Revue musicale - 14 novembre 1890
- Ouverture du Théâtre-Lyrique (Eden-Théâtre) : Samson et Dalila, opéra en 3 actes, paroles de M. Ferdinand Lemaire, musique de M. Camille Saint-Saëns; la Jolie Fille de Perth, opéra comique en 4 actes, paroles de MM. de Saint-Georges et Adenis, musique de Georges Bizet.
Si, comme dit M. Homais, j’étais le gouvernement, savez-vous ce que je ferais? Je retirerais une centaine de mille francs à l’Opéra pour le punir. — De quoi? — Mais simplement de ne pas jouer certaines œuvres et d’en jouer d’autres. Et j’enverrais cette liasse de billets de banque, en témoignage d’estime artistique, à M. Verdhurt, qui vient d’inaugurer le Théâtre-Lyrique par Samson et Dalila. Cette salle, décidément, ne fait que de mauvais tours à celle d’à côté : après Lohengrin, Samson; une belle œuvre de plus chez le voisin; encore une soirée aussi honorable pour un théâtre privé qu’humiliante pour le premier, soi-disant, de nos théâtres officiels. Oui, c’est une vraie honte que, depuis quinze ans, l’Opéra n’ait pas daigné ajouter à son vieux répertoire une œuvre d’aussi grande allure, et que les directeurs de notre Académie (!) de musique laissent à leurs moins riches, mais plus artistes confrères de Nantes ou de Rouen le soin de nous révéler des Roi d’Ys ou des Samson. Encore s’il s’agissait d’inconnus ! Mais un Saint-Saëns ! Il y a deux ou trois ans, certaine symphonie en ut mineur a fait un bruit qui a dû venir aux oreilles mêmes de MM. Ritt et Gailhard. C’était peut-être le cas de rendre, par le théâtre et par le concert, le même honneur en même temps à deux œuvres égales, aux deux œuvres maîtresses d’un maître. Pas un musicien qui ne connaisse la partition, déjà ancienne, de M. Saint-Saëns, qui ne l’ait signalée et réclamée vingt fois. La direction n’a donc pas l’excuse de l’ignorance. — Les interprètes étaient faciles à trouver : Mlle Richard, M. Jean de Reszké, M. Lassalle, M. Delmas, tous alors de la maison. Enfin, suprême avantage de cette musique, on peut la chanter pour rien : en costumes de laine, dans un décor quelconque. Ils ne manquent pas à l’Opéra, les décors d’Orient, puisqu’on a mis des palmiers jusque dans Lucie de Lammermoor. La direction n’a donc pas l’excuse de l’économie.
Mais que sert de récriminer, de ranimer l’éternelle et inutile querelle? Au fond, y a-t-il même une querelle? Non, puisque le public continue d’aller à l’Opéra et les directeurs de l’administrer. Au lieu de Samson, de Lohengrin, d’Orphée, d’Alceste, des deux Iphigénie et d’Armide, de Fidélio, d’Euryanthe, des Troyens (je cite au hasard), on donne le Rêve, et il n’y a pas un abonné de moins. C’est donc que tout le monde est content, et nous avons mauvaise grâce à nous plaindre.
Samson et Dalila, disait-on naguère et l’autre jour encore, ce n’est pas du théâtre. — Alors, parce que M. Ritt a dirigé autrefois l’Ambigu, il n’y aura de théâtral que les mélos du boulevard. Il faudra chercher l’idéal du drame lyrique dans les feuilletons de Dumas père, subir éternellement les Guise et les Valois, Catherine de Médicis, les seigneurs en pourpoint, les dames de la cour, les conspirations et les cortèges; refaire à jamais la copie ou la caricature des chefs-d’œuvre que l’opéra historique a produits et qui l’ont momentanément usé. Quoi! ce n’est pas un drame, l’histoire de Samson? Aimer une Dalila, être livré par elle; avoir les yeux brûlés, tourner une meule et, dans une orgie, s’ensevelir avec ses ennemis sous les débris d’un temple qu’on a fait crouler de ses propres mains, tout cela n’arrive pourtant pas à tout le monde. Fallait-il donc que le librettiste fît plus encore et nous montrât les autres épisodes bibliques : le mariage de Samson (car il était marié) et l’étrange conduite de son beau-père (voir le récit de l’Écriture), et la mâchoire d’âne, et les trois cents renards attrapés par le juge d’Israël, attachés queue à queue avec une torche allumée entre deux et lâchés en cet appareil à travers la moisson des Philistins ?
