Revue musicale - 30 avril 1894

Revue musicale - 30 avril 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 220-228).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : Falstaff. comédie lyrique en 3 actes et 6 tableaux ; poème de M. Arrigo Boito, traduit par MM. Paul Solanges et Arrigo Boito; musique de Giusoppe Verdi.


Il ne faut jamais dire aux gens :
Écoutez un bon mot; oyez une merveille!
Savez-vous si les écoutans
En feront une estime à la vôtre pareille ?
Voici pourtant un cas qui peut être excepté.


Ce cas est celui de l’œuvre qu’on vient de saluer chef-d’œuvre. Les « écoutans « par bonheur ont fait de cet admirable Falstaff une estime pareille à celle que nous en faisions nous-même depuis une année. On ne nous taxera donc aujourd’hui ni de précipitation, ni d’engouement, ni de singularité. Peu nous importe d’être les derniers à dire : « Oyez une merveille » ; une seule chose importe et nous enchante : c’est que, fût-ce avant nous, tant d’autres l’aient dit.

La légende raconte qu’un jour Artaxercès recevait les hommages et les tributs de ses sujets. Ils lui offraient de l’or, de l’argent, des pierreries. Un paysan vint, qui présenta au roi un peu d’eau, et le roi le remercia plus que tous les autres. Verdi ressemble à ce paysan. A la musique, rassasiée elle aussi et gorgée de richesses, il a fait ce don inestimable de l’eau; sous la main du vieillard une jeune source a jailli. Ainsi l’aqueduc antique apporte encore à Rome la fraîcheur et la pureté sans pareille de l’acqua Vergine.

Falstaff est une œuvre de vie, de santé, de lumière et de joie. Œuvre de vie, et d’une vie si intense, si naturelle surtout, qu’elle ne paraît pas imitée, mais véritable ; la vie que Dieu donne, et non celle que l’homme copie ou contrefait. Œuvre de joie aussi, et la joie, quoi que pensent ou feignent de penser aujourd’hui l’art maussade et la littérature morose, la Joie est l’une des deux faces du monde. Cette joie, les plus sérieux, les plus sombres même, Shakspeare, Corneille, Racine, Beethoven, ont voulu la connaître et l’exprimer. A quatre-vingts ans, le génie tragique de Verdi l’a souhaitée à son tour, la gioia bella, comme l’appelait Mozart, un de ceux qui l’ont le plus aimée. On se demandait comment il allait la ressentir et la comprendre; on le sait à présent. Cette joie d’abord est simple. Elle n’a rien de commun avec la joie en quelque sorte métaphysique d’un Beethoven, par exemple, dans le finale de la Symphonie avec chœurs. Ce n’est pas non plus, oh ! non, la joie chargée d’arrière -pensée s, d’intentions et de symboles, la joie compliquée, souvent épaisse et pesamment germanique des Maîtres-Chanteurs. C’est la joie de la jeunesse, la joie de ces enfans auxquels il faut être semblable pour entrer dans le royaume de l’esprit aussi bien que dans le royaume de l’âme. Cette joie, de plus, est bonne. Faite de gaîté et de malice, elle est faite aussi de bienveillance et de bonhomie. Elle ignore l’ironie et l’amertume. Le rire de Falstaff éclate aussi large que celui de la Servante maîtresse, mais plus indulgent. Si, d’autre part, il sonne aussi clair que celui du Barbier de Séville, il sonne souvent avec plus de finesse encore et de distinction. Comparez à cet égard le finale du panier dans Falstaff et le fameux finale du Barbier : celui-ci, qui reste admirable, est admirable tout d’une pièce ; la beauté pour ainsi dire en paraît sommaire et sans nuances, auprès des exquises délicatesses et de l’élégance princière de Verdi. Enfin cette joie est poétique et tendre. Ni le sentiment de la nature ni l’amour n’en sont absens. L’esprit du Barbier est un esprit de sécheresse et d’intrigue ; Rossini n’a fait de Lindor qu’un galant et de Rosine qu’une coquette. Mais Verdi parmi les grelots de sa comédie a mêlé des clochettes d’or, qui parfois entre deux éclats de rire donnent des notes profondes et qui touchent le cœur.

