Revue musicale - 28 février 1901

REVUE MUSICALE


THEATRE DE L’OPERA : Astarté, opéra en quatre actes et cinq tableaux ; poème de M. Louis de Gramont, musique de M. Xavier Leroux. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : La Fille de Tabarin, comédie lyrique en trois actes ; paroles de MM. Victorien Sardou et Paul Ferrier, musique de M. Gabriel Pierné. — LES CONCERTS : Le Faust de Schumann au Châtelet ; Armide au Conservatoire ; M. Weingartner.


Jamais l’épreuve annuelle, — le « grand ouvrage » en quatre ou cinq actes qu’on impose, paraît-il, à l’Opéra, et que l’Opéra nous impose, — jamais cette épreuve ne fut plus rude. La Dame de Montsoreau, Hellé, la Montagne Noire, Messidor, la Burgonde et Lancelot n’avaient rien de plus fâcheux qu’Astarté. D’autres opéras, parmi ceux-là mêmes, furent plus faibles, ou plus pauvres ; aucun n’atteignit à cette longueur, à cette lourdeur non plus. Aucun, pendant plus de quatre heures, ne pesa sur nous de ce poids que Gounod appelait un jour le poids insupportable du vide.

Le premier acte a suffi pour nous terrasser. Par l’excès, par la continuité du fracas et de la violence, il est intolérable même physiquement. On y trouve, poussés au paroxysme, les élémens, innombrables aujourd’hui, non pas de la sonorité, car rien de tout cela ne sonne, mais du bruit : les voix d’abord, qui hurlent, glapissent ou râlent ; au-dessus des voix, ou au-dessous, l’orchestre entier, raclant toutes ses cordes jusqu’à les rompre, et soufflant, à les crever, dans tous ses « cuivres » et tous ses « bois. »

Et cela, — le premier acte du moins, car, si vous le permettez, nous n’irons pas plus avant, — cela se passe en Grèce. Cela se joue et se chante sur les rivages divins où l’air est léger et l’art sobre ; où les nuances sont fines, où les contours sont purs. Car cela, c’est l’antique fable d’Hercule, de Déjanire et d’Omphale ; mais écrasée par la musique, mais dénaturée, et je dirais presque dépravée par un « poème » où l’érotisme le dispute à l’amphigouri. Tandis que les voix et les instrumens faisaient rage, je regardais la mer, les cyprès et les marbres, et je songeais à tant de beauté sonore, dont ces lieux, ou d’autres qui leur ressemblent, ont naguère retenti. L’Alceste et les deux Iphigénie de Gluck pourraient presque se jouer en ce décor. De ce temple ou de ce palais, au lieu de la criarde Iole ou de la frénétique Déjanire, pourquoi Sapho n’est-elle pas sortie ? Non pas même celle du dernier acte, la sublime mourante, mais seulement celle du premier tableau, la poétesse sereine et mélodieuse. Comme on eût donné tous ces chœurs de prêtresses et, dans le sanctuaire d’Astarté, cette orgie qui n’est que de couleurs, car la musique n’y a point de part, pour l’exquise et troublante cantilène : Aimons, mes sœurs, des filles de Lesbos Oui. c’est Gounod, après Gluck, dont l’œuvre antique tout entière nous revenait à la mémoire : l’entracte et le chœur des Bacchantes dans Philémon et Baucis : dans Ulysse, qu’on a trop oublié, tant de chœurs égaux et divers : ceux des prétendans, des servantes, ou des porchers, pareils, en leur grâce ou leur éclat homérique, à des rayons jaillis de toutes parts.

