Revue musicale - 14 mars 1897

Revue musicale - 14 mars 1897
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 446-456).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Messidor, drame lyrique en cinq actes, dont un prologue ; paroles de M. Emile Zola, musique de M. Alfred Bruneau.
Théâtre de l’Opéra-Comique : Kermaria, idylle d’Armorique en trois épisodes, précédés d’un prologue ; paroles de M. Gheusi, musique de M. Camille Erlanger.

Ils sont prétentieux et ils sont impuissans. Nous voudrions essayer de le faire voir, et ce sera tout l’objet de ce discours.

Ils sont prétentieux. Ils s’enflent et se travaillent. Leurs desseins et leurs désirs sont démesurés et hyperboliques. Ils se flattent et se vantent que leur art enferme, signifie et renouvelle toutes choses. On est obligé de leur demander ce qu’ils ont voulu faire, et alors ils répondent copieusement, car il ne leur déplaît pas de parler ou d’écrire de leurs ouvrages et d’eux-mêmes. « J’ai voulu, a donc répondu l’illustre librettiste de Messidor, j’ai voulu donner le poème du travail, la nécessité et la beauté de l’effort, l’espoir aux justes ( ? ) moissons de demain. » Et, de ces nobles et généreuses abstractions, la forme concrète, l’argument dramatique est le suivant.

Le département de l’Ariège fut jadis pareil au pays d’Eldorado. Les ruisseaux y roulaient de l’or et les riverains, depuis des siècles, n’avaient qu’à se baisser pour faire fortune. Mais l’un d’eux bâtit un jour une usine en amont du torrent ; il capta les eaux étincelantes et ruina le pays. A présent les laveurs d’or qu’ils étaient tous travaillent une terre, hélas 1 desséchée et stérile. Guillaume, fils de Véronique, laboure et sème comme les autres ; à grand’peine comme eux et comme eux vainement, et le fils et la mère, rappelant le passé, maudissent l’infâme Gaspard, artisan de la commune misère. Guillaume, pourtant, aime depuis l’enfance Hélène, la fille du riche et du méchant. Mais cet amour épouvante Véronique, car elle accuse l’accapareur d’un autre crime encore : autrefois son mari s’est tué en tombant du haut d’une roche, et c’est Gaspard qu’elle soupçonna toujours de l’en avoir précipité.

Survient alors un certain Mathias, parent de Véronique et de Guillaume, et anarchiste déclaré. Il rapporte des villes, où il a vécu, une âme de colère et de haine. Hier on a refusé de l’embaucher à l’usine. Qu’elle soit donc détruite, l’usine de malheur et d’injustice, et que, ruiné par elle, tout un peuple se lève pour la ruiner à son tour. Guillaume s’émeut de tels discours et Véronique s’en indigne : il n’attend le salut que du travail ; elle, du destin. Car elle croit aux sortilèges et aux enchantemens. Elle sait le pouvoir de l’or, de cet or dont un lingot fut recueilli par elle dans la main de son pauvre homme assassiné. Elle en a fait un collier, son unique joyau, collier magique qui protège les innocens et force les criminels à s’accuser et à se livrer eux-mêmes. Elle sait d’autres secrets encore, et que dans le flanc des montagnes s’ouvre une grotte immense, une espèce de cathédrale d’or. Là, sur les genoux de la Vierge, l’enfant Jésus est assis, et de ses deux mains, puisant à une source éternelle, un double ruisseau d’or ruisselle éternellement. Le jour où un être vivant pénétrerait sous les voûtes fauves, la basilique s’écroulerait et le fleuve à jamais serait tari. Véronique cherchera donc ; elle découvrira le chemin et l’entrée. Elle contemplera les splendeurs interdites et justice aussitôt sera faite et « il n’y aura plus d’or ».

