Revue musicale - 31 décembre 1903

Revue musicale - 31 décembre 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 218-228).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : L’Étranger, action musicale en deux actes ; paroles et musique de M. Vincent d’Indy. — L’Enlèvement au sérail, opéra-bouffe en trois actes, de Mozart. — Nouveau-Théâtre : Trois auditions de Don Giovanni. — Opéra-Comique : La Reine Fiammette, conte dramatique en quatre actes et six tableaux ; paroles de M. Catulle Mendès, musique de M. Xavier Leroux.


Par la noblesse et la pureté de son idéal, par la valeur technique et morale d’un art qu’il pratique à la fois comme une science et comme une vertu : science profonde et souvent cachée, vertu sévère et même farouche, l’auteur du Chant de la Cloche, de Wallenstein, de Fervaal et de l’Etranger, mérite nos respects. Il est juste de lui rendre sinon tous les honneurs, au moins tous les devoirs. C’était un devoir — qu’il eût fallu plus tôt remplir — de représenter à Paris l’Étranger ; c’est un devoir de l’écouter (je ne dis pas seulement de l’entendre) et de l’étudier avec soin. Il semble même que ce soit un devoir, encore plus qu’une joie, de créer des œuvres comme celle-là et que dans une telle musique la nature ou le génie ait moins de part que la volonté.

Les admirateurs enthousiastes de M. d’Indy, — leur qualité comme leur nombre est loin d’être négligeable, — aiment à le nommer le chef de l’école française. Auber a gardé ce titre autrefois, et longtemps. Il est permis de douter si M. d’Indy le mérite davantage ; mais, à coup sûr, il le porte autrement. Le nouveau chef est impérieux ; il manque d’indulgence. Il nous régit avec un sceptre de fer et, quoi qu’on nous eût promis de son œuvre nouvelle, son joug, depuis sa dernière œuvre, ne s’est point allégé.

Fervaal, il vous en souvient, était fils des nuées. En cela l’Étranger est bien son frère. Les nuées d’où Fervaal descendait s’étaient formées dans la montagne ; celles à qui l’Étranger doit le jour, — un jour pâle et voilé, — viennent de l’Océan. Le brouillard s’étend sur notre pays de France. Des Cévennes, où se passait le premier drame, il a gagné le pays basque, où le second se déroule. Et cela d’ailleurs ne fait qu’une différence de latitude entre deux poèmes également vagues, obscurs et nébuleux également.

A Biarritz, de nos jours, — et cette détermination de temps et de lieu messied en un sujet surnaturel, — parmi les pêcheurs de la côte, vit un pécheur mystérieux. Le hasard, ou le ciel, ou peut-être l’enfer protège l’inconnu. Seul, chaque matin, il ramène au rivage sa barque chargée de poissons. Il a même de plus rares privilèges. A son bonnet luit une émeraude magique, dont on a vu parfois les feux apaiser la tempête et sauver les marins en danger. La bonté de cet homme égale sa puissance : il donne aux pauvres et partage sa pêche avec eux, à moins qu’il ne la leur abandonne tout entière. Mais pour lui sa puissance et sa bonté n’ont porté que des fruits amers. On l’envie, on l’accuse ; sous ses bienfaits on ne soupçonne que des maléfices ; l’apôtre est traité de sorcier par le peuple et la haine de chacun répond à son amour pour tous.

Un seul être, une jeune fille, Vita, va l’aimer. Elle l’aime déjà. Elle l’aime pour le bien qu’il fait et le mal qu’on lui rend, pour sa charité, pour sa douceur, pour le charme sérieux de sa parole, pour le mystère enfin qu’il porte en lui et qu’elle devine profond, sacré, peut-être divin. Elle l’aime, oublieuse de tout ce qui n’est pas lui, de tout et de tous, y compris André, le beau douanier, son fiancé d’hier. Et voici que l’Étranger, qui n’aime pas moins Vita qu’il n’est chéri par elle, qui l’aimait avant de la connaître, qui sur terre et sur mer n’a cherché qu’elle seule, sa sœur prédestinée, l’âme éternellement promise à son âme, l’Étranger la repousse et veut la fuir. Les raisons qu’il donne de ses refus sont diverses. La plus forte, — si nous avons bien compris ces choses subtiles, — n’est autre que son amour même. L’Étranger se reproche et se punit, quitte à frapper avec lui la jeune fille, d’avoir aimé d’un amour égoïste, d’avoir détourné sur un être particulier et pour son propre bonheur, une tendresse générale et désintéressée, dont la félicité des autres devait être seule et l’objet et la récompense.

