Revue musicale - 14 septembre 1921

Revue musicale - 14 septembre 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 458-468).
REVUE MUSICALE


Un opéra-comique wallon du XVIIIe siècle : Le Voyage de Chaudfontaine.


Opéra-comique, opérette, il y a de l’un et de l’autre dans le Voyage de Chaudfontaine, de Jean-Noël Hamal, compositeur liégeois du XVIIIe siècle. Longtemps réputé perdu, puis retrouvé, en Belgique, représenté avec un médiocre succès à Paris sur le théâtre des Nouveautés, en 1892 ; oublié depuis, même de nom, ce petit ouvrage a beaucoup d’agrément par lui-même. De plus, il est d’un musicien, d’une époque et d’un « milieu » qui méritent qu’on s’y arrête un moment.

Vers l’année 1750, Liège vit se former entre quelques-uns des notables de la ville une Société littéraire et musicale, comparable, d’un peu loin sans doute et d’un peu bas, à cette « Camerata » de Bardi, qui, dans un noble salon de Florence, un siècle et demi plus tôt, avait créé l’opéra. « Nous ne craignons pas, » dit une gazette du temps, a nous ne craignons pas d’être démenti en assurant que, dans cette partie des beaux-arts (la musique), Liège est l’émule de l’Italie. Rien n’est plus commun que d’y voir des personnes nées avec des organes sensibles à l’harmonie de la bonne musique. » Musique d’église ou autre, toute musique alors y florissait. Les maîtrises de la cité wallonne, fameuses dès le IXe siècle, n’avaient, au cours des âges, rien perdu de leur mérite et de leur renommée. La « chapelle » de la cathédrale Saint-Lambert était réputée entre toutes. En 1650, un de nos compatriotes[1] écrit de la métropole de Liège : « Le service divin s’y faict avec plus grande cérémonie qu’en aucun lieu que j’aye veu, excepté à Rome et à Notre-Dame de Paris. Il y a une musique excellente et très bien entretenue, remplie toujours de voix qui donnent envie à tous ceux qui entrent dans cette église d’y arrester avec attention pour l’entendre. » Le nombre de ces voix, les dimanches ordinaires, était d’une trentaine environ. Un orchestre de quarante ou quarante-cinq instruments les accompagnait. Les jours de grande fête, on doublait toutes les parties, et l’on y ajoutait encore trompettes, timbales et grosse caisse. Ainsi composée, la « chapelle » de Saint-Lambert eut successivement pour directeurs, au cours du XVIIIe siècle, trois musiciens liégeois de la même famille : Henri-Guillaume, Jean-Noël et Henri Hamal. Le premier (1685-1752), compositeur de mérite et remarquable chanteur, introduisit à Liège la musique d’Italie. Pour Saint-Lambert et pour les collégiales de la ville, il forma tout un répertoire de motets à grand orchestre. Il improvisait, dit-on, avec une étonnante facilité des cantates italiennes, françaises ou wallonnes, qu’il aimait à chanter en s’accompagnant de son violoncelle. Il avait aussi le sens et le goût du comique. Rien ne l’amusait tant que de mettre en musique des textes singuliers, voire saugrenus, formés parfois de mots sans suite et sans lien.

Le fils d’Henri-Guillaume, Jean-Noël, naquit à Liège en 1709. Élève, puis successeur de son père, il devait le faire oublier. Plus jeune de trente-deux ans que Grétry, son futur et célèbre concitoyen, beaucoup moins grand musicien que l’auteur du Tableau parlant et de Richard, il est bien davantage un musicien national et même local. Comme Grétry, vers sa vingtième année, et plus tard une fois encore, il visita l’Italie. A Rome il connut Jomelli, Durante à Naples ; mais, ce double voyage excepté, c’est à sa ville natale qu’il se consacra tout entier. Elle était plus fière de lui que lui-même. Si nous en croyons ses contemporains, il prenait peu de soin de sa gloire et n’éditait même pas ses ouvrages. Du moins il en dirigeait et corrigeait l’exécution avec une certaine vivacité. Un jour qu’il conduisait l’orchestre et les chœurs de la cathédrale devant le Prince-Évêque et toute la cour, le désordre s’étant mis dans l’ensemble, Hamal interrompit et frappa du pied la mesure en s’écriant : « Voss biess, voss biess. Bêtes, vous n’êtes que des bêtes. » Mais pour la modestie, sinon pour la patience, la gazette citée plus haut le comparait à ce La Fontaine « qui méconnut ses talents et qui, pour nous servir de l’expression de Fontenelle, se croyait, par bêtise, inférieur à Phèdre. » On n’est pas moins surpris, ajoute le gazetier, « de retrouver dans M. Hamal la même simplicité sur le génie vraiment original qu’il a reçu de la nature. »

