Revue musicale - 30 juin 1904

Revue musicale - 30 juin 1904
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 219-228).
REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA : Le Fils de l’Étoile, drame lyrique en six tableaux ; poème de M. Catulle Mendès, musique de M. Camille Erlanger. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : Le Jongleur de Notre-Dame, miracle en trois tableaux ; poème de M. Emile Lena, musique de M. Massenet. — Reprise de l’Alceste de Gluck.


L’opéra de MM. Catulle Mendès et Camille Erlanger a pour sujet la dernière et courte révolte du peuple juif contre la domination romaine, au temps de l’empereur Adrien ; pour héros, Bar-Kokeba, chef politique et religieux de l’insurrection ; pour héroïnes (elles sont deux, et le cœur du Fils de l’Étoile se partage entre elles), Séphora, qui représente l’amour pur, et Lilith, qui figure l’autre amour ; enfin, pour dénouement, la défaite de Bar-Kokeba par les légions de Julius Severus et l’écrasement complet d’Israël.

Cela n’est que le fait et la pièce de théâtre ; au dire du poète, la pensée ou le symbole est celui-ci : « Il y a, au commencement des peuples l’Amour et la Foi. Barbarement : le rut et le fanatisme. Capables encore de sursauts héroïques, les nations finissantes ne connaissent plus la foi ni l’amour. Est-ce donc que l’instinct d’aimer et l’instinct de croire sont tout à fait abolis en elles ? Non ; mais, rompues par les fatigues de l’effort et des chutes, elles se résignent à des accomplissemens plus voisins, plus faciles. Lâchement, mélancoliquement, splendidement aussi, à cause des phosphorescences de la décomposition au crépuscule (considérez Rome, Byzance, avant le plein jour de la rénovation chrétienne), il y a, à la fin des peuples, la Volupté et l’Illusion. Bassement : la débauche et la sorcellerie. »

« Mais le public, ajoute W. Catulle Mendès avec indulgence, le public n’est pas tenu de chercher ici l’ « esprit » sous la « lettre ; » il lui est bien loisible de prendre garde seulement à l’affabulation plus ou moins intéressante de mon drame. » Nous ne vous cacherons pas que le public a paru profiter de cette permission.

Sur l’un des premiers exemplaires du Fils de l’Étoile, au début de chaque acte, on lit, en grosses lettres : « Épreuve. » Et ce terme n’est pas seulement d’imprimerie : il prend aussi le sens et la valeur d’un symbole. Il dit avec exactitude ce qu’est aujourd’hui la lecture d’abord, puis l’audition des opéras en général et en particulier de cet opéra, l’un des plus « éprouvans » que depuis longtemps il nous, ait fallu subir.

La plupart des ouvrages représentés à l’Académie nationale de musique pourraient se partager en deux classes. Les uns, faibles, pauvres et vides, pèchent par défaut ; les autres, au contraire, par excès : par la surabondance et la surcharge, par la prétention, la complication et le tapage. Le Fils de l’Étoile appartient à la seconde catégorie.

Que pourrions-nous dire d’une telle œuvre, que nous n’ayons déjà dit de bien d’autres, et, par exemple, d’Astarté, pour n’en citer qu’une, au hasard ? Sans doute, entre les deux opéras, il siérait de faire quelques distinctions ; mais elles disparaissent et se fondent dans la ressemblance générale, dans un commun parti pris de longueur, de lourdeur, de pathos et de frénésie : « L’éloquence continue ennuie ; » mais la violence ininterrompue assomme, et quatre heures de paroxysme sonore sont difficiles à passer.

Le dernier moment est le meilleur, et, si vous avez la patience de l’attendre, il vous apportera quelque réconfort. La mort du héros et de la pure héroïne, la déploration que chante sur leurs cadavres unis, parmi les décombres du temple, le dernier des pontifes hébreux, tout cela ne manque ni de grandeur ni, — par exception, — de simplicité. La musique donne ici l’impression tragique, ou plutôt épique, de l’anéantissement d’un peuple et d’un pays. Mais il est trop tard, et l’extrême fin d’un pareil opéra n’en saurait faire oublier le reste, qui véritablement est affreux.


