Revue musicale - 31 décembre 1910

Revue musicale - 31 décembre 1910
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 1 (p. 218-228).
REVUE MUSICALE




THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE : Macbeth, drame lyrique en sept tableaux, d’après Shakspeare ; paroles de M. Edmond Fleg, musique de M. Ernest Bloch. — Le Macbeth de Verdi ; Verdi et Shakspeare. — CONCERTS DU CHÂTELET : Œuvres de MM. Enesco, Rabaud et Max d’Olonne. — Guercœur, (premier acte), de M. Albéric Magnard.


Le Macbeth représenté sur le théâtre de l’Opéra-Comique n’est pas l’ouvrage le moins ennuyeux, le moins vide et pesant à la fois (les deux peuvent aller ensemble) que depuis quelques années il nous ait fallu subir. Elle a été dure, au début de la présente « saison, » la reprise du contact avec la musique, avec celle-là du moins qui nous est faite aujourd’hui, et dont aussi bien la facture ou la confection ne change guère. Ils sont un certain nombre de jeunes musiciens, ou de musiciens encore jeunes, qui nous fabriquent tous à peu près la même chose. On dit régulièrement et gravement d’eux : « Sans aucun doute, ils savent leur métier, leur affaire. » Mais, pour qu’il n’y eût en effet aucun doute, encore serait-il bon de nous dire, à nous, en quoi consiste cette affaire, ou ce métier, qui est à eux.

Si c’est métier de mélodiste et que leur affaire soit le chant, alors il est permis de douter que le musicien de Macbeth en sache quelque chose ; ou plutôt, il paraît être de ceux qui n’en veulent rien savoir, et s’en flattent, et s’en vantent. On aurait peine à découvrir dans la partition tout entière, soit vocale, soit instrumentale, de Macbeth, une ligne, une demi-ligne de quelque chose que l’on puisse appeler chant. Rien ne manque tant ici, non pas même que la strophe, mais que la période ou la phrase, développée, ébauchée seulement. L’unique chanson qu’il y ait dans l’ouvrage, celle du portier, outre que, voulant être comique, elle n’est que lugubre, est dépourvue peut-être de naturel encore plus que de jovialité. Le lyrisme, c’est-à-dire l’effusion chaude et comme la coulée de la vie et de l’âme dans une forme sonore, est l’un des élémens, l’une des vertus et des beautés qui se retirent de plus en plus de la musique actuelle. Lorsque cette musique s’inspire de Shakspeare, ou prétend s’en inspirer, la retraite est particulièrement fâcheuse.

L’ordre harmonique n’est pas moins indigent. On sait d’abord combien est rare dans l’opéra moderne (ou le drame lyrique), je ne dis pas l’accord, mais la rencontre des voix. Duos, trios, quatuors ou quintettes, tout cela ne s’écrit plus, si ce n’est par hasard, un peu au hasard aussi. La conversation des trois sorcières de Macbeth, quand elle tourne au trio, n’y gagne pas grand’chose. Les chœurs, du peuple ou des soldats, ne consistent guère qu’en des cris simultanés. À la fin de tel ou tel acte, où la foule intervient, telle ou telle page a beau comporter le plus grand nombre de parties possible, il y a loin de cette apparente polyphonie à la plénitude et à la solidité, au « concert » réel d’un quatuor de Haydn ou d’un motet à quatre voix de Palestrina.

Quant au rythme, on n’ignorait pas avant Macbeth, mais dans Macbeth on peut apprendre encore comment s’en poursuit aujourd’hui le démembrement et la dislocation. L’orchestre ? Il est symphonique, ou ce qu’on est désormais convenu d’appeler ainsi : j’entends qu’on y entend quelques motifs, d’ailleurs sans intérêt, convenablement rappelés, ressassés ou rabâchés. Comme il sied aussi, l’orchestre a le principal rôle, quand ce n’est pas le rôle unique. Depuis que ce diable de Wagner a déchaîné le monstre, celui-ci dévore tout. Après les actes, les entr’actes mêmes sont devenus sa proie. Une fois le rideau baissé, naguère, la musique s’arrêtait. Elle continue maintenant, que dis-je, elle redouble. Elle revient sur ce qui précède, à moins qu’elle n’anticipe sur ce qui suivra. On appelle cela des intermèdes symphoniques. Ici les intermèdes symphoniques sont terribles. Macbeth a tué le sommeil. La musique de Macbeth a tué le repos.

