Revue musicale - 30 juin 1903

Revue musicale - 30 juin 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 220-228).
REVUE MUSICALE


La Damnation de Faust de Berlioz, au théâtre Sarah-Bernhardt. — Une grande interprète du lied allemand : Mme Mysz-Gmeiner.


Pour ancien que soit déjà le scandale, il est de ceux qu’il convient de ne pas laisser oublier, ou prescrire.

La Damnation de Faust, « arrangée » en opéra par M. Gunsbourg, fut représentée pour la première fois à Monte-Carlo, sous d’augustes auspices. « Ce sont là jeux de prince, » en un pays où l’on prend avec l’art, comme avec la nature, toutes les libertés, voire certaines licences. Il est plus fâcheux qu’à Paris la Société des Grandes auditions de France, peu respectueuse, malgré son nom, d’un grand génie français, ait accordé son patronage à une affaire où le ridicule ne le céda qu’à l’impiété.

Oui vraiment, en cet impertinent spectacle, tout ou presque tout fut dérision. Un seul tableau mérita l’indulgence et peut-être davantage : celui de la taverne d’Auerbach. Là, malgré le décor sommaire, il faut avouer que le groupement, les évolutions et l’aspect même des buveurs, l’exubérance, et je dirai la truculence de leur chant et de leur jeu, de leurs gestes et de leurs voix, donnèrent assez vivement l’impression de « la bestialité dans toute son horreur. » Mais il n’y eut pas au cours de la soirée un autre moment de vérité et de vie. La scène, admirable entre toutes au concert, du sommeil de Faust bercé par le chant de Méphistophélès et des Sylphes, a souffert, au théâtre, de grossières atteintes. S’il est un monde à ne pas figurer aux yeux, c’est le monde des Esprits. Ici plus que partout ailleurs il ne faut pas voir ; il ne faut qu’entendre et que rêver. Hélas ! le décorateur et le machiniste ont fait plus et pire encore que dissiper notre rêve : ils l’ont faussé. Ils ont trahi l’idéal particulier et profondément allemand du sublime épisode. Tout en est altéré : le sentiment et le paysage, ou plutôt c’est, par le paysage qu’est dénaturé le sentiment. Où donc la musique, la musique seule, avait-elle conduit le héros ? Sur le bord d’un grand fleuve de son pays, aux eaux puissantes et douces. Là, parmi les fleurs, elle l’avait endormi sur le gazon, à même la terre, cette terre natale dont il est le fils bien-aimé. La seule musique encore une fois, mais la musique tout entière : les mélodies, les accords, les rythmes et les instrumens, avait merveilleusement exprimé la prise ou la reprise de l’homme par la nature et la communion profonde où son âme se mêle à celle de l’univers. Sur l’incantation de Méphistophélès, étrangement attendrie et paternelle, sur le chœur mystérieux et bienveillant des Esprits, le grand souffle du panthéisme de Gœthe avait passé. Pour le détourner, il a suffi d’asseoir Faust sur un banc d’opéra-comique, sous un clair de lune de romance, parmi des danseuses de féerie ; et le génie de l’Allemagne, et celui de Faust, et celui de Gœthe, et celui de Berlioz, en un moment se sont évanouis.

Constamment il en alla de même. En cette soirée de malheur, chaque fois que le rideau se leva sur une nouvelle scène, il découvrit une trahison nouvelle, et dans notre mémoire et dans notre imagination nous sentîmes quelque chose mourir.

Il est écrit sur la première page de la partition — de la véritable, de l’ancienne, qu’une autre vient de contrefaire et de parodier : « Faust seul dans les champs au lever du soleil. » On nous le montre ici dans une espèce de vérandah, la nuit. Bientôt le jour paraît, éclairant par degrés une vallée étroite, en forme d’entonnoir, que domine un petit château. Et ce paysage étriqué, tout en hauteur, est aussi contraire que possible à la musique, dont le caractère est justement ici de s’étendre et de s’étaler. Dès lors, plus de perspective. De mouvement, pas davantage, et, de même que l’horizon est réduit, le personnage est figé. Faust, au concert et par le seul prestige de la symphonie, semblait aller, venir, tantôt se mêler aux paysans, tantôt s’éloigner d’eux. Sur le théâtre, il reste immobile, embarrassé, et la mise en scène fait de cette errante, de cette vivante « rêverie d’un promeneur solitaire » le monologue le plus froid et le plus fastidieux.