La carrière glorieuse et déjà longue de M. Massenet abonde en surprises. Il n’est rien qu’on ne puisse attendre du plus ondoyant de nos compositeurs. On croit parfois qu’il s’échappe, ou se dérobe, ou s’oublie. Il a des écarts et comme des fuites soudaines. Mais soudain aussi il se reprend, il se retrouve, il revient. Et le Jongleur de Notre-Dame est un de ces retours délicieux.

Légende, mystère, ou « miracle, » on peut nommer de ces trois noms l’histoire populaire et pieuse, à demi foraine et monastique à demi, du bateleur et musicien errant que la dévotion et la famine conduisirent ensemble au couvent. L’originalité et l’agrément du livret, — pour une fois nous dirons volontiers du poème, — tient à cette double vocation, à ce mélange dénature et de surnaturel, au partage du sujet et du héros, ou mieux du pauvre hère, entre la chair et l’esprit, entre la faim et la foi, entre le mysticisme le plus fervent et la plus humble humanité.

Voilà l’aimable et fine antithèse que la musique a su rendre avec mesure, avec goût. Elle en a fondu l’un et l’autre élémens dans une harmonie presque tout à fait exquise. On n’y trouverait guère à reprendre qu’une seule note : la dernière, un peu trop appuyée et qui se prolonge un peu trop. Mais cette erreur unique et finale est du poète, on le verra tout à l’heure, avant d’être du musicien.

Devant le monastère de Cluny, un beau matin de mai, Jean, le jovial et pieux jongleur, essaie d’attirer la foule par des tours innocens et d’honnêtes chansons. Il y réussit d’abord assez mal. On le berne, on le siffle, et le peuple, en veine de raillerie plus que de dévotion, réclame, pour être mis en joie, l’ « Alléluia du vin. » A regret, et la faim, la faim seule et non le diable le poussant, le pauvret obéit ; après avoir fait des excuses à Notre-Dame, qu’il vénère et chérit en son cœur, il entonne le bachique refrain.

A peine l’a-t-il terminé, que voici paraître, indigné, l’anathème à la bouche, le prieur du couvent. A Jean confus et contrit, il ne laisse qu’un espoir, il n’offre ou plutôt il n’impose qu’un refuge, le cloître. La pénitence, au surplus, y sera douce : on y mange, on y boit aussi bien qu’on y prie et les jours de jeûne y ont de savoureux lendemains. Voyez : le frère cuisinier, Boniface, revient justement du marché, trônant sur son âne, parmi les victuailles et les flacons. Jean se décide à cette vue, et, l’appétit ayant achevé en lui l’œuvre du repentir, il pénètre en la retraite deux fois réparatrice, où le salut de son âme et celui de son corps lui sont également promis.

Le voilà donc novice, et fervent, et dévot à Marie autant que pas un de ses frères. Une seule chose l’inquiète et le chagrine. Peintres, sculpteurs, musiciens, tous ses compagnons servent par leurs talens et leurs travaux cette Vierge, que l’un d’eux a peinte, radieuse et comme vivante, pour la chapelle du couvent. Mais lui, le pauvre Jean, qui ne sait même pas sa prière en latin, lui seul ne peut présenter à Notre-Dame que l’offrande, à son gré trop modeste, de son âme reconnaissante et de son visage refleuri. C’est peu, quoique le frère cuisinier, que son humble besogne rend indulgent et bon, assure que c’est assez. Mais Jean a résolu d’essayer davantage et d’honorer la Vierge à sa manière, à sa leste manière d’autrefois, que sa piété fera pieuse et qui peut-être ne sera pas méprisée.

Un soir donc, il se glisse dans le sanctuaire, où, devant la Madone, et pour elle, il reprend, avec son costume, ses jeux, ses tours et ses refrains de jongleur. Les moines, accourus au bruit, s’exclament et s’indignent ; frère Boniface, lui seul, s’émerveille et s’attendrit. Jean ne les a pas entendus. Emporté, ravi par le vertige de sa mélodieuse et bondissante oraison, il ne voit même pas d’abord le miracle qui la consacre et la récompense. L’image de la Vierge s’anime et s’éclaire ; du front sacré l’auréole descend et se pose sur le front ruisselant, pour le rafraîchir et pour le couronner. Épuisé de fatigue, mais enivré d’amour et de joie, le jeune homme s’arrête ; il s’affaisse doucement et, voyant enfin le ciel s’ouvrir, il sourit et meurt.