Hamal a composé des messes, des motets à grand orchestre. Il est aussi l’auteur de plusieurs oratorios : un David et Jonathan, une Judith, un Jonas, ce dernier sur des paroles latines. Dans l’ordre de la musique de chambre, il passe pour avoir, l’un des premiers, importé d’Italie la forme de la sonate. L’embryon de cette forme se rencontre-t-il d’abord dans l’op. 1 de Hamal ou dans les sonates de Stamitz ? Vous n’êtes pas sans ignorer que la question est débattue, et vous nous pardonnerez non seulement de ne la point résoudre, mais de ne pas même l’aborder ici.

Musicien religieux, Hamal fut encore un autre, et même plus d’un autre musicien. Pour des « entrées » ou des cérémonies, il écrivit des cantates officielles, dont une, en l’honneur du Cardinal-Prince de Liège, mérita cet éloge : « Les vœux de la nation, le désir de revoir le prince qu’elle chérit, sa tendresse et son respect, tout était si bien exprimé de la part de l’auteur et du compositeur, qu’on peut regarder le travail de l’un et de l’autre comme le triomphe du sentiment. »

L’esprit, beaucoup plus que le sentiment, fit l’éclatant succès des opéras-comiques de Hamal. Non pas, il s’en faut, l’esprit de finesse, mais bien plutôt un esprit analogue à celui dont s’inspirait chez nous, vers le même temps, le répertoire ou le genre « poissard. » Ce genre, a écrit M. René Doumic, succède et répond alors au genre précieux de Favart. Vadé, « l’auteur de la Pipe cassée et des Bouquets poissards, Vadé, « ce Téniers de la poésie, » avait inventé de composer, avec les scènes de la vie familière des forts à bras du Port aux blés et des dames de la Halle, de petits tableaux qui prétendaient à une exactitude toute naturaliste. L’invention avait plu surtout dans les salons ; la gentillesse en consistait à attraper le ton juste et le geste approprié pour lâcher des bordées de trivialités et d’injures empruntées au vocabulaire des harengères et des portefaix. C’est ce genre que Vadé transporte au théâtre avec- son opéra-comique des Racoleurs (1756), dont les personnages s’appellent Mme Saumon, marchande de poisson ; Javotte, Toupet, perruquier ; la Ramée, Jolibois et Sans-Regret. »[2]

Tel est, un peu moins monté cependant, le ton des opéras-comiques de Hamal. Pour le goût, c’est assez dire qu’ils n’ont rien de commun avec les Euridice et les Dafné florentines du XVIIe siècle commençant, avec les tragédies musicales, à l’antique, des Peri, des Caccini et des Rinuccini. Mais ils s’en rapprochent par une certaine analogie d’origine, par le « milieu » social, ou plutôt mondain, où ils se produisirent. Le Voyage de Chaudfontaine, la Recrue liégeoise, la Fête troublée par la pluie et les Hypocondres, ces quatre comédies musicales de Hamal furent données en 1757 et 1758, non pas au théâtre, mais dans un salon, et dans le salon d’un chanoine, prévôt de la collégiale de Saint-Denis, poète, librettiste même, et musicien. Il se nommait Simon de Harlez. Des réunions, ou des « académies, » littéraires et musicales, se tenaient fréquemment chez lui sous le patronage et parfois avec la collaboration de certains notables liégeois, fort distingués d’esprit et d’éducation : un Vivario, un Cartier, un Fabry, tous trois bourgmestres de Liège et « paroliers, » avec leur ami le chanoine, du Voyage de Chaudfontaine. Religieuses et profanes, les œuvres de Hamal figuraient constamment au programme de ces concerts. Ce n’est qu’après cette première exécution, qui les consacrait en quelque sorte, qu’elles étaient jouées devant un public plus nombreux, à l’Hôtel de Ville.

