Revue musicale - 30 juin 1910

Revue musicale - 30 juin 1910
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 217-228).
REVUE MUSICALE


La saison italienne au théâtre du CHATELET. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE On ne badine pas avec l’amour, d’après Alfred de Musset : paroles de Louis Leloir et de M. Gabriel Nigond, musique de M. Gabriel Pierné. — THEATRE DE L’OPERA : La Damnation de Faust. — Pauline Viardot.


Le très vif intérêt de la saison italienne organisée au théâtre du Chatelet ne fut et ne pouvait pas être la révélation, mais la restitution de quelques œuvres ou chefs-d’œuvre de là-bas. A nous présentés en leur langue originale, dans leur style propre, animés de l’esprit et du sentiment qui les créa, nous avons mieux entendu et mieux compris un groupe d’ouvrages inégaux. Aussi bien, dans cette revue d’ensemble, ils ont gardé pour nous leurs places respectives. Avec Manon Lescaut, la meilleure partition, dit-on, de M. Puccini, que nous regrettâmes de ne pouvoir entendre, le cartellone comprenait : I Pagliacci de M. Leoncavallo, Cavalleria rusticana de M. Mascagni, Aida, Otello et Falstaff, de Verdi. Nous citons par ordre de mérite, et comme en montant : ou vraiment, en montant de l’un des bas-fonds à l’un des sommets de la musique d’Italie.

Cavalleria rusticana, formant spectacle chez nous, comme toujours chez nos voisins, avec I Pagliacci, parut gagner à ce contact. De l’une et de l’autre musique, la plus sommaire, la plus vulgaire, la plus pauvre, n’est décidément pas celle de M. Mascagni. Celle-ci peut écraser, assommer souvent. Quelquefois du moins elle se contente de toucher et d’émouvoir. Dans sa brutalité, il arrive qu’elle apporte je ne sais quoi d’instinctif et de juvénile, de sincère et d’ingénu. Et quand elle se contient, ou se retient, elle n’est pas incapable de nous donner une impression directe, et assez forte, de vérité et de vie. Quelques mots et quelques notes, çà et là, des accens et des mouvemens, des intonations et des inflexions ne sont ni sans justesse ni sans pathétique énergie. Après quinze ou vingt ans, nous avons retrouvé ces touches, ou ces taches, encore fraîches, un peu trop peut-être, et comme saignantes : c’est la Sicilienne du début, âpre, douloureuse et vraiment populaire ; c’est la plainte et le reproche de Santuzza, la délaissée, contant sa misère à « mamma Lucia, » la mère de son infidèle ; au dernier moment, avant le duel au couteau, c’est l’adieu filial et le sanglot de Turridù, où, dans une dramatique équivoque, le trouble de l’ivresse feinte se mêle à l’angoisse réelle et profonde, qui se maîtrise et se cache, de l’affreux péril de mort.

Mais ce qu’il y eut de plus beau cette fois-ci dans l’histoire de la pauvre Santuzza, c’est Santuzza elle-même. On répétait, un après-midi de dimanche. Répétition « de travail, » dans le décor, mais sans les costumes, à mezza voce, devant la salle obscure et presque vide. J’ignorais jusqu’au nom des artistes que j’allais entendre. L’héroïne parut. Vous savez en quel état : objet de scandale et d’anathème, exclue de l’église où les cloches de Pâques appellent tout son village aujourd’hui. Elle parut, sans le moindre arrangement de costume ou de visage. A peine un linge blanc sur ses cheveux imitait la coiffure classique des femmes de l’Italie méridionale. Mais dès ses premiers pas, dès ses premiers gestes, aux premiers mots, aux premières notes de sa voix, une artiste s’était trahie. Il avait suffi de cette faiblesse et de cette honte, de ces yeux rougis et de cette lèvre tombante, de ce visage, de ces bras, de tout ce pauvre corps affaissé sur les genoux et tendu vers l’église interdite… Comme je m’informais, avec étonnement, on me nomma Mme Olive Fremstad et, la connaissant de nom, je ne m’étonnai plus. Il faut, assure-t-on, l’entendre autrement, c’est-à-dire en d’autres rôles, par exemple celui d’Iseult, et l’entendre tout entière, avec l’appareil et l’apprêt d’une représentation véritable. Je le crois ; mais j’estime aussi que le plaisir n’est pas moindre, de surprendre un talent comme celui-là dans sa nature même, dans sa plus simple et sa plus libre réalité.

