartarea tromba,
Treman le spazioso atre caverne.


Il y a de ces intonations-là dans Nabucco, I Lombardi, dans Ernani, Il Trovatore et Rigoletto. C’est ce que voulait l’Italie ; aussi a-t-elle, acclamé le barde qui lui communiquait la sainte fureur dont elle est encore pénétrée. Il n’y a pas d’ouverture à l’opéra d’un Ballo in maschera, mais un simple prélude symphonique auquel s’enchaîne un chœur que chantent les courtisans du comte Ricardo, chœur qui est fort joliment accompagné. Le comte, qui survient et qui prend les nombreuses pétitions qu’on lui présente, exprime dans une romanza que le chœur accompagne le sentiment unique qui le préoccupe, son amour pour Adelia. Sans être remarquable, ce morceau remplit bien la place qu’il occupe. Une scène plus saillante est celle où Renato, l’ami et le secrétaire du comte, lui demande de quel chagrin son cœur est pénétré : il en résulte un air, pour voix de baryton, qui n’a rien de bien nouveau quand on connaît les œuvres de M. Verdi, mais qui produit de l’effet, chanté par l’admirable voix de M. Graziani. Différens personnages viennent chez le gouverneur, et sont annoncés par le page Edgar. On apprend au gouverneur qu’on poursuit une pauvre bohémienne nommée Ulrica. Il s’indigne contre cette intolérance de la justice et demande au page ce qu’il pense de la devineresse. Le page, dans une ballade fort gracieuse, décrit l’aspect sinistre de la bohémienne lorsqu’elle accomplit l’acte de prédire l’avenir. Mlle Battu chante cette ballade avec une vivacité piquante. Le morceau d’ensemble qui termine l’introduction et le premier acte, dans la distribution du Théâtre-Italien, est vulgaire, et laisse au public une impression fâcheuse. À l’acte suivant, la scène est transportée dans une contrée sauvage où la devineresse tient ses assises et évoque les esprits. Trois personnages s’y trouvent réunis, Ulrica, Adelia et Ricardo, ce qui donne lieu à un trio, pour soprano, ténor et contralto, d’un bel effet. Sous la partie de soprano, qui développe en notes simples une phrase ascendante pleine d’émotion, les deux autres parties remplissent l’harmonie, tout en conservant chacune un dessin particulier et significatif. C’est très beau comme conception musicale et très dramatique, et c’est là, quoi qu’on en dise, le vrai problème de l’art. Ricardo, qui désire connaître l’avenir qui l’attend, demande à la devineresse de lui dire franchement ce qu’il doit espérer, en chantant une cantilène gracieuse :

Di’tu se fedele
Il fiutto m’aspetta,


et la réponse du chœur à l’unisson encadre heureusement la petite mélodie. Mais un morceau tout à fait remarquable, c’est le quintette qui vient après pour ténor, deux basses, soprano et contralto. Ulrica, la devineresse, a prédit au comte qu’il mourrait assassiné par un ami. Ce pronostic, qui frappe tous les assistans, n’excite chez Ricardo qu’une folle gaieté et un profond dédain de la crédulité populaire. C’est Ricardo qui prépare le thème du quintette par une phrase pleine de désinvolture :

E scherzo od è follia
Si fatta profezia.