Il s’éloigne donc, laissant à Vita l’émeraude, la rayonnante ouvrière de grâce et de salut. Mais la jeune fille, enflammée de dépit, jette le talisman dans les flots. Alors, par un retour funeste, la pierre qui jadis apaisait l’Océan, maintenant le soulève. En vue de la côte, une barque est surprise par la tempête. Qui donc osera la secourir ? L’Etranger, revenu soudain, aura seul ce courage. Mais non, il ne l’aura pas seul, Vita, qu’il ne repousse plus, s’élance avec lui et l’Océan les engloutit ensemble, unis par l’amour et la mort.

Si le symbolisme de ce poème, j’entends l’idée morale qu’il exprime et qui le dépasse, peut écha()per d’abord, une chose du moins apparaît tout de suite : c’est que ce poème est symbolique. Ayant M. d’Indy pour auteur, il ne pouvait pas ne pas l’être. Et l’on ne songe point à s’en plaindre ; on aimerait seulement qu’il le fût d’une façon plus claire, plus originale aussi.

L’exégèse actuelle est assez partagée sur le sens « ésotérique » de l’aventure. D’aucuns, — nous citons à peu près et de mémoire, — ont cru découvrir en Vita la jeunesse en fleur échappant aux médiocres contingences quotidiennes, que synthétise la séduction charnelle du beau douanier, par l’aspiration vers l’au-delà, que l’Étranger symbolise. Mais selon d’autres interprètes, l’Étranger représenterait l’Artiste, Vita figurant la minorité intelligente qui, attirée vers le Beau, souffre des brutalités de la foule. Rien de tout cela n’est Impossible. Il se pourrait aussi, plus simplement, que l’Étranger fût un souvenir du Vaisseau fantôme, une variante moins claire et moins forte que le thème, sur le sujet wagnérien de la pitié.

Vita ne ressemble pas seulement par le nom à Senta, mais par le sentiment, par l’amour étrange, idéal, auquel elle sacrifie l’amour humain d’André le douanier, parent celui là, par la malechance et la médiocrité, du jeune chasseur Éric. Des rapports analogues se rencontrent jusque dans les dehors naturels ou pittoresques. L’Océan, sauvage et meurtrier, environne, domine l’un et l’autre drame, servant à tous deux de fond et de fin, de décor et de dénouement. Qui donc enfin ne reconnaîtrait dans l’Étranger un sombre fils du Hollandais volant ? Mais le fils a dégénéré de la grandeur et surtout de l’humanité du père. Il nous est moins intelligible et partant il nous intéresse et nous touche moins. Si légendaire que soit le personnage du Hollandais, la loi de son être nous est connue ; rien de lui ne nous échappe ou ne nous étonne : ni sa faute, ni son châtiment, ni son inquiétude et son espérance d’amour. Autrement obscur est le caractère de l’Étranger, et son destin. Cet homme qui veut le bien de tous, et qui le peut, — nous savons de quel prodigieux pouvoir, — d’où vient qu’il ne réussit pas à l’accomplir ? Pourquoi ses filets à lui seul toujours pleins, et vides ceux de ses compagnons ? Autour de lui, malgré lui, pourquoi la misère ? Et pourquoi même en lui, surtout en lui ? Pas plus qu’au bonheur des autres, nous ne voyons d’obstacle à son bonheur, à son amour. Une méprise du Hollandais, son injuste soupçon, diffère son salut et crée naturellement cette péripétie morale et cette faute du doute, chère à Wagner, et que la souffrance, la mort même peut seule racheter. Ici rien de semblable ; rien qu’une série d’effets dont les causes nous échappent. D’où l’incertitude, l’obscurité, la faiblesse dramatique d’un symbolisme sous lequel la base humaine et logique se dérobe. A force de prétendre signifier, — et signifier des choses vagues, flottantes, — les personnages finissent par ne plus être. Des deux Vaisseaux-fantômes, le plus fantôme n’est pas l’allemand, et le poème de M. d’Indy, épreuve d’un original de Wagner, en est une épreuve atténuée et pâlie.

