Revue musicale - 30 juin 1907

Revue musicale - 30 juin 1907
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 218-228).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA : La Catalane, drame lyrique en quatre actes, dont un prologue, d’après Terra Baïxa, de A. Guimera ; paroles de MM. Paul Ferrier et Louis Tiercelin, musique de M. Fernand Le Borne. — Cinq concerts historiques de musique russe, donnés sous le patronage de la Société des grandes auditions musicales de France. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Fortunio, comédie lyrique en cinq actes, d’après le Chandelier, d’Alfred de Musset ; paroles de MM. G.-A. de Caillavet et R. de Flers musique de M. André Messager.


Il ne nous était encore jamais arrivé d’ouïr un seul des ouvrages, déjà nombreux, de M. Le Borne. Mais Sophocle a dit qu’on ne doit appeler aucun mortel heureux avant sa mort. Nous avons fini par entendre la Catalane.

Nous l’avons entendue, ayons l’humilité de l’avouer, sans y rien ou presque rien comprendre : autrement dit sans y rencontrer, sans y distinguer, en aucun élément, en aucun ordre de la musique, rien qui frappe ou charme l’oreille, l’esprit ni le cœur.

Et cela peut déjà s’appeler un malheur sans doute. Mais du moins il n’est que nôtre. C’en est un second, et plus général, — nous y songions en écoutant, — que tant de forces employées, ou déployées, vainement ; de si multiples efforts accomplis, concertés et perdus. Il y a là-dessus une page célèbre de Tolstoï, et que l’Opéra nous donne trop souvent l’occasion de rappeler. C’est d’une répétition qu’il s’agit ; mais ce pourrait être aussi bien d’une représentation.

« J’eus à passer par derrière la scène. On m’introduisit d’abord dans un vaste local, où étaient disposées diverses machines servant aux changemens de décors et à l’éclairage. Je vis là, dans les ténèbres et la poussière, des ouvriers travaillant sans arrêt… On me fit ensuite monter par un escalier dans le petit espace qui entourait la scène. Parmi une masse de cordes, d’anneaux, de planches, de rideaux et de décors, je vis s’agiter autour de moi des douzaines ou peut-être des centaines d’hommes peints et déguisés… sans compter les femmes…

« Tout cela était des chanteurs ou des choristes, des danseurs et danseuses de ballet, attendant leur tour… Je parvins enfin au fauteuil que je devais occuper et je vis, à l’orchestre, une grande troupe de musiciens, assis auprès de leurs instrumens : violonistes, flûtistes, harpistes, cymbalistes et le reste… Sur une estrade, au milieu d’eux, entre deux lampes à réflecteur, se tenait assis le chef d’orchestre, un bâton en main, dirigeant non seulement les musiciens, mais aussi les chanteurs sur la scène[1]. »

Et Tolstoï alors se demanda : « Dans ce théâtre, que faisait-on ? Pourquoi travaillait-on ? Et pour qui ? »

J’avoue qu’à cette question une œuvre telle que la Catalane, et beaucoup d’autres qui l’ont précédée et qui la suivront, ne fournit pas de réponse. On dira seulement, « dans ce théâtre, » et je crois même l’y avoir entendu dire, qu’un ouvrage de cette espèce constitue ou représente une des obligations, une des « charges » de certain cahier qui porte ce nom accablant et qui, j’en conviens, le justifie.

Quoi qu’il en soit, de semblables exemples dénoncent assez le péril, singulièrement grave, où, plus que les autres arts, la musique, et surtout la musique de théâtre, est par sa nature même exposée : c’est le contraste et la disproportion, pour elle écrasante, entre l’abondance, l’importance aussi des causes ou des moyens, et la médiocrité des effets, ou leur néant.

Encore une fois, deux auditions de cette œuvre ne nous en ont rien révélé. C’est de la musique épaisse, au point de paraître impénétrable. Elle occupe et remue à grand’peine un orchestre massif et bruyant, sur lequel les voix jettent ou poussent des cris. Et durant cette longue, et lourde, et morne représentation, l’on ne goûta qu’un moment de joie légère : ce fut pendant l’agréable ballet dansé par les pieds ailés de Mlle Zambelli.


