Revue musicale - 28 février 1921

Camille Bellaigue
Revue musicale - 28 février 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 207-212).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : Forfaiture, drame lyrique en cinq actes, paroles de MM. Paul Milliet et André de Lorde, d’après M. Turnbill ; musique de Camille Erlanger. — Œuvres de M. Raoul Laparra.


Un de nos amis, bon musicien, nous écrivait : « Mon goût pour la divine musique est plus vif que jamais, mais ma curiosité pour le vacarme contemporain diminue chaque jour. Je ne vais plus au théâtre ou au concert, que sûr de mon plaisir. C’est bien rare. On y joue trop mal ce que j’aime et trop bien ce que je n’aime pas… Je m’enferme chez moi, avec mes livres et mes partitions. À certains jours, quand je suis très bien disposé, je suis encore assez content de mon interprétation silencieuse. À condition de ne pas bouger, de ne lien ouvrir, ni le piano ni les livres, c’est très beau, — pour moi seul, — et supportable pour les voisins. »

Et ego. Nous aussi nous connaissons, nous goûtons cette sorte de plaisir, musical et muet à la fois. Mais, hélas ! il faut de temps en temps sortir de la retraite et du silence, aller au concert, au théâtre, sans être sûr de son plaisir. Nous étions même, d’avance, à peu près assuré du contraire en nous rendant à l’Opéra-Comique pour ouïr la Forfaiture posthume de Camille Erlanger.

Le jour de la répétition générale et le soir de la première représentation, bon nombre d’auditeurs s’écriaient, d’une voix plaisamment irritée : « Je préfère encore… » Eh ! bien non. Je ne nommerai pas l’ouvrage, ou les ouvrages, que préféraient ce bon nombre d’auditeurs, désireux que je suis d’épargner l’humiliation de leur préférence à la mémoire du musicien qui n’est plus.

Pour commencer par le commencement, le titre seul de l’ouvrage est une première faute, une faute de français. Au mot « forfaiture, » on lit dans Littré : « 1° prévarication d’un magistrat ; 2° terme de féodalité. » L’une et l’autre acception n’ont rien de commun avec le sujet du mélodrame grossier que le cinéma se contentait de nous faire voir et qu’au théâtre, paroles et musique, il nous faut entendre deux fois.

Forfaiture, vous le savez peut-être déjà, Forfaiture est une histoire d’argent et d’amour, surtout d’argent. Elle se passe à New-York. Edith Hardy, une jeune et belle Américaine, — les films n’en représentent jamais d’autres, — est recherchée, avec une insistance qui ne paraît pas lui déplaire, par un personnage étrange, un milliardaire japonais, le prince Tori. Recherchée non pas en mariage, mais en adultère, car Edith est la femme d’un banquier, lui-même très opulent, un peu moins cependant que le galant samouraï. Opulent hier, mais aujourd’hui ruiné, d’un seul coup, par une spéculation malheureuse, la fâcheuse nouvelle est communiquée à Mrs Hardy pendant une vente de charité. Présidente du comité, chargée à ce titre de recueillir le total de la recette, — cent mille dollars, s’il vous plaît ; nous sommes en Amérique, — l’imprudente, au moins imprudente Edith, sans en rien dire à son mari, détourne pour quelques heures seulement, elle le croit du moins, la forte somme, et, dans l’espoir, comme on dit, de « se refaire, » elle la joue à la Bourse et la perd. C’est le premier acte, et pour le second, ou le troisième, ce pourrait bien être, avec la pauvreté, le scandale et la honte.

Mais le prince veille, et surveille. Edith lui semblant soucieuse, il l’interroge et elle avoue. Qu’à cela ne tienne : un chèque est aussitôt signé, contre la seule promesse, pour le lendemain soir et chez le signataire, d’un rendez-vous, ou plutôt, vous l’entendez comme il l’entend lui-même et elle aussi, d’une reddition. La fortune a ses vicissitudes. Perdus par un coup de Bourse, les millions du mari se trouvent regagnés par un autre coup. Le flux les emporta, le reflux les rapporte. Edith se croit sauvée. Cette fois, c’est à son mari qu’elle fait, non sans émoi, l’aveu sincère sinon de sa faute, au moins d’une dette assez forte et criarde. Chèque numéro deux, celui-là conjugal, et que, dans sa joie, Edith a le tort d’aller porter elle-même. Rien qu’en envoyant à sa place sa femme de chambre, que nous avons aperçue tout à l’heure, que d’affaires, et lesquelles ! ne se fût-elle pas, ainsi qu’à nous, épargnées ! Vous pensez bien que le concupiscent Japonais, créancier d’argent moins que d’amour, ne va pas renoncer au paiement en nature. Il insiste, elle se dérobe et se débat. Une lutte violente s’engage et tourne au furieux corps à corps. Alors, — c’était le « clou » du film, — alors l’enragé, pour attester au moins, par un mensonge atroce, la victoire ou la possession qui lui échappe, imprime au fer rouge sur l’épaule de la rebelle le chiffre dont il a coutume de marquer ses bibelots d’ivoire. Folle et rugissant de douleur, Edith saisit un revolver sur la table et fait feu. Le Japonais tombe, blessé seulement, et le mari survient. Le trouble de sa femme l’avait inquiété. Il l’a suivie. Elle a le temps de s’enfuir, et c’est de lui que les serviteurs, accourus en hâte, s’emparent.