« Action musicale, » disent la partition et l’affiche. Il semble qu’elles disent mal. L’action, bien entendu l’action intérieure, la seule dont la musique aujourd’hui se soucie, languit et traîne dans une œuvre où le sentiment revient sur soi-même et tourne beaucoup plus qu’il ne s’accroît. Fervaal avait plus de mouvement. Le progrès dramatique y était autrement sensible. Le sujet et le héros s’élevaient ensemble jusqu’aux cimes finales, très hautes et très pures. Ici, des deux duos qui font toute la matière psychologique de l’ouvrage, le second est la répétition plutôt que le développement ou l’exaltation du premier ; analogues, identiques même par nature, en degré du moins ils devraient différer davantage.

Avec plus d’intérêt dramatique, on voudrait plus de lyrisme aussi, « Drame lyrique ; » de ce titre, que prend l’opéra contemporain, l’épithète, comme le nom, se trouve rarement justifiée.

Ils ne sont pas nombreux dans l’Étranger, les passages que, dans l’opéra de jadis, le président de Brosses appelait « les endroits forts » et dont le récitatif emplissait les intervalles. C’était des airs alors ; ils pourraient aujourd’hui recevoir une autre forme et Wagner la leur a souvent donnée. Je veux parler de ces momens où la musique, de chant ou d’orchestre, au besoin de l’un et de l’autre à la fois, au contact d’une idée claire, surtout d’une passion vive, s’anime, s’échauffe, se développe avec abondance pour s’épanouir avec splendeur. Les « Adieux de Wotan » à la fin de la Walkyrie ; le chant de la forge (premier acte de Siegfried) ; au second acte de Tristan et Yseult, le nocturne à deux voix, sont parmi les chefs-d’œuvre de ce lyrisme, que l’évolution de l’art moderne a pu renouveler, mais qu’elle ne saurait abolir. Et cette beauté nécessaire, éternelle, avait trouvé dans la dernière scène de Fervaal même une magnifique expression. Alors elle fut lyrique, l’inspiration de M. d’Indy. Elle le fut longtemps et non seulement sans faiblir, mais en se fortifiant jusqu’au bout. Alors, malgré le sujet funèbre et le paysage glacé, le chant du héros portant en ses bras sa douce morte, et la symphonie escortant la montée douloureuse, et toute la musique enfin rayonnait d’émotion et de vie.

Nulle page de l’Étranger ne vaut celle-là. Quelques-unes, dans le Premier duo, surtout dans le second, la rappellent avec moins de grandeur esthétique et morale, par des traits épars de ce lyrisme que nous cherchons à définir. Dès le premier acte, des éclairs de beauté traversent les discours du héros sombre. Et cette beauté, c’est l’honneur de M. d’Indy de ne jamais la concevoir et la réaliser que sérieuse, haute et pure, infiniment supérieure au charme superficiel et à l’agrément passager. Certaines « ritournelles, » — excusez le mot, — où l’orchestre expose, reprend, transforme et surtout développe à l’aise, avec un trop rare loisir, le thème de l’Étranger, sont véritablement admirables. Elles le sont par le sentiment, où la mélancolie se môle à la bonté ; elles ne le sont pas moins par la forme : par l’harmonie, par les sonorités et par la mélodie ; oui, par la mélodie même, où se révèlent et se rencontrent souvent les plus nobles influences, depuis celle de Bach ou de Beethoven, jusqu’à celles de la chanson populaire et de l’art religieux.