Sans tuer la parole, elle ne lui donne pas la vie supérieure, exaltée, « magnifiée, » comme dit Pedrell, que le verbe doit recevoir du son. Les mots, les mots célèbres de Shakspeare, on les retrouve tous ici, plutôt qu’on ne les reconnaît. Ils arrivent tous à leur place, à leur heure, mais atténués, émoussés, éteints, même les plus éclatans. À tant d’images verbales, pas une image sonore ne répond ; dans les profondeurs de la musique, pas un écho ne s’éveille. Quelle erreur, entre beaucoup d’autres, lorsque le vieux roi Duncan, approchant du château qui lui sera funeste, parle de la douceur de l’air et des martinets qui nichent dans les murailles, au lieu de noter en passant, comme il est donné par Shakspeare, ce poétique et dramatique détail, quelle erreur de le délayer, de le noyer dans une symphonie à la fois compliquée et banale ! Ailleurs, partout ailleurs, l’intonation vocale est au-dessous, à côté, quand ce n’est pas à l’opposé de la parole ; elle lui paraît, je ne dirai point hostile, mais indifférente et comme étrangère. De là, sinon la fausseté, souvent la froideur et la platitude. Le sens, très français jadis, de la déclamation lyrique, est en train de se perdre chez nous. Un canto che parla, ainsi définissaient leur opéra les créateurs de l’opéra de Florence. L’opéra de Paris ne sait plus ni parler, ni chanter.

Mélodie, harmonie, déclamation, disait un jour Verdi, « il y a tout cela dans la musique. Mais il y a autre chose encore : il y a la musique. » Dans la musique de Macbeth, en réalité, voilà ce qui manque le plus. Sous aucune forme, récitative ou mélodique, symphonique ou chorale, la musique, à proprement parler, n’existe ici. Nous ne percevons d’elle que des semblans, jamais la substance, des velléités au lieu d’un ferme vouloir, d’un parti qu’on prend une bonne fois et qu’on soutient. À tout moment, au sein de ce chaos instable et de ce stérile fracas, l’auditeur est tenté d’interrompre et de dire : « Voyons ! Nous avons ici un orchestre, des chanteurs. Si nous en profitions pour faire un peu de musique, de la vraie, de celle qui donne l’impression, non de l’anarchie et du désordre, mais de l’ordre, de la composition et de la hiérarchie ! De celle-là aussi, — puisque nous sommes au théâtre, — qui représente l’humanité et la vie. » Une chose peut surprendre. En cet opéra d’un musicien encore jeune, en cet opéra dont le sujet est Macbeth, on ne trouve pas un mouvement d’émotion, pas même un trait de sensibilité. Un jour que Garât chantait le duo de Don Juan (celui qui suit la mort du Commandeur) avec une partenaire à son gré trop indifférente : « Eh quoi ! madame, lui dit-il, si froidement ! Quand le corps est là ! » Que le corps de Duncan soit derrière cette porte, que l’ombre de Banquo vienne s’asseoir à cette table, Macbeth a beau crier, rugir, et l’orchestre avec lui, plus fort que lui, la musique de M. Bloch ne s’échauffe et ne nous échauffe pas. Le mystère et l’effroi n’habitent point la lande où prophétisent les sorcières, et sur la main, sur la petite main de la promeneuse pâle, c’est à croire que le musicien n’a pas vu la tâche de sang.

Il semble également que Mme Bréval ait donné de la scène fameuse du somnambulisme une interprétation peu conforme à la réalité. Pourquoi descendre à tâtons deux fois, je veux dire en tâtant de la main et des pieds la muraille et les degrés, un escalier facile, surtout pour une somnambule ? On assure que les personnes en cet état se promènent sur les toits à leur aise et sans broncher. Mme Bréval n’a pas eu l’esprit de l’escalier. Dans sa démarche, dans son geste et dans sa physionomie, dans sa diction et son chant, il eût fallu plus de rigidité. Jadis, en 1847, une artiste italienne, la Barbieri-Nini, qui fut aussi lady Macbeth dans le Macbeth de Verdi, le fut autrement, de par la volonté du maestro, laquelle, on le sait, était de fer. « Trois mois durant, » a raconté la malheureuse interprète, « matin et soir, j’essayai d’imiter les personnes qui parlent en dormant, qui prononcent les mots, disait Verdi, sans presque remuer les lèvres, tout le reste de la figure parfaitement immobile, y compris les yeux. J’ai cru que je deviendrais folle. »