L’œuvre de M. Leroux est de celles qui donnent à réfléchir, et tristement. Elle fait douter une fois de plus si, malgré certains chefs-d’œuvre, l’accroissement prodigieux de la matière ou des matériaux de notre art est un gain. En tout cas, nous le payons cher, puisqu’il rend possible, — et terrible, — tant de musique dont l’appareil extérieur et la surcharge cachent mal le néant. Que d’efforts ce néant a coûtés ! Pour arriver à représenter, ne fût-ce qu’une fois, Astarté, que de forces dépensées et perdues ! Vous vous rappelez le récit qu’a fait Tolstoï d’une répétition d’opéra : « J’eus à passer par derrière la scène… On m’introduisit d’abord dans un vaste local où étaient disposées diverses machines servant aux changemens de décors et à l’éclairage. Je vis là, dans les ténèbres et la poussière, des ouvriers travaillant sans arrêt… On me fit ensuite monter par un escalier dans le petit espace qui entourait la scène. Parmi une masse de cordes, d’anneaux, de planches, de rideaux et de décors, je vis s’agiter autour de moi des douzaines ou peut-être des centaines d’hommes peints et déguisés, dans des costumes bizarres, sans compter les femmes, naturellement aussi peu vêtues que possible. » Cette dernière observation s’appliquerait parfaitement à l’opéra d’Astarté. « Tout cela était des chanteurs ou des choristes, des danseurs et danseuses de ballet, attendant leur tour… Je parvins enfin au fauteuil que je devais occuper, et je vis à l’orchestre une grande troupe de musiciens, assis auprès de leurs instrumens : violonistes, flûtistes, harpistes, cymbalistes et le reste… Sur une estrade, au milieu d’eux, entre deux lampes à réflecteur, avec un pupitre devant lui, se tenait assis le chef d’orchestre, un bâton en main, dirigeant non seulement les musiciens, mais aussi les chanteurs sur la scène[1]. »

Tolstoï alors se demanda : « Dans ce théâtre, que faisait-on ? Pour quoi travaillait-on, et pour qui ? » Et sans doute à cette question ingénue certaines œuvres répondraient très haut, et fièrement. D’autres, les plus nombreuses, tout bas, si même elles osaient répondre. Tolstoï avoue qu’il était mal tombé ce soir-là : l’ouvrage qu’il entendit ne valait rien. Nous ne sommes pas mieux tombés l’autre soir à l’Opéra. Pourquoi, pour qui travaillait-on, avait-on travaillé depuis des mois ? Hélas ! il n’est rien de plus affligeant que le contraste et la disproportion entre tant de causes et si peu d’effet.

Mais il y a quelque chose d’aussi déplorable : c’est la misère esthétique de notre Opéra. Les abonnés savent comment y est traité le répertoire, si l’on peut appeler ainsi une collection, modeste et rassemblée au hasard, où manquent seulement la plupart des véritables chefs-d’œuvre. On assure, il est vrai, qu’ils ne furent pas composés pour cet édifice, et que celui-ci n’a point été bâti pour eux. Alors, une fois par an, la somptueuse maison représente un de ces ouvrages dont elle fait sa gloire, et qui, si Apollon était juste, feraient sa ruine ; et l’Académie nationale de musique, au lieu d’être un conservatoire, un musée, n’est plus qu’un théâtre d’essais, et d’essais malheureux.

Les artistes ont héroïquement subi le martyre que doit être l’interprétation d’Astarté. M. Alvarez, qui représente Alcide, en a l’encolure et la voix. M. Delmas est excellent à son ordinaire, dans un des plus mauvais rôles de sa carrière. A son ordinaire aussi, Mme Héglon passe des plus voluptueuses pâmoisons aux ardeurs les plus frénétiques : elle exprime celles-là par les notes basses et consacre les notes hautes à celles-ci. Mme Grandjean (Déjanire) crie de toutes ses forces et Mlle Hatto (Iole) un peu au-delà des siennes. Enfin le luxe de la mise en scène, et sa luxure, n’ont d’égale que leur inutilité.

La comédie musicale que vient de représenter l’Opéra-Comique se passe en ces temps éloignés et barbares où la condition d’acteur n’était point encore honorée. Elle a pour sujet un préjugé, que remplace aujourd’hui le préjugé contraire.