Les deux basses, qui sont deux personnages subalternes, préparent le tissu harmonique, au-dessus duquel plane bientôt le soprano du page Edgar, par quelques notes simples et ascendantes qui forment le fil conducteur de l’ensemble. Le chœur se joint aux cinq voix et ajoute une plus grande sonorité à ce morceau de maître. Ce quintette remarquable est plus beau, aussi dramatique et plus développé que le charmant quatuor de Rigoletto. L’acte se termine par un ensemble ou stretta, comme disent les Italiens, très vigoureux. L’acte suivant, qui est le troisième, transporte la scène dans une autre contrée déserte où s’égare, pendant une profonde nuit, la pauvre Adelia. Elle exprime dans un air fort dramatique, qui rappelle certains passages de la Traviata, les sombres pressentimens de son cœur. Mme Penco chante ce morceau avec une émotion sincère qu’elle communique à l’auditoire. Ricardo survient aussi dans ce lieu désolé, et il résulte de cette rencontre des deux amans un duo passionné dont je remarque particulièrement l’andante. La scène se complique par l’arrivée de Renato, le mari d’Adelia et l’ami dévoué du comte, qu’il vient avertir de la conspiration qui menace ses jours. Il fait toujours nuit, et Renato n’ignore pas que Ricardo est avec une femme, sans se douter pourtant que cette femme est la sienne. De cette situation naît un trio, pour soprano, ténor et baryton, très passionné et qui renferme de beaux effets d’unisson qui sont bien dans la manière connue de M. Verdi. Poussé par les prières d’Adelia et les exhortations de Renato, Ricardo s’est enfui. Adelia, le visage couvert d’un voile, reste seule avec Renato, qu’elle a reconnu, tandis que lui ignore toujours quelle est cette femme que le comte a confiée à son amitié. Lorsque les conspirateurs arrivent tous enveloppés d’un manteau pour tuer Ricardo, ils trouvent Renato, qui défend au péril de sa vie la femme mystérieuse qui est la maîtresse de son ami. C’est alors qu’il reconnaît Adelia, sa propre femme ! Cette situation violente est rendue par un quatuor avec chœur où les conspirateurs se moquent de la mésaventure maritale de Renato, pendant que celui-ci et Adelia poussent des cris de douleur. Les ricanemens des conspirateurs ont paru au public de Paris d’un comique équivoque, et l’effet de ce morceau n’est pas heureux. Le quatrième acte renferme un très bel air pour voix de baryton, dans lequel Renato exprime la douleur qu’il éprouve de se voir trahi à la fois par sa femme et par son ami. La première partie de cet air, qui est dans un mouvement lent, est accompagnée par un dessin de basse continue qui a de la noblesse ; mais la phrase mélodique de quelques mesures qui en forme le complément est d’un effet, délicieux, chantée surtout par M. Graziani :

O dolcezze perdute.


Ce passage plein de mélancolie et de tendresse, où Renato fait un retour sur son bonheur passé, est accompagné par deux flûtes dont les doux soupirs se combinent heureusement avec les sons de la harpe. Ce n’est pas la première fois que M. Verdi tempère la violence habituelle de son style par des échappées de lumière d’une grâce élégiaque. Au trio pour trois voix d’homme où Renato s’engage à prendre part à la conspiration ourdie contre Ricardo succède un joli quintette : c’est le page Edgar qui vient inviter Renato et ses amis au bal que va donner son maître. Il se met alors à décrire la pompe de la fête à laquelle il aura le plaisir d’assister :

Che fulgor, che musiche
Esulteran le soglie.


La phrase qui rend le sens de ces paroles est piquante, et Mlle Battu s’y fait justement applaudir. Le morceau se développe avec entrain et légèreté. Je ne dis rien de la romance que chante Ricardo pour signaler la jolie chanson que dit encore le page au milieu du bal où il est poursuivi par Renato :

Saper voreste
Di che si veste.

« Vous voudriez bien savoir, dit-il, sous quel déguisement mon maître assiste à la fête ? » Et il s’échappe par un éclat de rire plein de fraîcheur et d’heureuse insouciance. Au milieu de la foule des masques, parmi lesquels se trouvent les conspirateurs, Ricardo rencontre et reconnaît Adelia, qui lui dit d’une voix tremblante : « Sauve-toi, ou tu es perdu ! » Le duo qui exprime cette situation renferme quelques beaux élans, et il est accompagné par un air de menuet qui ne manque pas de grâce. Enfin Ricardo est reconnu par Renato, qui le tue d’un coup de poignard, et le comte expire lentement sur la scène en déclarant l’innocence de la femme qu’il a aimée, mais dont il a toujours respecté l’honneur. Il y a encore quelques beaux accens dans cette scène finale.