L’anarchiste, lui, pour une fin pareille, a fait choix de moyens plus naturels : propagande, réunions et complots dans les bois, au clair de lune. Conduits par Mathias et Guillaume, les paysans marchent sur l’usine, où patron et ouvriers sont en train de fêter l’installation d’une belle machine toute neuve, une énorme roue à godets, infatigable ramasseuse du sable pailleté d’or. Et voici que la nature même se déclare pour les assaillans. Une avalanche de rochers s’écroule à point dans le torrent, l’obstrue et le fait rentrer sous terre. La machine s’arrête court et c’en est fait de l’usine. Au même instant Véronique apparaît, elle aussi vengeresse et triomphante. Elle a pénétré sous les nefs mystérieuses que son premier regard a fait tomber en poudre. Comme elle l’avait prédit, il n’y a plus d’or, hormis celui des moissons dont se couvre, « au grand soleil de Messidor », la terre redevenue féconde.

Cependant, à la faveur de la bagarre, Mathias a volé le collier de Véronique. Mais le joyau justicier le contraint de se dénoncer et d’avouer ses crimes. L’assassin du mari de Véronique, ce ne fut point Gaspard, mais Mathias, et pour s’en punir il se précipite lui-même dans le gouffre après une dernière imprécation contre l’ordre de choses existant. Redevenu cultivateur aisé, le fils de Véronique peut épouser la fille de l’industriel réduit à l’indigence et reconnu innocent. Et c’est le triomphe de la pitié en même temps que celui de la justice, et la procession descend parmi les blés, bénissant les récoltes blondes, et nous


Célébrons tous en ce beau jour
Le travail, l’hymen et l’amour.


comme on chantait dans un bon vieil opéra oublié qui s’appelait, je crois, Guillaume Tell.

Mais dans Guillaume Tell il n’y avait pas de symbole. Tout est symbole dans Messidor. Il ne vous a point échappé que Messidor symbolise la lutte de l’or et du blé et la victoire définitive du blé. C’est le conflit entre deux élémens, deux produits ou deux « valeurs ». C’est le triomphe des céréales sur les ruisseaux aurifères ou aurigères (aurigera, Ariège). Enfin, et plus largement, c’est la manifestation par la poésie et la musique, ou, comme ils disent aujourd’hui, par le son et par le « verbe », de la supériorité économique et morale de l’agriculture sur l’industrie. Voilà l’idée principale. Il en résulte naturellement quelques idées secondaires, plus ou moins favorables à la poésie et à la musique : l’idée du monopole, celle de l’antagonisme entre le capital et le travail, et cette autre — un peu plus spéciale — des avantages ou des inconvéniens respectifs du lavage à la main et du lavage mécanique des sables contenant des parcelles d’or. Agricole, social, industriel, anarchiste, nihiliste, l’opéra de Messidor est enfin un opéra hydrographique. Il l’est même profondément ; car il enseigne, à l’encontre des notions courantes, mais superficielles de l’irrigation, que, pour arroser la terre et la féconder, il est bon que les rivières coulent non pas dessus, mais dessous.

Au symbolisme des choses répond le symbolisme des gens. Pas un personnage qui ne soit un résumé et un type. Un berger — dont j’ai pu vous celer l’existence et le rôle de sermonneur — est le berger en soi, le pasteur non seulement des bêtes, mais des hommes. Il est le gardien, le solitaire, ou plutôt la Solitude. Il élève la vie alpestre, la paresseuse contemplation des nuages qui passent, à la dignité d’une mission sociale, d’une « éternelle besogne, la plus noble et la plus utile, sans laquelle ; les hommes mourraient de tristesse et d’égarement ». Quant à Véronique, toujours inspirée et vaticinante, véritable pythonisse de l’Ariège, elle est « la croyante et la Française ; » elle est « l’antique foi, si grande encore, et qui attend d’être remplacée par la foi nouvelle. Au dénouement, quand elle chante la vie et sa fécondité, elle indique elle-même où va la croyance. » Guillaume est le travail. Si la nuit, au clair de lune, il jette une poignée de grains à la terre encore maudite, vous pensez bien que ce n’est pas seulement son champ qu’il ensemence. Non, non, le geste est plus auguste : il sème l’avenir. Il n’est pas jusqu’aux amoureux, qui ne s’embrassent et ne se marient pour se faire les collaborateurs des causes obscures et de la vie universelle. Ainsi tout grandit et s’étend. Ainsi les moindres personnages de M. Zola ne perdent pas une occasion de procéder du particulier au général, ce qui est la méthode par excellence, celle qu’enseignait jadis aux onze petits Crépin M. Fadet, leur instituteur.

