Revue musicale - 31 décembre 1897

Revue musicale - 31 décembre 1897
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 212-226).




REVUE MUSICALE


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Théâtre de l’Opéra : Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, de Richard Wagner. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Sapho, livret de MM. H. Cain et Bernède, d’après le roman d’Alphonse Daudet ; musique de M. Massenet.


« Il ne faut pas vingt années accomplies pour voir changer les hommes d’opinion… » Douze années, et non pas même vingt, amènent quelquefois ces changemens, que les sots traitent seuls de contradictions ou de palinodies. Mais quelquefois, devant des œuvres consacrées chefs-d’œuvre par le progrès de l’évolution du goût, un peu de la mode aussi, il peut arriver qu’on demeure presque d’accord avec soi-même et fidèle à son ancienne manière de voir, — de ne point voir, diront ceux qui voient autrement. Ce dernier cas n’est pas très éloigné d’être le nôtre aujourd’hui….

Un des grands défauts, et des plus apparens, des Maîtres Chanteurs, est la disproportion et la disconvenance générale. Elle existe d’abord, et comme en nulle autre œuvre de Wagner, entre le poème et la partition, entre la représentation musicale et le sujet représenté. Faut-il vous rappeler qu’à Nuremberg, au temps des corporations, des maîtrises, et de Hans Sachs, le fameux poète-cordonnier, un beau chevalier de Franconie, Walther de Stolzing, aima la blonde Éva, la fille de son hôte, le maître-orfèvre Pogner ? Mais, de par la volonté paternelle, Éva ne devait être la femme que d’un maître chanteur, de celui-là même qui triompherait dans le concours prochain. En dépit d’un cuistre ridicule et jaloux, Beckmesser ; en dépit des autres maîtres, hostiles d’abord au fier et libre génie du jeune homme ; grâce à la protection et même au sacrifice obscur de Sachs, qui, dans le secret de son cœur, aimait aussi l’enfant qu’il avait vue petite, Walther finit par triompher. Les maîtres l’avaient repoussé, le peuple l’acclame, et sur le noble front du chanteur, l’humble fille pose enfin la couronne d’amour.

Ce très mince sujet, familier et populaire, Wagner l’a traité par les mêmes procédés et dans les mêmes dimensions que les sujets épiques ou légendaires. Il n’y a pas moins ni de moindre musique dans les Maîtres Chanteurs que dans Tristan et Yseult ou le Crépuscule des Dieux. L’ouverture seule est colossale. L’œuvre entière, sans coupures, durerait cinq ou six heures ; et, d’une aimable histoire, bonne au plus pour deux actes de comédie légère, M. Hanslick se demandait naguère avec raison comment on a pu tirer une partition plus considérable que le Prophète ou les Huguenots.

Il est aisé de prévoir ce qu’aussitôt on nous opposera : le symbolisme, l’agrandissement, la promotion de l’humble sujet à la signification supérieure, à l’idéal universel. — Voilà justement ce dont nous sommes moins touché devant les Maîtres Chanteurs que devant tel autre ouvrage de Wagner : Lohengrin, Tannhäuser, le troisième acte de la Valkyrie, certaines scènes de Tristan ou de Parsifal. Le passage « du particulier au général », cet horizon reculé soudain, ces profondeurs où l’esprit tout à coup se plonge et se perd avec ravissement, Wagner, cette fois encore, s’est efforcé de nous les ouvrir. Mais il n’y avait peut-être pas lieu ; l’occasion manquait, ou la matière, et de l’effort trop grand nous sentons surtout l’exagération et l’excessive dépense. Que l’hymen de Walther et d’Eva symbolise l’union de l’aristocratie et du peuple, des commentateurs l’affirment. Éva n’en demeure pas moins la plus insignifiante — et de beaucoup — des figures féminines créées par Wagner. Quant à Walther, en dépit de ses admirables lieder, je ne peux voir en lui qu’un ténor et non pas un héros. Jusque dans le personnage de Hans Sachs, le vrai héros celui-là, très supérieur aux deux amoureux, je trouve encore de la boursouflure et du vide. Le matin de la Saint-Jean, après l’échauffourée de la nuit, plongé dans la lecture d’un vieil in-folio, à quoi pensez-vous que Sachs réfléchisse ou rêve ? Au déterminisme et au principe de causalité. Il cherche, nous dit-on, « à saisir sous les événemens de la veille les motifs intimes et cachés… C’est ce qui nous paraît être le hasard qui donne à toutes choses sa profonde signification. Les passions humaines ont éclaté… chacun a suivi une impulsion aveugle, violente ; quel est le principe de cette agitation ? L’humoristique et profond esprit du poète-philosophe le découvrira : c’est l’illusion, la grande et sainte illusion qui s’empare des sens des hommes et de leurs instincts, les domine et les guide, et donne ainsi naissance aux choses nécessaires. C’est dans « l’illusion » de l’homme que vibre le secret mystérieux de l’évolution historique[1]… » Je crains que ce ne soit, en vérité, gonfler un personnage au lieu de le grandir — et peut-être manquer à la mesure, aux proportions et aux convenances d’un sujet — que d’induire en de telles méditations, à propos d’un tapage nocturne, un brave homme de cordonnier.

