Revue musicale - 14 novembre 1888
Il y a quelques mois, en prenant ici même congé de M. Tschaikowsky, nous lui disions non pas adieu, mais au revoir. Nous venons de le retrouver, de faire avec lui plus ample, ou mieux, plus familière connaissance, grâce à quelques-unes de ses pièces, pour piano seul et à quelques-uns de ses lieder.
Le musicien russe était trop répandu cet hiver dans notre monde parisien fêté dans trop de salons; on se pressait trop autour de lui pour qu’il fût possible de jouir de ces œuvres délicates, faites non pour les grandes salles et les réunions nombreuses et bavardes, mais pour le recueillement de l’intimité, presque pour les rêveries de la solitude. C’est trop de cent personnes, c’est trop même de dix, pour écouter une sonate ou une chanson.
Nous avons lu et relu avec le plus grand plaisir les pièces pour piano de M. Tschaikowsky. Elles témoignent d’un très grand talent. Au piano comme à l’orchestre, M. Tschaikowsky n’est peut-être pas aussi russe qu’on pouvait s’y attendre. L’élément slave ne domine pas en lui, bien qu’il apparaisse de temps en temps. Le fond de la nature du musicien est plutôt allemand, et M. Tschaikowsky se rapproche moins de Chopin que de Schumann. Chez lui la forme, autant que le fond, est allemande. Il écrit très bien, d’un style original, élégant et ferme. Il a plus de précision que Chopin et que Schumann. Il est moins pianiste que l’un et plus symphoniste que l’un et l’autre. Il ne fait pas comme Chopin étalage inutile de virtuosité ; il ne coquette pas avec l’idée mélodique ; il ne l’enguirlande pas des ornemens, des fioritures qui trop souvent affadissent et efféminent le style du maître polonais.
Si M. Tschaikowsky rappelle parfois Schumann, ce n’est pas qu’il l’imite ; chez lui, pas de ces réminiscences formelles qui ressemblent à des copies. Une ressemblance plus vague et plus générale rapproche deux esprits qui sont un peu de même race et de même famille. Deux musiciens d’ailleurs, plus facilement que deux écrivains, peuvent se ressembler tout en gardant une certaine originalité respective. En musique plus qu’en littérature, les moyens sont nombreux de varier l’expression de pensées analogues, fût-ce de la même pensée.
Comme celle de Schumann, la musique de M. Tschaikowsky est le plus souvent triste ; mais d’une tristesse moins amère et moins violente.
Et puis M. Tschaikowsky a été préservé des défauts de Schumann : du vague, de la longueur, par les qualités classiques que nous signalions déjà dans ses œuvres d’orchestre, et que nous retrouvons beaucoup plus marquées dans ses œuvres de piano. Aux pièces pour piano, nous ne ferons même plus les reproches que nous adressions aux pièces orchestrales, notamment au poème symphonique de Françoise de Rimini. Ici, les dimensions sont modérées et les proportions justes. Claires, nettes, les idées se développent avec richesse, mais non avec surabondance. Elles marchent parfois avec des détours ingénieux et de charmans caprices, mais sûres de retrouver la route, dont elles s’écartent sans s’égarer.
il y a dans cet œuvre de piano de petits chefs-d’œuvre de concision, par exemple la Polka de salon, op. 9, no 2, preste, dégagée, sans une note inutile. L’Humoreske, op. 10, no 2, est écrite à l’emporte-pièce. Elle a de plus une couleur spéciale, le rythme et la mélodie d’une chanson populaire. Le Scherzo et le Chant sans paroles qui vient après sont deux bijoux. J’aime surtout au milieu du scherzo quelques pages mélancoliques écrites dans une tonalité charmante, où le piano peut arriver presque à des effets d’orchestre. Le Chant sans paroles est original, d’une finesse et d’une grâce achevées. Il faudrait encore citer bien des pages : la Valse-Scherzo, op. 7, écrite dans la bonne manière de Chopin ; la Rêverie du soir, op. 19, no 1 ; enfin une Mazurka, op. 21, no 3, la troisième de six pièces différentes composées sur un seul thème. Tout cela est à lire, et à relire, car la musique de M. Tschaikowsky, presque toujours très difficile, gagne à être étudiée avec soin, comme elle est écrite.