C’est une question de savoir, — et nous ne la traiterons pas, — s’il y a plus loin du Trovatore, de la Traviata et de Rigoletto à Aida, que d’Aida, même à Otello et à Falstaff. S’il est possible également de distinguer trois manières — au moins — de Verdi, nous nous abstiendrons de les définir ainsi que vous savez et qu’on fait quelquefois : la première où l’artiste se cherche ; la seconde où il se trouve, et la troisième où il se surpasse. Et pourtant, sous la stupidité de cette triple formule, se cache peut-être l’idée où se rapporterait le mieux la longue carrière du maître lombard : celle d’un continuel progrès dans une identité constante. Encore lui, toujours lui, mais lui de plus en plus vrai, de plus en plus pur, tel fut Verdi, de ses premiers à ses derniers ouvrages, et le monde a vu peu d’exemples d’un génie à la fois aussi fidèle et aussi renouvelé.

Aida, par exemple, accorde encore beaucoup au dehors. Éclatante ou gracieuse, avec des restes de négligence et de vulgarité, il arrive que la musique y effleure les personnages, ou les environne, plutôt que de les remplir et de les animer. Tous musicaux, tous chantans, ils ne vivent ni tous ni toujours par la musique et par le chant. La musique, encore une fois, ne manque jamais autour d’eux ; souvent elle n’est pas en eux, elle n’est pas eux. Prenons le finale, magnifique au demeurant, et pour diverses raisons, du second acte. La magnificence en est surtout extérieure et décorative. Mais ailleurs, voici que ces dehors mêmes, dont nous parlons, vont prendre un caractère, une valeur que Verdi jusque-là ne leur avait pas donnés. La couleur qu’on nomme « locale » n’est pas dans Aida la moins brillante ; en même temps elle y est la plus sobre, la plus exacte et jusqu’ici la plus solide. Sur aucun point de l’ouvrage elle ne s’est écaillée ou n’a seulement pâli. C’est un chef-d’œuvre d’exotique liturgie que la scène du temple. Grand effet par de petits moyens, et l’on sait lesquels : dans un ton ou plutôt sur un mode légèrement altéré, un hymne trois fois repris, qu’une harpe accompagne, auquel répond un chœur, et que suit, modulée par trois flûtes sacrées, une danse, très brève, de prêtresses. Vienne ensuite, et surtout, le troisième acte de l’opéra, l’exotisme y aura plus de part encore et de beauté. Alors le paysage et le drame, les choses et les êtres se mêleront, et sous leur double et réciproque influence, la musique de Verdi se partagera, comme jamais elle ne l’avait fait jusqu’alors, entre la poésie de la nature et les passions de l’humanité.

« Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. » Otello, bien autrement qu’Aida, justifie, en s’y conformant, cette maxime d’un moraliste, qui devrait servir de règle à tous les musiciens. Le troisième acte d’Otello, comme le second d’Aida, s’achève encore par un grand finale à l’italienne, une de ces vastes et somptueuses ordonnances latines, dont le « Sommo Carlo, » d’Ernani demeure, dans l’œuvre de Verdi, le modèle primitif, que Verdi lui-même a mainte fois reproduit et dépassé. Par la musique pure, par l’abondance des idées plus éclatantes que profondes, mais enfin par leur abondance, le finale d’Aida l’emporte peut-être. Mais comme intérêt psychologique et valeur d’expression, le finale d’Otello reprend l’avantage. Plus de vie, une vie autrement diverse et divisée, y circule. Elle ne se contente pas d’animer, chacun selon son caractère, les personnages principaux : Otello furieux, Desdemona outragée et gisante, Iago multipliant ses intrigues, et jusqu’à l’ambassadeur de Venise, déconcerté. Elle se communique, cette vie, cette vie fiévreuse, même à la foule, et, la gagnant tout entière, elle fait presque d’elle, au lieu d’un chœur du vieil opéra italien, un chœur de l’antique tragédie grecque, un confident, un conseiller, un ami, qui plaint et qui console. De toutes ces lèvres tremblantes, ù demi fermées par la crainte du maître en courroux, s’exhale un murmure, un soupir de compassion et de tendresse. Tandis que rugit Otello, que Iago se démène et que pleure Desdemona, le seul mot de Pietà ! vole, sans bruit, de bouche en bouche, et l’on dirait que le drame brutal, atroce, se détache et se déroule sur un fond de pieuse douceur.