Il arrive même que le symbolisme des Maîtres Chanteurs, alors qu’il paraît le plus légitime, produise de singulières conséquences, presque contradictoires avec le fond et l’essence du système wagnérien. Je veux bien que le vrai sujet soit beaucoup moins les amours de Walther et d’Éva que la victoire du nouveau génie sur les vieux erremens de l’école et de la routine. Mais quelle est pourtant la musique qui finit ici par triompher ? En réalité, la plus opposée qui soit à la doctrine ou à l’idéal wagnérien. Tout le rôle de Walther, ou peu s’en faut, ne consiste que dans les trois lieder de la présentation, de l’épreuve et du concours. Délicieux tous les trois, ce sont là, surtout le premier et le dernier (le Preislied), des « morceaux » ou des « airs » véritables. Entre ces admirables chants et ceux de tel ou tel grand maître, les différences ne sont que de caractère, ou de qualité, nullement de nature. Mélodie wagnérienne assurément, et dont on pourrait analyser ici la beauté particulière et neuve ; mais franche, mais simple, mais pure mélodie. Mélodie vocale et très humaine, que la symphonie fait plus gracieuse ou plus forte, qu’elle accompagne et qu’elle enrichit, mais qu’elle n’absorbe et n’étouffe jamais. Mélodie ample et de longue haleine, infinie, si vous le voulez, par sa portée lointaine et profonde, mais parfaitement définie, formelle en ses contours, et partagée régulièrement en des strophes presque pareilles. Ainsi dans le Preislied de Walther, qui devrait être le parfait exemplaire et le type même de l’art nouveau, tous les élémens anciens se retrouvent. Le passé rajeuni, ressuscité, mais le passé refleurit. Et ce n’est peut-être pas la moindre singularité des Maîtres Chanteurs, que cette œuvre de protestation et de combat contre la vieille musique ait pour dénouement ou pour moralité esthétique la dernière reprise et l’épanouissement glorieux d’une romance sublime, mais pourtant d’une romance.

Pas plus que cette musique à ce sujet, ce sujet peut-être ne convenait à ce génie. « Ah ! ma chère, c’est le genre enjoué », le moins fait pour le plus terriblement sérieux de tous les grands peuples et de tous les grands hommes. On a rapporté que Wagner, dînant avec des amis dans le temps où il écrivait les Maîtres Chanteurs, éclatait quelquefois de rire, tout seul, en songeant, disait-il, à l’énorme joie dont sa comédie était pleine. Je ne vois pourtant pas que le personnage de Beckmesser, par exemple, soit, en musique et par la musique, aussi bouffon. Il l’est beaucoup plus par l’interprétation que par le rôle et par la façon de chanter que par le chant. La sérénade même du second acte, hormis quelques vocalises scolastiques, n’a rien en soi de ridicule, rien qui sente le cuistre et le fantoche. Tout bonnement et très sincèrement charmante, elle ne nous impatiente et ne nous exaspère à la longue, que par des essais trop nombreux, par les interruptions trop multipliées de Sachs, par une lenteur fastidieuse à se décider et à « partir ». Mais quand enfin elle « part », c’est d’une allure et d’un train merveilleux. Elle a causé la bagarre, mais pour la conduire et s’en rendre maîtresse. Beckmesser peut bien être honni, battu, fouetté ; ce n’en est pas moins sa chanson qui fouette tout l’admirable finale, qui le lance et le relance, qui le fait bondir et hurler. De la polyphonie prodigieuse, elle demeure la base inébranlée. Dans le brouhaha général, elle domine, on croit n’entendre qu’elle, et le motif en quelque sorte émissaire, celui qui devrait être victime, finit par devenir le motif supérieur et par demeurer jusqu’en notre souvenir le motif triomphant.

Les Maîtres Chanteurs, plus que d’autres opéras de Wagner, trahissent encore la disproportion et la disconvenance énorme entre la symphonie et le chant. Voilà, dira-t-on, l’antique reproche, la plus vieille de tant de vieilles querelles, et qui devrait être abolie. Est-ce notre faute si parfois au fond de nous-même nous la sentons encore inapaisée : « L’orchestre, dirions-nous volontiers, avec le Dr Hanslick encore, l’orchestre filant une mélodie infinie, telle est proprement la matière musicale, homogène et subsistante en soi, des Maîtres Chanteurs. A cet accompagnement la voix s’accommode, en y insinuant des phrases à demi déclamées et chantées à demi… Dans les Maîtres Chanteurs, le chant n’est pas même quelque chose d’incomplet ; il n’est absolument rien. L’accompagnement est tout, création symphonique existant par elle-même, fantaisie orchestrale avec adjonction des voix ad libitum. Donnez à un musicien habile et familier avec la musique wagnérienne le livret et l’accompagnement orchestral des Maîtres Chanteurs, il n’aura pas plus de peine à rétablir les voix, qu’un sculpteur à rétablir la main qui manque à une statue. Personne, au contraire, ne viendrait à bout de reconstituer l’accompagnement orchestral sur la seule partie de Sachs ou d’Éva, pas plus que d’après la main seulement de la statue on ne reconstituerait cette statue entière. » Dans les Maîtres Chanteurs, l’inversion du rapport primitif, le renversement de l’ancien ordre de choses est radical. Nous n’avons plus affaire qu’à des voix qui ont trouvé un orchestre et qui s’en tirent comme elles peuvent. Orchestre prodigieux, sans pareil, et dont il est devenu banal de s’émerveiller autant que de se plaindre ; orchestre que le chant ou la déclamation embarrasse à peine moins qu’elle n’en parait elle-même embarrassée ; orchestre que les voix, non seulement inutiles ou étrangères, mais ennemies, ne font presque jamais que nous empêcher d’écouter, de suivre et de comprendre ; orchestre despotique et jaloux, qui prétend commander au lieu de concourir, et mettre à la place de l’expression unique et directe par la voix l’expression indirecte et multiple par les instrumens de plus en plus nombreux ; orchestre enfin dont la plénitude et la surabondance rend trop sensible et parfois intolérable à l’esprit, à l’oreille et je dirais presque à la vue elle-même, le vide produit sur la scène par son usurpation et sa tyrannie.