Il meurt longuement, bercé par le cantique, un peu facile, d’anges trop attendus, et ce moment de faiblesse ou de fadeur gâte la conclusion d’une œuvre à cela près exquise. La mort même du héros, eût-elle été plus brève, était de trop. Elle n’est pas à la mesure, pas dans le ton du sujet, qu’elle dépasse et dépare. Les deux conteurs qui nous avaient déjà, l’un en prose et l’autre en vers, conté la naïve légende, MM. Anatole France et le vicomte de Borrelli, s’étaient gardés de cette exagération. Ils avaient dénoué le nœud léger d’une main plus légère. Le poète avait dit :


Tous la virent, quittant le haut du tabernacle,
Descendre jusqu’au sol en un glissement doux ;
Puis, le parvis atteint, y marcher comme nous.
Et lui, l’humble, — pour qui se faisait un miracle, —
La regardait venir, en ployant les genoux.
Et, comme il restait là, secoué jusqu’aux moelles,
— Blanche, dans le reflet des vitraux de couleur, —
La belle dame au front auréolé d’étoiles
Essuya, de l’ourlet auguste de ses voiles,
La sueur qui perlait aux tempes du jongleur[1].


Au théâtre même, en dépit de prétendues convenances dramatiques, qui ne sont ici que des conventions, il ne fallait pas d’autre conclusion. C’est par ce geste seul, délicieux de grâce et de sobriété, qu’il était nécessaire et suffisant de finir.

Mais, la fin exceptée, l’œuvre de M. Massenet est une chose charmante. Dans une forme, ou sous des espèces légères, elle contient à la fois la poetical et la practical basis, comme disent nos confrères anglais : ce que nous appelons, nous, le sentiment et le style d’un grand artiste qui ne fut jamais lui-même (je songe à ce qu’il y a de meilleur en lui) avec plus d’abandon et de naturel, plus d’aisance et de sincérité.

Le sujet du Jongleur ne comportant pas de figure féminine, le musicien de Manon, d’Esclarmonde, de Thaïs, de Sapho, de Grisélidis, a dû pour une fois renoncer à l’amour. Il a bien supporté cette abstinence. Mais, à défaut d’amour, sa musique a su trouver encore le moyen de s’envelopper, de s’imprégner de tendresse. Tendresse religieuse d’abord, et religieuse avec simplicité, avec pureté, c’est-à-dire avec des mérites ou des vertus peu communes. On ne relèverait dans le présent ouvrage ni une exagération, ni une équivoque. Le rôle entier de Jean ne contient pas la moindre faute de goût, pas la plus légère erreur de sentiment ou de langage. Alors même que la dévotion, — comme il arrive une ou deux fois, — s’y élève, s’y échauffe jusqu’à la passion véritable, celle-ci demeure sacrée, et, par exemple, à la fin de la chaleureuse invocation : Vierge, ô mère d’amour ! il suffit de la franchise d’une modulation et d’une cadence, non pas certes pour en éteindre ou seulement pour en refroidir, mais pour en sanctifier la ferveur.

Au-dessous de cette page qui forme en quelque façon le sommet lyrique du rôle, il y aurait à noter mille traits, mille nuances, qui dessinent le caractère et le colorent, qui lui donnent, jusque dans le détail et par le détail même, la vérité et la vie. Au premier acte, ce sont les excuses du jongleur à la Vierge, débitées ou balbutiées timidement sur un contre-chant d’orchestre gros de soupirs et de regrets ; c’est, au second acte, un épisode analogue et plus développé : c’est Jean se déclarant le dernier et le plus indigne, au moins le plus inutile de ses frères. Ceux-ci lui répondent en se moquant et la scène, traitée en dialogue, sur des modes et des rythmes changeans, forme un petit chef-d’œuvre tantôt d’ironie indulgente et tantôt de naïve contrition. Il arrive même que de moindres choses n’aient pas moins de signification. Louons, — ce sera justice, — l’aimable et pittoresque légende de la sauge, de la fleur plus modeste et plus secourable que la rose, qui ne refusa pas, comme sa sœur orgueilleuse, d’ouvrir sa corolle pour y recevoir l’enfant divin et fugitif. Mais signalons surtout, au cours de la gracieuse ballade, ce peu de mots de frère Jean : Oh ! miracle d’amour, posés à la fin d’une strophe, sur des harmonies recueillies, sur une note de cor lentement évanouie. On donnerait peut-être le joli Noël tout entier pour ces trois seules mesures, pour ce soupir d’extase, pour la résonance infinie de ce mystique et mystérieux Amen.

