Revue musicale - 30 juin 1905

Revue musicale - 30 juin 1905
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 218-228).
REVUE MUSICALE


THÉÂTRE DE L’OPÉRA : Reprise de l’Armide de Gluck. — THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE : Chérubin, « comédie chantée » en trois actes ; paroles de MM. Francis de Croisset et Henri Caïn, musique de M. Massenet. — Musique d’Allemagne et d’Italie.


La reprise, ou plutôt, — pour les gens de notre génération, voire de la précédente, — l’apparition d’Armide à l’Académie nationale de musique est déjà loin de nous. Mais du chef-d’œuvre même, de l’esprit qui l’anime, du style qu’il comporte et qu’il commande, il nous souvient encore que l’exécution générale s’éloigna sensiblement.

Seul des trois principaux interprètes, le moindre par le rôle et, par le mérite, le plus grand, M. Delmas, a su, dans le personnage d’Hidraot, chanter cette musique, et la parler aussi. Mais Renaud, mais Armide elle-même ignorent l’un et l’autre secrets. Pour le timbre et pour l’émission, pas une voix de ténor n’est comparable à celle de M. Affre. Chaque fois qu’on a l’occasion de l’entendre, on est tenté de demander, comme en jouant « aux petits jeux, » à l’artiste qui la possède : « Où la placez -vous ? » Elle a, cette voix, quelque chose de plat et de sec. Elle vient du nez, ou du palais, et ne va point au cœur. Elle donne le charme, la poésie et la sonorité phonographique aux deux adorables airs du héros : « Plus j’observe ces lieux, » et : « Allez, éloignez-vous de moi ! » dont la commune beauté consiste dans la grâce nonchalante, dans la souplesse et la sinuosité des contours, ou plutôt des détours mélodiques et mélodieux.

Pourquoi la belle et sombre cantatrice qui « fait » Armide, la fait-elle non seulement aussi sombre, mais presque maussade ? La passion ou l’humeur tragique est autre chose que la mauvaise humeur. De plus en plus il y a dans la voix et dans la diction, dans toute la manière enfin de Mlle Bréval, quelque chose qui se reploie ou se referme ; j’allais, mais je ne veux pas écrire : qui se renfrogne. Ainsi compris, tout le personnage d’Armide s’alourdit et s’empâte. Les différentes parties du rôle, les phrases diverses d’un air ou d’un récit, les notes mêmes d’une phrase, arrivent à se confondre. Les plans se touchent, les arêtes perdent leur vivacité, les formes leur relief ; les articulations musicales s’engorgent ou s’ankylosent ; tout ce que la musique de Gluck a de sculptural et de plastique s’amollit et disparaît.

Ce qu’elle a de vocal n’est pas mieux compris par les artistes de l’Opéra. Comme on chante mai aujourd’hui ! Nous ne parlons pas seulement de l’expression, mais de la technique même du chant. En écoutant Armide, il est permis de se demander si le solfège est encore enseigné dans les conservatoires. » « Ah ! si la liberté me doit être ravie ! » De ce peu de mots, sans chercher d’autres exemples, les quatre premiers sont notés de la façon la plus simple : à quatre temps, sur une blanche et des croches. Avant tout, avant toute recherche, avant toute nuance, tout effet sentimental ou passionnel, c’est donc une blanche et des croches que nous voudrions entendre. Un des principes les plus élémentaires du style en musique, en toute musique, est le respect des valeurs, autrement dit, de l’ordonnance ou de la hiérarchie des sons dans la durée. Il n’y en a pas un que la plupart des chanteurs, — et des instrumentistes, les pianistes surtout, — méconnaissent avec plus de constance.

On tient le même compte à l’Opéra des mouvemens que de la mesure. Oyez plutôt quelle traînante et lourde complainte la Naïade peut faire de sa légère et coulante chanson : « On s’étonnerait moins que la saison nouvelle. » Et je n’ignore pas que dans la musique de Gluck les mouvemens en général ne sont point indiqués. Mais ils ne le sont pas davantage dans la musique de Palestrina, de Bach ou de Rameau. Les connaître ou les sentir est affaire de tradition ou d’intuition. Il paraît que l’une se perd et que l’autre est rare à l’Académie nationale de musique.