Telle est sur ce point la rigueur du système wagnérien dans les Maîtres Chanteurs, qu’à part le beau quintette italo-allemand du troisième acte, Wagner ne fait vraiment chanter ses personnages que lorsqu’il s’agit de traduire non pas une situation psychologique, non pas un état sentimental ou passionné, mais un chant véritable, et seulement un chant : que ce soit le chant d’un poète inspiré (lieder de Walther), celui d’un amoureux plus ou moins ridicule (sérénade de Beckmesser), ou enfin (Schusterlied de Sachs), un refrain de cordonnier. Ailleurs il ne s’oublie, ou ne se dément guère, et je ne trouverais plus à citer qu’une phrase toute en dehors, délicieusement mélodique et vocale, celle de Sachs, au second acte : L’oiseau qu’on vient d’ouïr, il a bon bec et larges ailes. Sans compter que Wagner alléguerait peut-être, pour son excuse, que, s’il chante en cet endroit, c’est parce qu’il y est question d’oiseau.

Cette rareté, pour ne pas dire cette absence, du lyrisme fait des Maîtres Chanteurs une œuvre plus strictement wagnérienne que pas une autre de Wagner. Dans le duo de Walther et d’Éva, au second acte, dans ce duo, qui devrait être d’amour, que ne donnerait-on pour que l’orchestre fit trêve un instant, pour entendre s’élever, pur et calme, un chant à deux voix comme l’admirable nocturne du duo de Tristan ! Ne parlons pas des splendeurs lyriques et vocales d’un Tannhäuser, d’un Lohengrin, qu’on récuse ou qu’on renie peut-être aujourd’hui. Levons les yeux vers le plus haut sommet de la Valkyrie. Sur le rocher sauvage et près de s’embraser, Wotan pour la dernière fois étreint la virginale et trop généreuse enfant qu’il doit punir. Frémissant de courroux sacré, mais aussi de pitié paternelle, il imprime sur les divines paupières le baiser qui va les appesantir. Alors, en cet adieu sublime, au milieu, que dis-je, au-dessus de l’orchestre — et de quel orchestre pourtant ! — il y avait encore une âme, encore une voix qui chantait. Mais dans les Maîtres Chanteurs la voix ne chante presque plus. Toute la puissance d’expression, toute la force créatrice de la vie, est transportée à l’orchestre, et plus que jamais ce transfert m’inquiète. J’ai vaguement peur d’un malentendu irréparable ; j’éprouve comme la sensation obscure d’un effort gigantesque et peut-être perdu, d’un génie prodigieux et prodigué, non pas à vide, mais à faux. Si le torrent de la symphonie, précipité par Wagner, comme il le disait lui-même, dans le lit de la musique dramatique, n’avait fait que le dévaster, ce lit, et le détruire ! Si la symphonie était une chose et le drame musical une autre, et qu’entre les deux il n’y eût pas de commune mesure ou de style commun ! Et sur la nature, sur l’avenir du drame lyrique, sur l’un des points essentiels de la réforme de Wagner, je sens renaître des doutes que les Maîtres Chanteurs laissent irrésolus.

Irrésolue, cette musique l’est constamment elle-même. « Il faut estimer Wagner, dit M. Hanslick, pour la logique avec laquelle il applique sa théorie ; mais à cette théorie les Maîtres Chanteurs ne nous ont pas rallié. C’est, comme on le sait, la dissolution de toute forme solide en un murmure agréable et vague ; c’est la mélodie existant en soi, la mélodie membrée (gegliederte) remplacée par une mélopée (melodisiren) amorphe et flottante. On peut employer sans crainte, pour la désigner d’un mot technique, le terme équivoque de Wagner : « mélodie infinie », chacun sachant très bien ce qu’il doit entendre par-là… Un petit motif commence ; avant qu’il ne devienne réellement thème ou mélodie, il ploie, il rompt ; les modulations, l’enharmonie l’élèvent ou l’abaissent ; reproduit en « rosalie » ou raccourci et morcelé, tantôt un instrument le reprend, tantôt un autre l’imite. Anxieux, il se dérobe à toute cadence finale ; c’est un mollusque musical qui renaît sans cesse de soi-même et s’évanouit dans l’insaisissable[2]. »