Quant aux lieder du musicien russe, on retrouve en eux les belles traditions du lied allemand: celui de Schubert et surtout celui de Schumann.
On peut les diviser, comme ceux des maîtres allemands, en deux catégories : les simples mélodies, chants de tristesse, de joie, de prière ou d’amour, et les scènes ou récits, qui forment pour ainsi dire de petits drames. Dans tous apparaît un des signes les plus caractéristiques de la musique vocale moderne, musique de théâtre ou simple musique de chant : l’importance, l’intérêt donné à l’accompagnement d’orchestre ou de piano.
Prenons au hasard un lied de M. Tschaikowsky, l’un des plus simples:
Vous ignorez qui j’ose aimer. Dois-je le dire?
Non, je ne puis vous la nommer pour un empire.
Eh! mais! c’est la chanson de Fortunio. Elle-même, traduite d’abord
en russe, puis en allemand et retraduite en français. Elle a bien souffert de toutes ces traductions, la pauvre petite chanson d’amour. Il y a surtout un vers pénible pour les fervens d’Alfred de Musset, dont nous sommes :
Nous la comparerons aux blés, car elle est blonde !
Enfin! Ce n’est plus du Musset, voilà tout. — Ce n’est pas non plus de l’Offenbach. Le temps est passé des romances à couplets pareils. Elle était cependant bien jolie, la Chanson de Fortunio ce Voi che sapete d’Offenbach, avec son accompagnement tout uni, sa mélodie juvénile, presque enfantine, glissant doucement sur des notes timides et comme étonnées. Puis la seconde strophe prenait un petit air hardi, chevaleresque, et la dernière s’achevait, attendrie, dans un soupir langoureux.
Tout autre est le lied de M. Tschaikowsky. Dès le début de la ritournelle, des syncopes; une mélodie gracieuse, mais un peu incertaine et flottante ; d’ingénieuses réponses de l’accompagnement au chant ; puis un éclat de passion peut-être exagéré ; des réticences, des suspensions, mille nuances délicates et une cadence finale charmante; mais en somme trop de recherche et pas assez de naïveté. Si j’étais Fortunio et si je dînais chez maître André avec Jacqueline, c’est, je crois, la chanson d’Offenbach que je chanterais.
Voici deux lieder très pathétiques et très beaux. Le premier, imité de Henri Heine, s’appelle : Pourquoi?
« Pourquoi les roses sont-elles si pâles, dis-moi, ma bien-aimée, pourquoi? « Pourquoi dans le gazon les violettes sont-elles si flétries et si ennuyées ?
« Pourquoi l’alouette chante-t-elle d’une voix si mélancolique dans l’air? Pourquoi s’exhale-t-il des bosquets de jasmin une odeur funéraire?
« Pourquoi le soleil éclaire-t-il les prairies d’une lueur si chagrine et si froide? Pourquoi toute la terre est-elle grise et morue comme une tombe?
« Pourquoi suis-je moi-même si malade et si triste, ma chère bien-aimée? Dis-le-moi, chère bien-aimée de mon cœur, pourquoi m’as-tu abandonné? »
Voilà la traduction de la poésie originale de Heine. Le musicien en a conservé, sinon les mots, au moins l’idée. Il en a conservé surtout, et même accentué, le mouvement. La gradation des paroles appelait naturellement une gradation musicale. Un crescendo était tout indiqué. M. Tschaikowsky l’a compris. Le lied commence très doucement : les questions se posent d’abord avec étonnement, avec mélancolie, sur un accompagnement qui tremble tout bas. Bientôt elles se succèdent plus pressées, et quelques notes syncopées ajoutent à leur inquiétude. Puis elles se précipitent avec une hâte fiévreuse ; le piano, j’allais dire l’orchestre, semble interroger lui-même avec âpreté. Le mouvement s’accélère; les harmonies se resserrent et les saccades de triolets redoublent de violence. Ce n’est plus la nature qu’interroge cette voix maintenant tonnante, c’est la bien-aimée elle-même, infidèle, ou plutôt insoucieuse. C’est à elle que vont les reproches, presque les outrages, et, comme le fameux Ich grolle nicht de Schumann, auquel il ressemble un peu, ce lied pathétique s’achève par une explosion de désespoir.
