Revue musicale - 28 février 1881

Revue musicale - 28 février 1881
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 221-225).
REVUE MUSICALE

Il n’y a pas à dire, les salles de concert ne sont plus ce que nous les avons vues autrefois ; seul le Conservatoire maintient encore sa physionomie traditionnelle et consulaire; partout ailleurs, les nouvelles classes ont pris le dessus ; chez Pasdeloup, chez Colonne, elles règnent et gouvernent, et le plus curieux, c’est que le grand art ne s’en porte que mieux. Les connaisseurs de profession, — gens du passé, exclusifs, raisonneurs, beaux esprits, ont quitté la place; des dilettantes, il n’y en a plus, la race s’en est perdue ; il y a tout le monde, ce fameux tout le monde qui, vous le savez, a plus d’esprit que Voltaire; ce qui fait que les mêmes choses qui jadis furent sifflées sont aujourd’hui portées aux nues et que, par un juste retour, toute sorte d’amusettes et brimborions, — airs variés et divertissemens, dont on raffolait, — sont conspuées. Public nerveux, houleux, impatient, intransigeant, toujours bataillant pour ou contre et qui vient là, sans autre critérium que ses purs instincts, casser les arrêts des esthéticiens du passé et légiférer sur le présent ! Car, il ne faut pas nous y tromper, les élémens dont ce public se compose sont tout ce qu’il y a de moins éduqué; aucune culture spéciale n’a passé par là, vous avez affaire à des juges sans mandat: employés et commerçans, étudians et clercs de notaire profitant de leurs vacances du dimanche. Ils se sont dit en déjeunant : Que ferons-nous de notre après-midi? et selon que tel ou tel programme les allèche davantage, ils vont chez Pasdeloup ou chez Colonne, et voilà, ces industriels, ces apprentis et ces bureaucrates, lancés tout de suite in medias res et tranchant de main de maître dans la question d’art. Si le règne de la démocratie a ses inconvéniens, on m’accordera que ce n’est point de ce côté-là qu’il faut s’en plaindre. Avec un pareil public, aucun artiste de valeur ne risquera d’être longtemps méconnu. Point caractéristique à noter, ses excès d’admiration n’ont rien dont on doive s’inquiéter ; si passionné, si tapageur qu’il soit, il ne se laisse guère emporter, et, qu’on me passe l’expression — ne s’emballe jamais: même chez les plus chers objets de ses prédilections, il sait faire la part du médiocre, et certaines pièces de Schumann, goûtées en Allemagne, n’ont pu trouver grâce devant lui. Jusqu’ici, Berlioz est le seul dont il adopte tout : l’Enfance du Christ, comme la Damnation de Faust, la Symphonie fantastique comme la symphonie d’Harold et comme la symphonie sur Roméo et Juliette. Et cette faveur s’affirmant chaque année davantage, à l’égard d’un tel maître dont le pharisaïsme des artistes ses contemporains ne cessa d’empoisonner l’existence, semble une preuve de plus de l’esprit de justice instinctive qui dirige ce nouveau public. Berlioz bénéficie aujourd’hui qu’il est mort, des outrages qu’il eut à subir de son vivant, et l’heure des complètes réhabilitations a si bien sonné pour lui, que les Troyens seraient acclamés à leur tour s’il se trouvait à l’Opéra un directeur capable de profiter du vent qui souffle. Qu’il ait ou non eu conscience de ce qu’il faisait, le public des concerts populaires, faisant œuvre de réhabilitation, faisait œuvre aussi de patriotisme; il élevait autel contre autel, opposait Berlioz à Wagner, disait aux Allemands: Vous avez votre Messie, nous avons, nous, le Précurseur, et prétendons désormais qu’on l’estime et qu’on le renomme selon son droit. Mais bah! les directeurs de l’Opéra ont de nos jours d’autres soins en tête. Qu’il s’agisse de formuler des programmes ou de haranguer leurs administrés ore rotundo, et vous les verrez se mettre en avant et répandre à pleines mains les fleurs de rhétorique sur la nappe des banquets. Des fêtes « de famille, » ils en présideront tant qu’on voudra, parleront de la nécessité de varier et d’enrichir le répertoire, d’associer les anciens maîtres à ceux du présent, de constituer quelque chose d’approchant à ce qui se passe à Vienne et à Berlin, où l’Alceste de Gluck et l’Africaine de Meyerbeer se coudoient, où la Vestale de Spontini se montre au lendemain d’un ouvrage d’Auber, de Rossini, de Cherubini ou de Richard Wagner. Simples phrases de circonstance, feux pyrrhiques et jeux floraux pour amuser la galerie et les ministres bénévoles, et que, rentré chez soi, on oublie vite ! Car de la coupe aux lèvres il y a loin, et la sainte routine est la plus chômée des bienheureuses patronnes du calendrier : l’opéra de Gounod cette année; l’année prochaine, l’opéra de Thomas, et ainsi de suite, sans se donner seulement la peine de renouveler le personnel autrement que par les doublures; les chefs d’emploi restant les mêmes que du temps de M. Halanzier :

C’est imiter quelqu’un que de planter des choux.