Mais cette fin de saison, surabondante en musique, nous réservait de moins pénibles soirs.

On lit dans une ancienne lettre de Borodine, l’auteur du Prince Igoz : « Nous autres Russes, mangeurs de chandelle, ours blancs, etc., nous avons été trop longtemps, vis-à-vis de l’étranger, des consommateurs, pour être admis chez eux, à notre tour, en qualité de producteurs. Les préjugés contre les produits russes sont très forts et très difficiles à déraciner, surtout dans le domaine de l’art. Il faut du goût pour en apprécier la beauté et l’originalité, du courage pour vaincre les préjugés, de l’esprit pour savoir le faire[2]. »

Le temps dont se plaignait Borodine est passé. Les préjugés ont été coupés de leurs racines ; le goût, le courage et l’esprit nous sont enfin venus.

On doit à la Société des grandes auditions musicales de France, après le maléfice de Salomé, le bienfait de cinq concerts russes : concerts historiques, enveloppant, depuis l’époque déjà lointaine de Glinka (Russlan et Ludmilla, 1847) jusqu’à nos jours, une période de soixante années, et par conséquent l’évolution plus qu’à demi séculaire d’un génie ou d’un idéal étranger.

Est-ce bien évolution qu’il faut dire ? je craindrais un peu que ce fût plutôt révolution ; par où j’entendrais peut-être moins un progrès qu’un retour. Après avoir, aux environs des « années quarante, » — et ce fut la gloire de Glinka, — dégagé son caractère national des influences extérieures, alors celle de l’Italie et la nôtre ; après l’avoir développé, fait triompher ensuite dans les chefs-d’œuvre de ses maîtres les plus originaux, les Balakirew et les Borodine, les Rimsky-Korsakof et les Moussorgsky, il semble que la musique russe aujourd’hui, celle des jeunes, et, par exemple, d’un Alexandre Scriabine, cherche de nouveau des maîtres ou des patrons étrangers. Non pas les mêmes sans doute, car c’est l’Allemagne surtout qui l’attire et la menace à présent. Mais enfin cette musique ne paraît plus autant qu’hier suivre sa propre pensée, écouter sa propre voix. On dirait qu’elle s’oublie, et le premier devoir de ceux qui l’aiment, de ceux que ses chants ont charmés, est de la mettre en garde contre les périls d’un sacrifice impie et d’un funeste renoncement.

Glinka vraiment est son « maître » et son « auteur. » Au début du premier concert, on crut en quelque sorte la voir ou l’entendre natlre de lui. Pendant le premier acte de Russlan et Ludmilla, après un certain nombre de passages et de formules italo-françaises, une voix de ténor s’éleva, solitaire et flottant sur quelques accords de harpe. Elle chantait, cette voix, une étrange cantilène. Et bientôt, à l’impression d’une mélodie ou d’une mélopée inconnue, un chœur, à cinq temps, vint ajouter le charme d’un rythme et d’un mode également nouveau.

Russlan et Ludmilla, c’est l’opéra légendaire ou fabuleux, fantastique, oriental aussi. Dans la Vie pour le Tsar, au contraire, on trouve comme l’ébauche du genre historique et national. Et voilà les deux types entre lesquels, pendant quelque soixante ans, le drame musical russe ne cessera de se partager. Au dernier se rapporteront le Prince Igor de Borodine, Boris Godounof et la Kkovantschina de Moussorgsky. Le Sadko de M. Rimsky-Korsakof, son Tsar Saltan et sa délicieuse Sniegourotchka, sans compter bien d’autres œuvres exquises, procéderont directement de l’autre.

On a dit en Allemagne, puis en France, — et Richard Wagner fut peut-être le premier à le dire, — que l’histoire ne saurait être matière musicale, ou « musicable ; » que les particularités ou les contingences y restreignent, y étouffent la vérité générale, universelle, la seule qui comporte ou supporte la musique, celle enfin que Wagner encore a nommée « purement humaine. » À cette théorie, qui ne permettrait que les sujets légendaires, la Russie a répondu par une pratique éclatante et quelquefois glorieuse des sujets historiques. Il eût suffi d’un Boris Godounof pour rappeler, rétablir le droit, sinon le devoir, qu’a toute nation de faire revivre et de glorifier par la musique dramatique ses souvenirs et sa fortune, ses ancêtres et ses héros.