La parole enfin n’y est pas mieux traitée que le mouvement et la mesure. Du rôle entier d’Armide nous n’avons peut-être pas saisi vingt mots. Or, vous le savez et l’on ne devrait pas avoir besoin de le rappeler, ou de l’apprendre, à des interprètes de Gluck, autant que la musique, sinon davantage, la parole est reine et maîtresse ici. Si Gluck, même le Gluck d’Armide, est un Ancien, et plus précisément un Grec, il l’est premièrement par ce qu’il y a de grandeur et de simplicité dans le sentiment général ou l’éthos de son art ; il l’est aussi par la forme, par le contour, que nous appelions tout à l’heure sculptural et plastique, de sa mélodie et de son récitatif ; il l’est enfin par deux traits, encore plus spécifiques, et qui dominent, si même ils ne le résument, le génie ou l’idéal de la musique des Grecs : le premier est la rythmique et l’autre la verbalité.

Médiocrement servi, le vieux maître, à lui seul, a néanmoins triomphé. « Madame, » disait-il d’avance à Marie-Antoinette, » Madame, ce sera superbe. » D’aucun de ses chefs-d’œuvre le mot n’est plus vrai que d’Armide. En nul autre, et cela par le fait seul du livret conservé de Quinault, de l’importance accordée à la décoration et à la chorégraphie, on ne respire en quelque sorte cet air de pompe, de faste et de magnificence. Entre tous les drames lyriques de Gluck, Armide est le plus opéra.

Mais dans ce luxe extérieur, sous ces dehors somptueux, comme la force intime et simple, comme l’âme, loin de se disperser et de se perdre, se rassemble et se condense toute ! Comme elle jaillit à chaque instant ! Avec quelle violence, et par quels éclats à la fois égaux et contraires ! Opéra d’amour et rien que d’amour, — ce qui, parmi les œuvres de Gluck, lui donne un rang avec un caractère unique, — Armide est encore, est partout, ailleurs même que dans une scène célèbre entre toutes, l’opéra de la haine. Sa plus étonnante beauté consiste tantôt dans la violente antithèse, tantôt dans la pénétration réciproque et le subtil mélange de l’une et de l’autre passion. En ce double sujet, qui pour ainsi dire se retourne ou se renverse à chaque instant, la largeur et la généralité du parti pris n’a d’égale que la finesse de l’analyse, la délicate, la minutieuse étude des moindres parcelles de la vie et de la vérité. Rappelez-vous le revirement fameux qui termine l’acte dit « de la Haine, » et la soudaineté, la simplicité saisissante de cette reprise ou de cette rechute d’amour. Observez surtout, en chaque air, en chaque récitatif, le partage incessant du rôle d’Armide, comme il hésite et comme il oscille, comme en quelque manière il miroite sous des feux alternés et contraires, éclatans et sombres tour à tour. Alors, de l’amour et de la haine vous sentirez, encore plus que l’antinomie, le rapport et le contact. Alors vous admirerez comment, dans l’âme de la magicienne d’Orient, si tout s’oppose et se combat, tout se rencontre et se fond. Alors, autant que le musicien d’Iseult, — et avant lui, — le musicien d’Armide vous montrera sa grandeur « non pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et en remplissant tout l’entre-deux. »

De même que le Mariage de Figaro fut la suite du Barbier de Séville, le Chérubin que vient de représenter, après le théâtre de Monte-Carlo, celui de l’Opéra-Comique, est la continuation du Mariage, — ou plutôt, puisque c’est une « comédie chantée, » — des Noces de Figaro. Quand nous disons : « de même, » on entend assez ce que nous voulons dire et qu’ici, comme partout, il y a la manière. Celle de MM. de Croisset et Henri Cain a paru facile et légère à souhait, peut-être même un peu plus qu’on ne l’eût souhaité. Peut-être aussi conviendrait-il de s’en tenir à cet unique essai. La succession de Mozart est périlleuse. Nous demandons qu’on n’ajoute rien à Don Juan et à la Flûte enchantée.