Être directeur de l’Opéra, c’est imiter Véron et Duponchel quand on est M. Perrin, et M. Perrin quand on s’appelle Vaucorbeil. S’il existe quelque part un Diogène qui cherche un directeur subventionné ne reproduisant point l’exacte image de son prédécesseur, ce philosophe-là n’est pas près d’éteindre sa lanterne. Nous devons aux concerts populaires la musique pour tous, reste maintenant à conquérir le théâtre pour tous. Comment l’obtiendra-t-on ? Je l’ignore, mais ce que je sais pertinemment, c’est que le mieux est de s’en remettre là-dessus à l’initiative privée. Chez Pasdeloup comme chez Colonne, la Chevauchée des Walkyries a fait événement. C’était en quelque sorte la rentrée en grâce de M. Richard Wagner, après un assez long bannissement, d’ailleurs fort mérité ; car, tout grand musicien que l’on soit, on n’en conserve pas moins la responsabilité de sa conduite, et lorsque cette conduite est ignoble, un pays comme le nôtre a le droit de se montrer sévère. C’est toujours un vif regret pour les honnêtes gens de ne pouvoir estimer un homme dont le talent s’impose à eux. Or, avec M. Richard Wagner, force leur est de reconnaître que le talent et le caractère font deux, et quand on oublierait en lui l’insulteur de nos gloires nationales, il faudrait encore se souvenir du farouche révolutionnaire d’autrefois, du héros des barricades de Dresde converti au chambellanisme et devenu piètrement le musicien aulique du roi de Bavière.

Il n’importe, le chambellan qui a écrit cette page de la Walkyrie n’est point un Polonius vulgaire, et sa clé d’uniforme vaut un talisman. Ceci pourtant ne nous empêchera pas d’aborder le morceau par son côté critique ; tout y subsiste par les rythmes et, — grave tort pour de la musique si intentionnellement pittoresque, — pas un seul de ces rythmes n’entre dans la couleur du sujet. Cette prétendue chevauchée ment à son titre : rien du cheval qui hennit, qui trotte ou qui galope. Une croche pointée, une double croche, une noire pointée, — chaque animal ayant en musique une sorte de rythme convenu, — c’est ainsi que pourrait se noter le chant du coq, si nous avions affaire à la fermière du village voisin et non à ces formidables amazones du romantisme scandinave. Passons sur ce détail et cherchons à nous rendre compte du procédé, voyons l’arc se tendre et décocher son trait sous la puissante main du maître. En langage d’atelier, cela s’appellerait une scie ; en réalité, c’est du grand art. De ce rythme d’une mesure les cuivres s’emparent, et voilà tout de suite le cri de la basse-cour transformé en fanfare héroïque et poursuivant sa voie avec une persistance implacable, accompagné par une pédale harmonique en forme de trilles pour les instrumens à vent, en arpèges ascendans pour les violons : donc trois pédales qui se superposent ; pédale harmonique dans l’accompagnement, pédale harmonique dans le trille et, en réalité, pédale encore dans la persistance endiablée du dessin supérieur. Cet art-là, c’est un fait connu, ne procède que par l’audace des combinaisons et l’enchevêtrement de la quenouille. Un moyen que Rossini emploie à l’état simple dans le chœur dansant de Guillaume Tell, la pédale, vous le triplez, le quadruplez, le dynamisez au centuple, et par l’intensité suprême dans l’effort, dans le voulu, vous obtenez sur les natures nerveuses des effets de fascination voisins de l’hypnotisme. Mêlez à tout cela les dissonances, les accords chromatiques ; joignez-y les deux notes d’élan empruntées à la mesure précédente et qui, vers la fin, donnent à la symphonie une nouvelle force d’impulsion décidément irrésistible. Nous savons bien, nous savons trop tout ce qu’il y a à dire contre cet art, et nous-même l’avons dit vingt fois à cette place : c’est capiteux, vertigineux, plein de précipices, mais plein de trouvailles. Nous autres, élevés à l’école de Mozart, de Beethoven et des grands italiens du passé comme du présent, nous en pouvons discourir à notre aise, préservés d’avance que nous sommes de la contagion; mais qu’on se figure ces nouvelles classes dont nous parlions tout à l’heure, arrivant là sans étude ni culture et poussées par le seul besoin de se distraire des travaux et des servitudes de la semaine, ou verra se produire alors ce qui se passe: chacun obéissant à l’unique impulsion de son tempérament, il y aura tout de suite le camp de l’enthousiasme et celui de la résistance, les uns applaudissant, les autres sifflant à outrance, car cet art-là, pour l’apprécier à sa juste valeur, il faut absolument s’y connaître; dans le cas contraire, il vous repousse inexorablement, tout comme il est capable de vous mener au fanatisme et de faire de vous des hallucinés ou des convulsionnaires de Saint-Médard.