Mais, pour s’être attachée à l’histoire, à son histoire, pour s’y être complu, la musique russe ne s’y est jamais enfermée. Aucune autre ne s’est échappée avec plus de liberté, plus de joie, au dehors, dans l’étendue immense de son pays natal, ou dans celle, infinie également, de sa fantaisie et de son rêve. Pour le Russe, en effet, immense est la patrie. Quelle autre, italienne, allemande, française, ne semblerait étroite en comparaison ? Des bords de la Vistule aux extrémités de l’Asie, des glaces du pôle aux Indes ardentes, que de plaines et de monts, de fleuves et de mers, de climats et de peuplades elle comprend ! Que de terre elle occupe ! Et que de ciel, que d’air également ! Cet air, qui l’enveloppe de ses ondes et de sa vibration éternelle, forme pour elle des sons et des chants, ou des soupirs, innombrables. Et tous, les plus divers, les plus lointains, les plus étranges, l’âme de la Russie, aussi vaste que son empire, a le droit de [les reconnaître, de les retenir et de les répéter comme siens.

C’est surtout du côté de l’Orient que les musiciens russes, les plus vraiment russes, ont écouté. Sensible déjà dans Russlan et Ludmilla, l’influence orientale inspire encore plus profondément le Borodine du Prince Igor. Le même souffle traverse le poème symphonique du même compositeur : Dans les steppes de l’Asie centrale ; un autre encore, de Balakiref, qu’on pourrait appeler une des œuvres classiques de l’exotisme russe et qui porta le premier, avant l’opéra de M. Bourgault-Ducoudray, le nom de Thamara. Quel orientaliste enfin que M. Rimsky-Korsakof ! Parmi les maîtres purement russes, dont l’influence étrangère n’a point adultéré le génie, celui-là survit seul. De l’idéal qui leur fut commun, il reste le gardien unique, mais non le moins glorieux. Qu’il reçoive ici l’hommage que, sans lui, nous ne pourrions porter que sur des tombeaux. A l’entendre, à le voir, sérieux, calme, presque impassible, conduisant, avec je ne sais quel air de nonchalance et de fatalisme, un orchestre qu’il semble n’écouter qu’en songe, on songe soi-même à certaines figures de poètes lointains, anciens et mystérieux. Musicien des royaumes étranges, de celui des fleurs et de celui des eaux, musicien des fées et des génies, il l’est aussi des khalifes et des sultanes. Son œuvre est pareil à quelque somptueux bazar d’Orient : bazar des tapis et des armes, des faïences d’azur et des aiguières d’or. C’est là, parmi les rayons et les parfums, qu’on aime, en fermant les yeux, à se représenter l’auteur d’Antar et de Scheherazade ; c’est là que l’on croit l’entendre, tel un étrange rapsode, nous conter, par la symphonie aux mille et une voix, mille et un récits merveilleux.

Elle mêle, cette musique de Russie, elle mêle aux poèmes les paysages. Paysages orientaux, mais parfois aussi paysages russes, très vastes, très plats, où la mélodie, où la mélopée, en quelque sorte horizontale, s’étend sans obstacle et sans fin.

Autant que la nature, la musique russe aime le peuple. Musique des tsars et des seigneurs, de Boris et d’Igor, elle ne l’est pas moins, si même elle ne l’est davantage, des chemineaux et des paysans. Avec une pitié fraternelle, tour à tour tendre et farouche, elle chante sur des lèvres tantôt plaintives et tantôt irritées. Les plus chétives, les plus viles créatures, elle ne les dédaigne pas. Elle note les cris, presque les hoquets d’un ivrogne (chanson de Varlaam, de Moussorgsky, chantée par M. Chaliapine) et dans la dernière scène de Boris Godounof, c’est un idiot, couché sur le bord de la route, qui pleure la ruine et la honte de la sainte Russie.