Jusque dans le ballet de la Légende de l’Or triomphent le symbole et la généralisation. On voit ici l’Ambition et l’Amour se disputer la possession de l’Or. Représentées par deux danseuses-chefs et deux peuples de danseuses, l’une et l’autre passions en viennent aux mains, si j’ose m’exprimer ainsi. Bientôt, blessées et mourantes, toutes les deux tombent aux pieds de l’Or, impassible témoin du combat. Mais voici que l’Or s’anime. Il s’approche tour à tour de l’Ambition et de l’Amour, il les relève et les console. Il leur rappelle que ni à l’une ni à l’autre il ne demeure toujours étranger, et cela signifie sans doute qu’il y a les pots-de-vin et qu’il y a les mariages riches. L’Or enseigne aussi qu’il est l’Or de Bonté et l’Or de Beauté, le métal esthétique et le métal bienfaisant. En lui se réconcilient enfin les deux rivales et le galop suprême aboutit à l’apothéose de l’Or. Messidor commence d’emblée par cette sauterie allégorique. Ainsi le prologue est la glorification de cet Or dont le reste de l’opéra sera la condamnation. Ainsi rien ne se tient et ne se suit. Ainsi, bien qu’il soit d’or, le collier de Véronique est tutélaire et sacré. L’or est à la fois bienfaisant et fatal, bon en collier et mauvais en pépites. Ainsi le propre de ce livret n’est pas seulement le symbolisme, mais dans le symbolisme même, l’incohérence et la contradiction.

Entre ce livret et la musique — je ne dis pas encore cette musique — il existe plus que des contradictions : il y a des incompatibilités. La musique, qu’on ne parle aujourd’hui que d’émanciper et d’ennoblir, on l’a contrainte, abaissée ici à d’assez viles besognes. Éternelle compagne de la poésie, on l’a faite esclave d’une prose sans rythme, sans assonances même, sans période, sans cadence et sans harmonie ; d’une prose enfin dépouillée de tout ce que le langage humain peut impliquer et offrir de musical et de chantant. Oyez, je vous prie, ce couplet : « C’est encore moi, tante Véronique, et je vais tomber sur la route, si pour quelques jours, vous ne m’accordez le gîte et la pitance. » Et que pensez-vous de cette strophe : « Il a fallu qu’un des nôtres, notre ancien voisin Gaspard, mordu par l’enragé désir des richesses, ne se contentant pas de l’antique lavage à la main, eût l’idée d’établir une usine en amont du torrent ». L’usine, toujours l’usine, quand ce n’est pas la machine, plus insupportable encore. Car ce n’est pas seulement aux mots, c’est aux choses, et à quelles choses ! que la musique est étroitement liée. Durant tout un acte l’odieuse mécanique occupe toute la scène et son bruit à elle couvre tous les autres. Voilà, je crois, la première application au drame lyrique de la grande industrie. D’autres suivront sans doute. Les chemins de fer pourront offrir à nos compositeurs des ressources infinies, et ce sera un admirable tableau — symphonique et vocal — que celui d’une gare, tant à cause de la multiplicité des voies, que de l’abondance et de l’entre-croisement des motifs conducteurs.