La comédie que M. Massenet vient de mettre en musique a pour sujet l’avancement du petit page, son avancement à la fois militaire et sentimental. Quatre personnes concourent, de façons différentes autant qu’inégales, à la dernière de ces deux promotions. C’est la Comtesse et c’est la Baronne, insignifiantes, voire anonymes l’une et l’autre ; c’est l’honnête Nina, dont la flamme pure à la fin sera couronnée ; surtout c’est la coquette Ensoleillad, une illustre ballerine, appelée à la cour de Madrid, mais qui daigne en passant accorder à Chérubin, sous un rayon de lune, quelques momens et quelques baisers de l’amour qu’elle a promis et qu’elle porte au roi.

L’enfant avait espéré davantage, et que le songe de sa nuit d’été serait moins court. Dès le matin, l’Ensoleillad se remet en route. Son regard ironique défait ce que la veille avait fait son tendre regard. Elle s’éloigne et, comme elle oublieuses, la Comtesse et la Baronne la suivent. Quelques pleurs alors, de dépit et même de souffrance, mouillent les yeux du jouvenceau. Mais la douce et loyale main de Nina les essuie. Chérubin la porte à ses lèvres. Il prendra Nina pour femme et les premières notes, ironiquement rappelées, de la sérénade de Don Juan, sont témoins de sa promesse et nous assurent de sa foi.

Il semble que la partition de Chérubin soit une de celles où M. Massenet, plutôt que d’aller jusqu’au bout, jusqu’au fond de son talent, s’arrête et se joue à la surface. Le grand artiste, une fois encore, s’est complu dans les détails, les accessoires et les dehors. Il est vrai que pour les rendre agréables, brillans, vivans même, il n’a rien épargné. Oui, même vivans, et la vie dont le premier acte de son œuvre nouvelle est animé, peut bien n’être qu’extérieure, elle est pourtant la vie. Elle circule à travers l’ouverture, aimable jusqu’à la fin, non compris toutefois cette fin, plus que de raison ou sans raison tapageuse. Le reste a le ton spirituel, peut-être un peu moqueur, de l’ancien opéra-comique. On aimerait l’entendre, la pimpante ouverture, entre celles du Cheval de Bronze et de l’Italienne à Alger, dans un vallon thermal des Pyrénées ou des Alpes, un soir d’été, sous les arbres du « jardin de l’établissement. »

Cette vie, que l’ouverture annonce et résume, se partage, au cours du premier acte, entre les épisodes ou les mouvemens scéniques d’abord, et puis entre les divers élémens de la musique elle-même : entre le récitatif ou le dialogue mélodique et le chant proprement dit, entre les instrumens et les voix. Il y a là toute une série de petits tableaux sonores, traités du bout des doigts avec autant d’aisance] que de sûreté. La couleur en est vive, le dessin ferme et délicat. C’est l’entrée ou la sortie d’un personnage, une ritournelle d’orchestre ; c’est un chœur, un ballet surtout de quelques mesures, c’est une trouvaille de rythme, d’harmonie ou de sonorité.

La première apparition de Chérubin ne manque ni de lumière ni de chaleur. Ce que chante ici le jeune héros, ce qui chante avec lui et comme lui, mélodie, orchestre, tout porte les signes authentiques et particuliers de la manière ou du style du maître ; le charme, l’élan avec l’éclat, le nerf, ou plutôt peut-être les nerfs, la tendresse passionnée, un peu sensuelle de la phrase et jusqu’à sa chute mourante. Grisélidis, autrefois, commença par une phrase analogue. Sans l’égaler, celle-ci la rappelle et pourrait servir aussi d’exemple à qui voudrait analyser et définir l’espèce de lyrisme propre à M. Massenet et la forme ou le contour musical qu’il a vraiment créé.