Ses camarades ne furent pas ménagés davantage. Soit au piano, soit à l’orchestre, on répéta Macbeth une centaine de fois. Dès cette époque, Verdi montrait, comme il fit jusqu’à la fin de sa carrière, une exigence véritablement implacable. Un duo très important, pour baryton et soprano, avait été redit plus qu’à satiété. Le soir de la répétition générale, avant de commencer, il fallut le revoir encore. Le chanteur s’étant permis d’observer, un peu vivement, qu’on l’avait répété cent cinquante fois : « C’est encore vrai pour une demi-heure, répliqua Verdi ; après, vous l’aurez répété cent cinquante et une. » Mais autant il y avait, dans la volonté du maître, de force, voire de rudesse, autant il savait donner à son admiration, à sa reconnaissance, de profonde et touchante simplicité. À la fin de la première représentation de Macbeth, rapporte encore la Barbieri-Nini, « je le vis entrer dans ma loge, levant les bras et remuant les lèvres, comme s’il voulait me faire un discours. Mais il ne réussit même pas à m’adresser un mot. Je riais, je pleurais, incapable également de prononcer une syllabe. En regardant le maestro, je lui vis les yeux rouges. Nous nous serrâmes les mains avec force, et, précipitamment, il sortit[1]. »

Verdi paraît avoir eu pour cet ouvrage une complaisance particulière. Il en fit hommage en ces termes à Barezzi, l’un de ses amis les plus chers, le bienfaiteur de sa jeunesse et le père de sa première femme : « Je vous dédie mon Macbeth, que j’aime entre tous mes opéras. Mon cœur vous l’offre, que votre cœur l’accepte. » L’œuvre, beaucoup plus qu’inégale, ruinée à peu près tout entière, a conservé pourtant quelque sombre beauté. Çà et là, sous les formes vieillies, le fond éternel, l’humanité, la vérité toujours jeune affleure, ou même éclate. Pour cela, deux ou trois mots, deux ou trois notes suffisent au génie, j’allais dire à l’instinct, car en cette musique sommaire, c’est à peine si parfois on peut reconnaître autre chose. Mais qu’il a, cet instinct, de promptitude et de justesse, de force et de sûreté ! Le triple salut des sorcières s’élève, lentement et sur trois degrés, mais s’accroît et s’ennoblit de cette lente ascension même. Verdi, lui, n’a pas manqué certains traits, certaine mots de Shakspeare. Apprenant que le roi Duncan vient ce soir et qu’il doit partir demain, lorsque lady Macbeth s’écrie : « Ah ! que le soleil ne voie jamais ce demain ! » il faut peu de notes (et sur quelles simples harmonies, sur quelle modulation élémentaire ! ) pour mettre dans ce cri, dans ce vœu, toute la volonté du meurtre résolu et, d’avance, toute la joie, l’horrible joie du meurtre accompli. Le duo (de vieux style) où le librettiste pressé du Macbeth italien a ramassé tant bien que mal, plutôt mal, les différentes scènes, dans Shakspeare développées et progressives, de Macbeth et de lady Macbeth, ce duo n’est pas tout entier superficiel ; plus d’un accent, plus d’un trait s’y rencontre, qui va loin. Enfin la scène du somnambulisme, dans son genre, — encore le genre ancien, — pourrait bien être un chef-d’œuvre de musique dramatique. Ici d’abord le librettiste italien, mieux inspiré que son confrère et successeur français, a conservé les deux témoins, la dame d’honneur et le médecin, que Shakspeare donne à l’égarement de lady Macbeth et qui nous le font plus terrible. Genre ancien, disions-nous. D’autres, avec plus d’irrévérence, disent : vieux jeu. C’est une rude partie à jouer qu’une telle scène, et celui qui l’a gagnée n’est tout de même pas le musicien nouveau. Rien ici n’est tombé, rien ne menace ruine. Beau prélude, mystérieux et tremblant. Entre les deux personnages qui guettent, non moins beau dialogue, à voix nue, à voix sourde, coupé de silences et de répliques d’orchestre. Et sans doute l’air de lady Macbeth est un air, mais d’où la composition, l’ordonnance, n’exclut ni les épisodes, ni les parenthèses, ni la liberté, ni la vérité du discours. Dans l’ampleur du parti pris et de la généralisation, pas un détail, pas une nuance ne se perd : pas même la petitesse de cette main de femme, et le peu de sang qui la tâche pour jamais, une goutte à peine, que par momens on croirait entendre tomber. Ailleurs au contraire c’est à gros bouillons que le sang de Duncan ruisselle et tous les parfums de l’Arabie, à grands flots également, semblent passer et repasser, en vain.