Hélas ! à quel défilé carnavalesque a-t-elle réduit la Marche hongroise, cette poussée formidable de toutes les armées se ruant à toutes les guerres ! Avec un art ingénieux, M. Gunsboiyg en a prétendu représenter les péripéties et dégager les symboles. Du haut d’un monticule, un évêque procède à la bénédiction des drapeaux. Quelques instans après, quand les figurans, ivres d’héroïque fureur, passent devant les fenêtres de Faust, celui-ci détourne d’eux son regard et, prenant dans ses mains un crâne, il le considère longuement. Cela produit un contraste pathétique, et sur l’horreur de la guerre, sur la vie et sur la mort, le philosophe-moraliste qu’est M. Gunsbourg nous a donné là de grandes et terribles leçons.

Voilà pour la « Gloire, » ainsi que la nouvelle partition intitule le premier acte. Le second, « la Foi, » n’a pas été mieux compris. Quelle erreur encore, aussi fatale à la poésie qu’à la musique, d’avoir fait visible, visible de tout près, dans le décor brusquement apparu d’une église qui se combine étrangement avec le cabinet de Faust, l’adorable épisode du matin et des hymnes de Pâques ! Attendrissant au concert par l’éloignement et par le mystère, il prend à la scène une dureté voyante, criarde, et dont l’œil, autant que l’oreille, est blessé.

Que dirons-nous du menuet des follets et de la pantomime extraordinaire qui se joue, pour l’accompagner, entre Méphistophélès et Marguerite, voire deux Marguerites, qu’on nous montre à la fois : l’une endormie dans sa chambre ; l’autre, sur le parvis de l’église, éveillée, agitée, chancelante et ne sachant que choisir de l’amour ou de la vertu, de Satan ou de Dieu.

Il est inutile de suivre jusqu’à la fin l’opération absurde et sacrilège. La fin, qui dépasse tout le reste, c’est la « course à l’abîme, » où de l’abîme ni de la course rien ne fut et ne pouvait être rendu ; c’est un passage ininterrompu (les cavaliers demeurant dans la coulisse) de cartonnages découpés et grotesques ; c’est une gouttière dégorgeant sur le devant du théâtre une averse assez bruyante pour couvrir le fracas, formidable pourtant, de la fantastique chevauchée ; en un mot c’est le matériel, ou la matière, et la plus grossière, la plus hideuse, écrasant la pensée et le génie, c’est le dernier outrage à l’idéal et le suprême attentat contre la beauté.

Aussi bien il faut condamner ici, plus encore qu’un entrepreneur, une entreprise insensée et coupable en soi. Toute adaptation théâtrale, fût-elle plus adroite et moins vulgaire, de la Damnation de Faust, par le fait ou la nature même, lyrique, pittoresque, mais nullement dramatique du chef-d’œuvre, n’en sera jamais que la caricature et la profanation. L’action, — et cela s’est bien vu, — l’action est justement ce que dans le poème de Goethe Berlioz a négligé le plus, ou peut-être le moins compris. Les pages de passion et d’amour : l’air de Faust (Salut, doux crépuscule ! ) et le duo de Faust et de Marguerite, qui traînaient au concert, au théâtre ont langui mortellement. Plus ingrat encore et tournant, piétinant sur place, a paru le trio qui suit et que l’invraisemblable chœur des voisins accompagne. Ainsi dans la partie dramatique de l’œuvre, ou qui devait l’être, la représentation n’a fait qu’allonger les longueurs et creuser les vides, ou les trous, plus profonds.

Pour les combler cependant, l’intrépide arrangeur n’a reculé devant aucune besogne. M. Gunsbourg, homme de théâtre, a trouvé que la symphonie occupait dans la Damnation de Faust une place exorbitante et que certains épisodes risquaient, en se prolongeant, de laisser les acteurs inoccupés sur la scène et, dans la salle, le public inattentif. Alors que n’a-t-il point osé ? Avec un courage tranquille, il a garni, fortifié de paroles ces passages indigens. Sur la partie mélodique de l’orchestre, il a fait chanter par Faust et par Méphistophélès des propos de son choix ou de son cru. Après tant d’hommages en quelque sorte matériels, rendus au chef-d’œuvre de Berlioz, nous avons estimé que celui-ci, d’ordre purement artistique, était encore le plus digne de remarque et de souvenir.