Mais de ce réalisme vigoureux, jamais ignoble, la musique russe, par des élans soudains, remonte vers les sommets. Religieuse, autant que descriptive et populaire, elle l’est en quelque sorte deux fois : ou sur le mode éclatant et lyrique, ou sur le mode mystique et profond. Un de ses personnages favoris est une sorte de barde ou de trouvère sacré. C’en est un qui chante l’épithalame, au premier acte de Russlan et Ludmilla. D’autres (voyez Boris Godounof) s’en vont, errant et mendiait, à travers la campagne. Ils adressent au peuple des homélies et des prières au Seigneur. On les nomme les Kaliéki-Perekhodjie. Le premier de leur race fut, disent-ils, au moyen âge, un certain Stavre, qui savait des airs de Jérusalem et de Constantinople. Enfin, dans la Sniegourotchka, l’on voit encore, autour d’un tsar de légende, un conseil de vieillards aveugles, augustes et mélodieux. Ils chantent de graves et nobles complaintes, en s’accompagnant sur des cithares d’or. En vérité cette musique de Russie, à de certains momens, paraît exprimer la mélancolie grandiose du Psalmiste : « Confitebor tibi in cithara, Deus, Deus meus. Quare tristis es, anima mea, et quare conturbas me ? »

Musique de psaume et de cantique, elle l’est aussi de plus intime et plus humble prière. Deux fragmens de Moussorgsky, tirés, l’un de la Khovantschina, l’autre de Boris Godounof, ont permis de s’en convaincre. Il paraît qu’après la première représentation de Boris, on vit tomber sur le théâtre une couronne portant ces mots : « La Force s’est révélée. » Elle disait vrai, mais elle ne disait pas toute la vérité. Le récit du moine Pimène à l’usurpateur Boris tourmenté par le remords, surtout l’admirable monologue de Dosithée, près de mourir avec ses compagnons pour leur commune foi, rendent un tout autre témoignage. De telles beautés auraient aussi mérité leur couronne. Elle eût honoré, celle-ci, non plus la force, mais la piété, la sainteté, enfin tout ce que le génie extraordinaire d’un Moussorgsky mêla parfois à la rudesse, à la violence farouche, de suave, surnaturelle et presque divine douceur.

Si maintenant, après avoir essayé d’analyser l’ethos ou l’idéal de cet art, on se demande par quels élémens de la musique il s’exprime, on reconnaîtra sans hésiter que le principal est la mélodie. La musique russe est avant tout mélodique et chantante. C’est à cet égard surtout qu’elle nous apparaît comme une musique nouvelle, ou renouvelée. Harmonistes, les musiciens de Russie le sont avec finesse, avec originalité, mais sans la maîtrise des Allemands et, par exemple, d’un Richard Wagner. Quant au monde de la symphonie, ils n’en possèdent, pour ainsi dire, que l’un des deux hémisphères : non pas celui de ce qu’on appelle quelquefois le développement thématique, mais celui de l’instrumentation.

Parmi les compositeurs vivans, il n’est pas un virtuose de l’orchestre supérieur à M. Rimsky-Korsakof. Je ne sais pas de musique aujourd’hui plus délicieuse à entendre que la sienne. On ne dirait pas qu’il l’écrit, mais qu’il la colore, qu’il la tisse et la brode, comme un voile de mousseline et de soie, en fils de neige, de pourpre, d’azur et d’or. Ce n’est pas seulement pour l’oreille, mais presque pour les yeux mêmes qu’elle est un enchantement. A l’écouter, on se demande avec Tristan : « Höre ich nicht das Licht ? Est-ce que je n’entends pas la lumière ? » Pourtant, choisir ainsi, varier, combiner les sonorités et les timbres, cela n’est qu’une moitié de la symphonie. L’autre consiste en ce que nos confrères anglais nomment le working out : travail rationnel et logique, opération plus purement intellectuelle, où le plaisir physique est dominé par le contentement de l’esprit. Extraire ou déduire d’une forme, d’une « idée » sonore, tout ce qu’elle renferme et peut fournir ; la diviser, la décomposer, pour la reconstituer ensuite ; en rompre, s’il le faut, l’unité, ne fût-ce que pour la rétablir ; en un mot, — un seul, auquel, faute d’un meilleur, on revient toujours, — « développer » un motif, c’est le domaine, c’est « l’ordre » musical où le génie russe est peut-être le moins fait pour s’exercer. Et voilà pourquoi le leitmotiv, adaptation de la symphonie au drame lyrique, lui demeure à peu près étranger.