Il est au contraire excellent, le livret de Samson, et supérieur à tous ceux qui furent depuis donnés à M. Saint-Saëns. L’auteur, un amateur, je crois, et en tout cas un inconnu, trouva du premier coup un de ces sujets qui, par la simplicité, la clarté, la brièveté, conviennent le mieux à la musique et lui ouvrent le champ le plus étendu. Ce qu’elle demande, la musique, on ne saurait trop le répéter, c’est beaucoup moins une intrigue qu’une action, et une action surtout intérieure, qui mette aux prises un petit groupe de personnages, un petit groupe de sentimens élémentaires, mais essentiels, de ceux qui font la substance de l’âme et, par conséquent, celle de l’art aussi. Il ne faut pas qu’ils soient nombreux, encore moins compliqués et subtils ; il suffit qu’ils soient profonds.
Voilà les conditions principales d’un bon livret. Il en est de secondaires, utiles encore, telles que la couleur locale. Les unes et les autres se rencontrent dans l’histoire de Samson, dans cet exemple, un des plus vieux et des plus pathétiques qui soient, de la trahison féminine. Le sujet était digne de la musique autant que de la poésie, et peut-être n’a-t-on pas oublié quels vers il inspira jadis, quelle imprécation contre la femme, éternelle menteuse d’amour. Jamais des lèvres d’homme n’en ont proféré de plus âpre, de plus désespérée, fût-ce les lèvres de Musset dans cette nuit d’octobre, confidente de sa douleur :
Éternel, Dieu des forts, vous savez que mon âme
N’avait pour aliment que l’amour d’une femme,
Puisant dans l’amour seul plus de sainte vigueur,
Que mes cheveux divins n’en donnaient à mon cœur.
Jugez-nous. — La voilà, sur mes pieds endormie ;
Trois fois elle a vendu mes secrets et ma vie,
Et trois fois a versé des pleurs fallacieux
Qui n’ont pu me cacher la rage de ses yeux,
Honteuse qu’elle était, plus encor qu’étonnée
De se voir découverte ensemble et pardonnée,
Car la bonté de l’homme est forte, et sa douceur
Écrase en l’absolvant l’être faible et menteur.
…………….
Il dit et s’endormit près d’elle jusqu’à l’heure
Où les guerriers, tremblant d’être dans sa demeure,
Payant au poids de l’or chacun de ses cheveux.
Attachèrent ses mains et brûlèrent ses yeux[1].
Le voilà, chanté par une voix après laquelle on serait tenté de se taire, le sujet de Samson. Le voilà, livré dès les premiers siècles du monde, le combat qui se livrera jusqu’aux derniers. Les voilà, fixées à jamais en deux types impérissables, la faiblesse des plus forts et la perfidie des plus belles. Relisez le poème, et puis allez entendre l’opéra : l’un et l’autre sont du même ordre : du premier.