Tabarin, qui vieillissait, a pris sa retraite : une opulente et menteuse retraite. Avec l’argent qu’il a gagné sur les tréteaux, il s’est acheté des titres, un domaine, où, sous le nom du sire de Beauval, il donne des festins et des chasses à la noblesse du pays. Il ne lui reste d’autrefois qu’une fille et une servante : l’une qui connaît son passé et l’autre qui l’ignore. Or il advint que sa fille et le fils d’un gentilhomme du voisinage s’aimèrent. Et, les pères étant d’accord, les enfans allaient se marier, quand une troupe de comédiens s’arrêta, devant le château. Mondor, qui la dirige ; Mondor, l’ancien camarade de Tabarin, sollicite l’honneur et le profit de divertir la société, et le châtelain, épouvanté, refuse d’abord. Mais Mondor le reconnaît. Il reconnaît, avec discrétion et sans le trahir, mais avec tendresse, le vieux et cher compagnon, dont le talent fit si longtemps leur gloire à tous et leur fortune, et dont le départ, hélas ! a fait leur misère. Il le supplie de consentir, et par pitié, par amitié aussi, Tabarin consent. Il assiste seul à la répétition de la pièce, d’une pièce qui fut son triomphe autrefois. Il écoute, il conseille, il applaudit tous les personnages, hormis naturellement le sien. A voir mal jouer son rôle, il souffre, il enrage d’abord, jusqu’à ce qu’enfin il s’oublie, ou plutôt se retrouve. Son ancien démon le reprend ; il bondit sur l’estrade et brûle les planches, redevenues siennes, de tout le feu rallumé de son génie. Et vous devinez le coup de théâtre : la rentrée des invités, le scandale et la rupture qui s’ensuit. Mais peut-être n’attendiez-vous pas qu’un dénouement tragique fût ici nécessaire ou seulement convenable, et que le pauvre père dût se tuer d’un coup de mousquet, pour que le père noble unît les mains des amoureux sous le dernier regard du comédien mourant.

En musique pas plus qu’en paroles, et par le fait même des paroles, il ne pouvait s’agir ici d’une comédie de caractères ou d’action, je veux dire d’action intérieure. L’agrément ne se trouve guère qu’au dehors, en des épisodes, ou des détails. Mais il s’y trouve très vif, et presque partout. Il est fait de clarté, de vivacité, de finesse et de goût. De justesse aussi, car la musique de M. Pierné, spirituelle souvent et, quand il le faut, sensible, ne force jamais la note, ni les notes, et jamais ne passe la mesure. Elle n’a besoin, pour charmer, que de riens : au premier acte, les apprêts d’un déjeuner ; un personnage qui entre, — il est vrai que c’est M. Fugère, — avec une chanson de ; vendange aux lèvres ; un benedicite lestement expédié par un moine et quelques chasseurs qui se mettent à table. Mais la petite prière épulatoire est d’une harmonieuse polyphonie ; mais le refrain vendémiaire, plaisant d’abord par la seule mélodie, ne l’est pas moins ensuite par l’accompagnement, fait de la mélodie elle-même, par la franchise et l’aplomb de la cadence finale ; mais tout ce premier acte enfin, pimpant et dégagé, sans embarras et sans bavure, donne l’impression légère, et parfois un peu classique, d’un perpétuel scherzo.

Le second acte vaut encore mieux. La fête foraine, sous les arbres du Mail, fourmille, — un peu trop peut-être, — de menus jeux de scène et d’incidens heureux. J’aime la ronde des jeunes filles taquinant une vieille femme, et la réponse de la vieille, où passe, — car ici rien ne fait que passer, — la vague mélancolie de Taven, répondant elle aussi aux magnanarelles rieuses. Je goûte bien davantage, toujours pour la précision et la fermeté classique, le boniment de Mondor. Ce n’est pas un des moindres charmes de la très moderne musique de M. Pierné, que ces brèves amorces de contrepoint et de fugue, ces étincelles de musique ancienne, qui pétillent à chaque instant.