En cette ondoyante et fourmillante partition des Maîtres Chanteurs, on retrouve plus sensible qu’ailleurs, et plus pénible aussi, l’in-fîeri, le devenir constant qui n’aboutit jamais à l’être. Et de même que la joie parfaite serait l’éternel désir éternellement satisfait, un désir éternellement déçu cause ici notre malaise et à la longue notre supplice. Il semble que tout se prépare sans cesse et que jamais rien ne s’accomplisse ; qu’on ne nous donne, que dis-je, qu’on ne nous montre rien, tonalité, mélodie, rythme, qu’on ne nous reprenne aussitôt. Dans les éblouissantes combinaisons des formes et dans leur succession ininterrompue, il est difficile d’en isoler, impossible d’en retenir une seule. Tout se dérobe et fuit ; tout dure, sans que rien commence ou finisse. Doucement inexorable, car elle ne fait presque jamais de bruit, la symphonie se transforme en une sorte d’océan harmonieux, soulevé par des houles profondes, qui s’enfle, s’abaisse, et qui, n’ayant pas de rivages, ne se brise jamais. Infinie, parce que rien ne la borne ni ne la divise, cette musique, dit-on, est la plus proche de la nature et de la vérité : elle ressemble au temps, par sa fuite. Sans doute : mais il reste à savoir si la mission ou l’idéal de la musique ne serait pas de partager le temps, pour l’alléger, plutôt que d’en reproduire, au risque de nous le faire paraître intolérable, le perpétuel écoulement.

En présence des Maîtres Chanteurs, de l’œuvre que tant de bons juges estiment légère, aimable entre toutes celles du génie wagnérien, il n’est pas un des élémens, pas une des forces de ce génie dont on ne soit tenté de maudire l’excès et la tyrannie cruelle. Comme elle dure, cette musique, et comme elle pèse ! Si longtemps quelquefois, et si lourd, que les magnificences même du dernier acte ne peuvent plus rien ou presque rien sur l’esprit et la sensibilité fatiguée. La grave et sereine introduction du premier tableau ; au second, l’admirable choral du peuple, la diffusion parmi la foule du Preislied triomphant, cette contagion d’un idéal de beauté gagnant de proche en proche, — comme dans Lohengrin, à l’arrivée du héros, se répand un idéal de vérité et de justice, — tout cela vient trop tard et j’ai vu des auditeurs incapables de joie après d’aussi longs déplaisirs. Mais du leitmotiv surtout l’impatience et presque le dégoût vous gagne. Nulle part l’ubiquité des thèmes n’est plus étonnante, plus exaspérante aussi, que dans les Maîtres Chanteurs, et nulle part, sous l’apparente variété du système, je n’en trouve plus terrible la monotonie. Oh ! le motif éternellement sautillant de l’apprenti David ! Et le motif de Pogner, accent, ou virgule sonore, qui ponctue infatigablement au premier acte les discours échangés dans le conseil de maîtrise ! Il n’est pas jusqu’à l’adorable Preislied que nous ne finissions par haïr. Pendant le troisième acte seulement, Wallher ne le chante pas moins de trois fois, et trois fois chaque fois : devant Sachs d’abord ; puis devant Sachs et Éva, enfin devant Sachs, Éva et tout Nuremberg. Sans compter qu’ailleurs, partout ailleurs, à propos de tout et de rien, le motif est annoncé, rappelé, ressassé. Il s’insinue et circule à travers la partition entière. Il l’embaume, dit-on, et l’anime. Il en est le parfum, le souffle et le fluide de vie… à moins qu’il n’en soit le fluide à la longue mortel, qui vous pénètre, vous enivre, et finit par vous asphyxier.

Oui, ce jeu du leitmotiv peut devenir une torture. Dès le début des Maîtres Chanteurs — je prends un exemple entre mille — pendant les silences du choral et la furtive pantomime de Walther et d’Éva, quel est ce motif d’orchestre, qui cherche, désire et prie ? C’est un fragment emprunté d’avance au Preislied futur. Plus loin, ce peu de notes appartiennent au chant d’épreuve (Lenz und Liebemotiv). Et sans doute on ne le sait pas encore, et même on ne peut le savoir. Il faut pourtant qu’on le sache, sous peine de ne pas jouir de ces quelques mesures, surtout de ne les pas comprendre, et de n’y point trouver ce qu’elles contiennent en effet : une première esquisse et comme un crayon du personnage de Walther, de son génie et de son amour. Dès lors une inquiétude nous prend, qui ne nous quittera plus : une fièvre, une folie de ne rien laisser inexpliqué, de ne rien méconnaître, de tout classer, distinguer, distribuer, et de coller chaque motif, comme une étiquette, sur chaque figure, chaque objet et chaque sentiment. La clef merveilleuse une fois entre nos mains, l’impérieux besoin nous tourmente de l’essayer à toutes les portes, fût-ce à des portes dérobées ou bâtardes. Partout nous en soupçonnons de secrètes. L’esprit se fatigue, s’épuise à chercher perpétuellement, à supposer même entre les motifs, sous-motifs ou contre-motifs, les rapports essentiels ou secondaires qui sont les lois de ce système logique et de ce mécanisme rigoureux, et la raison finit par tomber dans le doute ou le désespoir dont parle Bossuet : « Si elle se contente de suivre ses sens, elle n’aperçoit que l’écorce ; si elle s’engage plus avant, sa propre subtilité la confond. »