Une fois, une seule fois peut-être, la beauté de cette musique dure plus d’un moment : c’est au second acte, lorsque l’Étranger donne à Vita qui l’interroge, non pas la définition, mais la notion, mystérieuse et mystique, de son être, « Je suis celui qui rêve ; je suis celui qui aime. » Tout fait émouvante et vraiment grandiose la confidence, même obscure, de ce destin de rêverie et d’amour. C’est ici le centre ou le sommet de l’œuvre ; c’en est le mouvement, le transport unique, mais irrésistible. L’invention, ou peut-être l’adaptation de la mélodie (qui semble d’église), ne pouvait être plus heureuse. Le thème fort et doux, en se développant, accroît sa force et ne perd rien de sa douceur. Les motifs secondaires qui l’accompagnent, le haussent et le grandissent encore ; toujours mêlés à lui, il les domine toujours. L’orchestre lui donne en même temps la puissance et la lumière. Enfin il n’y a pas jusqu’à la voix qui, dans certain passage : « J’ai longtemps navigué, et sur toutes les mers ! » n’achève ou ne couronne cette progression par un accent de pathétique et poignante humanité. « Action musicale, » « drame lyrique, » en ces pages seules peut-être, mais en celles-là sûrement, l’œuvre de M. d’Indy mérite de porter de tels noms.

Ailleurs on la définirait plutôt par le terme d’opéra symphonique. De la symphonie, de cette puissance redoutable qui fait aujourd’hui parmi les musiciens tant de victimes, ou du moins tant d’esclaves, M. d’Indy, mieux que pas un autre, sait être et rester le maître. Il en connaît, il en possède et, pour ainsi dire, il en manie les deux élémens, ou les deux forces. L’une, plus matérielle, consiste dans l’instrumentation : dans la quantité des sons et dans leur qualité, dans le choix et la combinaison des timbres, qui sont comme la couleur de la musique, ses lumières et ses ombres. De la science ou de l’art instrumental. rien n’est étranger à M. d’Indy. Son orchestre, dans la tempête finale, atteint au paroxysme de la puissance, et cela sans lourdeur et sans brutalité. Partout ailleurs, il réunit des qualités non moins précieuses : la plénitude avec l’équilibre, autant de liberté que de souplesse. Tantôt il agit par l’association des sonorités ; tantôt c’est par leur partage et par l’effet isolé d’un instrument à découvert. Loin de jamais blesser l’oreille, il sauve au contraire ce que pourrait avoir pour elle de trop dur l’aspérité des harmonies ou la brusquerie des modulations. Tout se fond en cet orchestre, sans que rien s’y confonde.

Le second principe de la symphonie, peut-être plus idéal, n’est autre chose que le développement d’une ou de plusieurs pensées musicales ; c’est l’art de connaître et de régler les rapports que les thèmes divers doivent soutenir entre eux pour s’opposer ou se réunir. Et de cet art encore, il semble que le musicien qu’est M. d’Indy sache tous les secrets. Mais au fond il n’en possède qu’un secret unique : le dernier, celui qu’a trouvé le maître de Bayreuth. La loi de l’Étranger comme de Fervaal est le leitmotiv. Personne en France n’applique le procédé wagnérien avec autant de fidélité que M. d’Indy. Mais, comme il en use avec moins de naturel et de liberté, moins d’abondance, d’ampleur, de génie enfin que Wagner, l’artifice et je dirai presque le mécanisme, la monotonie, l’étroitesse et déjà peut être un peu l’usure du système commence de paraître. Que le motif lent de l’Étranger, qui signifie l’a charité mélancolique du héros, n’ait qu’à prendre un ton plus vif, un rythme plus piquant pour exprimer la malveillance de la foule, c’est un de ces jeux, une de ces gentillesses où l’on finit par se demander si peut-être il n’y aurait pas moins d’adresse que de pauvreté. Et puis, et surtout, comme elle tarde, la conciliation depuis si longtemps promise entre l’orchestre et la voix ! Comme décidément la symphonie, telle que le drame lyrique la comporte ou la supporte, est forcément restreinte en ses thèmes, entravée en ses développemens ! Elle, qu’on a cru faire souveraine, que de fois elle obéit et sert ! . Si peu qu’elle respecte la voix et la parole, elle doit néanmoins en tenir quelque compte. Pour ne la point écraser, il faut à chaque instant qu’elle se détourne, ou s’interrompe, enfin qu’elle se sacrifie. Qu’arrive-t-il alors ? Fût-ce au moment où elle peut se déployer seule, elle paraît encore se ménager se retenir, et jusque dans l’entracte, — une des fortes pages pourtant, — de l’Étranger, on trouve la restriction et la contrainte, quelque chose de haché, de fragmentaire et d’éparpillé, qui n’est pas la symphonie véritable.