Le dernier acte est à peu près rempli (que ne l’est-il tout à fait ! ) par la scène très vivante, très bien conduite et poussée jusque l’explosion finale, de la répétition. Elle forme une comédie dans la comédie. Aussi M. Pierné l’a-t-il traitée pour ainsi dire deux fois en musicien de théâtre ; c’est bien. Mais il l’a traitée également en musicien tout court, et cela n’est pas mal. En musicien d’autrefois, dans un style dix-huitième siècle qui retarde sur le nôtre, mais qui n’avance pas moins sur celui du temps. Il n’importe guère, et cette anticipation volontaire ne fait même qu’ajouter le piquant de l’anachronisme à celui du pastiche ou de la parodie.

Le point lumineux de l’ouvrage est la scène de la reconnaissance de Mondor et de Tabarin. Elle nous paraît du même ordre et de la même qualité, — la première, — qu’une des pages les plus exquises de M. Massenet, qui fut le maître de M. Pierné : le dialogue à mi-voix, à fleur de lèvres, et j’allais dire à fleur d’âme aussi, du chevalier des Grieux et de Manon sous les arbres du Cours-la-Reine. Mais, tandis qu’il ne s’agit dans Manon que d’un détail et comme d’une parenthèse, l’épisode ici forme le nœud de la pièce et le centre, ou le sommet, de la partition. La musique en est délicieuse de tout point et par chacun des élémens qui la composent : par le sentiment, ou la sensibilité furtive, et par le style ; par les réticences et les effusions ; par la vérité des mouvemens, des rythmes et de la diction ; par le mélange et l’alternance heureuse d’une déclamation toujours juste, d’une mélodie attendrissante sans banalité et d’un orchestre qui met un paysage au fond de ce joli tableau. Car la musique ici ne se contente pas de nous montrer une âme, la pauvre âme affectueuse et plaintive d’un comédien de grand chemin : c’est le grand chemin aussi qu’elle nous fait voir ; aux accens de la mélodie qui sourit et qui pleure, aux sons de je ne sais quelle marche à la fois piteuse et triomphale, c’est toute la troupe qui passe, c’est

… un essaim chantant d’histrions en voyage
Dont le groupe décroît derrière le coteau.

Il est bien entendu, n’est-ce pas, que le triomphe de l’opéra symphonique rend désormais toute protestation ou seulement toute réserve inutile. « Qui que tu sois, voici ton maître. » C’est de l’orchestre qu’on peut ainsi parler à nos jeunes musiciens. Par la faute, ou le fait, d’un grand homme, la symphonie règne au théâtre, en attendant qu’un autre grand homme vienne peut-être, sinon l’en chasser, du moins l’y réduire. Sans doute elle n’y est pas toujours, peut-être même jamais, de par les conditions ou les nécessités du théâtre, la grande, la libre symphonie. C’est la symphonie pourtant : je veux dire que c’est l’intérêt, la vérité, la beauté cherchée toujours et parfois rencontrée dans l’orchestre plutôt que dans le chant, dans la valeur propre des mélodies moins que dans leurs développemens, leurs combinaisons et leurs métamorphoses. Une chose au moins est certaine : parmi les ouvrages français de ce style ou de ce type (je ne parle que de la musique de demi-caractère), on n’en citerait pas de plus agréables et de plus vivans que la Fille de Tabarin.

D’aucuns, il est vrai, se plaignirent ou du moins s’inquiétèrent d’autre chose. A les en croire, la musique de M. Pierné manquerait un peu d’architecture et d’ordonnance, de généralisation et de grand parti pris. Mais toute la musique aujourd’hui manque de tout cela. De plus en plus elle va, Aient, court et passe, plutôt qu’elle ne demeure. Elle s’émiette et se pulvérise toujours davantage. Estimons-nous heureux quand c’est en poussière d’or.