Un dilettante liégeois, auquel nous devons les détails ici rapportés, nous écrit : « Il sied de regarder les pièces de Hamal d’abord comme un divertissement, un jeu d’esprit où se plaisaient des gens très cultivés, et puis comme une manifestation de particularisme. Ce fut un phénomène isolé, sans attache avec le passé, mais non pas sans effet sur l’avenir littéraire du pays wallon. Dans ces joyeuses farces de 1757, « (le Voyage de Chaudfontaine et les autres), » se montrent déjà les caractères du théâtre wallon d’aujourd’hui : naturel parfait, observation peu profonde, mais fidèle, des mœurs, des gestes même de chaque personnage. Il se peut que les grands seigneurs d’alors, aristocrates authentiques, aient pris plaisir, par une sorte de dilettantisme, à forcer un peu la note et le ton. Ils ne craignirent pas d’exagérer au besoin le langage et les façons populaires. Nos grands bourgeois d’aujourd’hui, bien que très francisés, ne laissent pas de goûter encore ce côté vulgaire, fût-ce un peu grossier, de certains types de chez nous. »

Des quatre opéras-comiques de Hamal, le Voyage de Chaudfontaine seul nous a été communiqué par notre érudit correspondant. Nous ne savons rien de la Fête troublée par la pluie. Les Hypocondres ne consistaient, paraît-il, qu’en une « agréable critique de certains malades imaginaires, amateurs de musique, habitués du salon du chanoine de Harlez. Quant à la Recrue liégeoise, un journal du temps (mai 1757) en donne l’analyse que voici : « Le sujet est très analogue à la circonstance où l’Europe se trouve[3]. Un jeune Liégeois, voyant passer les troupes françaises, s’arrache du sein de sa famille pour voler à la gloire. Le désespoir de ses parents, la tristesse des voisins, l’amour même, voudraient en vain le retenir. Mais l’honneur et le courage, encore plus forts dans le caractère de la nation liégeoise, l’emportent sur toute autre considération. Il s’engage et part enfin.

Malgré l’objet qui l’a charmé,
Il sait voler à la victoire,
Et ce n’est que couvert de gloire,
Qu’il se sent digne d’être aimé.

« Ce sujet, traité en liégeois, où l’on a mêlé un peu de français, n’est point susceptible d’un extrait raisonné. Que ne pouvons-nous faire passer à nos lecteurs toutes les beautés mâles et hardies et les traits de génie qui caractérisent si bien la musique de M. Hamal, tantôt ces sons tendres et gracieux, ce beau naturel, cette peinture naïve du sentiment, ces expressions du cœur, si difficiles à rendre en musique et où le talent de cet habile compositeur ne se trouve jamais en défaut. »

Le sujet du Voyage de Chaudfontaine n’a rien d’héroïque, ou seulement de militaire. Également « traité en liégeois, où l’on a mêlé un peu de français, » il est facile d’en présentera un extrait raisonné. »