Je pense avoir relevé avec soin tout ce qui m’a paru un peu saillant dans la nouvelle partition de M. Verdi : — au premier acte, le chœur de l’introduction, l’air de Ricardo avec chœur, l’air de baryton que chante Renato et la jolie ballade du page ; à l’acte suivant, le trio entre la devineresse Elrica, Adelia et Ricardo, la chanson de Ricardo, Di’tu se fedele, et le beau quintette qui suit ; au troisième acte, l’air pathétique de soprano que chante Adelia, le duetto pour soprano et ténor, et le trio entre Adelia, Ricardo et Renato ; au quatrième acte, le bel air de baryton, le quintette de l’invitation au bal, la romance du page, le duo entre Adelia et Ricardo, et la scène finale, qui pourrait être plus saisissante.

Le caractère général de la musique d’ un Ballo in maschera diffère en beaucoup de points de celui qui a fait le succès des opéras connus de M. Verdi. Il est évident que le maître s’est préoccupé de modifier sa manière, et qu’il a essayé de donner à son style brusque, hardi et violent une tenue plus modérée, plus de variété et de souplesse dans l’aménagement des effets qui lui sont propres. L’orchestre particulièrement est traité avec plus de soin. On y sent le désir de fondre les couleurs extrêmes dans un discours plus soutenu et de rattacher les instrumens à vent, — surtout les instrumens en cuivre, dont M. Verdi fait un si grand abus, — aux instrumens à cordes, qui sont le fondement de toute bonne orchestration, par des couleurs intermédiaires et adoucissantes. Si le maître ne réussit pas toujours à accomplir le dessein qu’il se propose, il atteint quelquefois son but, et cela suffit pour constater le désir de mieux faire et pour donner au nouvel ouvrage de l’auteur d’Ernani et d’Il Trovatore un intérêt tout particulier. Cette heureuse modification dans la manière d’écrire de M. Verdi se révèle encore par des essais de marches harmoniques opérées par les basses, par une harmonie moins remplie d’unissons, mais avant tout par la création d’un caractère qui est entièrement nouveau dans l’œuvre de M. Verdi : nous voulons parler du jeune page Edgar. Tout ce que chante cet agréable adolescent est plein de grâce et de fraîcheur. C’est comme un rayon furtif de gaieté qui vient adoucir la figure sévère et effleurer les lèvres frémissantes du compositeur lombard, cet Espagnolet de la musique.

L’exécution d’un Ballo in maschera n’est pas tout à fait ce qu’elle devrait être au Théâtre-Italien. M. Mario est visiblement insuffisant pour le rôle important du comte Ricardo, et les défaillances de son organe enlèvent à cette partie saillante de l’opéra nouveau l’éclat qu’elle devrait avoir. Mlle Battu se tire avec esprit et gentillesse du rôle du page, qui lui est confié, et Mme Penco chante avec énergie les différens morceaux du personnage d’Adelia ; mais c’est surtout M. Graziani qui produit le meilleur effet dans le rôle de Renato, et qui chante le bel air du quatrième acte,

O dolcezze perdute, avec sa voix ravissante et un goût dont il n’avait pas encore donné des preuves aussi évidentes. On peut dire que, si Rubini était né pour chanter la musique tendre et mélancolique de son compositeur favori Bellini, M. Graziani est l’interprète prédestiné de la mélopée ardente et fougueuse de M. Verdi.

Le Théâtre-Lyrique a donné deux petits opéras en un acte, la Madone et Aslaroth, qui n’ajouteront rien à sa fortune, mais d’où, nous voulons tirer une morale qui nous ramène à notre point de départ, à savoir : que toute réputation d’artiste exagérée par des articles de journaux complaisans ne peut tromper longtemps l’opinion publique, qui n’est point aussi crédule qu’on se l’imagine. L’auteur de la musique de la Madone, qui depuis vingt ans poursuit une véritable chimère, doit être plus convaincu que personne de la vérité de ce principe. On rencontre à Paris, errans dans les salons, bien des génies incompris de cette force qui se font chanter des hosanna in excelsis dans les petits et grands journaux, et à qui nous prédisons le même sort le jour où ils oseront sortir de la pénombre qui les dérobe au jugement du vrai public.

P. Scudo.