Comme le livret d’Otello, le livret de Falstaff est l’œuvre de M. Arrigo Boito. Une seconde fois, avec le même talent, le même respect et le même amour, M. Boito a traduit Shakspeare pour Verdi. J’admire ce musicien-poète qui ne veut plus être que l’intermédiaire entre un poète et un musicien plus grands que lui. Il est vrai que s’inspirer de Shakspeare pour inspirer Verdi n’est point une tâche ordinaire, et l’accomplir ainsi n’est pas un médiocre honneur. Honneur moral, car tant de modestie, tant de désintéressement est rare ; honneur esthétique aussi, peu de créations personnelles pouvant être plus enviables qu’une aussi glorieuse entremise. M. Boito a condensé la fameuse comédie des Joyeuses Commères de Windsor. Il en a simplifié l’intrigue et tressé les fils épars. Quant au type de Falstaff, il l’a complété par quelques traits empruntés au personnage tel qu’il figure non plus dans les Commères, mais dans Henri IV. Ainsi le poème italien, s’il ne contient pas tout le Shakspeare de la comédie, ne renferme rien au moins qui ne soit de Shakspeare ; hors le style pourtant, hors la facture des vers, et ce rien est quelque chose; quelque chose, hélas ! que nulle traduction ne peut sauver, et que les auditeurs qui comprennent et qui aiment l’italien, surtout l’italien de M. Boito, ne se consolent pas d’avoir perdu.

Le sujet de Falstaff est des plus gais et des plus simples. Il s’agit, on le sait, des entreprises du gros chevalier sur la vertu de Mrs Alice Ford et de Mrs Meg Page; entreprises deux fois déjouées par les honnêtes et spirituelles commères, avec l’aide de leur voisine et amie Mrs Quickly, et de Nannette, fille de Mrs Ford. Deux rendez-vous donnés à sir John tournent également à sa confusion : l’un, chez Mrs Ford, se termine par le fameux plongeon dans la Tamise; l’autre, la nuit, dans le parc de Windsor, sous le chêne légendaire de Herne, par une fantastique mystification : mascarade et bastonnade jusqu’à confession du pécheur et réconciliation finale. J’oubliais, et j’avais tort, les amours de Nannette et du petit Fenton, mêlées gracieusement à la comédie, et que le dénouement consacre suivant l’usage.

Il y a trois aspects principaux sous lesquels on peut envisager la musique de Falstaff et l’admirer. L’action ou le mouvement, la peinture des caractères, la poésie, voilà les trois élémens et comme les trois facteurs principaux qui concourent à la complexe beauté de l’ouvrage. L’étude de la partition va nous les révéler tour à tour et quelquefois ensemble.

L’action d’abord. Depuis longtemps on l’interdisait à la musique, et la musique ne paraissait plus capable de la représenter. « Le mouvement ne lui convient pas » répétaient à l’envi ceux qui à l’envi l’alourdissent et la paralysent. Ils avaient ankylosé l’art des Haydn, des Mozart et des Rossini. Mais voici qu’un maître octogénaire vient dire à la musique : Lève-toi et marche ! Et elle marche, elle court, elle a vingt ans. Quelle course elle fournit tout d’abord! Avec Verdi, jamais de faux départ. Il ne tâtonne pas, il ne se prépare pas à commencer : il commence d’un seul coup, par un accord foudroyant. La porte s’ouvre à deux battans; que dis-je? elle vole en éclats. L’introduction, la querelle de Caïus avec les deux acolytes de Falstaff, traitée dans le style du quatuor classique, est menée à toute vitesse. Le motif principal jette çà et là des touches brillantes, allume une flamme à tous les coins de l’orchestre. Il circule, bondit et rebondit, accroissant par le choc et son élan et sa force. Il frappe un instrument, puis un autre; rien ne l’arrête, rien ne l’essouffle et rien ne l’entame. Sur lui tombent d’aplomb, dru comme grêle, apostrophes, répliques, injures. Falstaff cependant, impassible, se carre en son fauteuil, interposant entre deux ripostes des phrases flegmatiques sous lesquelles ploie l’orchestre subitement aminci. Puis, congédiant Caïus, il demeure seul avec les drôles. Alors son personnage se dessine : corps, esprit, âme, de lui tout est rendu. Le corps le premier. « En ce bedon, s’écrie-t-il, tonne un millier de voix qui proclament mon nom! » À ces «voix intérieures» les voix du dehors répondent. De mesure en mesure, par les rythmes et par les timbres l’orchestre se dilate; il engraisse véritablement; les harmonies et les sonorités se fortifient ensemble. « Falstaff immense ! » hurlent les deux compagnons ; et ce n’est plus seulement lui, c’est toute la gent porte-bedaine, les Gargantua et les Sancho, c’est la puissance de la matière, c’est l’apothéose de la chair, que célèbre, à la manière d’un tableau de Jordaëns, la tonitruante acclamation. De cette masse aussitôt l’esprit se dégage. Que de prestesse et de précision dans la confidence faite par Falstaff de ses rencontres amoureuses et de ses galans desseins ! Sur quel fond de symphonie, sur quelle riche trame le dialogue sème ses broderies ! Comme cela est copieux et cependant comme cela est léger! Comme cela enfin, lorsqu’il le faut, est sérieux! Le monologue sur l’honneur a des dessous de psychologie où se révèle à qui sait l’y chercher une profonde intelligence de Shakspeare. Dans ces éclats de colère et ces dédaigneux silences, tantôt dans cette plénitude et tantôt dans ce vide où tombent quelques notes à peine, dans le fracas ou dans le mutisme de l’orchestre, Falstaff est tout entier; il y est avec ses fureurs cyniques, avec l’insolence de son ironie, avec son mépris et presque son dégoût de lui-même et de ceux qui lui ressemblent.