Le « milieu, » — comme on dit et comme il ne faudrait pas dire, — s’accorde finement avec le principal personnage. Hormis une querelle de moines, insignifiante et qui languit, sur les mérites comparés des différens arts, les scènes de couvent sont traitées avec infiniment de goût. Et tandis que se développaient, sous les arceaux du cloître, les polyphonies ou les unissons graves et doux, nous faisions une réflexion qui vient à son heure, venant à l’heure où la question de l’art liturgique est vivement débattue : c’est que la musique d’église au théâtre est souvent d’église beaucoup plus qu’à l’église même. Et cela mériterait une étude, voire une démonstration, que nous tenterons peut-être un jour.

Œuvre de piété sincère et délicate, l’œuvre de M. Massenet est de pitié aussi, d’une discrète, mais cordiale, mais profonde pitié. On dirait que l’amour, plutôt que de se laisser bannir de sa musique préférée, a pris, pour demeurer en elle et pour en être le charme encore, sa forme la plus pure, celle de la compassion et de la charité. Je ne sais quel courant de sympathie et de tendresse est sensible d’un bout à l’autre de la partition. Il ne s’étale nulle part, mais partout il circule et constamment il affleure. L’opéra s’achève sur ces paroles : « Heureux les simples, car ils verront Dieu. » Mais quand on se rappelle, éparses dans le rôle du gentil héros, tant de phrases plaintives ; moins que des phrases parfois, des intonations, des accens qui touchent et qui pénètrent ; quand on relit surtout l’adorable homélie du prieur (au premier acte), qui semble une fleur brisée que relève une main délicate, on estime alors que la partition pourrait. aussi bien porter pour épigraphe une autre des Béatitudes : « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. »

Tendre et pieuse tour à tour, quand ce n’est pas ensemble, cette musique ne tombe jamais ni dans la religiosité ni dans la sensiblerie. Loin de languir ou de larmoyer, elle rit volontiers, elle marche, elle court ; elle a le mouvement, la clarté, la verve et la vie, et le premier acte de Manon n’est pas plus animé, plus brillant, populaire avec plus d’entrain et plus d’éclat que le premier acte du Jongleur.

Et maintenant, s’il fallait passer de l’étude en quelque sorte psychologique à l’analyse musicale, après la matière ou l’intérêt de sentiment, l’intérêt technique ne ferait pas défaut. On n’aurait pas de peine à montrer ce que vaut cette musique, non plus « comme représentation, » mais en soi. Aussi bien les deux ordres d’idées, autrement dit les deux termes, — le son et l’âme, — dont le rapport mystérieux constitue la musique, se commandent ou se « conditionnent » l’un l’autre, et la critique ne les sépare jamais que par un artifice et pour faciliter son travail en le divisant.

Dans la nouvelle partition de M. Massenet, chaque élément sonore est d’une qualité choisie. La grâce mélodique abonde, mais ne dégénère jamais en affectation ni en mièvrerie. L’idée musicale est juste, fine, et le demeure jusqu’au bout ; la phrase finit avec élégance, avec retenue, et sans tomber jamais de cette chute que M. Massenet n’a pas toujours ailleurs évitée assez soigneusement, pâmée et comme mourante. Les modulations n’ont pas moins de naturel et de simplicité que les cadences. La vérité de la déclamation est égale au charme de la mélodie. Peu de mots et peu de notes suffisent constamment à dire beaucoup. Ainsi tout est discret, mais efficace ; pas un épisode, pas un accessoire et, comme disent les peintres, pas un « passage » n’est indifférent. Rien de plus ingénieux que tel contrepoint, tel contre-chant de l’orchestre ou des voix. Écoutez, pour vous en convaincre, les chœurs du premier acte et les trois couplets, si délicatement et si diversement ornés, de l’« Alléluia du vin. » Autant que la trame harmonique, le tissu de l’orchestre est souple et brillant. La symphonie, enfin, sans laquelle il n’est plus de musique de théâtre, la symphonie se joue à travers tout l’ouvrage, y semant, selon le précepte antique, non pas à plein sac, main d’une main légère, des motifs qu’elle se plaît tantôt à rappeler sans insistance et tantôt, modérément toujours, à développer.