Il anime encore, ce lyrisme, d’un souffle plus chaud et plus profond, la meilleure page de l’œuvre, le duo d’amour du second acte ; au moins le début du duo, car un éclat banal en gâte la péroraison inutilement précipitée et violente. Mais l’exorde a beaucoup de charme : un charme non pas superficiel cette fois, mais intense ; un charme fait de passion et de langueur, de poésie autant que de naturel et de sincérité. Ce n’est plus de Grisélidis, mais de Werther même qu’il serait ici, pour un moment, possible de se souvenir.

Et je sais bien qu’ailleurs, partout ailleurs, l’adresse, l’aisance, l’ingéniosité, le tour d’esprit et de main, le talent en un mot surabonde. Il se révèle sans cesse. On regrette seulement qu’il ne se surveille pas davantage. Le musicien de Chérubin a une si jolie manière, — il en a même plus d’une, — de dire les choses ! Que ne prend-il toujours, non pas la peine, rien ne lui pouvant être pénible, mais le temps au moins de les penser !

Mlle Garden, dans le costume et dans le personnage de Chérubin, a paru pimpante et fringante, papillonnante et papillotante à souhait. Et même, comme dit Suzanne, « pour le sentiment, c’est un jeune homme qui... » Mais je préfère encore à ce qu’il y a de sentimental, ce qu’il y a de vif et d’un peu mordant en sa voix, de ferme et de précis dans son chant. Par son art, comme par sa personne, Mlle Garden a donné l’impression d’une élégance nerveuse et souple, de ce qu’on nomme le sang ou la race. Il est vrai que c’est d’une face étrangère. Mais un rôle espagnol chanté en français par une Anglaise, n’est-ce pas là quelque chose de très « parisien ? »


Paris d’ailleurs a partagé ses faveurs printanières entre les deux grands génies étrangers de la musique : celui de l’Allemagne et celui de l’Italie. Aux quatuors de Beethoven, exécutés par M. Joachim et ses disciples, ont succédé les neuf symphonies conduites par M. Weingartner. Voilà deux cycles merveilleux, plus vastes encore que l’Anneau wagnérien ; si vastes, que d’eux aussi, chaque fois qu’on essaie de les mesurer, on reconnaît que le centre est partout et la circonférence nulle part.

Beethoven depuis quelques mois domine, ou remplit notre horizon. Dans l’intelligence et dans l’amour de son œuvre, M. Edouard Risler pénètre et nous conduit chaque année plus avant. Avec le concours de M. Hausmann, le solide et sérieux violoncelle du « quatuor » Joachim, M. Risler nous a révélé quelques sonates, ignorées et magnifiques, du maître. Seul, il nous avait auparavant donné de l’Aurore et de l’Op. 106 une interprétation plus que jamais admirable de profondeur autant que de clarté. Toute joie musicale, — nous ne parlons ici que d’une haute, d’une noble joie, — rappelle une définition souvent citée de la musique : le rapport entre les forces du son et les forces de l’âme. Rien ne fait mieux concevoir et même percevoir ce rapport, que d’entendre M. Risler. Le son et l’âme, c’est-à-dire le son et le sentiment, le son et la pensée : que ce soit, dans l’adagio de l’Op. 106, la pensée contemplative, ou, dans la fugue suivante, la pensée en acte, nous voyons les deux élémens ou les deux termes s’animer, se développer et se concerter devant nous. Et parce qu’ici la technique ou le métier fournit à l’intelligence de l’artiste tous les moyens qui la peuvent servir, et dont elle ne fait que se servir en les dominant toujours, un art tel que celui de M. Risler, ou plutôt celui-là seul, car je n’en sais pas de pareil, réalise la perfection à la fois dans l’ordre sensible et dans l’ordre de l’esprit.

C’est la perfection aussi que le chant de Mme Mysz-Gmeiner, et que sa voix. Ses voix, devrait-on dire, car il semble qu’elle en ait plus d’une : celles de la joie et de la tristesse, voix réelles et de rêve, de l’amour et de la colère, voix de l’âme et de la nature, toutes les voix enfin de la vie. Cette voix jamais ne crie, alors même qu’elle donne toute sa force, et quand elle s’épargne, se réduit à n’être plus qu’un murmure, un soupir, elle chante encore, toujours.