L’œuvre de M. Saint-Saëns est avant tout une œuvre forte, fière et droite, comme un chêne. Les sentimens, l’expression, tout y est robuste et d’une touche qui pas une fois ne tremble ou ne mollit. Samson, Dalila chantent en personnages plus grands que nature, chez qui seraient concentrées et portées à leur paroxysme quelques-unes des passions humaines : l’amour, la haine, le patriotisme, la foi. Voilà les quatre principaux traits de la partition, marqués d’un bout à l’autre en empreintes profondes. Samson paraît, et, dès les premiers mots de son premier récit, on reconnaît en lui le géant de la Bible, l’athlète divin. Son peuple est à terre. De quelle main, de quelle voix il le relève ! Elle est superbe, l’exhortation du juge d’Israël, modèle d’éloquence patriotique et sacrée ! Elle commence avec autorité, mais non sans douceur. Les Hébreux ne répondant que par de lâches soupirs, une colère sainte envahit le jeune chef. L’orchestre bouillonne et gronde ; un motif mystérieux des cors y fait passer la promesse, la menace, et l’une et l’autre éclatent ensemble dans l’admirable péroraison : Implorons à genoux le Seigneur qui nous aime, cantique enthousiaste que les harpes réveillées de Sion portent sur leurs ailes. Même lyrisme dans l’anathème que dans la prière, témoin la superbe invective de Samson contre le satrape Abimélech. Il y a là des gammes sifflantes qui soulèvent la voix du héros, et lancent l’insulte comme avec une fronde. Aussi bien, tous les personnages ont ici des proportions grandioses, et le grand-prêtre de Dagon est à la hauteur de son ennemi. Il chante, à la honte des Juifs et de leur Dieu, un air que Bach et Haendel auraient écrit. Voilà les maîtres auxquels dans Samson, comme dans le Déluge et la Lyre et la Harpe, deux belles œuvres encore, M. Saint-Saëns fait le plus souvent penser. Il a leur solidité, leur carrure, leur santé musicale avec leur souffle égal et fort. Il a même parfois leur sévérité, qu’on peut trouver un peu didactique pour la scène, ou plutôt pour la salle. S’il fallait (on dit qu’il le faut toujours par crainte des dieux jaloux), s’il fallait mettre une sourdine à l’éloge, ce serait celle-là. La moyenne des auditeurs (je parle en leur nom seulement) reprochera peut-être à cet opéra certaines allures d’oratorio, un peu trop de chœurs hébreux au premier acte, un peu trop de style fugué. Mais ce style est si pur, si ferme! Un souffle tellement biblique anime tous ces psaumes de colère et de douleur, tous y compris le premier, chanté derrière la toile et qui se déroule au loin, triste et monotone comme les eaux du fleuve étranger! Quand le public daignera-t-il arriver exactement au théâtre et faire à une introduction comme celle-ci l’honneur de sa présence et de son attention ?
La grandeur, toujours et partout la grandeur. Grand dans la prière et le courroux au premier acte, au second, Samson ne le sera pas moins dans la passion et la faute ; au troisième, dans le repentir. Prisonnier, aveugle, attelé à la meule infâme, humilié dans son cœur et dans ce corps même qui a fait sa gloire et sa honte; insulté par celle qui l’a livré, par le grand-prêtre et par la populace, sourd aux outrages et sans détourner de son crime le regard intérieur de son âme, il trouvera pour confesser son péché, pour le détester devant l’Éternel qui l’a puni, de sublimes accens de contrition, et son cantique de pénitence égalera, s’il ne les dépasse, ses hymnes de victoire et d’orgueil.
Plus belle et plus tragique encore est la figure de Dalila. Non-seulement la sensualité, mais la fierté même et la noblesse, toutes les forces et toutes les grâces, la puissance avec le charme de l’amour sincère, elle a tout volé, tout prostitué au service de ses traîtresses amours. Héroïne de perfidie et de crime, c’est une héroïne encore. Prenez dans la partie amoureuse du rôle les deux pages capitales : le grand air du premier acte et le grand duo du second, vous n’y trouverez pas une défaillance; rien de faible ou de mesquin, nulle trace de mièvrerie ou de fadeur. On n’enchaîne pas les lions avec des fleurs. Aussi dans la tendresse de Dalila, quelle intensité, et sur la robuste poitrine de Samson, quelle accablante pesée d’amour ! La voici, parée comme une idole impure. Elle s’avance à la rencontre du guerrier : — Je viens, chante-t-elle, célébrer la victoire de celui qui règne en mon cœur, — et déjà l’oreille est caressée, l’âme troublée par des notes savoureuses, les plus belles peut-être de la voix féminine. Le musicien en savait la toute-puissance quand il a écrit le rôle pour mezzo-soprano. Printemps qui commence, murmure la courtisane hardie, et la strophe commence, en effet, avec la douceur du printemps. Peu à peu la mélodie descend plus profonde et plus âpre. Elle semble se ramasser sur elle-même; en deux ou trois assauts, portée par l’unisson des violens qui double son élan, elle remonte, et du sommet où ils sont parvenus ensemble, l’orchestre et la voix retombent et ruissellent en nappes largement épanchées.