Le tableau qui suit est pour l’oreille et pour l’esprit un éblouissement. On se le rappelle, après l’avoir entendu, comme un feu d’artifice de mélodies, d’harmonies, de rythmes et de timbres, comme la floraison musicale d’une imagination et d’un génie de vingt ans. C’est, entre neuf personnages, quatre femmes et cinq hommes, une succession, puis une combinaison de commérages et de caquets jusqu’ici, je crois, sans exemple. Les femmes d’abord se montrent les billets doux de Falstaff, les lisent, les relisent en riant, et cette lecture commencée sur un plaisant motif de cor anglais, interrompue, reprise en des tonalités de plus en plus claires, de plus en plus savoureuses, s’achève avec l’effusion que Verdi seul sait donner à la chute d’une période vocale. Au quatuor féminin s’enchaîne un quintette masculin, sur un rythme et dans un ton différens. Idées, mouvemens, sonorités, tout incessamment se renouvelle. Entre les divers épisodes pas un vide, mais des transitions exquises, musicales autant que scéniques ; des fils ténus et brillans, pour nouer le collier. Délicieux, l’intermède des petits amoureux et le double baiser pris au vol, dont la douceur se prolonge avec l’adieu qui s’achève en fuyant — Maintenant les deux groupes, compères et commères, se réunissent. Le quatuor et le quintette, tous deux rapides, et syllabiques tous deux, courent ensemble, l’un enveloppant l’autre dans un balancement harmonieux. Seule au milieu de ce babillage, la voix du ténor trace en notes tenues une ligne idéale autour de laquelle voltigent les autres voix. Enfin les hommes se retirent, et les femmes, auxquelles reste toujours le dernier mot en cette comédie, lancent encore une fois ensemble, à l’adresse du séducteur qu’elles ont résolu d’éconduire, leur éclat de rire et leur défi joyeux.

Tout différent est le style des deux duos, l’un entre Mrs Quickly et Falstaff, l’autre entre Falstaff et Ford, qui composent le tableau suivant. Mrs Quickly vient, au nom des deux dames, prier Falstaff de se rendre auprès d’elles. La musique ici change d’allures, de langage. Ce n’est plus seulement dans la rapidité des rythmes qu’elle cherche et trouve l’esprit : c’est dans l’intensité de certaines notes riches de sens et de sève, c’est dans la savoureuse brièveté de certaines formules, presque de certaines exclamations. Mais c’est toujours aussi dans la grâce et l’agilité, témoin le plaisant : De deux heures à trois, ces deux petits triolets, dont le musicien au cours des deux duos a tiré la plus vive et la plus spirituelle symphonie.

Volontiers nous nous arrêterions au duo de Falstaff et de Ford, pour en louer l’abondance musicale, la vérité et la variété psychologiques, les merveilles mélodiques et instrumentales, pour en signaler surtout la fin, le motif à la fois élégant et comique, sur lequel, au seuil de la porte, les deux compères se font leurs civilités. Mais nous avons hâte d’arriver au centre de l’œuvre, à ce qui en est véritablement et le cerveau et le cœur.

Pour leur malicieuse vengeance, les joyeuses commères ont tout préparé. Voici le paravent, et voici le panier à linge où tout à l’heure le gros Falstaff sera réduit à se cacher.