Elle sait modeler par les sons, comme par des lumières et des ombres, le Frauenliebe de Schumann, adorable portrait de femme, où tant d’innocence et de pureté s’unit à tant de fierté, de passion et de douleur. Cette voix exprime aussi tout ce que le double génie de Schubert contient de mystère, ou d’idéal, et de réalisme familier. Elle dessine enfin du trait le plus pur l’un de ces deux airs fameux de Haendel (tirés de l’opéra de Xerxès) qui figurent, sur les paroles du Pater ou de l’Ave Maria, dans le « répertoire » des grands mariages parisiens.


Ombra mai fu
Di vegetabile
Cara ed amabile
Soave più ?


« Fût-il jamais une ombre, ombre d’un arbre (littéralement d’un végétal), plus chère, plus aimable et plus suave ? » Voilà le texte primitif. Il est assez indigent. Mais sur le chétif et presque ridicule quatrain, une magnifique période se déroule. La mélodie enveloppe, déborde les mots ; elle nous les rend transfigurés et sublimes, « Vegetabile, » rien que ce vocable, un peu trop botanique peut-être, nous rappelle tout ce que la musique a jamais consacré de son génie à l’une des formes et des forces, à l’un des règnes, à l’une des beautés de la nature, à l’être mystérieux et sacré de l’arbre et de la forêt. Alors nous croyons revoir et réentendre le « Bois épais » de Lully, et les marronniers, témoins du trouble de Suzanne ; et le « Noyer » de Schumann, et le feuillage où bruissent les rêves de Siegfried, et le mancenillier mortel à Selika. Mais bientôt notre imagination par degrés s’étend et s’exalte. Les tableaux s’effacent et les paroles s’oublient ; les notes seules demeurent, nous ne jouissons plus que des sons et nous sentons, au mépris des plus belles théories, que la mission de la musique et sa gloire est peut-être moins de se soumettre à un sujet, à des paroles, que de s’en rendre maîtresse et de les dépasser.

C’est encore de la musique allemande, sous un nom russe, ou sous le nom d’un Russe, que le Divin poème, symphonie de M. Scriabine, à laquelle M Arthur Nikisch a fait l’honneur de venir la diriger. Il est douteux que la « musique à programme, « celle même de M. Richard Strauss, — et nous ne parlons que de programme « intérieur » ou psychologique, — ait produit jusqu’à présent, comme programme et comme musique, rien d’aussi long et d’aussi chargé. L’œuvre dure, sans interruption, près d’une heure. Et dans l’espace il semble que l’exorbitante polyphonie tienne encore plus de place que dans le temps.

Non pas que cette chose énorme soit creuse. La substance musicale y surabonde. Les thèmes principaux existent, valent par eux-mêmes ; ils ont du caractère et du relief. De plus ils se prêtent au développement, et Dieu sait que l’auteur ne se fait pas faute de les développer. Il ne s’entend pas moins à les revêtir ou à les parer de toutes les couleurs instrumentales. On trouve dans cet orchestre des parties ou des « coins » délicieux. Mais avec cela, trop est trop, et l’accroissement inouï de la matière ou du matériel sonore, la complication, l’outrance et le paroxysme continu sont ici les signes funestes de cette hypertrophie symphonique dont la musique souffre, et dont il est temps qu’un musicien de génie, — de génie clair et simple, — vienne enfin la guérir.

La saison qui s’achève ne permet pas d’espérer, — pour le moment du moins, — que celui-là viendra d’Itahe. Il ne sera, si l’on en croit les courageux témoins de toutes les représentations données sous les auspices de M. Sonzogno, ni M. Cilea, l’auteur d’Adriana Lecouvreur ; ni celui de l’Amico Fritz, M. Mascagni ; ni celui de Zaza, M. Leoncavallo ; ni même, bien que le dernier soit ici le premier, celui de Fedora, d’Andréa Chénier et de Siberia, M. Giordano.