Il n’est pas impossible que la voie, ou la brèche ouverte ainsi, peu à peu s’élargisse. D’autres ouvrages attendent le même destin et recevront de semblables honneurs. Les oratorios de Haendel ou de Bach ne se prêtent pas moins à la mise en pièce que la Damnation de Faust. Les cycles de Schubert et ceux de Schumann : le Voyage d’hiver et l’Amour du poète ; que dis-je, des lieder isolés : le Noyer et le Roi des Aulnes, le Joueur de vielle et la Truite fourniront en des genres variés des spectacles délicieux. Puis, de la musique chantée s’élevant à la musique pure, quelque initiateur plus hardi portera sur la scène deux symphonies tout indiquées de Beethoven : l’Héroïque et la Pastorale. Telles sonates enfin : le Clair de lune, ou l’Aurore, ou les Adieux, l’Absence et le Retour, seront promues à la dignité de tableaux vivans. La dernière surtout, dédiée à l’archiduc Rodolphe allant prendre possession de son siège archiépiscopal, comporterait de véritables splendeurs. Gounod assurait autrefois qu’il suffit d’un interprète pour calomnier un chef-d’œuvre. Que dirait-il aujourd’hui d’un imprésario !


Divers artistes, dont les deux plus célèbres sont Mme Calvé et M. Alvarez, ont chanté les deux rôles de Marguerite et de Faust. Au contraire, M. Renaud fut le Méphistophélès unique. Il apporta dans la composition vocale et surtout pittoresque du personnage, de l’intelligence, de la recherche et de l’originalité ; beaucoup d’art en un mot, et peut-être non moins d’artifice : j’entends certains moyens dont on aurait souhaité que le goût, ou le style, fût plus pur.

Admirables d’entrain et ridicules d’accent dans la scène de la taverne, les chœurs ont montré généralement plus de puissance que de douceur. Et pourtant l’interversion matérielle des élémens ou des masses (les chœurs placés derrière l’orchestre et non plus, comme au concert, devant) a plus d’une fois produit le renversement des proportions sonores et l’excès du fracas instrumental.

Quant à M. Colonne, qui fit naguère la gloire de la Damnation de Faust, pourquoi faut-il qu’il ait dû, non certes participer, mais seulement assister à sa ruine ! On l’a plaint d’être à la peine, lui qui fut à l’honneur. Il est vrai que sans lui le mal eût encore été plus grand. Et puis la peine passe, elle est déjà passée, tandis que l’honneur durera.


Si la beauté, si la vie même d’un chef-d’œuvre a souffert, s’il nous faut maintenant la rétablir et la recréer en nous, il est d’autres chefs-d’œuvre qu’avec un éclat étonnant, une artiste hier à peine connue, acclamée aujourd’hui, vient de ranimer et de rajeunir. Deux fois, au Nouveau-Théâtre et salle Pleyel, accompagnée par l’incomparable orchestre qu’est le piano de M. Edouard Risler, une cantatrice allemande, Mme Mysz-Gmeiner, nous a fait entendre Schubert, Schumann, Liszt, Brahms et Strauss ; et par sa voix admirable de douceur et de force, de tendresse et de colère, de joie et de mélancolie, par sa voix et par son âme aussi, tout le génie de son pays et de sa race a chanté.

Oui vraiment le génie entier de l’Allemagne est compris et condensé dans ce genre national et parfait, dans cette « catégorie » de la beauté sonore qu’est le lied allemand. Il réunit en sa forme brève tous les élémens de la musique : la mélodie, l’harmonie et jusqu’à la symphonie elle-même. Le signe distinctif et la supériorité du lied sur l’aria d’Italie et sur la chanson française consiste dans l’accompagnement, ou, pour mieux dire, le piano prenant ici l’importance et l’intérêt de l’orchestre, dans l’instrumentation. C’est ce qu’a très bien aperçu naguère, un des premiers de son temps et de son pays, ce fin connaisseur en toutes choses, ce vieil et charmant écrivain, ce patriarche des lettres qui vient à peine de clore sa longue vie. Voici ce qu’il y a près de trois quarts de siècle, à propos des lieder de Schubert, introduits en France par Nourrit, écrivait M. Legouvé : « L’instrumentation n’est pas et ne peut pas être seulement destinée à soutenir la voix ; elle fait corps avec le chant ; elle est la moitié de l’œuvre de l’artiste ; elle développe, complète, fait saillir tout ce que dans sa pensée il ne peut pas dire par les voix humaines. Certes dans la grande scène de l’évocation du second acte du Freischütz, l’inspiration de Weber fût restée incomplète et mutilée sans le secours de l’instrumentation. Eh bien ! ce qu’un tel homme a fait pour le théâtre, Schubert vient de le faire pour les compositions courtes ; il a introduit la science dans la romance… c’est-à-dire qu’il a tué les romances françaises. Nous avons eu et nous avons encore quelques romanciers (qu’on me pardonne ce mot, je n’en connais pas d’autres) qui ne manquent ni de grâce ni de charme… Mais toutes les compositions de ces musiciens pèchent par la forme. Ils ne savent pas ; leurs accompagnemens sont une suite d’accords plaqués, de petites batteries plates et insignifiantes qui ne se lient en rien avec la mélodie, et leurs œuvres sont vieilles au bout de deux ou trois ans parce qu’il n’y a pas d’art chez eux[1]. »