Sérieusement, à côté ou plutôt à l’opposé d’une certaine tendance et de prétentions, plus certaines encore, à l’idéalisme, il y a pour la musique, en ce livret de Messidor, trop de causes d’avilissement. C’en est une que la prose ; entendons-nous bien : cette prose. L’appareil industriel et mécanique en est une autre. Une autre enfin est le réalisme et la grossièreté. Par certains côtés et par l’un au moins des personnages, Messidor a le défaut de rappeler Germinal. Pour la musique ce défaut devient un vice, presque une honte. De la haine et de la violence, des crimes de l’homme et de ceux de la foule, de tous les attentats et de toutes les colères, assez de chefs-d’œuvre ont prouvé que la musique n’a pas peur. Mais à de tels sujets, pour qu’ils servent sa cause, et sa gloire, il faut toujours — quel qu’il soit — un prestige : celui de l’histoire ou de la légende, l’éloignement dans le temps ou dans l’espace, un rayon enfin de poésie ou de beauté. Des bandits pourront être des héros lyriques ; des ouvriers, j’en doute ; des voyous, jamais. La conjuration du Rutli, la Bénédiction des poignards sont des choses sublimes. Il y a quelque chose d’ignoble dans l’émeute anarchiste de Messidor et chez le compagnon qui la mène, on vous a dit en quel accoutrement. Or l’ignoble — je ne prends le mot qu’au sens originaire, au sens non pas de l’obscénité ni de l’ordure, mais seulement de la trivialité et de la bassesse — l’ignoble répugne essentiellement à la musique II est impie, il est sacrilège de l’y associer. Quand M. Bruneau sera devenu un grand musicien, il ne pourra pas se rendre le même témoignage qu’un grand poète, qui pourtant, en un jour d’héroïsme, devait approcher la foule et la dompter. Ce n’est pas lui qui dira jamais de sa muse :


Non, non : je l’ai conduite au fond des solitudes
Comme un amant jaloux d’une chaste beauté.
J’ai gardé ses beaux pieds des atteintes trop rudes
Dont la terre eût blessé leur chaste nudité.
J’ai couronné son front d’étoiles immortelles,
J’ai parfumé mon cœur pour lui faire un séjour,
Et je n’ai rien laissé s’abriter sous ses ailes
Que la prière et que l’amour.


Il est vrai qu’on ne se figure pas très bien la muse de M. Bruneau. Entre nous je doute qu’il en ait une. Ridiculus mus, eût dit ce démon d’Henri Heine. L’Attaque du moulin renfermait pourtant certaines pages presque inspirées. Hélas ! elles n’avaient pu faire oublier le Rêve. Elles en laissaient craindre le retour. Est-ce donc le Rêve qui revient aujourd’hui ? Je ne dis pas cela, car on ne retrouve pas dans le troisième ouvrage de M. Bruneau l’originalité, l’affreuse originalité du premier.

Au musicien comme au librettiste on a demandé ce qu’il a voulu faire. Abondamment aussi le musicien a répondu. M. Bruneau a voulu « unir aussi intimement que possible la musique au poème… et, par le moyen des sons, dessiner de manière très différente les six personnages de ce poème, chantant les uns et les autres selon la logique de leur caractère, selon la vérité du drame. A l’aide des multiples couleurs instrumentales, mettre ces personnages dans l’atmosphère changeante des quatre saisons de l’année en lesquelles se passent les quatre actes de la pièce, et mêler ainsi la voix mystérieuse et puissante de la nature au cri de passion et d’espérance que jette toute âme humaine. » M. Bruneau a voulu encore, — ceci est le ballet, — « laisser le geste vague des pantomimes et des danses élargir jusqu’au-delà de l’imagination le lumineux symbole. » Et il a voulu enfin « écrire librement, sans souci des querelles d’école, une partition d’indépendance et de franchise. » Autant de volontés, ou de volitions, très louables, mais qui ne laissent peut-être pas d’être assez communes. De tout cela qui donc, je vous prie, voulut, veut ou voudra jamais le contraire ? Imagine-t-on un musicien qui s’efforcerait, et se vanterait surtout, d’opposer la musique au drame ou seulement de l’en séparer, de faire chanter pareillement les personnages divers, de ne point associer à l’humanité la nature et d’écrire enfin, épousant telle ou telle querelle, une partition de servitude et de déloyauté ?