Spiritus intùs alit. Désormais, je veux dire depuis Otello, l’esprit souffle au dedans, c’est le dedans qu’il vivifie. Aux individus encore plus qu’à la foule, il confère la vérité totale et la plénitude de l’être. Comme Shakspeare avait créé par les mots, avec autant de force et de verve, autant de richesse et de finesse aussi, le Verdi d’Otello et de Falstaff a créé par les sons. Jadis il ne marquait un drame que de touches sommaires ; il y frappait çà et là de grands coups ; on eût dit qu’il se contentait d’apercevoir et de nous découvrir, à la lueur d’un éclair et pour un moment, quelque sommet ou quelque abîme de l’âme, aussitôt replongé dans la nuit. Cette âme, il était réservé au musicien d’Otello et de Falstaff, comme aux plus grands, de l’envelopper enfin d’un long regard, et tout entière. Si bizarre que puisse paraître le mot et l’éloge, en matière d’art et surtout de musique, la supériorité des derniers opéras de Verdi sur les précédens est d’abord une supériorité morale : entendez que la musique s’y est élevée et maintenue à la maîtrise absolue dans l’expression, tantôt la plus forte et la plus large, tantôt la plus délicate et la plus légère, des sentimens humains et des mouvemens du cœur.

Des quatre actes d’Otello, le second nous a paru le mois dernier, comme il y a déjà près d’un demi-siècle, un chef-d’œuvre, shakspearien à sa manière, de psychologie musicale, un exemple de la « transmutation des valeurs, » dirait Nietzsche, où l’ordre poétique — et lequel ! — a pu, sans y rien perdre, passer dans un ordre sonore aussi beau.

Du commencement à la fin de cet acte (l’extrême fin exceptée), on pourrait étudier, commenter avec la même abondance, la même admiration, la poésie de Shakspeare et la musique de Verdi. On se trouve ici comme devant deux modes différens, mais égaux, de la pensée et du génie, en présence d’une double catégorie de l’idéal. Une même substance, une seule nature y vit dans les deux personnes du poète et du musicien.

Mais si beau, si vrai, si pur, que soit Otello, Falstaff le surpasse encore. Falstaff me paraît tout simplement l’un des deux sommets (l’autre étant le Barbier) de la comédie lyrique latine au XIXe siècle. Et le plus haut des deux pourrait bien être le plus voisin de nous. Supérieur au Barbier, Falstaff le serait premièrement par la variété. Musique d’action, de mouvement et d’intrigue, mais aussi musique de caractères, mêlant au comique la sensibilité, la tendresse, la poésie enfin, dont manque le chef-d’œuvre de Rossini, la musique de Verdi fait plutôt songer quelquefois à la musique de Mozart, du Mozart des Noces de Figaro.

Pour la noblesse, pour je ne sais quelle fleur et quel parfum de distinction et d’aristocratie, Falstaff est encore une chose incomparable. Pas une mélodie, pas un rythme, pas un accord et pas un timbre ici qui sente la bassesse ou seulement la médiocrité. La triple acclamation de Falstaff lui-même et de ses deux acolytes (premier acte) ; à la gloire de l’énorme sir John, retentit et roule comme un hurrah non pas grossier, mais grandiose. Portant le front postiche et haut encorné du Chasseur-noir de la légende, quand l’obèse amoureux arrive au rendez-vous nocturne sous le chêne de Herne, la phrase d’orchestre qui l’annonce, puis son propre chant, ont assez d’ampleur, assez de plaisante, mais puissante beauté, pour que nous nous souvenions, avec celui même qui les évoque, des aventures galantes et des métamorphoses des dieux.