Il a pour mission ou pour vocation, ce génie encore jeune et d’une sensibilité neuve, non pas de « traiter, » d’organiser la mélodie, mais de la créer. Il la crée à profusion. Il la crée originale autant qu’abondante, et dans le siècle de chimie musicale où nous sommes, il nous apporte des corps simples et des germes vivans. « Il y a, disait un vieux musicien de France, il y a chanter pour parler et chanter pour chanter. » La musique russe chante des deux manières. Tantôt sa mélodie est parole, ou discours, ou récit, et tantôt elle est chant ou chanson. Ici libre, capricieuse même, elle va, elle vient à son gré ; ailleurs elle revient, se répète et se reproduit par couplets. Mais, quelque forme qu’elle prenne, elle chante toujours. Toujours la beauté, la nouveauté de la musique russe consiste dans la suite des sons plutôt que dans leur concours ou leur concert.

On dit que les Kaliéki-Perekhodjie, ces rapsodes vagabonds dont nous parlions tout à l’heure, se plaisent à célébrer surtout la gloire de saint Jean Chrysostome. Ils lui consacrent leur voix et leurs cantiques. Patron des étranges trouvères, le saint pourrait l’être également de la musique russe elle-même. Celle-là du moins n’a pas encore appris, comme ses sœurs d’Allemagne et de France, à mépriser les lèvres humaines et tout ce qu’il peut y avoir, dans leur souffle, de joie et de douleur, de vérité et de poésie. La musique russe est demeurée vocale ; elle continue de chanter avec une bouche d’or.

Chantera-t-elle ainsi toujours ? Des symptômes fâcheux se produisent. Autrefois déjà, de l’arbre natal, de l’arbre de la vie, avec l’œuvre des Rubinstein et des Tschaïkowsky, une branche s’était inclinée vers l’Allemagne. Sous le poids de certains fruits un peu lourds, tels que les symphonies d’un Scriabine, le rameau continue de pencher. Puisse-t-il se relever avant la chute ! « Il faut, écrivait Tourguéneff, il faut surtout qu’on reconnaisse la vérité nationale. » C’est un devoir en effet de la faire reconnaître ; c’est le premier devoir et le devoir éternel de la musique autant que de la poésie.

Parmi les interprètes, fort nombreux et pour la plupart inconnus, d’œuvres en si grand nombre, il en est quelques-uns d’éminens. La voix de contralto de Mme Zbroueff est une voix magnifique, et celle de M. Smirnoff (un ténor), une délicieuse voix. Quant à l’illustre M. Chaliapine, on n’oserait peut-être pas décider, avant de l’entendre et de le voir au théâtre, s’il est l’artiste sans pareil que célèbre la renommée. Il nous a donné du moins, et plus d’une fois, au concert, avec une simplicité, une étrangeté, une puissance primitive et populaire, la sensation de la nature, de la vie et de la vérité.


Maintenant, dirai-je à M. Messager, avec je ne sais quel personnage de Molière : « Ramenez-moi chez nous. « Oui, c’est bien chez nous, au centre, au cœur de notre pays, que nous ramène le musicien de Fortunio. Chez nous où naguère, au temps chaud, on chantait, ne vous déplaise ; où, même aujourd’hui, j’en suis fort aise, quelques-uns des nôtres osent encore chanter.

Ne reprenons pas la question, peut-être épuisée, de savoir s’il faut ou non transporter sur un théâtre de musique les chefs-d’œuvre du théâtre tout court. La vérité, c’est qu’il y a la manière. Celle de MM. De Caillavet et de Flers a paru, comme toute chose en ce monde, mêlée de bien et de mal.