Enfin il est un don que nous pourrions attendre, exiger même des Maîtres Chanteurs, comédie musicale : c’est la joie. Aucun ne nous est plus durement refusé. Erlösung, rédemption ou délivrance ! À ce beau mot, devise ou programme de son génie, il arrive parfois que Wagner soit infidèle. L’art dans les Maîtres Chanteurs, n’est pas l’art qui libère, mais l’art qui opprime et qui tyrannise. Entre le monde et nous, il ne résout pas ces différends dont parlait un jour un romancier qui est un philosophe et un artiste qui est un sage[3]. Cet art imite, au lieu de la corriger, « la désolante mutabilité des choses. » Il nous rappelle, quand il devrait nous le faire oublier, que « rien ne reste, tout s’écoule, tout passe comme l’ombre. » Plutôt que de supprimer l’accident, il le multiplie à plaisir. Il complique et il alourdit. Il ne restreint ni n’épargne ; il ne daigne jamais « s’accommoder à la débilité ou à la délicatesse de notre esprit. » Enfin, bien loin de choisir, il prodigue, « et nous sommes tentés de dire ce que disait Corinne à Pindare : « C’est de la main qu’il faut semer et non à plein sac. »


La représentation instrumentale, chorale, pittoresque et scénique des Maîtres Chanteurs à l’Opéra n’est pas éloignée de la perfection. Et l’interprétation de Hans Sachs par M. Delmas et de Beckmesser par M. Renaud est la perfection même ; une perfection d’autant plus admirable, qu’elle est de quelque manière en dehors, pour ne pas dire à l’opposé de la nature et du talent de ces deux éminens artistes.


Eve, Salomé, Marie-Magdeleine, Thaïs, Esclarmonde, Manon, Sapho, — M. Massenet en est à sa septième pécheresse et à sa cinquième courtisane. Après quelques jours passés avec cette demi-douzaine plus une, d’aimables personnes, la dernière ne me parait peut-être pas celle que j’aime le mieux.

Mais ce que j’ai aimé beaucoup, c’est de suivre, comme au courant mélodieux de ces œuvres, toutes nommées d’un nom de femme, le talent du plus chérissant de nos musiciens. De ce talent délicieux j’ai cru trouver les grâces premières et les premières caresses dans Marie-Magdeleine, au début d’une page entre toutes exquise : la Magdaléenne au tombeau. C’est ici que tous les élémens de la pensée et du style de M. Massenet se rencontrent dans leur jeunesse, leur fraîcheur et leur pureté. Il n’est pas jusqu’à certaine figure de trois notes, pas davantage, qui ne contienne en germe une des formes mélodiques devenues et restées les plus chères à l’auteur de Manon. Un amateur de micrographie et d’analyse infinitésimale, comme il s’en rencontre aujourd’hui même parmi les critiques musicaux, s’empresserait d’isoler ces trois notes et de leur donner un numéro, pour en faire un des leitmotive générateurs, un des facteurs premiers de l’œuvre entier du compositeur. Un historien de l’évolution musicale observerait avec raison et prouverait sans peine que par l’allure générale et le rythme, par la sonorité même, par l’intimité et l’intensité du sentiment, par la tendresse contenue et profonde, cette introduction procède de certaines pages typiques de Gounod : le duo de Faust (O nuit d’amour !) et surtout le prélude instrumental du duo nuptial de Roméo et Juliette. Et certes le rappel de cette haute origine ne serait pas pour offenser celui de nos maîtres vivans qu’on a le plus souvent nommé le fils, et je crois même la fille, d’un de nos grands maîtres morts.

Mêmes présages et mêmes promesses dans Eve que dans Marie-Magdeleine. Déjà (voir le prélude de la seconde partie), la tendresse se fait plus passionnée et plus palpitante. La sensualité paraît à certaines ardeurs, que suivent certaines lassitudes, à l’insistance des appoggiatures, au désordre des syncopes, à la douceur alanguie et pâmée des cadences, qu’on peut vraiment appeler ici des chutes. Et tandis que sous les bosquets de l’Éden s’éloignent les deux premiers amans, les trois notes de Marie-Magdeleine, en triolet cette fois, avec leur forme définitive, tracent en quelque sorte dans l’air un des signes sonores où se reconnaîtront le mieux désormais l’écriture et la pensée même du musicien.