Verdi fit représenter Macbeth sur le théâtre de la Pergola de Florence au printemps de 1847, et ce printemps fut pour lui délicieux. Florence, qu’il habitait pour la première fois, charma son âme un peu farouche. Avec des amis de son choix, le poète Giusti, Dupré le sculpteur, il aimait à se promener au penchant des suaves collines. Il écoutait, ravi, le parler de Toscane, et disait en riant : « Ce n’est pas seulement le si, mais toutes les notes qui sonnent et qui chantent. Jamais je n’aurais pu m’attendre à cette merveille[2]. » Florence ne fut pas ingrate et fêta Macbeth. Mais Venise, pour des raisons de patriotisme autant que de musique, l’acclama. Un ténor, nommé Palma, d’ailleurs espagnol et chanteur médiocre, mais libéral ardent, au moins en Italie, remplissait le rôle de Macduff. Chaque soir, quand il entonnait cette strophe :

La patria tradita
Piangendo c’invita :
Fratelli, gli oppressi
Corriamo a salvar,


il jetait le public en de tels transports, que, pour les contenir, on dut avoir recours à la présence des baïonnettes autrichiennes[3].

Telle fut entre Shakspeare et Verdi la première rencontre : à peine une rapide entrevue. On sait l’éclat de celles qui suivirent, quarante-cinq ans après : Otello, Falstaff, et qui furent les dernières. Une autre, une seule, en ce long espace de temps, fut préparée, mais n’eût point lieu.

C’est après 1850 que Verdi souhaita de composer un Roi Lear. Il avait proposé le sujet à l’un de ses amis, Somma, poète et patriote vénitien, qui peu après allait être encore le librettiste, anonyme, du Ballo in maschera. Le poème du Roi Lear fut écrit et soumis à Verdi, qui le reprit, le remania selon son habitude, au point, ou peu s’en faut, de le refaire. Mais il n’en fit point la musique, soit que le dernier acte ne l’ait jamais contenté, soit qu’à la fin, il ait redouté la grandeur et la difficulté du sujet. On a de Verdi quelques lettres à Somma[4]. Il y est question du Roi Lear en particulier, plus généralement de Shakspeare, enfin de l’opéra tel que le comprenait Verdi.

« J’ai relu le Roi Lear, qui est d’une merveilleuse beauté ; mais c’est une chose terrible d’être forcé de réduire une toile aussi démesurée à de brèves proportions, tout en conservant l’originalité, la grandeur des caractères et du drame. » Suit tout un projet de libretto, avec le choix des scènes et des personnages. Cordelia, cela va sans dire, et le bouffon, paraissent à Verdi les figures musicales, ou « musicables, » entre toutes. Un épisode l’attire et l’émeut particulièrement : Lear endormi sous la garde de Cordelia. Si quelque trait shakspearien ne le touche pas d’abord, il n’y demeure pas longtemps insensible. « Il m’a paru et me paraît encore que, dans la première scène, le motif qui fait déshériter Cordelia par Lear est enfantin, peut-être même ridicule aujourd’hui. N’y aurait-il pas moyen de trouver quelque chose de plus important ? Mais alors ne gâterait-on pas le caractère de Cordelia ? Dans tous les cas, c’est une scène à traiter avec beaucoup de prudence. » Six mois plus tard, après une observation du même genre : « Il est possible que je me trompe. Persuadez-moi. Persuadez-moi comme vous avez déjà fait quand je vous ai dit que la raison pour laquelle on déshéritait Cordelia semblait, de notre temps, puérile. Je n’avais pas plutôt lu les premiers mots de votre réponse, que je reconnaissais mon ignorance et mes torts. »