On ne saurait mieux dire, et même prédire, car en ce peu de lignes, ou peut-être entre ces lignes, l’évolution non moins que la définition d’un genre est enveloppée. Le lied en effet a tué chez nous la romance, et le siècle qui s’achève a vu l’avènement et le progrès d’un type plus noble : la « mélodie » française, issue du lied allemand, que parfois elle a presque égalé.

Si l’accompagnement, ou la symphonie, est la marque purement musicale et comme spécifique du lied, il se distingue par d’autres signes dans l’ordre du sentiment. Il a d’abord la vertu précieuse, et que peu de formes d’art possèdent au même degré, d’exprimer un idéal également sublime et familier, ou, comme disait Gounod, supérieur et prochain. Admirable tour à tour par l’élévation et par la simplicité, le lied allemand ne redoute, ne méprise rien, ni personne. Aucun sujet n’est si haut qu’il n’y atteigne ; nul personnage n’est trop humble pour qu’il l’honore. Schumann, et Schubert avant lui, plus que lui peut-être, ont prodigué dans leur œuvre lyrique les témoignages de ce double génie. Que de fois, l’un et l’autre, ils se sont ainsi donnés tout à tous, sans compter ni choisir, avec le même cœur et le même amour ! Le Schubert des Astres ou de la Toute-Puissance devient sans déchoir le Schubert de la Poste ou du Poteau indicateur, un chef-d’œuvre dont le titre français est bizarre, le sujet trivial et la beauté infinie. Ainsi l’un des plus purs idéalistes de notre art en est également le réaliste le plus sincère, et sa tendresse pour le rêve ou le mystère n’a d’égale que sa passion pour la vérité. Réaliste dans toute l’étendue de ce terme, Schubert « a des sons pour les plus subtils sentimens, idées, événemens même et états de la vie. Autant de formes variées revêtent les pensées et les actions des hommes, autant, à son tour, la musique de Schubert[2]. »

Mais parmi les actions des hommes et leurs pensées, parmi les états et les événemens de la vie, il semble que les moindres attirent Schubert, l’inspirent et l’émeuvent le plus. Un poétique historien du lied, M. Schuré, nous a conté naguère l’aventure du chevalier, qui avait trouvé la première violette. Il courut l’annoncer à la duchesse de Bavière. Elle aussitôt se hâte de sortir avec des joueurs de flûte et de violon pour souhaiter la bienvenue à la jeune saison. Mais dans l’intervalle un paysan a cueilli la fleur ; il l’apporte en triomphe au préau, l’attache à une branche verte et s’écrie : « Réjouissez-vous, j’ai trouvé l’été. » Dans la musique de Schubert il en est souvent comme dans la légende : ce n’est point le chevalier, mais le paysan qui cueille la première violette et chante l’Alléluia de l’avril.

L’art de Schubert et des autres musiciens du lied possède encore une qualité, je dirai même une vertu précieuse entre toutes et que Fromentin, parlant des « Maîtres d’autrefois, » a très justement définie « la cordialité pour le réel. » Le réalisme des compositeurs allemands, comme celui des peintres de Hollande ou des romanciers d’Angleterre, est à base non pas d’ironie ou de dédain, moins encore de haine, mais de sympathie et d’amour. Humble et, si l’on veut, petite par l’action ou le personnage, telle mélodie de Schubert est par le sentiment, par la tendresse ou par la pitié, infinie. Y a-t-il une scène plus banale, un plus menu, plus vulgaire incident de la vie quotidienne que le passage du courrier, ou, pour nommer les gens par leur nom, du facteur ; que l’attente, même déçue, d’une lettre même ardemment espérée ? Voilà tout le sujet de la Poste. Mais pour l’élever, et jusqu’au sublime, il ne faut qu’un accent, un cri ; et chaque fois que reviennent, sur deux actes admirables, ces deux mots : « Mein Herz ! Mein Herz ! » c’est notre cœur, notre cœur à tous, qui bat d’inquiétude et se brise de chagrin.