À compter de cette partition d’Eve, il est curieux d’observer l’importance singulière que prend dans la musique de M. Massenet le chiffre trois (mesure à trois temps, ou plutôt mesure à base de trois notes par temps). Pour qui voudrait essayer l’analyse ou la psychologie du talent du maître, un des élémens nécessaires serait la nature (ἔθος) de ces rythmes ternaires, balancés et voluptueux. Presque toute la musique passionnée de M. Massenet, la plus vibrante au moins et la plus chaude, est rythmée ainsi : par ce nombre impair, qui plaît sans doute au dieu d’amour (numero deus impare gaudet), le grand duo d’Eve annonce déjà les duos qui suivront : ceux qui seront le plus chastes (le Cid et Werther) comme ceux qui le seront le moins (Hérodiade, Manon, Esclarmonde). Rappelez-vous, balancée d’abord avec quelle indolence ! et puis lancée avec quelle énergie ! la cantilène de Salomé : Ce que je veux ! Te dire que je t’aime. Comme l’aveu montait des lèvres de la courtisane vers le visage étonné du précurseur ! De quel souffle les deux triolets ascendans emportaient l’ardente bouffée d’amour ! C’est à trois temps encore, et encore en triolets que se prépara, puis se consomma le frénétique hyménée d’Esclarmonde. Et je crois bien que de toutes les héroïnes de M. Massenet la jeune princesse byzantine fut décidément la plus expansive, éprise de son Roland avec une ferveur, une fureur que n’avait pas connue l’amante mystique de Jean-Baptiste, et que la maîtresse même de Jean Gaussin ne devait pas éprouver un jour.

Thaïs après Esclarmonde parut sans doute un peu tiède. Et cependant, de ces deux heures que vous savez, et que Mérimée déclarait, avec un poète grec, les deux meilleurs momens de la femme, Thaïs en eut une au moins, l’heure de la mort, qui ne fut ni sans grâce, ni sans mélancolique poésie. Quant à Manon, le chef-d’œuvre, — avec une bonne moitié de Werther, — du théâtre de M. Massenet, c’est elle surtout qui nous promettait un autre chef-d’œuvre, différent mais égal, et qui nous répondait de Sapho.

Sapho devait être une Manon moderne, le drame lyrique, non plus de la liaison, mais d’un nouvel état, qu’un nouveau mot désigne, ayant comme le mot lui-même, quelque chose de plus vulgaire, de plus âpre et de plus bas. Ce caractère aigu de nouveauté, de vérité contemporaine et présente, la musique était tenue de le marquer avec force. Elle s’est contentée de l’indiquer en quelques touches ingénieuses et spirituelles, mais trop rares et trop légères. A quoi se trahit dans Sapho la modernité du sujet et de l’héroïne ? Quelles scènes ont vraiment la couleur de notre époque ? Quels accens, quels cris en rendent le son ? Le premier acte, très court, très brillant, ne manque pas d’un certain réalisme. Pour exprimer la cohue et le débraillé d’une fête de nuit chez un artiste, M. Massenet a trouvé des refrains ou des « scies » d’atelier, des motifs de chorégraphie plaisamment ignobles. J’aime la valse pour sa mollesse traînante, et, pour sa canaillerie enragée, le galop des « faux tziganes ». Cette introduction, n’étant que l’esquisse du monde ou du « milieu » qu’il fallait peindre, en est du moins une esquisse assez ressemblante, pleine de vie et de vivacité.

Quant à l’héroïne elle-même, on aurait souhaité que la musique fit voir, ou entendre, avec plus d’énergie et de violence, plus de persistance aussi, que Sapho n’est pas, comme Manon, la grisette du siècle dernier, ni la courtisane de 1840, comme la Traviata, mais la fille, celle de notre fin de siècle, de notre ville, de nos rues et de nos trottoirs. Voilà le trait qu’il fallait pousser et qu’on a indiqué seulement. Indications d’ailleurs aussi justes qu’ingénieuses, détails et nuances qu’il y a plaisir à surprendre et plaisir à signaler. Par exemple, ce n’est pas sans dessein que M. Massenet a fait décousue, allant d’un récitatif indolent à des refrains de Provence, d’une cantilène ardemment amoureuse à une chanson de café-concert, la scène principale du second acte, celle de l’entrée en ménage. Et de ce ménage justement, de cette vie faussement et bassement conjugale qui commence et qui deviendra ce que vous savez, rien ne pouvait mieux exprimer l’idéal particulier, que cette romance à la fois sentimentale et vulgaire, à l’allure traînante, aux désinences veules, digne d’avoir pour auteur M. Paul Delmet et Mlle Guilbert pour interprète. A la bonne heure, nous sommes ici dans l’esprit et la couleur du sujet, dans la vie et dans la vérité. Sans compter que, par une rencontre piquante, le Massenet de cette plaisanterie musicale demeure le plus authentique et le meilleur Massenet, un Massenet qui sourirait de lui-même et nous donnerait une fine parodie de ses procédés favoris et de sa manière la plus séduisante.

Et le dimanche nous irions
Près de l’étang de Villebon
Nous perdre tous les deux dans les bois de Meudon
Et de Sèvres !