Rarement lyrique, symphonique seulement à demi, l’œuvre est encore moins vocale et verbale : j’entends qu’il n’y faut chercher ni la beauté du chant ni la vérité de la déclamation, Lorsque, au second acte, la jeune fille adjure l’Océan, des voix s’élèvent au loin, qui semblent celles de la mer, et la partition porte ceci : « Ces voix ne constituent pas une partie vocale ; mais un appoint instrumental à l’orchestre. » Dans le reste de l’ouvrage, il n’en va même pas ainsi. Non seulement la voix, humaine alors, ou qui devrait l’être, des personnages, ne constitue pas une partie vocale, mais le plus souvent elle constitue, au lieu d’un appoint, un accroc à l’orchestre. Et pas plus qu’avec l’orchestre, elle ne s’accorde avec les mots ; loin d’en éclairer et d’en fortifier le sens, elle ne cesse de l’offusquer et de le contredire.

Ce manquement à la verbalité de la musique est un des principaux points où M. d’Indy s’éloigne du génie de notre pays. Il y en a bien d’autres, qu’on aura notés au passage ; ou plutôt je n’en vois pas un seul par où des œuvres comme celle-ci pourraient se rattacher à l’une quelconque de nos traditions nationales. Ici rien n’est à nous, ou de nous, et plus encore que son héros, c’est M. d’Indy lui-même qui est l’Étranger.

C’est un étranger de distinction, de haute culture et de grande race, mais d’une race lointaine. Il semble venir de plus haut que l’Allemagne. Auprès de M. d’Indy, Bach, Beethoven, Wagner feront bientôt l’effet d’italiens frivoles et légers. A peine osons-nous encore nous souvenir de Weber et le rappeler. De celui-là pourtant il reste une œuvre, marine aussi par quelque endroit ; on y entend aussi gronder la tempête, mais on y voit le soleil rayonner sur les flots. Dans Obéron une jeune fille aussi, comme la Vita de l’Étranger, « aime à causer avec la verte mer. » Mais il y a causerie et causerie. Après avoir entendu l’Étranger tout entier, relisez seulement l’air de Rezia. Vous sentirez ce que peut être dans la nature et dans une âme, je ne dis pas la joie, que ne comportait pas le sujet de l’Étranger, mais la vie, dont aucun sujet, aucun art ne se passe. L’art de M. d’Indy ne la possède ni ne la donne. Un jour, ayant reçu je ne sais quelle composition de Hans de Bülow, Liszt lui écrivait : « C’est une œuvre d’un caractère impitoyablement morose et sombre. Il faudrait presque un parterre de suicidés pour l’applaudir. » L’œuvre de Bülow devait avoir quelque ressemblance avec l’Etranger.

Les premières représentations à l’Opéra sont quelquefois près d’être excellentes. Telle fut la « première » de l’Étranger. L’orchestre de M. Paul Vidal a fort bien joué cette fort difficile musique. M. Delmas l’a (hantée admirablement. Voix, intelligence et sentiment ; soin, conscience et zèle, ce grand artiste a tous les mérites : ceux qui font la beauté comme ceux qui font la probité de l’art.


Ainsi qu’il fallait s’y attendre, l’Enlèvement au sérail, à l’Opéra, donne un peu l’impression que pourrait produire une statuette de Tanagra dans la Galerie des Machines.

La pièce est du genre turc et Berlioz l’a contée ainsi : « Il y a l’éternelle esclave européenne qui résiste à l’éternel pacha. Cette esclave a une jolie suivante : elles ont l’une et l’autre de jeunes amans. Ces malheureux s’exposent à se faire empaler pour délivrer leurs belles. Ils s’introduisent dans le sérail, ils y apportent une échelle, voire même deux échelles. Mais Osmin, un magot turc, homme de confiance du pacha, déjoue leurs projets, enlève une des échelles et va les livrer à la fureur du pal, quand le pacha, qui est un faux Turc d’origine espagnole, apprenant que Belmont, l’amant de Constance, est le fils d’un Espagnol de ses amis qui, jadis, lui sauva la vie, se hâte de délivrer nos amoureux et de les renvoyer en Europe, où il est probable qu’ils ont ensuite beaucoup d’enfans.