Voilà pour le dessein général du compositeur. Mais il n’est pas jusqu’à ses intentions les plus particulières, jusqu’à ses arrière-pensées thématiques ou instrumentales, dont il ne nous ait avertis. Apprenez donc que tel motif — celui de l’été — « se pose dans la lourdeur étouffante des trombones graves, unis au cor anglais, à la clarinette basse et au contre-basson. » Plus loin, c’est le travail qui « chante en la claire sonorité des cordes. Dans le chant austère des violoncelles, dans la fraîcheur des flûtes s’élève la mélodie de l’hospitalité, à laquelle les cors opposent un sauvage arpège ascendant qui est comme le geste de menace du cousin Mathias. » Et il y a encore un motif — s’il n’y en avait qu’un ! — qui crie la misère, et un autre où « dans le reflet de métal des trombones » resplendit l’enfant Jésus. De cette musique ainsi tout est expliqué, démonté, classé. Chaque thème a son étiquette et chaque instrument sa spécialité. Si nous ne comprenons pas les partitions d’aujourd’hui, ce n’est pas faute de commentaire, d’exégèse, de catalogue, de guide et d’indicateur. Mais le malheur, en de telles occurrences, n’est point de ne pas comprendre : c’est de n’admirer point. On voit très bien, et à soi tout seul, ce qu’a voulu faire M. Bruneau, et que cela est considérable. On voit encore mieux ce qu’il a pu faire, et que cela est très peu ou que ce n’est rien.

De grâce, laissons de côté pour aujourd’hui l’éternelle question, odieuse à la longue et qui n’est pas la question unique, des rapports de la musique avec le livret ou la parole. Écartons toute idée de relation ou de conflit. Ne considérons que la seule musique, la musique en soi. Elle a peut-être son importance intrinsèque, sa valeur spécifique, ses droits enfin dans l’association ou le contrat. En cette union, souvent orageuse, qu’est le drame lyrique, Wagner avait coutume de comparer la poésie au principe mâle et la musique au principe femelle. Soit. Femelle, ou femme — j’aime mieux femme — c’est la musique aujourd’hui qui, sous « la loi de l’homme », est en train de mourir. Et « Je ne suis pas de ceux qui disent : Ce n’est rien… Je dis que c’est beaucoup. » Je dis qu’à force de prétendre ainsi incorporer la musique au drame, au mot surtout, on finit par l’y asservir et l’y sacrifier. Je dis que dans nos drames soi-disant lyriques le lyrisme chaque jour s’appauvrit, et qu’aux cinq actes d’un opéra comme Messidor, beaucoup plus encore que la poésie, ce qui manque, c’est la musique.

Les idées, les thèmes, enfin les éternels leitmotive, ne furent jamais plus minces, jamais plus dépourvus de caractère et de plasticité. Dans l’Attaque du moulin, quelques thèmes ne manquaient ni d’intérêt ni d’expression : celui de la terre de France, dont était fait tout un prélude ; un thème encore de Marceline, cette autre sibylle un peu bien vaticinante déjà, mais qui vivait pourtant d’une vie autrement vraie et vivante que la Véronique de Messidor. Le motif du moulin même était très supérieur à celui de la machine. Et puis quelque chose là de temps en temps se développait. Il y avait dans l’Attaque du moulin comme des haltes propices au lyrisme, à l’émotion, à l’épanouissement de la pure musique. Presque tout avorte dans Messidor, ou meurt aussitôt né. Prenez-en les premières pages, les meilleures pourtant. Vous y trouverez trois notes, que peut-être vous reconnaîtrez. C’est par elles que débute une belle mélodie de Lalo : l’Esclave. Mais pour Lalo ces trois notes ne sont qu’un commencement en effet ; une ample période, une cantilène les suit. Elles sont tout pour M. Bruneau. Ce germe ou cette amorce lui suffit. Ce qu’il y ajoute, ce qu’il en tire n’est rien. Comparez les deux passages ou les deux idées, et vous comprendrez mieux que par tous les raisonnemens du monde ce qui est mélodie, ce qui est musique, et ce qui ne l’est pas.