Pendant que Paris s’initiait au répertoire ultramontain, Rome, où nous nous trouvions, était presque muette. On eût dit que sa musique entière l’avait abandonnée. Elle n’avait conservé que trois opéras de M. Mascagni : l’Amico Fritz, Guglielmo Ratcliff et le plus récent de tous, Arnica, dont le théâtre de Monte-Carlo eut, au printemps, la primeur. Encore un cycle, mais plus modeste, étroit comme l’anneau dans lequel, au temps qu’il était page, sir John Falstaff eût passé. Peu de temps suffit pour en faire le tour. Excepté certain réalisme, ou « vérisme, » comme ils disent là-bas, tout ensemble superficiel et brutal, on rencontre dans les trois ouvrages de M. Mascagni, particulièrement dans Ratcliff et dans Arnica, les gros défauts de la moderne musique italienne. Nous disons : les défauts, quand nous songeons à la faiblesse, à la banalité des idées, à la négligence, à la platitude du style ; en pensant à la trivialité des rythmes, à la violence, à l’affreux tapage de l’orchestre, il faudrait dire aussi : les excès.

Il n’y a rien dans la partition, furieusement et vainement romantique, de Ratcliff, Amica n’est qu’une reproduction affaiblie, une redite prétentieuse et vide de Cavalleria, qui décidément reste le chef-d’œuvre — relatif — de M. Mascagni. Entre ces deux tristes pendans, l’Amico Fritz lui-même nous a paru supportable et, pour un rien, il nous aurait charmé. Oui, le contresens dramatique perpétuel qu’est la partition, la complète indifférence de la musique à l’égard des choses et des gens, des caractères et des lieux, la banalité des formules mélodiques et la grossièreté presque foraine de l’orchestration, nous avons failli tout pardonner, tout oublier encore une fois pour un rien, pour quelques riens : pour un accent de vérité simple et touchante, surpris çà et là dans un bout de récitatif ou de dialogue ; pour le jaillissement spontané d’une idée facile, mais heureuse, pour une phrase de ténor : « Tu sei bella, stagione primaverile ! » oh ! bien médiocre et tout extérieure, mais si sincère, si frémissante et si chaude, lancée d’une si jeune, si pure et si belle voix, qu’on y sentait vibrer tous les rayons du printemps.

J’ai toujours à l’esprit, quand j’entends une mélodie italienne en Italie, ces mots de M. Paul Bourget dans son ingénieux Paradoxe sur la musique : « Allez donc jouer ces airs-là dans le Nord ; autant vaudrait y planter des orangers. » Il faut écouter là-bas certains airs comme on y respire les orangers en fleur. Alors, mais alors seulement, de fines et parfois de profondes harmonies se créent ou se rétablissent. Dans l’ordre même de la musique, Rome possède et nous révèle, si nous savons l’interroger, le secret de rapports et de contrastes qui, loin d’elle, nous demeureraient mystérieux. La poésie de ses matins et de ses soirs, le charme de chacune de ses heures, est fait de sons autant que de clarté.

Connaissez-vous, presque appuyée au flanc du Palatin, une vieille église de briques en forme de rotonde ? On lit à la porte cette brève dédicace : « Theodoro militi. » Songeant, hélas ! à nos soldats, nous y entrâmes un dimanche. Elle était presque vide. L’autel illuminé portait, comme une étrange et blanche architecture de bois, un double étage de rinceaux et de volutes à jour. De chaque côté se tenait un moine à genoux, la tête et tout le corps perdu sous le capuchon et les plis de sa robe d’ivoire. Un paysan, le front contre le pavé, priait aussi, mais tout haut, et des pleurs, quelquefois un sanglot, se mêlaient à sa prière. Soudain, par la porte ouverte, une musique lointaine arriva. Un piano mécanique jouait la fameuse phrase du Trovatore, l’adieu de Manrique à Léonore après le Miserere. Alors, malgré l’instrument grossier, malgré l’imprévu, presque l’impertinence de la rencontre, ce fut un instant de beauté rare et de vérité profonde. Il nous sembla que jamais l’admirable plainte ne s’était accordée avec une plus simple, plus rude et plus sincère douleur.