Le lied : Ah! qui brûla d’amour, est du même genre, et d’une plus grande beauté. Il est composé sur une poésie célèbre de Goethe : la Plainte de Mignon, souvent mise en musique, notamment par Beethoven, par Schumann, et, de nos jours, par M. Ambroise Thomas. Ici, de tous les musiciens, M. Tschaikowsky a peut-être réussi le mieux. Sur un accompagnement d’accords syncopés, sur des basses qui descendent, sonores et profondes, il a étalé une large mélodie, qui se déroule avec majesté. Contre le chant vient de temps en temps frapper une même note, qui persiste à travers les harmonies changeantes comme une plainte monotone. Sur elle pèse le lied entier et tout ce fardeau de douleur. Soudain cette douleur s’exaspère; elle s’échappe hors du cercle mélodique qui l’enfermait; stridentes et serrées, les syncopes de l’accompagnement se hâtent et montent, mais pour retomber presque aussitôt. La note fatale retentit encore, et la mélodie descend et disparaît dans les notes basses, comme dans un abîme de tristesse.
Écoutez encore une sombre chanson, dont voici le sujet, sinon le texte même : « Ma mère m’a-t-elle enfantée pour une pareille souffrance? Une sorcière m’a-t-elle jeté un charme ? Sans cesse, nuit et jour, je pleure comme un enfant. Mes compagnes viennent pour me consoler, mais nul ne peut me secourir. — Hélas ! pour les batailles sanglantes il est parti, lui, tout mon désir ! Il est parti, me laissant seule avec mes larmes ! Devant l’image de la divine mère, tous les cierges brûlent ; le mien seul se consume et s’éteint tout de suite, pareil à mon pauvre cœur.
« Dehors, c’est l’automne ; les feuilles tombent, la tempête hurle. À ma fenêtre frappe un corbeau, messager de bonheur, car son croassement semble me dire : Tu n’as plus longtemps à pleurer. — Ma mère m’a-t-elle enfantée pour une pareille souffrance ? Ne m’a-t-elle enfantée que pour les larmes ? »
Comment donner avec des mots idée de la musique qui traduit celle poésie ? C’est une espèce de mazurka sinistre, à l’allure rapide, avec quelque chose d’emporté et de farouche, comme le chant bizarre d’une fille de Bohême. L’accompagnement est toujours intéressant ; on croit y surprendre des timbres d’orchestre. Il suffit de quelques mesures, d’un accent rythmique ou d’une modulation inattendue pour varier les ombres qui passent sur cette lugubre chanson.
Le Collier est un récit dramatique : « Quand je partis avec les Cosaques, Anna me dit : Que Dieu, qui voit mes larmes brûlantes et mon chagrin, te ramène. Je ne te demande qu’une chose : pour le cou blanc de ton Anna rapporte un collier de perles rouges. — Dieu nous donna un brave hetman. Ah ! ce fut une rude chasse ! Le pays fut plein de cris, l’incendie et les ruines marquèrent le passage des Cosaques… Mais je n’oubliais pas le collier de perles rouges. — Toi, brune fille tartare, c’est Dieu qui t’envoie à moi. Laisse-moi prendre tes perles ; je n’en vis jamais de pareilles. — Je ne descendrai plus de cheval, j’en fais devant Dieu le serment, avant de voir au cou de ma belle le collier de perles rouges. — À travers la steppe immense court mon brave petit cheval…Au village, les gens revenaient du cimetière ; la foule me crie : c’est Anna ! Elle n’a plus besoin du collier de perles rouges,.. Aussitôt le frisson glacé de la mort me traverse ; je mets pied à terre devant l’image sainte. Là seulement je veux t’attacher maintenant, ô collier de perles rouges ! »
on peut analyser ce lied comme un petit drame musical. Le jeune homme s’en va, emportait la mélancolique prière de sa fiancée, et sur toute la première page plane un pressentiment, une vague menace de malheur. J’ignore ce que vaut en russe la poésie du lied ; mais en allemand elle est émouvante. Un collier de perles rouges ! Ces mots, qui reviennent toujours à la fin d’une même phrase musicale, jettent çà et là comme un reflet sanglant. Voici le fracas de la bataille, et soudain, au milieu de la mêlée, encore ce collier de pourpre ! Il le tient, le cavalier; il l’emporte, et des accords terribles, presque fous, hâtent et précipitent sa course. Le piano vibre tout entier, et par-dessus les dissonances et les syncopes retentit, hurlée par la foule, l’affreuse nouvelle : Anna n’a plus besoin du collier de perles rouges! — Maintenant c’est presque le silence. La phrase principale, on peut dire le leitmotiv du lied revient tristement; trois accords éveillent un vague écho de Requiem; sous les sanglots du pauvre garçon monte un gémissement, et la voix achève de s’éteindre sur ces mots, qui font image pour la dernière fois : le collier de perles rouges !