Dernier acte : en cour d’assises, comme autrefois dans le Juif Polonais d’Erlanger encore, ou déjà, mais qui valait mieux, beaucoup mieux. Erlanger avait le goût des affaires criminelles. Un autre, le musicien de la Lépreuse et du Sauteriot, M. Lazzari, préfère les questions sanitaires. Trahit sua quemque… La cour d’assises, aux États-Unis, manque un peu de solennité. Nos chambres correctionnelles lui feraient honte. On dirait d’un service protestant. Et si modeste ! L’accusé, pendant sa détention préventive, a tout appris de sa femme et tout pardonné. Il s’accuse lui-même, il avoue. On l’a condamné, quand Edith s’avance, ou plutôt s’élance. Plutôt que de dire rien que la vérité, toute la vérité, elle la crie, elle la hurle et, pour finir, découvrant son épaule, elle la prouve. Gros effet d’audience, acquittement, et, par une prompte application de la loi de Lynch, massacre du Japonais.

Les principales qualités de ce « livret, « ou de ce « poème » en prose, ne sont peut-être ni la finesse des sentiments, ni l’analyse des caractères, ni la distinction du style. Et la musique ? Ah ! la musique ! On ne peut lui refuser au moins cette qualité qu’elle est parfaitement assortie, que dis-je, adéquate à la pièce. Maintenant, que peut-être, et même certainement, une pièce de ce genre ne comporte pas la musique et qu’elle en soit indigne, c’est une autre question, et qu’un pareil exemple suffirait à trancher, si dès longtemps elle n’était déjà résolue. Et puis une réflexion, plutôt mélancolique, s’impose.

Déjà l’on ne voyait pas sans chagrin transporter, ou déporter le théâtre au cinéma. Si maintenant l’opération va se faire en sens contraire, quelle n’en sera pas la suite, et le dommage, ou la honte ! A bientôt peut-être la mise en musique non plus seulement des feuilletons transatlantiques, mais des « actualités : » une manœuvre de tanks, une course de bicyclettes, l’attaque d’une diligence dans les Montagnes-Rocheuses ou l’inauguration par « les personnalités officielles, » d’un comice agricole ou d’un groupe scolaire. Aussi bien quittons, s’il vous plaît, cette question, qui n’est que de rapport entre la musique et la pièce. Allons maintenant à la musique même, à la seule musique, et allons-y bravement. On ne saurait la traiter avec trop de rigueur.

Il nous fut rarement donné d’en ouïr de plus mauvaise, où plus de fracas non pas succède, mais se joigne à plus de confusion. Jamais le « vacarme contemporain » dont se plaint notre correspondant n’a sévi de plus constante et plus cruelle façon. Le « tout à l’orchestre » est le principe et la fin de ce tintamarre. Et quel « tout ! » Une pâte épaisse, une masse informe, sans force également, sans âme, sans pensée et sans vie. Quel orchestre aussi ! qui joue, — si cela s’appelle jouer, — toujours et tout entier, sans discernement comme sans relâche. Par exemple aurait-on jamais cru qu’une vente de charité pût mener un tel bruit et donner à ce degré la sensation d’une foire ! Ailleurs (acte III) est-il nécessaire, ou raisonnable seulement, que deux dames, rendant visite à une troisième, se fassent accompagner, — et quand je dis accompagner, c’est plutôt écraser, — par des trompettes ! Assourdi par leurs éclats incongrus, je me rappelais ce brave homme de maître Bernard, disant à sa femme, dans la Carmosine de Musset, quelque chose comme ceci : « Quand vous m’avez épousé, dame Pâque, il n’y avait point là de trompettes. » Il y en a partout ici, des trompettes, et bien d’autres instruments encore, tous les autres instruments, ensemble. Un style musical est en train de se perdre, chez la plupart de nos musiciens : le style de la simple conversation, de la causerie familière, un peu surveillée seulement, et, comme on disait à Florence, au XVIIe siècle, le favillar in musica. Le pire des mélodrames y pouvait cependant prêter, par moments. Au second acte, pendant une visite encore, quelques personnes réunies chez le prince et le prince lui-même s’entretiennent d’art et de bibelots japonais. Mais grand Dieu, sur quel ton ! Quelles paroles d’abord, et puis et surtout quelle musique, hachée, disloquée, écartelée par des intervalles saugrenus, aussi contraires au sens des mots qu’à la nature des voix. Pauvres voix ! Comme elle les traite, cette musique barbare ! Elle porte, elle pousse la voix d’un malheureux ténor à de telles hauteurs, et l’y maintient avec tant de cruauté, qu’elle menace à tout moment d’en rompre les cordes. Après cela, après tout cela, faut-il user d’indulgence envers une chanson soi-disant et peut-être en effet japonaise ! Serait-il équitable de refuser au prélude du second acte un caractère assez mystérieux, même sinistre ? C’est là bien peu de chose : un rien, deux riens, perdus en un tout qui est affreux. « Une ignominie, » a dit, paraît-il, de Forfaiture, un de nos confrères. Mettons, si vous préférez, une horreur, et n’en parlons plus. Mais il est triste de penser qu’au lieu de cette horreur, MM. les directeurs de l’Opéra-Comique auraient pu nous rendre, avec M. Vanni Marcoux, le Falstaff de Verdi.