A la finesse non moins qu’à la force, la poésie, en ce Falstaff universel, ne manque jamais de s’ajouter : « Quando eiò paggio del duca di Norfolk. » Ainsi chantonne le gros homme, qui fut naguère un gentilhomme aussi, et sous l’ironie de sa chanson, une note de flûte, furtive, mais grave, passe comme le soupir, le regret peut-être, de sa jeunesse flétrie et de son honneur perdu. Poésie de la nature, poésie de l’amour, Verdi leur donne à toutes deux une place dans sa comédie, comme pour la rafraîchir et la détendre. Il a su doser en quelque sorte, avec le goût le plus sûr, l’esprit et la sensibilité, l’action turbulente et le rêve, les rires éclatans et les tendres sourires. Parmi les meneurs du joyeux imbroglio, Nannette et Fenton, les petits fiancés, ont tout juste le rôle et produisent exactement l’effet (de contraste) qu’il faut et qui suffit. Au second tableau, leurs répliques énamourées ne font que passer, mais c’est assez de ce passage pour sauver de la sécheresse, pour empêcher qu’il ne nous lasse et ne nous éblouisse, le babil étincelant et sans trêve des trois commères et des cinq compagnons. Ailleurs, et cette fois au plus fort de la bagarre, le gentil couple nous ménage encore la halte ou le repos nécessaire. Cachés derrière un paravent, oubliant le tumulte et les cris de la troupe lâchée à la poursuite du gros homme, tous deux s’enferment dans leur retraite et dans leurs propos d’amour. Leurs voix montent ensemble, paisibles, parmi le concert des voix haletantes, et le gracieux duo forme le centre, immobile et pur, de ce tourbillon symphonique et chantant qu’est le finale du panier.

Relâche encore ou rémission exquise, tout le début du dernier tableau. Dans un style et par des moyens très différens, cela n’est point inférieur à la scène, également nocturne, bruissante aussi du son des cors, du frisson des arbres, des herbes et des ruisseaux, par où commence le second acte de Tristan. Et c’est proprement un délice, délice, de nature et délice d’amour, lorsque s’élève la voix de Fenton encore, appelant toujours celle de Nannette, et qu’en un sonnet divin la poésie explique et célèbre le miracle de la musique, tandis que la musique elle-même, en même temps, l’opère devant nous.

Ils forment, ces gracieux et plus que gracieux épisodes, comme des îlots ou des sommets, très calmes, autour desquels bouillonne et rit, sous le soleil, un océan de joie. Joie intense et profonde, qui ne s’arrête point à la surface, mais qui nous envahit et nous possède tout entiers. Elle a tant de grandeur et de puissance, qu’elle arrive presque à nous émouvoir, comme le ferait, portée au même degré, telle autre passion réputée plus noble, la terreur ou la pitié. Avec cela, pas un seul instant cette joie, qui surabonde, ne nous trouble ou ne nous abaisse. Rien de méchant ni de malsain n’est en elle, ou seulement d’équivoque, pour l’avilir ou la corrompre. Frais et pur est le souffle qui l’anime et la renouvelle sans cesse. Les femmes surtout sont délicieuses d’innocence autant que de malice et, diverses par le caractère et la figure, avec même gaîté, même grâce, même rire, elles ont même vertu.

Quel austère censeur s’étonnait donc un jour que le grand tragique d’Italie, et si grand pour avoir été si tragique, eût achevé sa carrière sur une risata sonora, comme dit brillamment Boito en son libretto shakspearien ! Mais d’abord Falstaff n’est pas le testament du vieux maître. Des paroles sacrées, entre autres des Laudes à la Vierge, sur un texte de Dante, furent ses dernières paroles. Et puis quand même ? Rappelons-nous le crime que le poète du Purgatoire reproche à notre premier père :


in pianto e in affanno
Cambiô onesto riso e dolce giuoco.