Ceux qui parfois accusent M. Saint-Saëns de sécheresse ne connaissent donc pas ces pages-là ! Ils ignorent aussi le grand duo, l’un des plus beaux parmi les beaux duos amoureux. Le second acte de l’opéra appartient tout entier à Dalila; du commencement à la fin elle occupe le théâtre et le remplit : de sa haine dans le duo avec le grand-prêtre; de son mensonge d’amour, dans le duo avec Samson. — M. Saint-Saëns manquer de passion et de tendresse! — Encore une légende qui va tomber, j’espère, quand le public, le grand et le vrai public de bonne volonté et de bonne foi, aura entendu les deux admirables strophes de Dalila aux bras de son amant. Je ne connais pas en musique d’inspiration plus chargée de volupté et plus chaude d’amour. Après cette page admirable et admirable pour tous, pour les simples comme pour les docteurs, traitera-t-on encore M. Saint-Saëns de savant et de mage? La foule ne viendra-t-elle pas à ce grand musicien? N’aura-t-elle pas enfin pour lui mieux que du respect, du respect mêlé de crainte? Aucun n’est plus accessible; aucun ne répand plus de rayons et de clartés. Nulle mélodie n’est plus copieuse que la sienne, plus chantante et plus expressive. Où trouver une fin d’acte plus tragique que la péroraison de ce duo gigantesque commencé dans les premières douceurs d’un soir d’Orient et qui s’achève à la lueur des éclairs, au grondement de la foudre?
Et comme les caractères musicaux se suivent sans jamais s’égarer ou se démentir! Il y a de la force jusque dans la faiblesse de Samson, jusque dans son effroi devant les fureurs de sa maîtresse. Quand tous les violoncelles l’accompagnent et se débattent avec lui contre la tentatrice, leur timbre vibrant donne à sa douleur l’accent d’une âme encore virile, alors même qu’elle va défaillir.
Les paysages enfin, comment le musicien les a-t-il rendus? Avec autant de puissance que les personnages, mais naturellement avec plus de sobriété, il s’est gardé surtout, dans un sujet plus humain encore et moral que descriptif, de l’exotisme de pacotille, de cette couleur prétendue locale, aussi facile et commune aujourd’hui dans la littérature et l’art que sur les cheminées bourgeoises le bibelot d’Orient à bon marché. La nature pourtant a ici sa place et sa valeur : une valeur toujours dramatique en ce sens qu’elle s’ajoute à l’action et complète les personnages. Ainsi, au second acte, l’orage du ciel accompagne ce que nous n’oserions plus, avec Chateaubriand, appeler l’orage du cœur. Au premier acte, avant l’hymne d’actions de grâces des Hébreux, pour illuminer le ciel où va monter leur prière, une progression d’accords transparens et doux répand sur la campagne toutes les clartés et tous les sourires de l’aurore. Un peu plus loin, quelle douceur d’avril dans le chœur des jeunes Philistines ! Et ce premier air de Dalila, quel brise il apporte de la fraîche vallée où la courtisane promet au jeune homme qu’elle ira l’attendre à la chute du jour ! Elle s’éloigne sans quitter Samson des yeux, de ses yeux humides d’amour; le rythme qui règle sa perfide retraite s’amollit, s’égrène en triolets tremblans. La mélodie se retire, elle aussi, mais à regret, note par note, comme désireuse d’être retenue, et quand elle s’est évanouie, on croit respirer encore un parfum qu’elle aurait laissé derrière elle. Enfin, au second acte, entre les deux duos, après la sortie du prêtre, avant l’arrivée de Samson, tandis que Dalila, rêveuse et déjà impatiente, appuie son front au portique fleuri de sa demeure, écoutez l’orchestre. Écoutez-le encore un peu plus tard, quand il accompagne la seconde strophe d’amour : Ainsi qu’on voit des blés les épis onduler; il frissonne, j’allais dire il embaume comme la brise même d’Orient :
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle,
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
Plus on entend, plus on relit cette partition, plus elle paraît belle et complète. Autant que par la puissance elle s’impose par la clarté, par l’ordre, la méthode et la raison, et par là surtout elle est dès aujourd’hui classique. Quinze ans et plus n’en ont pas troublé les proportions harmonieuses, l’équilibre et cette belle ordonnance que les Grecs appelaient l’eurythmie. Œuvre classique, disons-nous, conçue dans l’esprit, écrite dans le style des maîtres d’autrefois, avec la même concision, la même fermeté, le même respect pour les deux grandes lois, trop oubliées aujourd’hui, du rythme et de la tonalité. On peut prendre au hasard une page, une phrase même de Samson, fût-ce la plus passionnée, la plus scénique : elle est fondée sur le roc; en elle rien ne porte à faux, rien ne flotte ou ne penche. Qui voudrait toucher du doigt le trait d’union entre l’art des grands classiques et celui d’un Saint-Saëns n’aurait qu’à suivre attentivement, par exemple, le début du duo entre le prêtre et Dalila :
La victoire facile
Des esclaves hébreux
Leur a livré la ville, etc.