Le mal, c’est l’addition d’un prologue dont la comédie musicale pouvait, comme l’autre, se passer. A l’Opéra-Comique, de même qu’aux Français, maître André n’avait qu’à entrer tout de suite dans le sujet et dans le lieu de l’action, lequel est, vous le savez tous, la chambre à coucher de sa femme.

Le mal, encore, c’est d’avoir un peu trop atténué chez Jacqueline et chez Fortunio, dans Les rencontres aussi de l’un avec l’autre, l’éclat du grand lyrisme et de la passion déclarée. On a regretté, dût-il être réduit, le monologue de Fortunio sous la charmille et l’explosion de Jacqueline à la fin de la dernière scène d’amour.

Le mal, enfin, c’est d’avoir grossi, pour les convenances ou les conventions du « spectacle, » la « façon de petite fête » que donne maître André. Trop d’invités à l’Opéra-Comique, trop de seigneurs et de belles dames. Nous voilà chez un fermier général et non plus chez un tabellion de province. Et puis à ces grands arbres, à ces lampions, j’aurais préféré la petite salle à manger, le souper intime, à quatre couverts, ou plutôt les deux soupers, qui se font pendant, avec les deux répliques : « Chantez donc, monsieur Fortunio ! — Chantez donc, monsieur Clavaroche ! »

Le dénouement aussi, sur ces derniers mots, les librettistes l’ont remplacé par un autre, spirituel d’ailleurs, mais qui ne vaut pas la scène et le trait final, devenu classique, de la pièce de Musset.

Le bien, car il y en a dans cette version, les auteurs étant gens d’esprit, le bien, c’est que leur prologue est encore plus vivant, plus brillant que superflu ; le bien, c’est tout le second acte, de l’arrangement le plus heureux ; c’est enfin, au cours de l’ouvrage, la vivacité, la verve, quelquefois la virtuosité du style, et la gageure gagnée, ne pouvant partout faire parler Musset lui-même, de ne point parler un langage trop différent ou trop indigne du sien.

Quant à la partition de M. André Messager, elle est quelque chose comme la moitié d’un petit chef-d’œuvre. Les deux premiers actes nous le promettaient, et l’auteur, avec un peu plus de temps, un peu plus de soin, aurait pu nous le donner tout entier. C’est déjà beaucoup de l’avoir à demi. Nous l’avons dans le prologue, que la musique achève de justifier. Nous l’avons encore davantage au second acte (la chambre de Jacqueline). Là, je doute que de l’idéal de la comédie lyrique la musique française moderne ait souvent de plus près approché. Elle y touche d’abord et, pour ainsi dire, au fond, par l’esprit et le sentiment ; elle y atteint aussi par la pureté et la précision, par la grâce et l’élégance de la forme, des formes, pourrait-on dire, car chacune, chez un écrivain de ce style, a son mérite et son agrément.

Je ne connais pas de veine mélodique plus facile et plus limpide que celle du musicien de Fortunio. En outre, elle est sauvée à tout moment d’un tour qui pourrait être banal, par une modulation, par une cadence, enfin par un détour ingénieux. Tantôt (en certains couplets de Clavaroche), elle s’échappe et jaillit ; tantôt elle se contient dans un espace étroit ; elle se meut, discrète, entre des notes prochaines, et c’est ce qui donne un caractère de recueillement et de pudeur à deux au moins des délicieuses cantilènes de Fortunio.

Ici brève et hachée menu, par couplets et refrains, la phrase mélodique se développe ailleurs en longue, en eurythmique période. Ainsi la souple, hypocrite réponse de Jacqueline aux questions, aux reproches de maître André, semble en quelque manière, indolente, paresseuse ainsi que Jacqueline même, aller avec elle du lit à la chaise longue et mollement, négligemment, avec elle toujours, s’y étendre et s’y reposer.