« Il changea en larmes et en douleur l’honnête rire et le doux jeu. » Admirons le grand artiste qui voulut, près de mourir, tenter le changement contraire. A quatre-vingts ans, Verdi s’est senti la force et le courage de rétablir un peu, dans la mesure de son génie renouvelé, l’ordre véritable, éternel. Une fois au moins, il a souhaité de connaître lui-même et de communiquer au monde la joie, la joie avec toute sa puissance, toute sa noblesse, toute sa pureté. J’estime qu’il convient de l’en remercier et de l’en bénir.

C’est une compagnie internationale, ayant son siège à New-York (Metropolitan-Opera), qui vint chanter à Paris le répertoire italien. Et les artistes qui la composent forment vraiment une troupe, un ensemble, dont la valeur collective est peut-être supérieure encore au talent, si distingué soit-il, de chacun. Mme Fremstad, déjà nommée, est Suédoise ; Allemande, Mme Destinn ; Mme Francès Aida est Australienne ; M. Slezac, Autrichien ou Morave, et leurs camarades pour la plupart Italiens. Malgré cela, tous les interprètes ont, en quelque sorte fondu leurs nationalités diverses dans l’unité d’un style harmonieux. Mme Destinn fut une Aida très noble, très tendre, cherchant et trouvant l’expression dramatique dans la musique même, dans une voix admirable tantôt de douceur, tantôt de puissance, et toujours de pureté. Très pure aussi, la voix de Mme Aida, Desdemona touchante et, dans Falstaff, spirituelle et légère Nannette. Mme Romer, Amnéris et Mrs Quickly tour à tour ont dessiné, de la commère shakspearienne, une silhouette fort plaisante, italienne et britannique à la fois. M. Slezac (Otello) montra de petits défauts et de grandes qualités : une belle et forte voix de ténor, capable de charmer et d’émouvoir ; de la passion, de la fougue, et parfois (au dernier acte) dans le chant, dans le jeu même, une discipline, une retenue encore plus méritoire. Que l’artiste se défie seulement d’une prononciation sifflante, d’une diction saccadée et qui hache la phrase, ainsi que d’une disposition fâcheuse à jeter çà et là une note parlée ou criée à travers les notes du chant. On a dit, et bien dit, au XVIIIe siècle, je crois, que le drame ou la comédie en musique est une hypothèse suivant laquelle on s’engage à mentir. Une fois admise, il ne faut plus que rien la dérange ou la démente.

Nous n’avions encore jamais entendu ni M. Caruso, ni M. Amato, ni M. Scotti. Le premier et le plus illustre des trois artistes italiens n’est pas celui dont l’art, ou même la voix, quoi qu’elle ait d’étendue et de puissance, nous a fait le plus de plaisir. Dans le rôle, difficile entre tous, de Falstaff, on a fort goûté le chant autant que le jeu, l’un et l’autre infiniment souples, comiques avec mesure, avec un goût parfait, de M. Scotti. A la fin de ce palmarès, nous partagerions volontiers le premier prix (classe des hommes, comme on disait au Conservatoire) entre le spirituel Falstaff de M. Scotti et le superbe Iago, vocal et dramatique, figuré par le chanteur et comédien insigne qu’est M. Pasquale Amato.