Chaudfontaine est une modeste, plus que modeste station thermale située aux environs de Liège et depuis longtemps abandonnée. Il en est fait mention pour la première fois en l’an 1250. Vers la fin du XVIIe siècle, un entrepreneur, du nom de Sauveur, y fit construire une sorte de grande hutte, divisée en deux ou trois cabinets de bains fort malpropres. A cela se réduisait tout « l’établissement. » La vogue n’en fut pas moins fort grande au XVIIIe siècle. L’été, surtout le dimanche, on y venait de Liège, en partie de plaisir. Avant que le chemin, praticable d’abord aux piétons et aux cavaliers seulement, devînt carrossable, le voyage se faisait par bateau. C’est justement sur un bateau que se passe le premier acte de l’opéra-comique de Hamal. Il n’a, ce bateau, rien de commun avec les types variés et connus de ce qu’on pourrait appeler la batellerie musicale : la frégate d’Haydée, le vaisseau de l’Africaine, la nef de Tristan, ou le cuirassé qui porte au pays de Mme Chrysanthème un de nos officiers de marine et son frère Yves, l’un et l’autre chantants.

Imaginez encore moins une de ces « nacelles » de rêve, à la Schubert, toutes pleines de romantiques barcarolles. Réel est le bachot, ou la péniche, où s’embarquent ici nos gens. Petites gens, gais lurons et commères accortes aux façons lestes, au verbe haut et dru. Tonton, sa cousine Adèle, et Gérard le batelier, leur cousin, plus Marie Bada, la harengère, et le caporal Golzeau, « Liégeois francisé, » de la paroisse Saint-Gangulphe, forment un quintette populaire autour duquel, à la manière antique, « la compagnie du bateau » figure le chœur. Il est temps de partir. En termes imagés, (le wallon bravant lui aussi l’honnêteté), les deux cousines pressent le batelier de pousser de l’arrière. — « Un peu de patience. Nous attendons Marie Bada. — Qui ! Marie Bada ! s’écrient les petites, cette chienne de soularde ! Qu’elle aille vendre ailleurs ses harengs pourris, mais ne vienne point nous en empester. » — Elle vient pourtant, elle accourt, « toute en écume, » la harengère. Et déjà, sur le marinier qui n’en peut mais, et sur les deux cousines, tombent, puis retombent sur la Bada elle-même des mots dignes du vocabulaire shakspearien. « Borgne-gueux, gueule de loup, chenille poilue, groin de guenon, évier de mon corridor » sont les plus deux vocables de ces litanies alternées. Le duo de Mme Barras et de la fille Angot, auprès de cet ensemble, n’est qu’un aimable échange de civilités.

Cependant le bateau file, puis s’arrête un moment pour prendre un nouveau passager, le caporal Golzeau. Gérard le présente aux dames et l’invite, n’osant intervenir lui-même, à les calmer. Le caporal s’y emploie de son mieux, vainement. Elles ont tôt fait de s’unir contre le conciliateur. Celui-ci riposte, il entre dans la querelle, qui s’anime d’autant, cependant que le chœur, le raisonnable chœur, déplore ces disputes et prêche la paix. C’est le premier acte.

Au début du second, tout le monde a mis pied à terre. La « compagnie du bateau » continue de philosopher sur le danger, pour un homme, de se mêler des querelles de femmes. Un peu plus, et le caporal s’en fût allé, la tête en bas et « le… reste en haut, » barboter dans la rivière. Arrive Odile, qui vient de s’entendre avec le garçon de bains. Il n’y a de libre qu’une seule baignoire. On y tiendrait à dix, mais pour l’instant elle est occupée par une grosse femme, encore toute rouge de ventouses qu’elle s’est fait poser. En attendant, le trio féminin commence à se déshabiller. La paix est faite. Aussi bien, comment en vouloir à la Marie Bada ! C’est une si bonne fille. L’original dit : « Une bonne grosse carogne. ») « Quand elle s’y met, on crèverait de rire avec elle, et puis tant plus qu’on est, tant plus qu’on s’amuse. » Voilà tout notre monde à l’eau : les dames d’un côté, et, de l’autre, « dans le bain poignant, » le caporal Golzeau, qui regarde par le trou de la « buse » (en français : du tuyau.) Alors, entre le voisin indiscret et les peu farouches voisines, s’engage un galant dialogue, variante anticipée et comique de la première scène, aquatique aussi, du Rheingold, entre Alberich et les trois filles du Rhin. Mais l’heure du repas approche. Mis en appétit par le bain, baigneur et baigneuses, à l’appel du batelier, se rhabillent et toute la société s’en va dîner.