L’œuvre de M. Pierné, comme toute œuvre représentée à l’Opéra-Comique, est chantée, jouée, décorée, éclairée à ravir. M. Périer a réussi, non pas avec éclat, — le mot ni la chose ne conviendrait au personnage de Mondor, — mais par un talent fait de discrétion et de délicatesse. et M. Fugère est toujours le grand artiste cordial, dont la voix, le chant, le jeu dégagent de la chaleur et de la lumière.

Des quatre Faust en musique (je ne pense qu’aux plus illustres), deux sont français, pour notre gloire. Le troisième, purement symphonique, et que M. Chevillard nous a donné cet automne, est hongrois, étant de Liszt ; et pourtant ce n’est pas Liszt, mais Berlioz, à qui prit fantaisie de conduire le sombre docteur dans les plaines de Hongrie. Le seul Faust allemand, c’est celui de Schumann, que M. Colonne a fait entendre plusieurs fois il y a quelques semaines. Il est également le plus Faust des quatre, autrement dit celui qui ressemble le plus au poème et surtout au héros. Le Faust de Gounod, on l’a remarqué, s’appellerait aussi bien Marguerite, ou Gretchen. Quant à Berlioz, quoiqu’il ait admirablement compris certains aspects du personnage, il en a négligé le principal. Sans compter que, par le titre seul de son œuvre : la Damnation de Faust, il a péché contre la théologie et même contre la philosophie. Il a contredit au caractère ainsi qu’au destin du héros. Schumann seul, en vrai fils de l’Allemagne, a respecté l’un et l’autre.

M. Caro, dans son beau livre sur la Philosophie de Gœthe, intitule un de ses chapitres : « L’idée de l’activité, unité du poème, principe du salut de Faust. » Le salut de Faust, Schumann l’a célébré dans la dernière partie de son œuvre, merveilleuse suite de scènes ou de cercles sonores, toujours élargis et de plus en plus rayonnans. Les trois épisodes qui forment la seconde partie ont pour sujet l’activité de Faust, ou son action. « C’est l’action maintenant qui va prendre sa vie, c’est l’action qui tente sa liberté rajeunie, réveillée comme en sursaut après les angoisses d’un rêve tour à tour enchanté et sinistre. L’action, si l’on prend ce mot dans son sens le plus haut et le plus large, l’action opposée à l’égoïsme de la passion et à celui de la pensée soli-v taire, opposée à la spéculation qui se dissipe dans l’abstraction vide, ou à l’agitation non moins stérile des vains désirs qui étreignent le nuage ; l’action enfin, soit qu’elle s’exerce dans les devoirs positifs de la vie pratique, soit dans les grandes œuvres qui régénèrent un pays ou un peuple, soit dans la culture esthétique et scientifique de l’esprit[2]. »

L’éveil de Faust à cette activité héroïque, voilà le thème de l’admirable scène qui s’appelle : Le lever du soleil. Et voyez comme tout de suite Schumann s’éloigne de Berlioz. Berlioz, en des pages incomparables, mais très différentes, a chanté Faust endormi. Schumann le chante s’éveillant, sortant, comme le soleil qu’il salue, de la nuit qui l’a rajeuni, que dis-je ? absous ; car la nature, selon Gœthe, fait plus qu’apaiser : elle pardonne. Admirable de beauté pittoresque, la scène l’est également de beauté morale. Jamais la musique n’a donné plus d’éclat, un éclat plus perçant au premier rayon de l’aurore. Quant au monologue de Faust, il est l’expression, et la progression aussi, d’un état défini par Goethe en ces termes : « La forte résolution de tendre toujours au plus haut degré de l’être. » Peu de musiciens ont rendu comme Schumann la tension et la tendance, l’aspiration innassouvie et le douloureux désir. Or, c’est de tout cela que l’âme de Faust est faite ; c’est de tout cela que son chant est sublime, de tout cela que retentit sa voix et qu’elle tremble. La vie, ardemment convoitée, âprement conquise ; l’être, évanoui, hélas ! aussitôt qu’apparu, voilà le thème philosophique et moral que cette musique développe ; voilà la raison de ses défaillances, aussi vraies, aussi belles que ses transports.