Mais le prix d’excellence ou d’honneur, qui résume et surpasse tous les autres, serait pour M. Toscanini. Nous disions des représentations italiennes qu’elles avaient fait connaître une troupe. Quel chef aussi n’auront-elles pas révélé ! Chef d’orchestre, celui-là ne l’est pas seulement de l’orchestre, mais des chœurs et même des solistes. Dans toute œuvre que M. Toscanini dirige, ou que plutôt, du regard et du geste, il semble créer, tout est fait par lui et rien de ce qui est fait n’est fait sans lui. Faut-il parler de sa mémoire ? Universelle, infaillible, elle est deux fois un prodige. Je me trompe, elle l’est bien plus que deux fois, étant donné le nombre et la variété, dans la durée et dans l’espace, des objets, ou des élémens, ou des « parties » qui composent, surtout au théâtre, une œuvre musicale. Représentations, répétitions, M. Toscanini dirige par cœur les unes et les autres. Au cours de l’une de ces dernières, je l’entends encore interrompre l’orchestre en disant : « Le second hautbois s’est trompé. Reprenons à la treizième mesure avant la lettre Y. » Ainsi les signes matériels eux-mêmes sont présens et comme visibles à sa pensée. Mais il n’y a là, peut-être, qu’un phénomène, un miracle, si l’on veut, de l’ordre physiologique, ou photographique. J’admire bien davantage, dans un ordre supérieur, l’intelligence et la sensibilité, l’espèce de génie musical qui fait de M. Toscanini l’interprète sans pareil des œuvres, de toutes les œuvres qu’il conduit, et de ces œuvres tout entières. Impossible d’y apporter plus de flamme et de lumière, d’unir plus de puissance et de passion avec plus de raison et de grâce ou de finesse, plus de style avec plus de vérité et de vie. Enfin et surtout, je ne sais pas de spectacle aussi admirable, aussi réconfortant, que de voir une volonté, une seule, absolue, et qui a le droit de l’être, commander au nombre et s’en faire obéir.


La saison, — non plus l’italienne, mais la française, — a fini par une double et nationale erreur. Deux de nos chefs-d’œuvre, et non des moindres, ont souffert quelque injure : l’un de poésie, bien qu’en prose, et l’autre de musique. Ils se nomment On ne badine pas avec l’amour et la Damnation de Faust.

Le plus connu des proverbes de Musset a été adapté à la scène. Ainsi jadis un certain Procuste adaptait les gens à son lit. On nous opposera certains arrangemens antérieurs, au même théâtre, et du même Musset : Fantasio naguère et, dernièrement, le Chandelier, devenu Fortunio. Celui-ci (nous avons oublié l’autre) ne devint pas tel sans dommage, encore que le sujet, moins difficile à transposer, eût été « retouché » par des mains plus habiles ou plus délicates. Mais On ne badine pas avec l’amour a pàti mal de mort. Nous ne saurions même plus dire avec Perdican : « J’avais emporté dans ma tête un océan et des forêts et je retrouve une goutte d’eau et des brins d’herbe. »

La musique, il est vrai, qui peut toujours être la plus forte, aurait pu, cette fois encore, tout absoudre, tout racheter, l’irrévérence même et jusqu’au sacrilège. Elle n’y a pas réussi. Dans ce qui devait être le fond, la substance de l’œuvre (je parle du drame et de l’idylle qui forment le funeste badinage d’amour), il n’y a rien de sommaire et de vide. Nulle part n’est sensible, ou du moins développé, le contraste entre les deux élémens ou les deux faces du sujet. De celui-ci tout parait non seulement restreint, mais pressé et comme tassé. Les scènes de passion entre Camille et Perdican se réduisent aux éclats d’une brusque, spasmodique et superficielle violence. Et puis, pas un seul « morceau, » je ne dis pas de bravoure, mais de lyrisme, lyrisme d’orgueil ou lyrisme d’amour, quand il y en avait, dans l’un et l’autre genre, pour l’un et l’autre personnage, tant et de si beaux à écrire. Les strophes mêmes du « chœur, » les plus spirituelles comme les plus poétiques, se sont écourtées, appauvries, jusqu’à n’être plus, au lieu d’effusions abondantes, que de maigres et sèches esquisses. La figure peut-être la plus dessinée, celle de Rosette, ne l’est cependant que d’un trait assez banal, et surtout monotone, par un thème d’allure populaire ou paysanne, et qui ne suffit pas.