Terminons par le plus remarquable de ces chants : une page de la plus grande beauté, égale aux meilleures inspirations de Schumann : la Prière du soir. Les paroles françaises valent beaucoup mieux cette fois que de coutume ; les voici :
L’obscure nuit du jour a pris la place;
Le monde dort silencieux !
Comme mon corps, mon âme est toute lasse
Et ma prière monte aux cieux.
A tout mortel, mon Dieu, je t’en supplie
Donne la paix. O Tout-Puissant,
Bénis la couche où le malheur s’oublie
Et le berceau de l’innocent.
Pardonne au mal ! De la haineuse envie
Jusqu’à l’aurore éteins les feux !
Et que chacun, qui souffre dans la vie,
En songe au moins se sente heureux !
Le chant commence mystérieusement. D’obscurs accords se traînent,
enveloppant la voix d’harmonies étranges, donnant par des modulations inattendues et pourtant naturelles l’impression et la vague inquiétude du soir. Ce vers surtout : Et ma prière monte aux cieux, est
noté avec une délicatesse adorable. Elle monte, en effet, cette prière,
à travers un accompagnement qui tremble, qui flotte comme les brumes
du crépuscule. Elle monte d’abord timide, implorant tout bas quelque
répit aux misères du monde. Et puis elle s’anime, les accords sonnent
plus puissans et plus nourris. Une immense pitié, un amour immense
envahissent cette âme en proie à l’épouvante de la douleur humaine,
et qui supplie pour toutes les âmes. Elle crie vers Dieu, elle lui jette
le recours déchirant de l’humanité. Je connais peu d’appels aussi pathétiques à la miséricorde infinie, peu d’éclats aussi éloquens d’une
aussi ardente charité. L’humanité ne souffre sans doute pas plus
aujourd’hui que naguère, mais elle sent plus profondément sa souffrance. Il y a cinquante ans, dans un air demeuré célèbre, Masaniello n’invoquait pas avec une telle détresse, « du pauvre le seul ami
fidèle, » le sommeil, cette trêve nocturne à la vie. Le chant d’Auber
n’était que mélancolique ; celui de M. Tschaikowsky est déchirant.
Une femme a dit récemment que le compositeur russe ne faisait que de la musique gris perle. C’est être difficile que de ne pas trouver à de semblables lieder une couleur assez intense.
Que dirait donc cette dame d’une autre musique, vraiment grise, celle-là, la musique à Athalie?
« Je m’aperçus, dit Racine dans la préface d’Esther, la première de ses tragédies avec chœurs, « qu’en travaillant sur le plan qu’on m’avait donné, j’exécutais en quelque sorte un dessein qui m’avait souvent passé dans l’esprit, qui était de lier, comme dans les tragédies anciennes, le chœur et le chant avec l’action, et d’employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette partie du chœur que les païens employaient à chanter les louanges de leurs fausses divinités. »
« Quelques personnes, dit-il encore, parlant cette fois d’Athalie, ont trouvé la musique du dernier chœur un peu longue, quoique très belle. »
Voilà bien la double impression que nous a laissée, à cette dernière reprise, comme il y a quelques années, la partition de Mendelssohn : les louanges du vrai Dieu ; une musique très belle, mais encore plus longue.
On connaît la scène religieuse de Joseph, où les jeunes filles Israélites viennent chanter avec conviction ce couplet :
L’épouse sensible et féconde,
La vierge ignorant sa beauté,
Doivent au créateur du monde
L’amour et la maternité.
Le cantique est très beau. Qu’on imagine un cantique pareil, ou du
moins analogue, repris de demi-heure en demi-heure, et l’on aura
une idée de la musique d’Athalie.