Le troisième acte (à l’auberge) se passe en mangeaille et beuverie, mêlée de danses et de chansons. Le langage ne s’y épure guère. On dirait d’un Téniers en musique. Propos de table, voire de cuisine, et d’amour s’échangent entre garçons et filles. Golzeau le caporal en tient décidément pour Tonton et s’empresse auprès d’elle. Chacun vient à donner son avis sur le mariage. Odile se déclare pour, et la Bada contre. Plus le repas s’avance, plus il apparaît, aux propos, aux gestes de Tonton et de Golzeau, que tous les deux inclinent vers l’avis d’Odile et la compagnie tout entière, avant de quitter la table et de regagner Liège, consacre, par un ironique épithalame, leur mutuelle inclination.

« A l’égard de la musique, » écrit un contemporain, « nous ne saurions trop louer l’art du compositeur, dont le génie fait honneur à sa pairie. Il a inventé des chants nouveaux et, qui plus est, de beaux chants, qu’il a adaptés à un langage qui n’en paraissait pas du tout susceptible. On y trouve les airs les plus gracieux qu’on ait jamais entendus et des traits d’harmonie qui décèlent le vrai génie. Ce n’est pas ce goût bizarre et capricieux qui ne sait varier la composition qu’à force de bruit et de dissonances. Ce sont des symphonies gracieuses, des accompagnements bien travaillés et relatifs au sujet, un chant naturel qui s’unit avec les mots sans perdre de sa force ni de ses grâces, et dont la vérité a entraîné tous les suffrages au Pergolèse liégeois. »

Un « Pergolèse, » même « liégeois, » c’était beaucoup dire, et Grétry, cet autre liégeois, disait encore trop, en disant plus tard de Hamal : « Je tiendrais à honneur de l’égaler. » Mais il y a bien de l’esprit, de la verve et par moments de la sensibilité, dans ce Voyage de Chaudfontaine. La musique en ce temps-là, toute musique, française, italienne ou wallonne, aimait à rire. Le plaisir, la joie qu’elle procurait et qu’on eût dit qu’elle éprouvait la première, était fort éloignée de cette espèce de délectation morose que parfois elle semble avoir pris pour but ou pour idéal aujourd’hui.

Si l’on veut goûter cette musique ancienne, un peu vieillotte par places, il faut lui pardonner une certaine monotonie. La partition de Hamal forme une longue suite de morceaux, airs, duos, trios, ensembles, quelquefois trop longs eux-mêmes. Le récitatif qui les relie est presque partout le récitatif parlant, ou plutôt courant, à l’italienne, hormis, çà et là, quelques mesures de récitatif « obligé. » La coupe des airs est uniforme : deux reprises, l’une majeure, mineure la seconde, et, pour finir, le retour à la première (da capo.) Un autre défaut consiste dans la répétition, qui finit par être fastidieuse, des mêmes paroles. Il arrive enfin que cette musique insiste trop longuement sur un détail secondaire, tout extérieur, de l’action, et qu’elle s’attarde là où elle ne devrait que passer. Mais cela n’enlève rien, ou presque rien à la finesse et à la force, comiques l’une et l’autre, qui font l’agrément de ce petit ouvrage. Pour l’esprit, plus que pour le sentiment ou l’âme, on dirait parfois du Grétry ; peut-être même du Mozart, moins la tendresse et la mélancolie. Toute la partie en quelque sorte querelleuse, injurieuse même, du premier acte est excellente. « Pas bégueule, Forte en gueule… Telle était Madame Angot. » Que ce soit Tonton qu’elle « attrape, » ou que ce soit le batelier, Marie Bada la harengère est telle aussi, en paroles du moins, ou par les paroles. Mais la musique, une tout autre musique que celle de Lecocq, la fait également fort différente. Elle donne au personnage de la sympathique poissarde ce qu’on appelle le caractère, ou le style, sans en affaiblir, ou en affadir la vérité, la vigueur et la vie.