En cette musique chantante, le rythme, l’harmonie, l’orchestre, tout avive et relève le chant. La variété rythmique est l’un des charmes de ce second acte, où je ne sais presque rien que de charmant. Qu’au premier acte, entre deux parties de boules, « Landry, mon clerc, » porte, après la santé du patron, celle de la patronne, il suffit que l’accompagnement appuie ou joue à peine sur deux degrés diatoniques, formant avec le chant une dissonance discrète ; il suffit que sur deux accords l’ombre du mode mineur vienne à passer, et voilà deux accens délicats, l’un de sérieux, l’autre de sensibilité. L’orchestre enfin, qui souvent accompagne, souvent aussi fait beaucoup plus et beaucoup mieux qu’accompagner. Il a son rôle et sa vie, son esprit et son cœur, il n’a besoin que de quelques notes de cor pour étendre en quelque sorte derrière les aveux de Fortunio tout un passé, tout un lointain mystérieux.

Et puis, que voulez-vous ? La musique elle-même a ses favoris ou ses enfans gâtés. Tout sied à M. Messager, tout lui réussit, de lui tout est bien venu. Il donne à des riens une grâce nonpareille et je ne sais quelle faveur préserve son facile talent, alors même qu’il n’est que facile, de paraître vulgaire ou seulement négligé.

Nous-même, au moment de conclure, il ne nous souvient pas d’autre chose, en ce Fortunio, que de ce qui nous a séduit. Le premier et le second acte effacent les autres en notre mémoire et ne sont pas indignes de les faire oublier. Ici, dans cette claire musique, ainsi qu’en un flacon de verre, l’esprit, le sentiment du chef-d’œuvre littéraire, et sa poésie même s’est condensée. Oui, le musicien ici ne fut point au-dessous du poète et ses notes, même légères, ont éveillé des résonances profondes. Qui donc a dit qu’en art tout revient à des questions, à des nuances de sensibilité ? Il fallait surtout, ou seulement, que la sensibilité du Musset du Chandelier passât dans la musique de Fortunio. Or, en plus d’un endroit, elle y a passé tout entière. Passage délicat, mystérieux, presque indéfinissable, et que çà et là pourtant l’oreille et le cœur savent surprendre.

Ainsi nous regrettions qu’on nous eût changé le jardin, la charmille. Il est trop vrai qu’on ne nous l’a pas montrée où nous aurions voulu la voir. Mais ailleurs, au premier acte, en quelques mesures de Landry la décrivant à Fortunio, là du moins nous l’entrevoyons un instant, nous en goûtons la fraîcheur et l’ombre, nous en entendons les murmures. Enfin, sur tout le second acte, nous sentons flotter un peu de l’esprit de Musset et de son cœur, sa jeunesse, et sa mélancolie amoureuse, et sa tristesse attirante, ou mieux, comme il disait lui-même,


cette douce ivresse
Où la bouche sourit, où les yeux vont pleurer.


Écoutons, puis lisons et relisons encore la scène de Jacqueline avec maître André, celles qui suivent : de Jacqueline toujours, avec Clavaroche, avec la camériste, avec Fortunio. Partout et jusque dans les détails, — les moindres sont ici précieux, — nous trouverons de quoi nous charmer et vaguement nous attendrir. Musset, qui, de nos grands poètes, fut le plus musicien, aurait permis, aurait goûté cette musique, écrite avec des mains légères, un peu tremblantes d’amour. Il eût estimé peut-être que, par elle, quelque chose de sa poésie et de son âme était entré dans « le royaume où résident les enchantemens célestes des sons. »


Mme Carré, MM. Fugère, Dufranne et Francell composent le quatuor conjugal et extra-conjugal de Fortunio. M. Fugère est supérieur au rôle de maître André, qui n’est pas le mieux venu. M. Dufranne (Clavaroche) unit la rondeur à la carrure, autant que l’une et l’autre se peuvent concilier. M. Francell a dans la voix et dans le chant la pureté, la jeunesse et comme la blancheur qu’il faut. Enfin jamais personnage ne convint mieux que celui de Jacqueline à la nature au talent, aux grâces nonchalantes et savoureuses de Mme Marguerite Carré.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Tolstoï, Qu’est-ce que l’art ? traduction de M. de Wyzewa ; 1 vol. Perrin.
  2. A. Borodine, par M. A. Habets. Paris, Fischbacher, 1893.