On ne saurait trop recommander ce passage aux amateurs intelligens et de bonne volonté, fidèles au passé, mais curieux du présent, de l’avenir même, pourvu que celui-ci leur fasse quelques avances et leur donne ses raisons. Qu’ils écoutent les deux strophes en question. Ils les comprendront d’emblée. Du premier coup, ils en saisiront la grandeur et la passion tout ensemble, la vigueur, mais la rigueur aussi. Ils reconnaîtront aisément qu’on ne pouvait enfermer le discours du grand-prêtre dans une période musicale plus franche et plus carrée, l’appuyer d’un orchestre plus tumultueux et pourtant plus discipliné, faire retomber sur la note finale l’accompagnement et la mélodie avec plus d’exactitude et d’aplomb.
Même forme classique (décidément il n’y a pas d’autre mot) dans le finale du troisième acte; voilà bien l’union rêvée de la symphonie et du théâtre. Les Philistins célèbrent autour de l’autel de Dagon leur triomphe et leur dieu. Le grand-prêtre et Dalila entonnent les premiers un cantique à deux parties, écrit en canon ; en même temps le quatuor attaque un motif d’une rudesse un peu archaïque, et sur cet axe, qu’on sent inébranlable, orchestre et voix se mettent à tourner. Le double thème se développe par imitations successives. Le peuple répond aux deux chorèges par une psalmodie très douce, à laquelle des séries d’accords parfaits donnent l’expression tout orientale d’un mysticisme impassible, presque hébété. Peu à peu, le tournoiement s’accentue et s’accélère; un vertige religieux gagne la foule. La spirale mélodique enroule à l’infini ses anneaux de plus en plus élargis : elle se creuse en un tourbillon où les voix, les instrumens viennent s’engloutir, où les notes invinciblement attirées se précipitent, pour se heurter au centre toujours immobile du gouffre sonore et rejaillir comme des fusées d’écume en gammes étincelantes.
Jamais de bornes, mais toujours des bases, a dit un maître. Le musicien qui réunit une telle science et une telle inspiration pourrait prendre cette devise ; elle convient à son audace et à sa prudence.
Maintenant veut-on savoir à quelle école appartient l’œuvre de M. Saint-Saëns, de quel système elle relève ? D’aucun et de tous. Le leitmotiv par exemple, le procédé à la mode, est employé dans Samson, mais avec réserve, avec plus de discrétion même que dans les nouvelles œuvres du maître. La trame d’Ascanio est tissée de motifs conducteurs autrement nombreux et subtils, autrement dissimulés aussi. On n’a, pour s’en assurer, qu’à lire la très curieuse notice récemment consacrée à la dernière partition de M. Saint-Saëns[2]. Après l’avoir lue, il est bon de réentendre Ascanio, puis Samson, et les différences s’accusent. Samson est d’une touche beaucoup plus sommaire et plus large, moins poussé dans le détail ingénieux, amusant, comme on dit en style d’atelier. On pourrait toutefois cataloguer aussi les leitmotive de Samson; le compte en serait plus court et plus facile à faire, voilà tout. Mais qu’importent les procédés ? M. Saint-Saëns n’est l’esclave d’aucun; il leur commande à tous. Nulle œuvre plus que Samson n’atteste chez le grand artiste une plus magnifique liberté, une aisance plus souveraine. Les idées y sont toujours de première qualité et de première grandeur; idées véritables, idées entières surtout et non pas ébauches ou reliefs d’idées. Le compositeur les expose, les développe et ne les abandonne qu’après en avoir tiré tout ce qu’elles pouvaient donner, et elles donnent beaucoup, les idées d’un Saint-Saëns. Rappelez-vous seulement ce qu’il a fait du motif de Dalila : Réponds à ma tendresse. Chanté d’abord à pleine voix, il s’insinue à l’orchestre dans lequel il circule durant la seconde phase du duo; au troisième acte, il revient encore, mais de voluptueux il s’est fait ironique, outrageant : c’est un soufflet après un baiser.