Mais du moins la fin du premier acte, le revoir de Perdican et des villageois témoins, amis de son enfance, est une charmante chose La mélodie ou la mélopée d’une flûte errante y circule, mêlée à de fines harmonies, aux accens justes et délicats d’un dialogue expressif, à des cadences qui ploient, qui tombent en effet avec une grâce attendrissante, sous la mélancolie des souvenirs et des regrets. C’est ici l’unique rencontre, mais c’en est une, où la musique, à travers l’imitation, pour ne pas dire la contrefaçon littéraire, a retrouvé la poésie originale et n’a pas été loin de l’égaler.

Nous n’attachons pas à l’erreur de M. Pierné plus d’importance qu’il ne faut. On sait l’estime, l’admiration même que lui conquirent ces œuvres insignes : l’An mil, la Croisade des enfans et les Enfans à Bethléem. Tout ce qu’il a fait par elles, tout ce qu’elles ont fait de lui, ce n’est pas un opéra plus ou moins bien venu qui pourrait le défaire. Parce que M. Pierné cette fois a mal rendu la passion violente, gardons-nous d’oublier que de sentimens, et lesquels, il a su traduire dans leur douceur, dans leur profondeur et dans leur pureté.

L’interprétation d’On ne badine pas avec l’amour est de qualité moyenne. Mlle Chenal (Camille) a de la voix, de la prestance et de la beauté, de la sécheresse aussi. M. Salignac est un Perdican chaleureux, bourgeois et même un peu « province. » Une dame enfin, qui joue et chante Rosette a paru, plus qu’on ne saurait dire et pour des raisons multiples, incapable de la représenter.


L’Opéra de Paris, suivant le triste exemple de l’Opéra monégasque, a voulu faire voir un chef-d’œuvre qui ne doit être qu’entendu. Et de cette imitation les suites ont été ce qu’elles pouvaient et devaient être. La représentation de la Damnation de Faust en a rendu les beautés moins éclatantes et plus sensibles les faiblesses, ou les défauts, ou, — parlons franchement, — les ennuis. Languissantes au concert, les pages d’amour parurent, au théâtre, froides et vides. Ailleurs, les conditions de l’œuvre étant changées, on n’a plus trouvé que désordre et manque de suite, à la place de la liberté et de la fantaisie. Et puis et surtout le spectacle matériel d’hier a rabaissé misérablement la vision intérieure, idéale, d’antan. Une poignée de choristes, agenouillés ou debout dans une petite chapelle, ânonnant le sublime chœur de Pâques, a remplacé la foule, ou même l’humanité tout entière que naguère on croyait entendre


Sur l’orgue universel des peuples prosternés
Entonner l’hosannah des siècles nouveau-nés.


Oh ! la chétive réalité, mortelle à la grandeur du rêve ! Les tableaux fantastiques ont semblé plus piteux encore. Un fade paysage, aux tons de crème fouettée et d’œufs à la neige, a parfaitement contredit et dénaturé la sombre incantation de Méphistophélès veillant Faust endormi contre une butte de carton et parmi quelles roses ! Quant à la « course à l’abîme, » on n’en a rien vu, pas plus que de la catastrophe infernale, et, pour finir, l’âme de Marguerite s’est élevée au ciel parmi des colonnades et des portiques de verdure. Sans compter que le moindre détail fut ici digne de l’ensemble. Ainsi l’on put longuement contempler l’humble héroïne, cousant d’abord, puis dormant, rêvant et pleurant dans un fauteuil armorié : les armes des Oppenheim, si l’on en croit le chœur injurieux des voisins : « Holà ! mère Oppenheim, vois ce que fait ta fille ! »

M. Renaud est le Méphistophélès pittoresque, à la Delacroix, que vous savez. La voix de M. Franz est une belle voix de ténor. Mme Grandjean donne un air de santé magnifique, vocale et autre, à celle qu’on n’oserait jamais, la voyant et l’entendant si gaillarde, appeler du petit nom de Gretchen. Les chœurs chantèrent fort bien un chœur, celui de la taverne, et l’orchestre joua presque mal ou mal, plutôt mal, tout le temps.