De qui serait-elle, sinon du plus enjôleur de nos musiciens, cette mélodie coupée en périodes inégales, précipitée d’abord et puis retenue, épanouie et comme affaissée sur des notes à dessein graves et grasses. Et voyez l’ingéniosité, la souplesse de ce talent subtil. Au quatrième acte, quand Fanny abandonnée viendra jusqu’en Avignon relancer Jean et le reprendre, lorsqu’elle l’abordera, les yeux et la voix noyés de larmes, de la même formule, un peu modifiée, M. Massenet obtiendra de nouveaux et très heureux effets. Pour rappeler à Jean cette vie et ces amours que naguère elle lui promettait, Fanny d’abord aura recours à la mélodie d’autrefois. Leitmotiv alors ? Pas tout à fait. Motif simplement ramené ? Un peu plus. Toujours le motif du café-chantant et de la bohème, mais attendri par des variantes extrêmement délicates d’harmonie et de mode. Ainsi la même note persistera, mais tremblante et comme humiliée ; ainsi deux fois au moins, par le rire et par les pleurs, cette fille aura été vraiment de son temps, de sa condition et de sa race. Et sans doute on aurait souhaité qu’elle le fût plus souvent, surtout plus à fond, on pourra se plaindre encore qu’il n’y ait ici que des détails ; mais ces détails sont précieux.

Avec plus de modernité, j’espérais plus de puissance. De l’œuvre littéraire reprise par le musicien, et par ce musicien, devait jaillir une nouvelle flambée d’amour. Mais j’ai peur que la représentation musicale d’un sujet traité ici pour la troisième fois ne soit inégale à la représentation dramatique et surtout à la représentation romanesque. La faute en est moins aux librettistes qu’au roman lui-même. On n’a pu que découper en scènes sommaires un livre dont l’irrésistible force est dans le développement, dans le progrès continu et lent. Faut-il s’en prendre encore à certaines influences qui sont dans l’air, et que le talent curieux et chercheur d’un maître toujours en éveil ne déteste pas de subir, voire de chercher ? Que n’a pas fait l’auteur d’Esclarmonde et de la Navarraise (je ne cite que les œuvres extrêmes) pour montrer qu’il sait tout faire, et que pouvant le plus il peut le moins aussi ! Trop de musique ou pas assez. Notre génie français ne fait guère aujourd’hui qu’aller et revenir de ce défaut à ces excès, de certains Italiens à certains Allemands. Tantôt la musique étouffe le drame et tantôt elle est étranglée par lui. Ce dernier cas est un peu celui de Sapho. Pas assez de longueurs, a-t-on dit, et ce n’était pas mal dit. Il semble que M. Massenet ait voulu tenir et gagner le pari de se réduire lui-même et que délibérément il ait rétréci des formes et pâli des couleurs plus larges autrefois et plus brillantes. Pourquoi ce parti pris ? Qu’un Massenet le laisse à ceux-là qui n’en sauraient avoir d’autre, à ceux dont la veine est avare, et dont Nietzsche aurait dit avec raison qu’ils mettent toujours un principe à l’endroit où il leur manque une faculté. La nouvelle partition de M. Massenet (cela devait être) abonde en jolis détails ; elle est pleine de « coins » délicieux. J’y aurais voulu (cela pouvait être) plus d’étendue, plus d’espace ouvert à plus de souffle, de jour et de soleil.

Le rôle entier de Fanny, le meilleur, si touchante qu’en soit à certains momens la tendresse et la douleur, garde pourtant jusqu’à la fin quelque chose de mince et, comment dirais-je ? d’un peu dépouillé. Il y manque le relief et le modelé qui faisait plus forte la grâce même de Manon. Dans la partition quelquefois se lit cette indication : « avec affection », et certes, la musique s’y conforme. Mais un tel sujet n’exigeait-il pas une musique plus qu’affectueuse ? Le dernier entr’acte, symphonie sur laquelle se développe ensuite le monologue de Sapho, n’atteint pas à la grandeur d’autres déplorations d’orchestre, plus magnifiquement désolées : le prélude si morne, si froid, si neigeux, du dernier acte de Werther ; l’entrée d’Alim poursuivi jusque dans le Paradis d’Indra par le regret de la vie et de l’amour ; surtout la libation funèbre d’Electre et le poignant Orestès des Erinnyes. Un peu frêle aussi, pour tant de misère et de honte, la triste mélodie de violon qui semble dicter à Fanny la lettre d’adieu qu’en s’éloignant elle laissera près de Jean endormi. Tout cela sans doute est bien ; ce n’est pas mieux. La fin de Sapho prendra sa place parmi les fins plaintives et solitaires que compte déjà le drame lyrique ; j’aurais aimé que cette place fût plus haute et plus éclatante.