Étudiez dans le poème de Goethe et dans les commentaires de Caro le personnage de Faust et la perpétuelle antithèse qui le constitue : « Que ces formes, dont la nature est remplie sont harmonieuses ! Que la beauté est belle ! Mais, hélas ! avons-nous le temps seulement de la contempler ?… La lumière, qu’adorait Goethe, la lumière, cette gloire sensible de Dieu, combien d’obstacles l’arrêtent et la brisent ! Elle ne remplit que la moitié de la vie humaine, elle n’embellit qu’une faible partie du monde, elle n’éclaire la terre que par ses surfaces. Quel vaste et profond empire elle laisse à la nuit, aux ténèbres !… Partout où se manifeste dans le monde la puissance créatrice, une ombre se lève à côté, qui limite cette puissance et dans une certaine mesure l’anéantit[3]. » Méditez cet éternel débat, ce partage éternel des choses et de nous-mêmes. Ouvrez ensuite, aux pages correspondantes, la partition de Schumann. Lisez à leur tour ces chants, d’abord contemplatifs, et que peu à peu l’énergie, l’enthousiasme inspirent. Arrêtez-vous au passage, émouvant entre tous, où se fait dans la musique une soudaine rupture, où s’ouvre comme une parenthèse, triste jusqu’à la mort. La voix, qui se donnait tout entière, brusquement se dérobe et se tait. Des accords, mélancoliques résonnent seuls longuement. Ce n’est rien : quelques mesures à peine. Mais, après toute la grandeur de Faust, et tout près d’elle, c’est toute sa misère. C’est toute son âme, que le poète, et son commentateur après lui, nous rendaient intelligible seulement, et que le musicien nous rend sensible, à des profondeurs où ni Caro ni peut-être Goethe lui-même n’avaient atteint.

La seconde scène, entre Faust et le Souci, forme un degré plus haut et plus ferme dans l’évolution morale du personnage. Ici encore on peut marquer les pages, les mesures même où se concentre et, pour ainsi dire, se cristallise la passion d’agir qui possède le héros. A minuit, par une porte de son palais, Faust a vu se glisser quatre ombres. Trois ont bientôt disparu, mais la dernière demeure. D’une voix grêle, le Souci se nomme, et Faust essaye d’abord de le chasser. Mais la voix, loin de se taire, insiste, insinuant le doute et la crainte dans l’âme qu’elle veut troubler. Alors, comme d’un geste et d’un effort sublime, l’âme attaquée se défend et se délivre. A la chétive et perfide voix répond une voix généreuse et débordante, « Ich habe nur begehrt und nur vollbracht. Je n’ai fait, s’écrie Faust, que désirer et accomplir, » et la plénitude de la musique égale ici la plénitude du désir et celle de l’accomplissement du désir. L’homme qui a vécu tout entier, se sentant menacé de moins vivre, appelle en témoignage, et comme à son secours, la réalité de sa vie. L’être intégral, le Dasein, si cher à Gœthe qu’il en faisait un devoir, proteste et se révolte contre la destruction ou seulement la diminution de l’être. Et cela est magnifique, et ce qui suit ne l’est pus moins. Quand le souffle du spectre a brûlé ses yeux, Faust n’accorde qu’un instant à sa souffrance, qu’un regret déchirant à la lumière qu’il a tant aimée et qu’il perd. Aussitôt il se reprend et se surmonte. Aveugle et ne voyant plus qu’au dedans, il y voit des choses plus belles, dont nul dehors ne saurait désormais le distraire ou seulement le faire douter. Son cantique splendide et sans défaillance célèbre une maîtrise, un triomphe assez rare, unique peut-être dans l’œuvre de Schumann : celui de la volonté. Fidèle à la pensée de Gœthe, à celle de Faust, c’est encore et toujours l’être que glorifie ici la musique ; c’est l’être refoulé à l’intérieur, mais qui s’y accroît et s’y épure ; c’est l’activité plus généreuse, plus bienfaisante, étendue à des fins plus vastes, élevée à de plus hauts sommets.