Entre des pages comme celles-ci, un peu montées de ton, un peu hautes en couleur, le musicien n’a pas manqué de ménager des ombres. Il demande volontiers au mode mineur, survenant à propos, certains effets de clair-obscur. Un air du batelier, après la dispute de ses deux passagères, emprunte au changement du mode et du rythme à la fois une grâce indolente, à demi rêveuse, qui n’est pas indigne, — à la poésie près, et encore ! — de telle chanson de l’Enlèvement au sérail. Plus d’une fois cette musique se détend. Le rythme trop souvent saccadé s’égalise ; les valeurs pointées ou piquées se lient. La voici tout de bon, la poésie désirée ; voici la grâce, la tendresse, et même un soupçon de rêverie. Nous approchons, sinon de Mozart, au moins de Grétry, et du Grétry de Richard. Certaine phrase de l’amoureux Golzeau ferait presque songer d’avance, comme une esquisse sans doute, mais d’un trait pur, et déjà touchante, à l’admirable plainte de Blondel appréhendé par les soldats :

Ayez pitié de ma misère !
Les Sarrazins furieux,
De la lumière des cieux
Ont privé mes pauvres yeux.

Le second acte est charmant d’un bout à l’autre. Il commence par un chœur bien construit, solidement établi sur la simple et saine tonalité d’ut majeur. Puis vient la scène, agréable entre toutes, du triple déshabillage féminin. Ici plus que jamais, en trois airs qui se succèdent, l’alternance des deux modes est heureuse, la grâce de l’un venant toujours à propos tempérer la malice de l’autre. En dépit de leur condition et de leur langage, on finirait par trouver aux trois baigneuses une vague ressemblance avec les naïades de Gluck. C’est à peine si la mélodie de leur chant a moins d’élégance, de souplesse, et trace de moins sinueux contours. La Marie Bada, cela va sans dire, est toujours la plus enjouée des trois commères. C’est la meneuse du jeu. La voilà dans l’eau. « Zou, zou, zou, que c’est bon ! Vrai de vrai, Odile et Tonton, vrai de vrai, je me fais l’effet d’un poisson. » Elle s’ébat, elle s’ébroue, elle rit, elle glousse de joie, et la musique de rire avec elle. Autour d’elle, sur elle, les notes jaillissent et rejaillissent en gouttes sonores. Tout ici, le chant et l’accompagnement, qui l’imitent et se répondent, respire le plaisir, le bien-être, un bien-être physique, et cet allégement que l’eau procure au corps. « Tout corps plongé dans l’eau… etc. » Oui, cette musique même démontre à sa façon le principe d’Archimède, Aucune monotonie en ces trois airs. Chacun a son style propre. Chacun décrit, « pose » un personnage. Et c’est encore un caractère de ce petit opéra, qu’il est la représentation musicale, non pas sans doute, ainsi que Falstaff ou le Matrimonio segreto, d’une famille, mais d’un groupe, et, comme disent les gens du peuple, ceux-là justement qu’il nous montre, d’une « société. »

Maintenant, d’un cabinet de bains à l’autre, le dialogue s’engage. Aux trois aimables baigneuses répond l’amoureux baigneur. On imagine le décor, la mise en scène, et l’on comprend que dans le salon d’un chanoine, la pièce, — dont il était pourtant l’un des auteurs, — ait été jouée seulement et non représentée. « Excusez-moi, » chante le jeune et regardant caporal :

Excusez-moi si je m’amuse
A lorgner par le trou d’la buse,

Je n’ai pas pu m’en empêcher,
En vous oyant si bien chinter,
J’ai cru que c’était un’ sirène,
Ça s’appell’ chinter comme un’ reine.
Et puis vous êtes belle à voir.