Quant à l’orchestration, nous ne finirions pas, si nous entreprenions de la louer selon tous ses mérites. Elle est simplement parfaite; oui, très simplement, sans préjudice d’une richesse et d’une souplesse incomparables. En elle, jamais d’encombrement ni de lourdeur ; elle flotte comme l’air, elle coule comme l’eau. M. Saint-Saëns joue de l’orchestre avec autant de précision, de fluidité, de délicatesse, qu’il joue du piano; mais de plus avec un moelleux, une plénitude douce que même sous ses doigts ne comporte pas le plus ingrat des instrumens. Avec M. Saint-Saëns, jamais de dissidence à craindre, jamais de fausses relations entre les trois grandes familles instrumentales : les cordes, les bois et les cuivres; le maître sait tous les secrets de leurs sympathies et de leurs répugnances. Non-seulement, il excelle à distribuer les groupes sonores, mais il connaît à fond les facultés expressives des timbres; une note de hautbois ou de cor, une envolée de harpes lui suffit pour indiquer un sentiment ou une sensation.
En somme, la partition de M. Saint-Saëns occupe une des toutes premières places dans notre musique contemporaine. Il n’est peut-être pas mauvais pour elle, sinon pour nous, qu’elle ait un peu et même beaucoup attendu. Elle prend ainsi d’emblée son rang définitif. Si aujourd’hui nous regardons un peu loin, à vingt ans en arrière, bien des œuvres s’effacent à l’horizon ; la nuit s’étend sur la plaine, et dans les bas-fonds il fait noir. Mais quelques sommets émergent de l’ombre et brillent encore : Samson est de ceux-là.
Le théâtre qui vient de représenter un tel ouvrage mérite de vivre, et nous espérons fermement qu’il vivra.
L’interprétation de Samson a été fort satisfaisante. M. Talazac a mis une onction touchante dans l’admirable mélopée du prisonnier aveugle. La belle voix et le beau style de M. Bouhy, enfin reparu sur une scène parisienne, donnent le relief le plus vigoureux à la figure du grand-prêtre. L’orchestre est bon et bien conduit ; les chœurs surtout sont de premier ordre. Impossible de souhaiter plus de fraîcheur et de justesse, plus d’ensemble, d’entrain et de discipline, une plus fidèle observation des nuances. Tenez-vous tout cela pour dit, mesdames et messieurs de la maison voisine. quant à Mme Rosine Bloch, qui rentre au théâtre après dix ans d’absence, nous l’avons gardée pour la fin parce qu’elle s’est gardée, elle aussi, pour la fin. Ce n’est pas une résurrection ; c’est une révélation. Elle n’avait jadis ni cette intelligence, ni ce goût, ni cette diction lyrique. Mais qu’importe jadis : elle a tout cela maintenant.