Récités seulement, ces chœurs ralentissent déjà l’action; chantés, ils la paralysent, et l’action d’Athalie est assez intéressante, assez rapide aussi, pour qu’on regrette et qu’on s’irrite de la voir entraver. L’impression dramatique souffre de ces interruptions périodiques et de ces monotones oraisons. On voudrait séparer de cette pièce de théâtre cette musique d’oratorio, alléger le chef-d’œuvre littéraire des hors-d’œuvre musicaux.
Oui, hors-d’œuvre et rien de plus : chœurs nobles, harmonieux, écrits dans un style pur, dans un sentiment religieux, où se rencontrent des pages charmantes ou vigoureuses, où l’on retrouve maintes fois la grave piété de l’auteur de Paulus et d’Élie; mais, en somme, musique accessoire, qui ne tient ni à l’action ni aux personnages. Dans un tout autre genre, la musique du Songe d’une nuit d’été se rattache beaucoup plus à la comédie de Shakspeare que la musique d’Athalie à la tragédie de Racine ; l’une est bien plus féerique que l’autre n’est biblique. L’Egmont de Beethoven, le Struensée de Meyerbeer, et, de nos jours, les Erynnies de M. Massenet, et surtout le chef-d’œuvre du genre, l’Arlésienne de Bizet, sont des partitions autrement théâtrales, autrement inhérentes aux drames qu’elles accompagnent et fortifient.
A l’action, disions-nous, comme aux personnages, la musique d’Athalie demeure étrangère. De l’action, de cette conspiration politique ourdie au fond d’un temple par un prêtre, quelle trace? On nous citera l’ouverture. Au début d’un petit volume consacré à Mendelssohn par Ferdinand Hiller, le traducteur, M. Félix Grenier, a analysé les intentions du musicien dans ce morceau. M. Grenier par le très judicieusement des « religieux et dramatiques accords des trombones commençant l’ouverture et appelant le personnel du temple à la prière ; du chant des lévites demandant au ciel la victoire. » Voici maintenant « l’appel des trompettes annonçant le combat; cette mêlée si tourmentée dans laquelle on entend retentir, au milieu de ta lutte, la prière des lévites soutenant le courage de leurs frères; des traits en imitation, rapides et heurtés, représentant assez exactement ces épisodes que les peintres de batailles aiment à placer au second plan de leurs toiles; la prière du commencement, éclatant à la fin en un hymne de triomphe, hymne s’élevant vers les cieux, porté par les accords des harpes de Sion[1]. »
Oui, tout cela se trouve dans l’ouverture d’Athalie; mais indiqué d’un trait un peu faible, par des couleurs un peu pâles. Partout l’élégance et la mélancolie, plus que la vigueur et la haine. La phrase qui représente la prière des lévites est charmante, mais rien de plus. Même quand elle revient dans lallegro de l’ouverture, elle ne dépasse pas le ton de cette passion tempérée qui anime le plus souvent la musique de Mendelssohn. On voudrait, au seuil de la puissante tragédie, quelque chose de plus grandiose, de plus âpre, par exemple l’ouverture de Coriolan, de Beethoven. L’ouverture de Mendelssohn est belle, sans être tout à fait, selon nous, l’ouverture d’Athalie.
Nous en dirons autant de la marche des prêtres, plutôt pompeuse que guerrière, et rappelant à la fois, précisément par ce caractère de tête, la marche nuptiale du Songe d’une nuit d’été, et l’entr’acte, nuptial aussi, de Lohengrin.
Pas plus que l’action, les caractères d’Athalie n’ont été traités par le musicien, et c’est dommage encore. Mendelssohn, volontairement, je le sais, s’est borné à une musique seulement lyrique, et, comme certaine éloquence, purement démonstrative, à d’harmonieux développemens sur la gloire et la puissance de Dieu.
Il est vrai que Dieu est au fond le principal, on pourrait presque dire le seul personnage d’Athalie, et de ce chef il serait peut-être permis de soutenir que le musicien a compris l’intention du poète. Oui ; mais le Dieu de Racine est un Dieu agissant, qui prépare les événemens et les précipite, un Dieu qui mène l’action et les personnages, inspirant ceux qu’il veut sauver et aveuglant ceux qu’il veut perdre. Au contraire, le Dieu de Mendelssohn est un Dieu pour ainsi dise passif, qu’on invoque, qu’on adore, mais qui n’intervient pas.