Sur un seul point, Verdi, classique et latin, ne se rendait pas, même à Shakspeare : « L’unique raison qui m’a toujours empêché de traiter plus souvent les sujets de Shakspeare, c’est la nécessité des changemens de décor à chaque instant. Quand je fréquentais le théâtre, cela m’était extrêmement pénible, je croyais assister à la lanterne magique. Les Français ont raison à cet égard : ils combinent leurs drames de manière à n’avoir besoin que d’un seul décor pour chaque acte. L’action marche ainsi vivement, sans obstacles, sans que rien détourne l’attention du public. Je comprends bien que dans Lear, il serait impossible de n’avoir qu’une décoration par acte ; mais, si vous trouviez le moyen d’en supprimer quelques-unes, ce serait une excellente chose. »

Autant qu’à l’unité, sinon davantage encore, le musicien dramatique tient à la brièveté. « Ayez seulement en vue la nécessité de faire court. Le public s’ennuie facilement. » — « Au théâtre, long est synonyme d’ennuyeux, et le genre ennuyeux est le pire de tous. » — « Je me chargerais de mettre en musique même un journal, une lettre, etc., mais le public, au théâtre, admet tout, sauf l’ennui. »

Pour le coup, Verdi se trompait, au moins pour l’avenir. La faculté, la puissance et la patience de s’ennuyer est l’un des gains les plus sûrs que le public ait retiré de certaine musique d’aujourd’hui.

Cette patience, pourtant, a des limites, et, je ne sais pourquoi, la musique de concert arrive plus aisément que l’autre à les franchir. Sur trois pièces exécutées au Châtelet un dimanche de décembre, l’une a fini par irriter une partie de l’auditoire. C’était une longue, très longue symphonie concertante pour violoncelle et orchestre, de M. Georges Enesco. Malgré toute la virtuosité de l’interprète, M. Salmon, et l’ardeur que mit l’auteur lui-même à diriger, presque à mimer son œuvre, le concerto ne parut guère autre chose qu’une contorsion perpétuelle, mélodique et rythmique, non seulement de l’instrument solo, mais de l’orchestre ou de la symphonie entière.

Auparavant, on avait trouvé ou retrouvé dans la Procession nocturne, déjà connue, de M. Rabaud, de sérieuses et solides qualités. : l’ordonnance logique et le plan suivi, toutes choses à leur place, un thème grave et digne, bien exposé, bien repris, avec, entre les reprises, des épisodes assortis ; bonne orchestration, ne ressemblant en rien à cette pâte, à cette pâtée, où souvent aujourd’hui, sous prétexte de fusion et d’homogénéité, se mêlent et se brouillent toutes les personnalités sonores.