Oui, « l’on joue trop bien ce que je n’aime pas. » Impossible de mieux jouer que M. Marcoux (paroles, musique, gestes, attitudes) un rôle plus détestable. À la force, à la fureur avec laquelle il enfonce, le « clou » de la pièce (c’est le cautère que je veux dire), je préfère encore l’art infiniment souple, cauteleux, qu’il déploie ou plutôt qu’il insinue en tout ce qu’on pourrait appeler les approches ou les préparations. Cantatrice, comédienne et tragédienne tour à tour, félicitons Mme Marguerite Carré de n’avoir pas défailli. Qu’au dernier acte elle crie, elle hurle, c’est à merveille et tout justement ce qu’il faut :


Rythmes espagnols et Scènes Ibériennes (pour piano seul) ; Seize mélodies sur des thèmes populaires d’Espagne, pour la voix avec accompagnement de piano, tels sont les titres de trois recueils publiés par M. Raoul Laparra. Ce jeune, encore jeune musicien, est, comme vous savez, l’auteur d’une certaine Habanera que l’Opéra-Comique, au lieu de nous donner Forfaiture, aurait bien dû nous rendre. M. Vanni Marcoux en eût superbement interprété le principal rôle.

On reproche quelquefois à M. Laparra sa prédilection passionnée pour les Cosas de España. Musique espagnole, dit-on de sa musique, et non française. Autant vaudrait qualifier de marocaine, ou d’algérienne, telle ou telle peinture de chez nous, celle d’un Delacroix, d’un Fromentin ou d’un Henri Regnault. Reconnaissons plutôt l’éminente supériorité de la musique sur la parole dans le domaine ou le département des affaires étrangères. Pour nous initier à celles-ci, pour nous représenter la figure, ou le visage, l’esprit et l’âme d’un pays et d’un peuple, le musicien a sur l’écrivain cet avantage, qu’il dispose des mélodies, des rythmes, des modes nationaux, enfin de tous les éléments qui composent la langue musicale de ce peuple et de ce pays. Et tandis que les mots, quand ils ne sont pas nôtres, ont besoin, pour que nous les comprenions et qu’ils nous touchent, de nous être traduits, c’est par eux-mêmes, par eux seuls, que nous sont directement intelligibles et sensibles les sons.

Aussi bien, quelle que soit dans l’œuvre d’un Laparra le rôle de l’élément indigène, celui-ci n’y tient pas toute la place. Au trésor national de nos voisins, (l’un des plus riches du monde), tantôt l’artiste emprunte un ou plusieurs motifs originaux. Il les cite, il les transcrit avec fidélité. Tantôt, et de beaucoup le plus souvent, il se contente de s’en inspirer. Alors il obéit à l’esprit et non à la lettre. Il accepte, que dis-je, il recherche une influence générale qui l’enveloppe, l’imprègne, sans le contraindre. Alors ce n’est pas en espagnol, mais plutôt à l’espagnole, qu’il chante l’Espagne, son Espagne, éternel objet de son fervent mais libre amour. Il compose ainsi des tableaux nombreux et variés : tableaux de genre, et de tout genre, images de la vie populaire sous des aspects multiples, et comme sous les signes divers de la joie ou de la tristesse, de l’action et du mouvement ou de la pensée et du rêve. Bien que ramassée en quelques pages, cette musique ne s’arrête pas au dehors. Brève toujours, elle est cependant profonde. Derrière les apparences et les gestes, elle cherche le sentiment et l’âme, elle les trouve et nous les révèle. « Expression plutôt que peinture, » disait le Beethoven de la symphonie Pastorale. L’une et l’autre se partagent les scènes, expressives au moins autant que pittoresques, de M. Laparra. « Il compose. » Nous reprenons le mot à dessein. Mélodique avec abondance, avec originalité, sa musique n’est pas mélodie pure. Les harmonies serrées et vigoureuses, hardies sans excentricité, le contre-point ou les contre-chants valent les chants, les fortifient et les enrichissent. Il n’est pas jusqu’à l’esprit de la symphonie qui ne les anime et ne les développe. Les pièces pour piano de M. Laparra n’ont que peu d’étendue. On pourrait les qualifier de raccourcis musicaux. Et pourtant elles sont plus que des ébauches. Rien n’y est indécis ni flottant. Ordonnées et construites, elles font à l’intelligence, à la raison, non moins qu’au sentiment, à la passion même, sa part. Et cela est fort bien ainsi.


CAMILLE BELLAIGUE.

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