Dans cette partition où rien ne traîne, rien non plus ne tourne court. La musique de théâtre n’y abdique pas ses droits de musique pure. La ronde populaire du premier acte, dansée et chantée autour du jongleur, a presque les proportions, avec les allures, d’un scherzo de symphonie, et c’est un finale en miniature, mais complet, y compris la coda, que la dernière reprise de l’« Alléluia du vin. »

En un mot, — par lequel il nous plaît de conclure, — le musicien du Jongleur de Notre-Dame ne fut jamais un ouvrier plus adroit, plus honnête aussi, de la forme, de toutes les formes sonores. Plus honnête : entendez par-là plus sévère à lui-même, plus scrupuleux, plus fidèle au devoir de n’exprimer, le mieux possible, que ce qu’il avait pensé avec tout son esprit, que ce qu’il avait senti avec toute son âme. Une telle sincérité porte sa récompense, et M. Massenet lui devra d’avoir su dire ici plus d’une chose délicate et touchante parmi les choses humaines et parmi les choses de Dieu.

M. Maréchal a chanté le rôle du jongleur d’une voix charmante, que peut-être il ménage moins bien qu’il ne la conduit. Il a de l’intelligence, du goût, et mainte fois (au dernier acte particulièrement, au moment du miracle), il nous a donné, par la qualité, par la couleur des sons et par l’accentuation des mots, l’impression d’une foi naïve et d’une humble piété.

Dans le double personnage, spirituel et touchant, monacal et culinaire, du frère Boniface, M. Fugère est doublement délicieux.


Sur ce fortuné théâtre de l’Opéra-Comique, Alceste a « ravi tous les sens. » M. Albert Carré, plus que jamais, a su pourvoir, avec le même goût, avec le même art, au plaisir de l’oreille et à l’enchantement des yeux.

C’est le propre des vrais chefs-d’œuvre, quand on les reprend et qu’ils nous reprennent, de nous étonner toujours. Il avait pu nous arriver de les enfermer, pour la facilité de nos études et le bon ordre de nos idées, dans les limites d’un genre ou d’un type : opéra mélodique, s’il s’agit de Don Juan ; si c’est d’Alceste, d’Orphée ou d’Iphigénie, opéra récitatif. Mais, dès qu’ils nous redeviennent présens, ils brisent nos formules, trop étroites et trop faibles pour les contenir.

Ainsi le Gluck d’Alceste nous est réapparu comme un maître de la déclamation, mais aussi de la mélodie, de l’orchestre, enfin de tous les facteurs ou de toutes les forces du drame lyrique, mêlées et concourant ensemble. Les modernes se moquent, s’ils se piquent d’avoir inventé le discours musical intermédiaire entre l’air et le récitatif, entre la parole et le chant. Le style du vieux Gluck n’est fait que de la succession ou de l’alternance, non pas rigoureuse ou seulement symétrique, mais naturelle, mais libre, de ces deux élémens, auxquels viennent s’ajouter, pour la varier et l’enrichir encore, la danse, ou la pantomime, et la symphonie.

Et savez-vous enfin quelle admirable qualité, — je dirais volontiers quelle vertu de l’esprit, — résume et couronne les autres dons du dramaturge et du musicien ? Berlioz, à propos justement d’Alceste, l’a fort bien remarqué : c’est « le bon sens à sa plus haute expression. »

C’est une preuve de bon sens, chez un musicien composant de la musique pour un drame et sur des paroles, de faire que le drame soit compris et que les paroles soient entendues. Les modernes font exactement le contraire et vous risquez fort, si vous n’êtes informés d’avance, d’ouïr tout le premier acte d’un Fils de l’Etoile sans en découvrir le sujet, faute d’en saisir un mot.

Le bon sens encore conseille à Gluck de chercher et lui permet de produire les plus grands effets, dramatiques ou musicaux, par les moindres moyens, j’entends par les plus simples et les plus courts. Au premier acte, après les déclarations de l’oracle, quelques mesures suffisent à mettre en fuite la foule épouvantée et lâche. Ailleurs, pendant la veillée nocturne et plaintive du peuple devant le palais, c’est assez de deux ou trois accords, dans la coulisse, de voix et d’instrumens invisibles, pour que réponde à la douleur de la cité le deuil universel, infini, de la Thessalie entière.