Gaje comari di Windsor! E l’ora!
L’ora d’alzar la risata sonora!


Ainsi chantent les aimables femmes dans l’original italien, et toute la verve de la comédie pétille en cette chanson à la gloire du rire, du rire féminin, du beau rire d’or. Du rire honnête au moins, de bon aloi et de bonne compagnie, car je sais, dans l’étincelant trio, telle phrase d’Alice ; moins que cela : tel accord mineur, aussi distingué que le majeur eût été vulgaire, qui ennoblit toute cette gaité et révèle en ces femmes d’esprit des femmes de bien. Savez-vous à qui Verdi ressemble ici? A Molière autant qu’à Shakspeare. Verdi n’est plus seulement un maître du drame lyrique, il est un maître du cœur humain. Jamais encore il n’y avait lu si avant ni si finement, et le progrès le plus merveilleux de son génie est celui qu’il a fait dans la connaissance des âmes. L’homme qui a su représenter ainsi avec les sons ce milieu bourgeois, cette famille qui gaîment et honnêtement s’amuse ; l’auteur de cette comédie musicale de mœurs et de caractères, celui-là peut-être serait capable d’écrire demain la partition de Tartuffe. C’est à la table d’Elmire que s’assied Mrs Ford pour attendre Falstaff, c’est avec l’honnêteté et la malice de la femme d’Orgon qu’elle le reçoit. Écoutez sa réponse aux déclarations du galant : coquette, mais d’une coquetterie franche et sûre de soi. La phrase musicale rappelle de très près une phrase de Desdemona abordant Otello. C’est la même pureté, souriante ici, là-bas mélancolique ; ce sont les deux aspects, l’un heureux et l’autre triste, de la même beauté.

Quelle petite merveille encore, et de musique et de psychologie, que le scherzetto déjà fameux : Quand j’étais page du sire de Norfolk ! Comme une telle mélodie est formelle et plastique ! Comme on peut en quelque sorte l’isoler pour la regarder dans tous les sens et en faire le tour! La voilà, la musique qui ne devient pas, mais qui est; qui ne fuit pas, mais qui demeure. Et là encore Falstaff est tout entier. Il y est avec son esprit fringant, sa fatuité, avec le regret aussi, témoin deux ou trois notes graves d’une flûte furtive, avec le regret de sa svelte jeunesse, avec l’élégance enfin, la race et le sang du gentilhomme shakspearien, que le désordre et la débauche n’ont pu complètement avilir.

Mais au beau milieu du duo Mrs Quickly accourt, annonçant le mari: Falstaff n’a que le temps de se blottir derrière le paravent. Voici le centre et le nœud du chef-d’œuvre, le finale du panier. Tout y est admirable : l’intensité de la vie, les dimensions, les proportions et l’ordre; oui l’ordre parfait, car il y a de l’eurythmie jusque dans ce vertige, et ce tourbillon est une harmonie. A l’orchestre courent deux motifs principaux, l’un fait de notes piquées, l’autre, le plus important, de notes liées au contraire, tournant en spirale folle, et qui rappelle un peu le finale de la symphonie en si bémol de Beethoven. C’est sur le second motif que va se dérouler la poursuite endiablée.