Dans le Ménétrier, poème symphonique en trois parties, pour violon principal et orchestre, de M. Max d’Olonne, ce n’est pas l’intelligence, ni même la finesse, voire la subtilité, ni la sensibilité, ni la poésie, qui manque. Tout cela s’y trouve, au moins un peu de tout cela, non pas certes rassemblé, mais plutôt épars. Descriptive et pittoresque, l’œuvre se divise en trois tableaux : le ménétrier, au pays, joue les airs du pays, — puis, chez les Bohémiens, avec eux, le ménétrier, qu’ils ont entraîné, joue comme eux, — enfin, revenu parmi les siens, il leur a rapporté les chansons de là-bas et, la nuit, sur la lande, mélancolique et seul, il mêle en son jeu la musique et l’âme étrangère à l’âme et à la musique de sa patrie. Ce partage fait justement le charme triste, presque douloureux, du dernier épisode. Encore une fois il y a là de la distinction, de l’ingéniosité même, et de la poésie. Mais qu’il y a donc aussi de vague, d’incertitude et d ! à peu près ! Dans le sens musical et, plus spécialement, harmonique, du mot, que d’irrésolution ! Tout se prépare, tout hésite sans jamais, en effet, se résoudre. De cadence en cadence, toutes imparfaites et, comme disent les Allemands, « trompeuses, » la phrase tombe, tombe éternellement. On éprouve ici l’espèce d’impression que Tolstoï a définie « un espoir de musique aussitôt suivi d’une déception. » Musique de l’avenir, disait-on naguère. Créé pour la musique de Wagner, ce terme en a désigné bien d’autre, de bien autre, et dans une autre acception. Musique de l’avenir, cela signifia d’abord une musique telle, que l’avenir seul devait la comprendre et l’aimer. Aujourd’hui, l’on entendrait par là plutôt une musique faite, moins pour l’avenir que de l’avenir même, une musique dont l’avenir, non le présent, forme en quelque sorte le sujet ou l’objet, musique in fîeri, toujours sur le point d’être, sans jamais être encore. Ainsi, dans la dernière partie de l’œuvre de M. d’Olonne, je reconnais bien, — il revient assez souvent pour cela, — le premier thème, et je crois retrouver aussi le second, celui des Bohémiens. L’un et l’autre se partagent la pensée, ou le rêve du ménétrier. Mais pas une fois il ne reparaît, ce motif initial, franchement et tout droit : de biais, au contraire, toujours de biais, à tout coup détourné, déçu, trompé, — les Allemands disent bien, — par des harmonies qui se dérobent sous lui. De là, pour l’auditeur, l’impression d’une fuite éternelle, et le manque, pénible, insupportable même à la longue, d’un élément stable, positif, absolu.

Chercherons-nous, dans l’ordre littéraire ou grammatical, des formes analogues à ces formes sonores ? Il faudrait imaginer des pages de prose qui ne seraient composées que de phrases interrogatives ou dubitatives, sans une affirmation et sans une réponse : « Croyez-vous ? Il n’est pas impossible. S’il arrivait… À moins que peut-être. Et encore ! » Voilà comme écrivent, — et sans doute ils pensent de même, — bon nombre de nos musiciens aujourd’hui. Prennent-ils, par hasard, un parti, mélodique, harmonique, rythmique, incapables ou dédaignant de le soutenir, avant la dixième mesure ils l’ont abandonné. Un jour de cet automne, il nous arriva d’ouvrir un recueil de lieder écrits par M. Max d’Olonne sur le poème de Tennyson, In memoriam. Le premier de ces chants commençait d’une manière exquise. Mais ce commencement -était « court. Et les autres, les autres ! Dès le début, ceux-là s’embarrassaient et s’égaraient. Le dernier seul, qui durait à peine, était tout entier délicieux. Pourtant, c’est bien M. d’Olonne, de qui certain soir, au Caire, après l’avoir entendu jouer quelques-unes de ses œuvres, un de nos grands, très grands musiciens aurait dit : « Voilà celui qui me fera oublier. »

L’oubliera-t-on, celui-là qui, trop modeste, parlait ainsi 4e lui-même, l’oubliera-t-on quelque jour pour M. Albéric Magnard, musicien encore ignoré de la foule, mais qu’admire, honore et protège une troupe choisie ? Il a déjà son collège d’augures et sa garde de prétoriens. Sera-t-il un maître, le musicien de ce Guercœur non représenté, peut-être irreprésentable, et dont M. Pierné dirigea l’autre dimanche, avec une sûre et fine intelligence, le premier acte tout entier ? Récemment, au lendemain de la mort de Tolstoï, nous relisions l’étude esthétique du grand écrivain russe : Qu’est-ce que l’art ? La musique y est souvent traitée, et traitée assez mal, par où nous ne voulons pas dire que toute musique y soit traitée avec injustice. Tolstoï n’adresse pas de plus grave reproche — et de plus fondé peut-être — à la musique moderne, que celui de l’inintelligibilité. Mais à peine a-t-il formulé ce grief que, par un curieux retour, il l’atténue et, dans une certaine mesure, il s’en charge lui-même, et nous tous avec lui. « De ce fait que, accoutumé à un certain art particulier, je suis incapable d’en comprendre un certain autre, de ce fait je n’ai nullement le droit de conclure que l’un de ces deux arts, celui que j’admire, est le seul véritable, et que celui que je ne comprends pas est un faux et un mauvais art. La seule conclusion que je puisse tirer de ce fait est que l’art, en devenant de plus en plus exclusif, est devenu aussi de moins en moins accessible et que, dans sa marche graduelle vers l’incompréhensibilité, il a dépassé le point où je me trouvais. »