Constamment, ainsi, tout dans cet art est raison, tout y est sobre et stricte vérité. L’orchestre, pas plus que la déclamation, n’offre la moindre trace de recherche et d’artifice. Il est admirable, cet orchestre, de franchise et de spontanéité. Jamais un instrument n’y élève la voix, qui n’ait avec la situation, avec le sentiment, les rapports les plus étroits, mais les plus naturels. Quelle sagesse aussi préside à la distribution des sonorités ! Tandis que l’orchestre moderne s’obstine à jouer, à « donner » toujours et tout entier, l’orchestre de Gluck se partage et se réserve, il ménage ses ressources et ses effets, et c’est ainsi qu’une ritournelle, que dis-je, une note isolée, prend une valeur, une couleur, expressive et musicale, dont la justesse nous étonne et nous ravit.

Il n’y a pas jusqu’au dénouement de la tragédie musicale (par la facile intervention d’Hercule), dont la simplicité ne soit encore du bon sens. Le romantisme de Berlioz ne pouvait souffrir cette conclusion innocente et volontairement négligée. « Que se passe-t-il donc, écrit-il, ou s’écrie-t-il, que se passe-t-il donc à certains momens dans ces grands cerveaux ? On pleurerait de douleur à ce spectacle ! » On ferait peut-être mieux de sourire. Gluck finit ici comme finit Molière tant de fois, avec bonhomie, et seulement pour finir, l’un n’ayant plus rien à dire de nos ridicules, l’autre, de nos passions, de nos vertus et de nos malheurs.

Enfin, — et pour justifier jusqu’au bout un éloge que plusieurs pourraient trouver inégal au génie de Gluck, si même il ne leur en paraissait indigne, — il serait aisé de montrer comment le bon sens est à la base, ou plutôt au sommet de cet art ; nous dirions : de cet idéal, si nous ne craignions l’apparente antinomie des mots. Pour sujet ou pour matière morale de ses chefs-d’œuvre, Gluck ne prend que les sentimens simples et vrais par excellence. Et sans doute il les agrandit à la taille, il les élève à la hauteur de son âme ; mais il ne les fausse ou ne les complique jamais. Jamais il ne s’écarte de la droite, de la commune, de l’universelle vérité. Rien ne lui est plus étranger, plus odieux que la recherche et le raffinement, si ce n’est la singularité ; et, jusque dans ses plus sublimes transports, il garde tant de mesure, de logique et de raison, que son génie, même au comble de la passion, est encore, est toujours du bon sens exalté.

Telle sera, si vous le voulez bien, la leçon que nous aurons reçue du maître aujourd’hui. Il pourrait nous en donner bien d’autres ; mais je n’en vois pas une dont nous ayons un plus pressant besoin.

D’un bout à l’autre du terrible rôle d’Alceste, Mlle Litvinne a prodigué les éclats sans violence et les douceurs sans mollesse d’une voix à nulle autre pareille pour la fraîcheur, pour l’étendue et pour l’égalité. Parmi les sentimens qui se partagent l’âme exquise et sublime de la reine, il nous a paru que l’artiste avait su rendre, encore mieux que l’héroïsme et le désespoir, la tendresse et la mélancolie. Pendant le second acte surtout, Mme Litvinne a constamment fait preuve d’un goût aussi pur que sa voix.

M. Beyle, toujours en progrès, a très bien dit et chanté de même le rôle admirable musicalement et moralement pitoyable d’Admète. Et, s’il s’en faut que M. Dufranne (le grand prêtre) ait toute la grandeur et toute la simplicité classiques, il ne s’en faut pas de beaucoup.

Enfin la représentation visible du chef-d’œuvre, — décors, costumes, danse, — en accroît véritablement la beauté. Le ballet du second acte est un assemblage, un jeu exquis de couleurs et de mouvemens. Saltaverunl et placuerunt. Deux petites créatures bondissantes, aux tuniques de safran et de pourpre, aux tempes ceintes de géranium ou de verveine, ont plu comme des figurines détachées des flancs d’un vase antique et devenues vivantes. Et, derrière leurs silhouettes agiles et leurs gestes aigus, c’était bien le ciel, c’était bien la terre de la Grèce qui formaient un paysage admirable de lignes et de clarté.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Rimes d’argent, par M. le vicomte de Borrelli ; Paris, A. Lemerre.