« C’est aussi fort que cela. »

Mais cela suffit à Mozart, et lui parut même charmant. Il écrivait de Vienne à son père, le 1er août 1781 : « Voilà que Stéphanie le jeune m’a donné avant-hier un livret à composer. Je dois reconnaître que, quelque méchant qu’il puisse être à cause de moi vis-à-vis des autres, — ce que j’ignore, — il se montre pour moi un excellent ami. Le livret est tout à fait bon. Le sujet est turc et la pièce s’appelle « Belmont et Constance « ou l’Enlèvement au sérail... « Je me réjouis tant de composer sur ce livret, que déjà le premier air de la Cavalieri, celui d’Adamberger et le trio qui termine le premier acte sont achevés. »

Le reste ne lui coûta ni plus de temps ni plus de peine, et ce ne fut pas sa faute, mais celle des circonstances et de la cabale, si l’opéra ne fut joué qu’en juillet 1782, avec un succès éclatant.

En 1781, Mozart a vingt-cinq ans. Il vient de se fixer à Vienne pour toujours et de quitter le service humiliant de son indigne maître, l’archevêque de Salzbourg. Ses lettres d’alors sont pleines de détails sur son ouvrage et sur sa vie. Elle était faite, cette vie, de travail et d’amour, déjà de soucis et d’inquiétude matérielle, sinon de misère encore, mais aussi de la joie idéale, de l’innocente et vraiment divine joie qui fut le génie même de Mozart et que la douleur humaine ne put jamais détruire ou seulement altérer.

« Dès six heures du matin, en tout temps, on me frise, et à sept heures je suis complètement habillé. Alors je compose jusqu’à neuf heures. De neuf heures à une heure, j’ai mes leçons ; puis je mange, quand je ne suis pas invité quelque part, où on dîne à deux et même à trois heures... Je ne puis pas travailler avant cinq ou six heures du soir et souvent j’en suis empêché par un concert, sinon je compose jusqu’à neuf heures. Je vais alors chez ma chère Constance... où le plaisir de nous voir est généralement empoisonné par les aigres discours de sa mère... A dix heures et demie ou onze heures, je rentre chez moi ; cela dépend de l’impétuosité de sa mère et de mes forces à l’endurer[1]. » Quant à sa « chère Constance, » Mozart fait d’elle à chaque instant des portraits délicieux. Il aime tout en elle, ou si, par hasard, il lui reproche la moindre chose, comme de s’être, en jouant aux petits jeux, laissé mesurer le mollet avec un ruban, rien n’est plus délicat, plus touchant que sa manière de la reprendre, hormis sa façon de lui pardonner.

Le père de Mozart s’opposa longtemps au mariage. Il céda pourtant, ému par des lettres vraiment admirables, qui révèlent chez Mozart une âme aussi pure que son génie, et peu de semaines après la première représentation de l’Enlèvement au sérail, Mozart et Constance furent unis.

On s’accorde à reconnaître dans l’Enlèvement au sérail le premier des vrais opéras allemands. Il l’est par le texte, ou la lettre, et quelquefois par l’esprit. Si l’Enlèvement au sérail se partage en morceaux détachés, airs, duos, ensembles, comme feront plus tard le Nozze et Don Giovanni, ces chefs-d’œuvre de Mozart qu’on pourrait appeler italiens ; si l’ouvrage n’approche pas, pour l’élévation des idées, pour la liberté du style, pour la variété des formes et leur mélange, de la Flûte enchantée, le chef-d’œuvre allemand du maître, il n’en est pas moins vrai qu’entre les pages de cette partition, la petite fleur bleue dont parle Henri Heine a commencé de fleurir. Elle embaume, au premier acte, les délicieux couplets d’Osmin. Joyeux et pourtant mélancoliques, légers en même temps que profonds, ils expriment le même sentiment, la même tendresse, que chanteront plus tard, sur un ton plus relevé, les strophes alternées de Papageno et de Pamina ; plus tard encore, sur le mode sublime, les mélodies de Léonore et de Florestan. L’Enlèvement au sérail, la Flûte enchantée, Fidelio, marquent trois degrés dans l’histoire de l’opéra allemand. Grillparzer, je crois, aimait à se représenter Mozart comme un bel adolescent gracieusement couché entre l’Allemagne et l’Italie. Pour la première fois dans l’Enlèvement au sérail, Mozart a regardé et soupiré du côté de l’Allemagne.