Badine et rien de plus sur des paroles de ce genre, sur d’autres, plus loin, la musique cesse de rire. Il y a là certain air de ténor qui commence d’exquise manière et déroule, dans le style fleuri d’autrefois, de lentes et caressantes vocalises. Admirons, peu après, quelle merveilleuse ouvrière est la musique et ce qu’elle peut faire, en chantant, de cela même qui mériterait à peine d’être dit. L’heure du repas approche. Le batelier vient en informer baigneur et baigneuses qui s’attardent. Son appel, en paroles seulement, ne serait rien, et ne mériterait qu’une phrase, à peine. En musique, il devient un air, presque un grand air, et dont la grandeur absorbe, au lieu de la souligner, la petitesse même et l’insignifiance du sujet. Pour la musique, j’entends pour cette musique-là, pas de détail insignifiant. Elle se plaît, elle s’amuse aux moindres gestes, aux plus menus propos. Comme les trois petites femmes avaient quitté leurs vêtements tout à l’heure, elles les reprennent, et la seconde opération, menée aussi lestement que la première, est l’occasion d’un trio délicieux. Nous disions plus haut qu’un contemporain de Hamal le comparait à la Fontaine, pour la modestie. Sous un autre aspect, dans le second acte du Voyage de Chaudfontaine, le poète des Contes, plutôt que des Fables, se serait peut-être assez volontiers reconnu.

Rabelais eût goûté le dernier acte, où triomphe la bonne chère. La musique l’y célèbre par endroits avec une véritable puissance. Au commencement, soli, duos, trios rapides, ne font que paraître et disparaître, entraînés dans le tourbillon d’un chœur général qui tantôt se partage et tantôt se rassemble en vigoureux unisson. Parmi les airs à boire, à manger, à danser, le galant caporal ne manque pas de glisser, à l’adresse de Tonton, un air encore, un dernier air « à aimer. » Cet air, qui n’en est un qu’à peine, ne consistant guère qu’en une phrase, est précédé par quelques mesures de récitatif, de recitativo secco, mais qu’on hésite pour le coup à nommer ainsi, tant il a de charme. La mélodie, une fois encore, n’est pas indigne de Gluck, du Gluck aimable, souriant, langoureux même, que daignait être le musicien d’Armide et surtout de Renaud. Une fois encore, la dernière, une ombre de sentiment vient à passer. Elle enveloppe, elle adoucit fin moment le relief et le brillant de formes sonores où sans cela peut-être on finirait par trouver à reprendre quelque sécheresse, avec une certaine raideur.

Exécuté, nous l’avons dit, chez le chanoine et librettiste, (l’un des quatre librettistes), de Harlez, l’ouvrage fut donné de nouveau la même année, à Liège toujours, dans le grand salon de l’Hôtel de Ville. « Il y eut, rapporte une feuille du temps, un tel concours de monde, que le grand vestibule et toutes les salles d’alentour furent remplies à étouffer. Tous les amateurs étaient aux anges et dans une joie inexprimable. On ne parlait dans toutes les sociétés que du Voegge di Chofontaine. » On n’en par la guère, il y a quelque trente ans, dans la société parisienne. Pourquoi n’en reparlerait-on pas aujourd’hui ? La musique légère, spirituelle, rieuse et qui fait rire, est devenue chose si rare ! Et même un peu de réalisme, voire de trivialité populaire, n’est point ici, — je veux dire dans le genre de la comédie musicale, qui s’en accommode aisément, — pour nous effaroucher. Par le style et le ton, par la nature du sujet, par la condition des personnages, enfin par les caractères ou les mœurs, le Voyage de Chaudfontaine est de la famille, comme il est de leur époque, des premiers essais de notre opéra-comique sur les théâtres de la Foire. Ne faisons pas les renchéris et ne boudons pas, d’avance, contre notre plaisir. Nous ne saurions trop recommander à M. Louis Masson, le directeur intelligent et curieux du Trianon-Lyrique, le Voyage de Chaudfontaine.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Le colonel Duplessy.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1900, les Spectacles de la foire et nos scènes de genre, par M. René Doumic.
  3. C’était l’année de Rosbach.