Un autre jour, nous suivions le chemin qui monte à Sainte-Sabine entre les murs des vergers. Les bras chargés de fleurs, des jardiniers de l’Aventin nous croisaient en chantant. Au-dessous de nous, sur le quai du Tibre, une procession passait. On distinguait les robes rouges des enfans et le dais de soie blanche et d’or qui se balançait au soleil. Un régiment rencontra le cortège. Il jouait la marche d’Aïda. Cette fois encore, au lieu d’une dissonance, une harmonie se créa. Par son éclat pareil à celui des couleurs, par sa joie égale à la joie du matin d’été, cette musique brillante, et qui jamais n’eut rien d’égyptien, nous parut tout avoir de l’Italie sa mère, et pour un moment, parmi tant de signes visibles, elle fut le signe et l’âme sonore de sa patrie.

Plus haut, sur le sommet de l’Aventin, des conformités plus nobles et plus profondes se découvrent. L’abbaye de Saint-Anselme est à Rome l’asile et l’école par excellence du chant grégorien. Saint-Anselme est quelque chose à la fois de très simple et de très grand ; quelque chose que Solesmes, hélas ! et tant d’autres monastères bénédictins ne peuvent plus être en notre pays : un des lieux du monde, honorés partout et chez nous seuls maudits, où la prière de l’homme a le plus de beauté.

Qu’ils viennent ici comprendre et ressentir cette beauté, ceux qui s’obstinent à la méconnaître. Plus que toute autre forme sonore, peut-être plus que la polyphonie palestrienne elle-même, dont l’origine ou le berceau fut ailleurs, la mélodie grégorienne éveille dans l’atmosphère de Rome des harmoniques sans nombre. Au dedans, au dehors, Saint-Anselme les rassemble toutes. Dans l’église, imitée des basiliques primitives, les colonnes de marbre lisse et gris comme l’argent, le plafond à solives, les lignes droites et les surfaces planes, tout appelle en quelque sorte le plain-chant et lui répond. Sortons maintenant : le ciel est pur, une lumière égale baigne les choses, et devant nous, jusqu’aux montagnes albaines, les formes de la nature s’étendent, nobles, simples comme celles de l’édifice et comme celles des chants. Ces chants enfin, qui se taisent à peine, dont l’écho résonne encore à nos oreilles, ils étaient mélodie, rien que mélodie. Et pour cette raison dernière, qui résume et domine toutes les autres, la voix que nous venons d’entendre en eux, c’est la voix primitive et peut-être immortelle du génie latin.

Latins aussi, prêtons l’oreille à cette voix salutaire. Nous avons besoin aujourd’hui de mélodie et de monodie. Dans un art qui se décompose, afin de le resserrer et de le raffermir, il faut réintégrer l’élément individuel et le corps simple. Le chant grégorien nous offre à cet effet son exemple et son secours. Hors de l’église même, la musique en pourrait éprouver les bienfaits. Sa vertu va plus loin qu’on ne pense. Elle produit, à force de sobriété, des effets où la polyphonie, pour avoir abusé de la complication, finira par ne plus atteindre. J’eus l’honneur, un dimanche, d’être l’hôte des religieux de Saint-Anselme. Le déjeuner s’achevait, une cloche ordonna le silence. Quelques secondes s’étaient écoulées, quand les moines entonnèrent la prière d’actions de grâces, tout d’un coup et tout d’une voix, de leur voix unique faite de leurs cent voix. Il n’y avait pas là de mélodie, une psalmodie à peine, et, sur une seule note, longuement tenue, comme une coulée de pure lumière. A la fin, par degrés diatoniques, le robuste unisson descendit d’une tierce, lentement, et brusquement s’éteignit...

Ce fut tout, mais ce fut assez. J’aurai toujours dans l’oreille, et dans l’âme, l’admirable cadence. J’ignorais, avant de l’entendre, mais je sais maintenant, pour jamais, ce que la démarche sonore la plus simple peut avoir de noblesse et de puissance, d’humaine et de vibrante beauté.


CAMILLE BELLAIGUE.