Ce n’est pas l’envie qui nous manque, mais le loisir, d’insister sur la Jolie Fille de Perth, qui fait au Théâtre-Lyrique les lendemains de Samson et Dalila. Elle est loin de tenir dans l’œuvre du maître à jamais regretté la même place que l’Arlésienne et Carmen; mais elle y tient sa place pourtant. Partition fort inégale, soit, mais non pas sans mérites; fatiguée, mais non pas morte. Elle est coupée à l’ancienne mode, et je le lui pardonne volontiers ; car il y a eu des chefs-d’œuvre immortels coupés à cette mode-là, et il y en aura peut-être encore. Elle a des rides, et je les lui pardonne aussi : vingt-trois ans, c’est un grand âge en musique par le temps qui court. (Oh ! oui, il court véritablement.) On y trouve çà et là des pages banales, vulgaires, soit; il faut encore, il faut toujours lui pardonner parce qu’on y trouve aussi des pages charmantes et une page admirable, parce que cette œuvre enfin, sans être plus qu’une promesse, en était une véritable, qui fut depuis glorieusement tenue. La jolie fille de Perth trahit surtout la double influence de l’école italienne et d’Halévy, le maître de Bizet. Une phrase, fort touchante d’ailleurs, chantée au troisième acte par l’héroïne : Hélas ! au printemps de la vie, rappelle de très près une phrase célèbre de Rachel, dans la Juive. Le quatuor du premier acte : Que fait ici cette inconnue? délicieusement écrit pour les voix, le grand finale du troisième acte, sont traités selon la formule, l’un de Verdi, l’autre de Donizetti. On retrouve d’ailleurs plus d’une fois dans la partition cette note de sensibilité qui sauvera de l’oubli les belles pages de Lucie. Le Bizet de 1867 avait déjà beaucoup de talent ; il allait avoir du génie: une scène l’annonce; c’est la scène d’ivresse, à la fin du second acte. L’adorable danse bohémienne, le petit duo à la Mozart, dont l’accompagnement mélodique, intercalé dans une suite d’orchestre sur l’Arlésienne, a charmé cent fois le public des concerts, le chœur célèbre de la Saint-Valentin, aussi frais que les chœurs de Mireille, sont de très jolies choses ; la fin du second acte est une chose superbe.
Ralph, l’apprenti, aime Catherine, la fiancée de son ami Henry Smith. Il l’aime en secret, sans espoir, et pour oublier il boit. C’est la nuit, devant la maison de la jeune fille ; nuit du Nord, humide et voilée. Henry, que Catherine a querellé la veille, vient le premier chanter sous son balcon. Simple sérénade, dira-t-on. Oh ! non, pas si simple ; si étrange, au contraire, que la situation théâtrale même ne suffit pas à en justifier l’indicible mélancolie. Elle est triste, cette sérénade, non-seulement d’une tristesse d’amoureux dépité, inquiet, mais pour ainsi dire de toutes les tristesses de la terre ; triste comme la célèbre sérénade de Schubert, encore un chant d’amour qui ferait presque venir les larmes ; triste comme certaines pages de l’Artésienne, où nous saurions retrouver presque la même mélodie tremblante, le même hautbois désolé.
La fenêtre de Catherine ne s’est pas éclairée. Minuit sonne ; le pauvre garçon s’éloigne. Mais voici qu’une autre voix perce la nuit : Ralph arrive à son tour ; il est ivre, et sa chanson descend plus bas encore dans l’abîme de la souffrance humaine. Jamais un musicien, que je sache, avant ou depuis Bizet, n’a traité une scène bachique avec cette âpreté, cette grandeur shakspearienne. Les couplets, déjà sombres pourtant, d’Hamlet, dans le bel ouvrage de M. Ambroise Thomas, ont l’air d’un toast de fête à côté de cette libation sinistre, de cet appel sauvage à l’ivresse, meurtrière bénie de tout souvenir et de toute douleur.
Plus d’italianisme ici, plus de formule ; au lieu d’un orchestre élégant, un orchestre terrible : des notes cuivrées qui font penser au Weber de la Fonte des Balles. La scène a jailli d’un seul jet, et d’un jet de feu. Pour la première fois Bizet est lui tout seul, et lui tout entier. Sur le monument qui va bientôt s’élever à sa mémoire, on inscrira d’abord l’Arlésienne et Carmen ; mais la Jolie Fille de Perth y sera inscrite aussi.
Faut-il parler des artistes qui chantent la partition de Bizet ? Faut-il dire de M. Boyer qu’il possède une jolie voix de baryton et qu’il s’en sert avec distinction ? Oui. — De M. Engel, le sauveur de Lucie à l’Opéra l’an dernier, qu’il chante avec infiniment de goût et de sentiment, et en bon musicien ? Oui encore. — De Mlle Mézeray et Haussman ?.. Non, il ne faut pas le dire.
Quant aux chœurs, ils ont été, comme dans Samson, excellens. L’expérience ne semble-t-elle pas concluante, et l’occasion propice de réformer un peu les chœurs de l’Opéra, au besoin de les mettre à la porte ?
CAMILLE BELLAIGUE.