Ne laissons pas disparaître sans un adieu la grande ombre de Pauline Viardot. Notre génération n’avait guère connu que de nom l’illustre artiste qui vient de mourir presque nonagénaire. Je la revois pourtant et je l’entends encore telle que je l’entendis, il y a bien longtemps. C’était un jour, un dimanche de mon enfance, au concert Pasdeloup. Avant qu’elle n’entrât, le chef d’orchestre fit une annonce. Mme Viardot, souffrant d’une fluxion, demandait l’indulgence du public. Elle parut. Elle n’était plus jeune et les années commençaient de donner à son visage, à sa physionomie, un air étrange et même un peu farouche, que certaine mentonnière, nouée à la diable, accentuait encore. Un léger mouvement, un demi-sourire courut à travers la salle. Mais à peine eut-elle commencé de chanter, à peine se furent ouvertes ces lèvres tragiques et ce jour-là plus que jamais tourmentées et douloureuses, qu’un autre frisson, tout autre, passa. Que chanta-t-elle alors ? Gluck, je crois, et Schubert, et, s’accompagnant au piano, des chansons d’Espagne, de sa patrie. Je me souviens surtout de mon émotion, ou plutôt de mon saisissement. Et jamais, depuis lors, il ne me fut donné de l’entendre. Plus tard, bien plus tard, quand j’eus l’honneur de la connaître, il y avait longtemps qu’elle ne chantait plus. Sa voix était tombée, mais jamais ne devait s’éteindre son ardeur. Fidèle au passé, mais éprise du présent, curieuse même de l’avenir, rien du génie humain, sous aucune forme, en aucun temps, ne lui était étranger. Elle avait tout connu de son art, toutes les œuvres et tous les maîtres. Combien d’héroïnes, quel héros même, et lequel ! n’avait-elle pas été ! A la fin de sa vie, il semblait que toute cette vie eût reflué en elle. Dans ses yeux, dans ses discours, dans ses souvenirs, on vénérait, comme eût dit son ami Tourguéneff, « les reliques vivantes » d’un siècle de gloire et de beauté.

Modeste pour elle-même autant qu’indulgente aux autres, elle me disait un jour, excusant une cantatrice qui se contentait de chanter : « Ce qui m’a sauvée, moi, c’est que j’avais une voix affreuse. » On assure qu’elle se calomniait. Musset nous en répondit le premier. Saluant autrefois les débuts de la sœur cadette et la comparant à l’aînée, dont il venait de pleurer la mort, il croyait, dans la voix de Pauline, retrouver les accens de Maria-Felicia : « C’est le même timbre clair, sonore, hardi, ce coup de gosier espagnol qui a quelque chose de si rude et de si doux à la fois et qui produit sur nous une impression à peu près analogue à la saveur d’un fruit sauvage. »

Il y a quelque soixante-dix ans que cela fut écrit, et la grande artiste, dont un grand poète écrivait cela, vient à peine de mourir. Après quelle carrière ! Et fut-il jamais destin plus longuement glorieux ! Je relis quelques billets d’elle. Un soir, elle me conta l’une de ses premières émotions musicales, certaine représentation du Freischütz à Londres, sous la direction de Weber. Elle en avait fait aussi le récit dans une lettre, que, depuis sa mort, les journaux ont publiée. Et le lendemain, en guise de post-scriptum, elle m’envoyait ces quelques lignes : « Secret rétrospectif. — Je m’étais bien aperçue que les arbres du Val d’Enfer ne remuaient pas tout seuls ; car, lorsque les éclairs ont brillé, j’ai remarqué qu’ils étaient tirés par des ficelles. Mais je ne voulais pas l’écrire : il me semblait que je trahissais un secret, tellement j’avais déjà le respect et l’admiration du théâtre. Je sentais que ce n’était pas pour de vrai, mais je voulais que cela le fût. »

Ce sentiment et cette volonté contraires, le triomphe de l’une sur l’autre, c’est tout le secret du génie. Ce fut celui d’une Pauline Viardot. Que de choses dont elle a voulu qu’elles fussent vraies, et qui l’ont été par elle !


CAMILLE BELLAIGUE.