Bientôt, sur le même chemin où la trompe du postillon sonne en-tore, un joueur de vielle paraît. Vieux, sordide, il tourne d’une main défaillante son instrument comme lui misérable. Mais voici qu’au pauvre hère et qu’à sa pauvre machine le génie confère en un moment, en quelques notes, le don mystérieux et sacré. Le mendiant soudain s’égale aux plus hautes, aux plus grandes parmi les figures immortelles de la douleur. Jérusalem n’était pas plus noble, pleurant elle aussi sur la route, et désormais, non moins que dans le psaume du Roi-Prophète, on entendra toute la souffrance humaine chanter et gémir dans la frêle ritournelle d’un chemineau allemand.

Rien ne borne le domaine du lied et son pouvoir. Il règne à la fois sur l’âme et sur la nature, ou l’univers ; il nous prend, il nous tient par le dehors et par le dedans de nous. « Mehr Ausdruck als Malerei, » disait le Beethoven de la symphonie Pastorale : « plus d’expression que de description. » Le lied exprime et décrit tour à tour, quand ce n’est pas en même temps. Schubert et Schumann, les deux maîtres sans pareils du lyrisme allemand, le sont peut-être, l’un d’un lyrisme plus pittoresque, l’autre d’un lyrisme plus intime et plus personnel. Mais ils ont, l’un et l’autre, mêlé, fondu la vie de l’âme et celle des choses dans les plus beaux de leurs chants. Des exemples aussi nombreux que célèbres en témoigneraient. Parmi les chefs-d’œuvre familiers de Schumann, il suffirait de rappeler le cycle entier de l’Amour du Poète ; et le Waldgespräch (la Sorcière), que la cantatrice allemande a fait si mystérieux et si âpre ; enfin cette enivrante Frühlingsnacht, qu’elle a comme emportée dans le tourbillon de toutes les brises, de tous les parfums et de tous les désirs du printemps.

Schubert également, alors même qu’il décrit et qu’il peint, a des retours ou des rentrées en soi qui sont admirables. C’est le poignant : « Mein Herz ! Mein Herz ! » de la Poste, que nous citions plus haut. A la fin du Poteau indicateur, c’est la strophe suprême et pour ainsi dire intérieure, après les strophes pittoresques ; la strophe assombrie, attristée jusqu’à la mort par la vision ou plutôt par la pensée d’un autre poteau, qui marque à l’horizon non plus du paysage, mais de la vie, un chemin inévitable et sans retour.

D’un bout à l’autre du siècle et jusque chez les maîtres contemporains du genre, les Brahms et les Richard Strauss, les deux courans, ou les deux esprits, se partagent le lied allemand. Liszt a donné dans sa Loreley (sur les paroles d’Henri Heine) un magnifique exemple de cette harmonieuse dualité. C’est d’abord un tableau que ce lied, et puis c’est un poème, presque une méditation. Debout sur un rocher qui domine le fleuve, la fille du Rhin peigne sa chevelure d’or avec un peigne d’or. Elle chante et son chant attire le pêcheur et le perd. Voilà pour l’élément pittoresque, dramatique de la scène, et la musique l’a vivement rendu. Tout est sensible à notre oreille, et presque même à nos yeux. Nous entendons, nous voyons le paysage et la vierge attirante, le fleuve et son murmure, la sirène et sa chanson. Mais quand. vient le dénouement et, sinon la morale, au moins la leçon de mélancolie, de malheur et de mort ; quand la voix redit plusieurs fois, et chaque fois plus pénétrante, les deux derniers vers :


Und das hat mit ihrem Singen
Die Loreley gethan,


alors il semble bien que la musique entre plus avant en nous, et que la belle devise, ou plutôt la belle démarche de l’âme : Ab exterioribus ad interiora, se réalise également dans l’ordre de l’esprit.

Il ne fallait pas moins, pour nous consoler d’un chef-d’œuvre outragé, que tant de chefs-d’œuvre honorés par une admirable interprète. Loin du théâtre, de son appareil ou de son attirail grossier, de ses conventions et de ses mensonges, ce fut pour la musique, et pour elle seule, pour la pure et libre musique, une revanche éclatante. Pas un atome de matière ne vint en ces deux journées corrompre un idéal qui n’eut pour artisan et pour serviteur que le souffle d’une femme. Tantôt léger comme un soupir, tantôt profond comme un sanglot, ce souffle a ranimé en nous, autour de nous, toutes les formes et toutes les forces de la vie. Il a suffi de cette jeune voix pour nous rendre les spectacles disparus et les rêves évanouis, pour nous rouvrir les deux royaumes de l’univers et de l’âme, l’infini de la réalité et celui du mystère.


Und das hat mit ihrem Singen
Die Loreley gethan,


« Et voilà ce que la Loreley a fait avec son chant. »


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Revue et Gazette musicale du 15 janvier 1837.
  2. Schumann.