Mais de ces pages même, ayant dit la faiblesse relative, je dirai le charme aussi : la simplicité de tout le dernier acte, le parti pris gardé jusqu’au bout de fuir l’effet et le bruit, la justesse de l’accent vocal, surtout en quelques phrases de Fanny, appelant sur les yeux de Jean le sommeil dont elle ne le verra pas s’éveiller. Il y a là certains mots, certaines notes, qui fondent le cœur. Tout le rôle de Sapho d’ailleurs offre des exemples fréquens d’une déclamation, ou plutôt d’une diction expressive, obtenue par les seules inflexions et intonations de la voix à peine accompagnée ou sans accompagnement. Il semble alors que le chant ou le récitatif léger ne tienne qu’à un fil, mais qui serait d’or, d’un or très fin et très pur. J’aime infiniment, pour des qualités de cet ordre, la supplication de Fanny au quatrième acte : Pendant un an, je fus ta femme. Savez-vous où se trouve, où se cache déjà, comme en puissance et en germe, cette mélodie amoureusement persuasive ? Dans un motif, très caractéristique et aujourd’hui populaire, de Manon : celui qui accompagne au premier acte l’entrée de Des Grieux et, au début du second acte, la lecture à deux voix de la lettre du chevalier à son père. C’est bien la même mélodie qui revient ici, moins en dehors seulement, plus mystérieuse et comme sous un voile léger. Elle s’appuie sur les mêmes notes, et d’une pression pareille ; elle trace le même contour, et plus lentement, plus mollement peut-être, elle descend, comme en spirale, par les mêmes degrés. A chaque reprise (car elle est un peu divisée en strophes), une variante à peine sensible, mais efficace, un retard, une hésitation, un détour ajoute un raffinement de grâce et de flatterie, un nouveau frisson de tendresse à ce chant qui implore et qui promet. Toute la cantilène est une gradation ou plutôt une dégradation infinie dans l’infinie douceur. Rien de brusque, rien qui s’entortille ou se déhanche comme en certaines phrases de M. Massenet, un peu nerveuses et maladives. Pas de pâmoison ni de défaillance. A la fin seulement une concession, d’ailleurs excusable, à quelques notes, ravissantes d’ailleurs, de la voix de l’interprète ; en somme, une page délicieuse, une des plus douces câlineries ou chatteries musicales, dont M. Massenet ait jamais enchanté notre oreille et notre cœur.

Mais tout de même ce n’est pas là Sapho. La force manque, et la violence, et la honte. Comment le talent, comment la nature de M. Massenet s’est-elle réservée et retenue, quand il fallait justement qu’elle s’emportât hors de soi-même ! Je ne me plains pas, comme on dit vulgairement, que la mariée soit trop belle, mais que ce mariage du trottoir, comme il est dit dans le roman, ait perdu sa malsaine, son horrible beauté. Affectueuse, tendre, doucement suppliante, Sapho n’est plus Sapho. Entre elle et Jean pas une seule rencontre n’est tragique, pas un conflit n’est terrible, encore moins atroce. Plus d’une scène, par exemple la vie intime à Ville-d’Avray, dans une bicoque de banlieue, la vie en peignoir et en savates, tout cela sans doute était interdit à la musique par trop de réalisme et d’ignominie. Mais un duo, presque un duel, s’imposait, et, que le drame littéraire l’eût omis, ce n’était point une raison, ni même une excuse, pour que le drame lyrique s’y dérobât. Je veux parler de l’inoubliable scène, avant la rupture, dans les bois de Ville-d’Avray. Une fois au moins, cette fois, il fallait une terrible explosion de désespoir et de fureur, un débordement de passion et d’infamie, des flots de larmes et des torrens d’injures. Dans la boue restée au creux du vallon, près de l’étang d’où monte une buée de fièvre, elle eût été sublime, en musique, cette dernière défense, cette agonie de bête qu’on égorge, et M. Massenet pouvait trouver des chants, une symphonie capable d’emplir tout le grand soir d’automne de cette clameur ou de cette bramée d’amour.

Voilà la haute, l’admirable bassesse où la musique n’a pas atteint. Inégale au principal personnage, elle a pris de quelques autres, ceux qu’on appelle « sympathiques », le plus honnête souci. Le papa et la maman que sont devenus l’oncle Césaire et la tante Divonne, Irène la petite cousine, la famille enfin a paru quelque peu romance, et pour la première fois on a regretté que le plus sensuel et le plus voluptueux de nos musiciens eût péché par trop de réserve, de convenance et de vertu.


Mme Calvé dans le rôle de Sapho s’est montrée parfaite comédienne et cantatrice accomplie. A l’âme qu’elle avait souvent révélée, âme de colère, de passion et de flamme, elle a joint « l’esprit de finesse ». Par le geste, l’attitude ouïe regard, par certaines notes, portées ou coulées, d’une voix qui ne fut jamais aussi pleine en même temps qu’aussi pure, elle a rendu plus délicieux encore des détails délicieux. Il est dit dans le roman que lorsque Sapho chantait « Gaussin s’exaltait par le son ». Pour comprendre cette exaltation et pour l’éprouver, allez entendre Mme Calvé chanter sans accompagnement le Magali, le vrai Magali de Provence.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, par le Dr Hugo Dinger.
  2. « Ton-Molluske » — Nietzsche a dit à peu près de même : « Le polype de la musique, la mélodie continue. »
  3. M. Victor Cherbuliez : l’Art et la Nature.