Voici Ford avec ses compagnons, et la chasse commence. Le thème enragé la conduit et l’excite. C’est lui qui court devant ; il passe, repasse, sort et rentre par les portes furieusement ouvertes ; il fouille la maison de la cave au grenier ; d’un bond il franchit l’escalier ; il bouscule les meubles, vide les bahuts, les tiroirs, et s’élance au dehors, cherchant partout l’introuvable gros homme. Celui-ci, profitant de l’accalmie, se blottit dans le panier où le tassent les commères; aussitôt, derrière le paravent les petits amoureux viennent prendre sa place, et dans le silence momentané qui s’établit, c’est un charme d’entendre leur jeunesse chanter. Mais soudain la meute des poursuivans rentre et reprend sa course. Le motif aussi reprend à plein orchestre, et prodigieux est l’effet de cette secousse brutale, sans préparation, qui d’un seul coup redonne le branle à la symphonie. Haletante, elle s’arrête bientôt une seconde, et derrière le paravent sonne un baiser. Cette fois, croyant enfin tenir les coupables, Ford et sa troupe se taisent et se concertent. Alors peut se développer à l’aise, et sans guère manquer à la vérité dramatique, le plus adorable ensemble. Du panier s’exhalent les soupirs de Falstaff, qui étouffe ; en avant, pour le cacher, les femmes étalent leurs jupes, et, souples, moelleuses comme les jupes mêmes, s’étalent aussi leurs voix. Et du paravent replié, de cet asile où les deux enfans oublient la bagarre environnante, ou l’ignorent, s’envole l’exquise chanson de leur exquise tendresse. Oh! l’aimable répit et la halte délicieuse ! La musique est ici plus que la musique de la comédie et des personnages : elle les dépasse et les déborde. Elle acquiert, comme tout art parvenu à une certaine hauteur, une puissance de sympathie générale et même universelle. Elle devient la musique de chacun de nous lorsque nous sommes gais ou lorsque nous aimons, la musique de toute gaîté et de tout amour. — D’une main fiévreuse Ford écarte enfin le paravent : au lieu de sa femme avec Falstaff, c’est Nannette et Fenton qu’il découvre. Nouvelle déception, fureur nouvelle, et sur un nouvel éclat, voilà la chasse repartie. Les valets alors, appelés en hâte par les quatre commères, saisissent le panier, dont l’orchestre exprime jusqu’au poids accablant ; on le soupèse, on le soulève, on le hisse sur le rebord de la fenêtre, où certain trille de cors, avec une terreur comique, le tient un instant suspendu. Ace moment Ford reparaît, hors de lui; il voit, il comprend, et le plongeon vengeur met fin à l’une des scènes les plus vivantes que créa jamais la musique, l’art par excellence de la vie.

Mais la vie, j’entends la vie complète, celle que les chefs-d’œuvre ont mission de représenter, n’est pas action seulement : le rêve y a sa part et son heure. Shakspeare le savait bien, et voilà pourquoi il termine en poète, surtout, celle-là même de ses pièces que M. Montégut appelle avec raison « la plus franche de ses comédies)> . — Au sortir de cet imbroglio (c’est encore M. Montégut qui parle), « nous demanderions de l’air, si le poète ne semblait avoir prévu ce désir de son lecteur et n’avait subitement fait circuler une brise rafraîchissante en transportant le dénouement de la pièce dans le parc de Windsor, et en lui donnant pour couronnement la légende romantique d’Herne le chasseur. »

Ce désir, le musicien lui aussi l’a prévu, l’a comblé, et la vie ardente de l’œuvre s’apaise à la fin et se rafraîchit dans le calme de la nature et dans ses nocturnes enchantemens. Il le fallait pour la perfection de notre plaisir ; il le fallait aussi pour compléter les personnages, pour ajouter à toutes leurs grâces la grâce dernière de la poésie, à tout leur esprit un peu d’émotion, un peu de vague tendresse pour les choses. Émotion légère sans doute, et que sauve de la banalité l’idée de comédie et de mystification qui s’y môle : l’éclat de rire d’Alice, par exemple, interrompant, de peur de faire peur, la fantastique légende du Chasseur noir; émotion réelle pourtant, et dont les âmes charmantes de toute cette jeunesse ne sauraient ni ne voudraient se défendre. Écoutez les gentilles compagnes préparer la mascarade et se distribuer leurs rôles de fées : « Tu seras la Dryade... Toi y tu seras la nymphe bocagère... » Les voix s’égaient et rient, mais sous les voix il suffit d’un arpège de flûte pour ouvrir la sereine perspective de la nuit, des gazons et des bois.

À cette sérénité des choses, tous finissent par se laisser gagner. Au clair de lune, dans le parc royal, devant le chêne hanté, le petit amoureux arrive le premier au rendez-vous général. Sous la futaie bleuâtre sonne le cor des gardes-chasse. Après toute la gaîté du jour, voici toute la douceur de la nuit. Et l’enfant, pénétré par la beauté de l’heure, chante plus longuement, plus lentement aussi qu’il n’a jamais chanté. Que ne peut-il le chanter en italien, le divin sonnet, que trahit, hélas! toute traduction, excepté la traduction musicale. Je ne connais pas une ligne de chant plus pure que celle-ci, pas une mélodie où de chaque note s’exhale plus de poésie et d’amour. Elle va, sans jamais se répéter, suivant sa courbe exquise ; au-dessous d’elle se groupent des échos qu’elle éveille et qui l’environnent mollement. Puis un contre-chant timide lui répond. Ne se sentant plus seule, comme dit à peu près le sonnet italien, elle vibre de joie en un mystérieux accord. Alors les notes s’unissent comme les lèvres dont elles chantent le désir. « Bocca baciata non perde ventura! — Bouche baisée ne perd plus le bonheur! » c’est la devise et pour ainsi dire le mot d’ordre d’amour que dans leurs rencontres précédentes Nannette et Fenton avaient coutume de se renvoyer. Ils l’échangent encore ici, et l’orchestre, qui d’habitude se taisait pour les écouter, les accompagne cette fois et les jette aux bras l’un de l’autre.