Le suprême épisode (la mort de Faust) égale au moins les deux précédens. Ici encore quelques mesures, les dernières, contiennent, en substance et comme en raccourci le sentiment qui anime toute la scène. « Je veux ouvrir à des millions d’hommes de nouveaux espace ? où ils habiteront dans une libre activité… Oui, je suis voué tout entier à cette pensée, c’est la fin suprême de la sagesse. Celui-là seul mérite la liberté comme la vie, qui sait chaque jour se la conquérir… Que ne puis-je voir une activité semblable, vivre sur un sol libre au sein d’un peuple libre… Non, la trace de mes jours terrestres ne peut se perdre dans la suite des siècles… Dans le pressentiment d’une si grande félicité, je goûte la plus belle heure de ma vie[4]. » Cette heure, la dernière, la musique a su l’enfermer en peu de secondes, en un récitatif éperdu, enivré, qui plane au-dessus de l’orchestre frémissant. Voilà le faite ou le paroxysme de la vie, de l’être, et, par un admirable contraste, c’est de ce faîte que Faust est brusquement précipité dans la mort. Ainsi la conquête de l’activité, puis sa défense, et sa ruine enfin, héroïque encore et grandiose, telles sont, dans l’œuvre musicale qui ressemble le plus à l’œuvre poétique, les trois étapes de la destinée de Faust ; voilà les trois momens que nous avons essayé de retenir, car, ainsi que dit Gœthe, et Faust lui-même : ils sont si beaux !


D’autres nous ont été donnés, au concert toujours, et dont la beauté ne fut pas moindre. M. Taffanel a fait exécuter au Conservatoire le troisième acte d’Armide. On l’appelle communément : l’acte de la Haine. Mais il est d’amour, ou de l’amour aussi, et les extrêmes « e se touchent ou ne se heurtent nulle part avec plus de violence qu’en ce bref et sublime conflit. Mme Raunay, comme elle avait été Iphigénie, a été Armide. Oui, vraiment elle l’a été, et, sur les périlleux sommets de ce rôle terrible, ni sa voix, ni son âme n’ont défailli.

Trois auditions de l’Or du Rhin, au Nouveau-Théâtre, n’ont rien laissé à regretter, sinon que le prologue, à demi ravissant, à demi fastidieux, de la Tétralogie ne soit pas ravissant tout entier. L’orchestre, presque parfait sous le bâton de Lamoureux, est devenu parfait sous la baguette de M. Chevillard. Il est plus que parfait lorsque l’âme de M. Weingartner passe en lui. L’interprétation collective et anonyme qu’est |une exécution d’orchestre se concentre, quand le jeune chef y préside, dans une interprétation personnelle, unique et splendide. Jamais les maîtres de la musique pure, les Joachim ou les Rubinstein, ne nous ont ému davantage. M. Weingartner n’est pas le roi de l’orchestre : il en est le dieu. Le premier jour, en conduisant l’éblouissante symphonie en ut de Schubert et surtout l’ouverture de Léonore, il parut un Apollon rayonnant.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Tolstoï : Qu’est-ce que l’Art ? Traduction de M. de Wyzewa ; 1 vol. chez Perrin.
  2. Caro, Philosophie de Gœthe, ch. III.
  3. Caro, op. cit.
  4. Caro, op. cit.