Enfin c’est à propos de l’Enlèvement au sérail que Mozart a défini son idéal de musicien dramatique en ces mots bien connus : « Dans un opéra il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de la musique. » Dans un opéra tel que l’Enlèvement au sérail, la poésie fait plus qu’obéir : elle s’abaisse, elle s’efface, elle disparaît. La musique agit seule. Seule, — je songe surtout au quatuor, à quelques airs de ténor, qui sont exquis, — seule, en dehors ou plutôt au-dessus des situations banales, des personnages insignifians et des inutiles discours, elle crée l’ordre ou le monde infini des sentimens, et, parlant de Mozart, on dirait presque des vertus : de la douceur, de la tendresse et de la pureté. La musique est admirable quand elle coopère avec le verbe au miracle de la beauté ; mais je doute s’il ne faut pas l’admirer davantage quand elle accomplit ce même prodige toute seule et tout entier.

Deux jeunes cantatrices, Mlles Lindsay et Verlet, ont débuté dans l’Enlèvement au sérail. Elles ont toutes les deux — surtout la première — un peu de la voix et du style qu’il faut pour chanter Mozart. De Tua et de l’autre, au contraire, M. Affre est totalement dépourvu.


Don Juan a besoin, plus que l’Enlèvement au sérail, de la parole, ou de la poésie. Mais il peut, sans trop de dommage, se passer de la représentation théâtrale. Il gagne même, infiniment, à n’être pas représenté sur le théâtre de l’Opéra. C’est ce qu’on savait depuis longtemps et ce qu’une expérience heureuse vient, encore une fois, de démontrer.

M. Reynaldo Hahn a dirigé, d’une main souple et légère, au Nouveau-Théâtre, trois charinanles exécutions « en concert » de Don Giovanni. Leur charme tint à beaucoup de choses : à la beauté sonore comme à la vérité dramatique de l’idiome italien ; à la coupe originale en deux actes grandioses et non point en cinq, tout petits ; au rétablissement du second finale, inédit en France, et que Mozart ne croyait pas inutile à l’équilibre, peut-être même à la signification morale de son œuvre. Mais surtout le style ou l’esprit de ces trois exécutions fut parfait. Les dimensions de la salle, la réduction de l’orchestre et des chœurs, la finesse, l’aisance, la liberté, je dirais volontiers la familiarité de l’interprétation générale, voilà ce qui ramena le chef-d’œuvre à ses justes proportions et nous en fit goûter, comme jamais, le sens intime, exquis, l’idéal en même temps supérieur et prochain.

Don Juan et Leporello, Doña Elvire, Mazetto, Zerline et jusqu’au Commandeur s’acquittèrent convenablement de leur tâche. Un ténor italien, M. Bonci, n’a pas soupiré, ni crié, mais chanté Don Ottavio d’une voix pure, facile, et musicale plutôt que dramatique, ainsi qu’il convient. Enfin, Doña Anna, c’était Mme Lili Lehmann. Ou plutôt, sans le secours du théâtre, du costume et de l’action, sans un mouvement, sans un geste, rien que par la puissance, la grandeur, la noblesse et la sûreté de son art, l’admirable cantatrice a été Doña Anna elle-même et tout entière.


La Reine Fiammette (à l’Opéra-Comique) est un mélodrame où l’affectation de la forme n’est pas inégale à la vulgarité du fond. La musique a paru posséder surtout le dernier de ces deux caractères. Mais dans le rôle de la jeune reine, Mlle Garden a charmé les yeux et les oreilles par la grâce de ses gestes, de ses altitudes et même de son chant.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Lettres de Mozart, traduction de M. de Curzon, chez Hachette.