L’Opéra ne se possède plus; le nouvel ouvrage de M. Gounod l’absorbe tout entier, et certes il y paraît aux représentations qui sont trop souvent assez médiocres, d’où l’on aurait tort de conclure que les répétitions du Tribut de Zamora soient excellentes, car de cela nous ne savons rien que ce que les nouvellistes soi-disant bien informés en colportent un peu partout. Personne n’ignore que, par le temps qui court, la publicité s’empare d’un ouvrage six mois avant la représentation. A peine l’auteur a-t-il vu s’ouvrir l’ère des répétitions que sa vie privée appartient à la chronique quotidienne : on vous raconte de quelle viande il se nourrit et de quel bois il se chauffe; comment il dort et comment il travaille; et s’il arrive, — comme il paraît que c’est le cas avec M. Gounod, — que l’illustre maître ait pour cabinet une manière de sanctuaire gothique, on vous le montre en archimandrite byzantin assis gravement sous un dais vis-à-vis d’un grand orgue d’église et donnant à la muse des audiences pontificales. Étonnons-nous ensuite que de si grotesques apologies provoquent la controverse et que, dès les répétitions, deux courans d’opinion s’établissent: les uns soutenant que tout marche à souhait, que « Charles Gounod veut que sa partition soit parfaite et que, dans ce but, il travaille la nuit à faire disparaître les imperfections révélées par les études du jour; » les autres s’appuyant de cet aveu même pour avancer tout le contraire et nous dire que ces répétitions sont le canevas de Pénélope, qu’on y défait le lendemain la besogne du jour précédent, et qu’il s’y distribue en somme beaucoup moins de louanges que de sages et prudens conseils : Cher maître. prenez garde à la mélopée, vous en avez mis partout, il n’y a que cela dans votre musique. — De grâce, mon bon ami, foncez droit sur la situation et, pendant que vous êtes en Espagne, profitez de l’occasion pour prendre une bonne fois le taureau par les cornes ; ce n’est pas de la rêverie au clair de lune qu’il nous faut ; c’est du drame, du vrai drame, quelque chose d’inspiré, de puissant, d’enlevant comme le duo des Huguenots ou le quatrième acte du Prophète, qu’où vient justement de reprendre; allez-y ce soir, vous verrez, c’est comme cela qu’il faut faire! » Et malgré soi, à entendre tous ces commérages de journaux, tous ces bruits de coulisses, on se rappelle l’anecdote de ce directeur disant à l’auteur d’une comédie en cinq actes: «Votre pièce est excellente, seulement elle manque de traits; remportez-la chez vous, et passez la nuit à me la saupoudrer de mots d’esprit. »

Soyons sérieux, et sans nous préoccuper plus que de raison de ce qu’on nous prépare dans le secret et le crépuscule des dieux, regardons davantage à ce qu’on nous donne. Le vrai est que tout le monde se plaint de l’insupportable monotonie du répertoire, et cet état de choses durera tant qu’on n’aura pas su prendre un parti et rompre avec un système de mise en scène qui devient chaque jour plus encombrant; l’outillage s’oppose à tout, la manœuvre tue l’art; une fois le théâtre occupé par quatre ou cinq de ces énormes machineries, en voilà pour des mois et des années, impossible de rien jouer au pied levé, fût-ce le plus libre d’allures et le mieux monté des chefs-d’œuvre de la maison. Croirait-on que naguère M. Maurel, de passage à Paris, a dû renoncer à reparaître dans don Juan, son meilleur rôle, et cela uniquement pour des raisons d’équipe et de matériel? Ces remue-ménage, qui se faisaient jadis en un tour de main, sont aujourd’hui des complications d’état, et tandis qu’on délibère solennellement, — tout est solennel en diable, sous ce gouvernement de M. Vaucorbeil, on se croirait chez l’empereur d’Autriche ou chez M. Perrin, de la Comédie-Française, — tandis qu’on délibère en conseil de cabinet sur la question d’opportunisme à propos de la plantation d’un décor, notre artiste, que réclament Madrid, Londres ou Florence, a le temps de quitter la place. Car c’est aussi une mode fort goûtée de l’administration actuelle d’avoir des chanteurs de haut renom qui figurent sur les cadres du théâtre et n’en sont pas moins absens huit ou dix mois de l’année, étoiles errantes et filantes, étoiles-Benoiton qu’on paie en quelque sorte au cachet, système assurément avantageux au point de vue des gros bénéfices, mais au demeurant assez peu digne d’une institution nationale qui reçoit du pays des subventions de 800,000 francs.


F. DE LAGENEVAIS.