Et ce Dieu même, est-ce bien le Dieu des Juifs, le Dieu de l’ancienne Loi, le terrible Jéhovah (disons Iahvé par égards pour M. Renan), implacable dans ses colères et ses vengeances ? Non. Dans l’ouverture et ailleurs, nous ne trouvons ni ce Dieu ni son ministre. Je voudrais le sentir invisible et présent partout, le Dieu des combats et de l’arche flamboyante je voudrais le reconnaître chez Mendelssohn, le fanatique Joad de Racine. Quels miracles il rappelle au tiède Abner ! De quels bienfaits sanglans il remercie l’Éternel :
Des tyrans d’Israël les célèbres disgrâces
Et Dieu trouvé fidèles en toutes ses menaces ;
L’impie Achab détruit, et de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avait usurpé ;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée ;
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée ;
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés.
C’est cette dureté, cette cruauté du Dieu et du pontife d’Israël qui
manquent à la musique d’Athalie. La couleur locale lui manque aussi.
Elle est religieuse, mais vaguement. Elle n’est pas hébraïque ; on pourrait la chanter dans une église catholique, surtout dans un temple
protestant, car Mendelssohn, commettant un anachronisme qui ressemble à un contre-sens artistique, a fait accompagner la prophétie
du troisième acte par la choral de Luther. Bien qu’il soit difficile à la
musique d’exprimer les nuances d’un sentiment général, le sentiment
religieux ou tout autre, il eût fallu tâcher de caractériser cette scène,
essentiellement juive, autrement que par un hymne protestant. Cet
hymne, je le sais, est une inspiration très religieuse ; il a même
quelque chose de robuste et d’assuré qui ne messiérait pas à l’expression musicale de la foi Israélite, si nous ne savions pas que c’est
l’hymne de Luther. Mais nous le savons, et dès lors nous ne pouvons l’entendre dans le temple de Salomon sans l’y trouver déplacé. Luther
et Joad! ces deux noms jurent ensemble dans notre souvenir. Sans
compter que le grand-prêtre, parlant de la « Jérusalem nouvelle, »
désigne l’église catholique et non l’église réformée; il y a donc double
dissonance entre la musique et la poésie.
Au moins qu’on ne nous accuse pas d’avoir laissé échapper les pages belles ou gracieuses de la partition : le chœur mystérieux : O mont de Sinaï, conserve la mémoire! plus loin, une charmante effusion mélodique : O bienheureux mille fois! La strophe célèbre : De tous ces vains plaisirs où leur âme se plonge, est parmi les meilleures de l’ouvrage. Elle exprime à merveille la compassion, la charité de jeunes âmes innocentes pour les âmes perverses, avec une sorte d’étonnement douloureux devant le mal. Enfin, le bijou de la partition est le petit trio de femmes : D’un cœur qui l’aime. Il ressemble beaucoup et fait un délicieux pendant au duo de Gounod écrit sur les mêmes paroles. Ce doux cantique convient bien à Éliacin, à des enfans consacrés, élevés dans l’ombre du sanctuaire. On y sent le souffle discret, le parfum de la vie intérieure, un souvenir, non pas du livre des Rois, mais de saint François de Sales ou de l’Imitation.
Mendelssohn avait commencé par composer pour Athalie les chœurs seulement, avec accompagnement de piano; plus tard, il y ajouta l’ouverture, la marche des prêtres et les mélodrames de la prophétie, et il orchestra la partition. Mais tous ces intermèdes réunis, malgré la valeur intrinsèque de quelques-uns d’entre eux, ne feront jamais un drame musical. Tout bien examiné, l’œuvre du compositeur gâte, plutôt qu’elle ne l’embellit, le chef-d’œuvre du poète.
L’exécution d’Athalie par l’orchestre de M. Lamoureux est de tout point excellente. Partout où l’on trouve M. Lamoureux, on trouve la discipline, la conscience, le soin, la puissance des ensembles et la netteté des détails. Cet orchestre fait ressortir avec précision les moindres finesses et les reliefs les plus légers de l’instrumentation de Mendelssohn. Les chœurs chantent bien, avec entrain, avec nuances, et une belle demoiselle, très grande, très brune, Mlle de Montalant, je crois, célèbre d’une voix timbrée et vibrante la gloire de Iahvé.
CAMILLE BELLAIGUE.
- ↑ Félix Mendelssohn-Bartholdy, par Ferdinand Hiller, traduction de M. F. Grenier, chez Baur. Paris.