Puis la mystification commence. Autour de Falstaff épeuré se déploie une féerie musicale dont seraient jaloux le Weber d’Obéron et le Mendelssohn du Songe d’une nuit d’été. Il faudrait ici tout citer : le lointain appel de Nannette, où la voix forme avec l’orchestre de si fins, de si nouveaux accords ; la canzone elle-même, pour laquelle on épuiserait en vain toutes les subtilités du vocabulaire shakspearien; les cadences ralenties, aux douceurs de velours, et les terminaisons à dessein retardées, comme si les voix ne pouvaient se résigner à mourir.

Enfin la comédie reprend ses droits. « Apothéose ! » s’écrie Falstaff berné, battu et content; et une fugue étonnante, aux dix parties réelles, aux basses solides et profondes, à la somptueuse sonorité italienne, achève le chef-d’œuvre dans les transports d’une copieuse joie.

C’est fini, et il nous semble n’avoir rien dit encore, surtout n’avoir pas touché le fond ni surpris l’essence de cette musique. Toute l’étude technique en resterait à faire ; il en faudrait analyser la forme pure : les trésors d’harmonie, la qualité mélodique, le détail des rythmes, le coloris instrumental. On pourrait à propos de Falstaff écrire un chapitre de la psychologie des timbres. Quant à la mélodie, elle est ici d’une nature particulière : abondante et brève, semée à pleines mains un peu comme une poussière sonore. Mais le détail ne dévore jamais l’ensemble ; le génie du maître se multiplie et ne se disperse point, et constamment sur la poussière un coup de soleil tombe, où les milliers d’atomes se rassemblent et ne font qu’un rayon de lumière. Ainsi l’œuvre est à la fois puissante et délicate ; œuvre de nuances, mais œuvre aussi de fond et de grand parti pris. De plus elle est formelle et elle est saine. Elle sonne allègrement le réveil longtemps espéré du génie latin. « Il faut, disait un jour M. Boito, méditerraniser la musique. » — Non pas toute la musique, sans doute ; mais encore est-il bon qu’il y ait une musique de la Méditerranée. Trop souvent nous devons, hélas ! pour admirer ou seulement pour comprendre, abdiquer notre nature et même lui faire violence. Nous n’avons cette fois qu’à nous y abandonner, à suivre notre pente, au lieu de la remonter. Et ne croyez pas que la gaîté du chef-d’œuvre en fasse l’intellectualité moins profonde! La joie est fille de l’esprit autant que la douleur, et du rire aussi la flamme est divine. Nous l’avons tous compris ; tous nous avons acclamé le glorieux vieillard qui nous apportait l’étincelle de vie. Qu’il daigne agréer ici notre modeste hommage. Le grand Italien est venu parmi les siens, parmi ses frères d’armes d’autrefois, ses frères d’art de toujours, et les siens heureusement l’ont connu.

Falstaff a trois interprètes de premier ordre : l’orchestre d’abord, qui s’est montré merveilleux ; M. Maurel ensuite, chez lequel il faut louer chaleureusement l’intelligence, la verve, la composition du rôle, un talent enfin qui serait irréprochable, s’il savait toujours se garder de l’exagération, et notamment des petites horreurs, je ne trouve pas d’autre mot, que se permet l’éminent artiste dans la seconde et la troisième reprise du scherzetto : Quand j’étais page du sire de Norfolk; enfin Mme Delna, aussi admirablement comique aujourd’hui qu’elle était tragique hier et le sera demain. Cette jeune fille est plus que la plus grande artiste : elle est comme un chef-d’œuvre de la nature. Une débutante, Mme Grandjean, n’est qu’une débutante, minaudière avec lourdeur et armée d’une voix agressive. M. Soulacroix est digne d’éloges. Mme Landouzy a chanté d’une très pure voix et dans un style très pur la chanson de la fée, et M. Clément n’a pas donné ce que nous attendions de lui dans le rôle délicieux de Fenton.


CAMILLE BELLAIGUE.