Aussi bien, sans être encore « au point » de la musique de Guercœur, on ne saurait la déclarer incompréhensible. Le poème, non la musique, est difficilement concevable et surtout il paraît contraire, autant que possible, aux conditions, à l’essence du théâtre, même du théâtre musical. Dès avant le commencement de cette « tragédie en musique, » ainsi que l’auteur a qualifié son œuvre, le héros est mort. Et je sais bien qu’il est entré dans la vie éternelle ; mais il faut avouer que, pour lui comme pour les ombres, ou les allégories, ou les entités qui la partagent avec lui, cette vie en est une à peine, et si vague, si pâle, si faible et si falote, que Guercœur ne saurait oublier l’autre, qu’il la regrette et souhaite à tout prix de l’aller revivre. Quelques dames symboliques et qui se nomment Vérité, Bonté, Beauté, Souffrance, s’entretiennent, soit avec Guercœur, soit entre elles, de cet imprudent désir et finissent par y obtempérer. Et voilà toute la substance de ce premier acte de « tragédie. » Il se passe, — et se traîne, — dans la brumeuse atmosphère d’on ne sait quel morne Paradis. De maussades élus y psalmodient des sentences de ce goût : « Le temps n’est plus, l’espace n’est plus. » Et dans l’autre monde en effet tous les deux seront abolis. Mais quand les chœurs métaphysiques ajoutent : « Gloire à Vérité, qui nous délivre de la forme et de l’esprit, » ils vont tout de même un peu loin, car nous imaginons mal une vie, même et surtout éternelle, dont les vivans manqueraient et de la forme et de l’esprit. Mais encore une fois, à l’exemple de Tolstoï, soyons prudens et modestes. Disons-nous seulement que, sur le chemin de l’inintelligible, ce poème, sinon cette musique nous a devancés. Et laissons le programme affirmer « qu’aux symboles obscurs du romantisme germanique » M. Magnard, poète, a substitué « les claires allégories du bon sens latin. »

La musique, nous l’avons dit, est moins « absconse ; » elle a même çà et là des parties limpides et légères ; nulle part elle n’est surchargée, ni pesante. Elle ne fait pas de bruit. Il arrive en certains épisodes qu’elle soit vraiment de la musique et que, par les voix ou les instrumens, lyrique avec discrétion, avec distinction, avec poésie, elle chante. Mais quand elle parle, quand elle déclame ou récite, quelle gêne, quel embarras et quel ennui ! Dans l’art lyrique de notre époque, ce qu’il y a décidément de plus terrible, ce sont les conversations. Le style en est continuellement dépourvu de justesse autant que de relief, de vérité et de vie. Dès que les personnages se mettent à causer — et vous savez s’ils s’en privent, — on est tenté de leur dire comme le baron de la comédie au précepteur de Perdican : « Quelle insupportable manière de vous exprimer vous avez adoptée, Blasius ! » Manière fausse, alambiquée, où jamais la note, le son, ne jaillit directement, sincèrement, du mot, de la pensée ou de la passion. Mais qui parlerait ici de passion ! Rien ne manque davantage, hormis le mouvement et la variété. Immobile, froide et monotone, la soi-disant tragédie s’enlize à la fin dans la rêverie, dans la rêvasserie languissante, dans l’oratorio métaphysique et glacé. Que d’ailleurs une telle œuvre possède le genre de mérite qu’on est convenu d’honorer par les mots de travail, effort, intention, tendance, volonté, nous en demeurerons d’accord, et nous ne refuserons pas au premier acte de Guercœur l’hommage de notre sérieuse, très sérieuse estime, et de notre parfaite considération.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Sur le Macbeth de Verdi, consulter : Verdi, par Gino Monaldi, Torino, 1899 ; Fratelli Bocca). — Verdi, par Eugenio Checchi, Firenze, 1901 (Barbera).
  2. Checchi, op. cit.
  3. Monaldi, op. cit.
  4. Re Lear e Ballo in maschera, Lettere di Giuseppe Verdi ad Antonio Somma, publicate da Alessaadro Pascolato ; Città di Castello ; S. Lapi editore.