Ces pauvres, ces courtes idées, M. Bruneau se donne beaucoup de mal pour les associer. Il y arrive quelquefois. Mais ne savez-vous pas qu’en musique on arrive à tout ? Il me souvient qu’enfant j’essayais volontiers au piano de jouer avec la main droite la gamme d’ut naturel en même temps que celle d’ut dièse avec la main gauche, et cela aussi, j’y arrivais. A l’harmonie, au contrepoint de M. Bruneau ce genre de beauté n’est pas toujours étranger. C’est un des inconvéniens, un des malheurs de l’art ou du métier musical, que les notes ne se défendent pas et se laissent contraindre. Mal ajustées, portant à faux, que ne font-elles comme les pierres, qui — elles du moins — ne tiennent pas et tombent !

L’orchestre même, cet orchestre dont la plupart de nos musiciens d’aujourd’hui savent jouer en virtuoses, l’orchestre de Messidor est sans couleur, sans ingéniosité, sans grandeur ni puissance. Le ballet surtout a cruellement laissé paraître le néant de la symphonie. Il est toujours facile, avec les procédés du drame lyrique moderne, de composer à son usage personnel une psychologie des leitmotive et des timbres. Il est plus difficile de l’imposer. Je crains un peu que M. Bruneau reste seul à goûter le calme austère de ses violoncelles et la fraîcheur de ses flûtes, et je ne sais pas de plus vilains exercices que ceux auxquels se livrent les violons — peut-être aussi les harpes — toutes les fois qu’il est question de la légende de l’Or et du petit Jésus.

A d’autres points de vue encore, il serait possible de faire voir l’inanité de cette musique, son impuissance à tracer des caractères ou seulement à poser des personnages, à traduire surtout le dialogue, que celui-ci d’ailleurs soit lyrique ou familier. « Quelle insupportable manière de vous exprimer vous avez adoptée, maître Blasius ! » Ce sont tous des Blasius que nos jeunes maîtres d’aujourd’hui. Tous ils semblent avoir perdu le sens de l’accord mystérieux, intime, entre la note et le sentiment ou la parole, entre la force ou la vertu du son et celle de lame. Jamais déclamation ne fut plus embarrassée et plus fausse que leur déclamation. Jamais enfin le lyrisme, l’élan, l’essor et l’émotion ne furent plus rares. Il n’en faudrait pas d’autre témoignage que la plate chanson du Semeur, à la fin du troisième tableau de Messidor. Tableau ! Voilà le mot dont on a joué ici. La peinture, ou le décor, a pu faire quelques dupes. « C’est un Millet », avons-nous entendu dire, et cela est bientôt dit, et fort mal dit. Car enfin il ne s’agit point de peinture, mais de musique en cette affaire, et c’est encore la musique, la musique seule, toute la musique : mélodie, modulations, et le reste, dont il serait aisé de montrer ici qu’elle n’existe guère, ou qu’elle n’existe pas.

Nous l’avons assez montré, beaucoup plus assurément que nous n’aurions souhaité d’avoir à le faire. Et qu’importe d’ailleurs ? Le musicien de Messidor ne nous croira pas plus que nous ne croyons en lui. Il « marche vivant dans son Rêve étoile. » Le lendemain de ce premier chef-d’œuvre, ne lui a-t-on pas offert un banquet ? Ne l’a-t-on- pas salué réformateur, fondateur peut-être de la musique française ? Et puis il nous opposera les leçons de l’histoire. Leçons de modestie et de prudence pour les faux prophètes que nous sommes, leçons de courage et de confiance sereine, promesses d’avenir et de revanches triomphales pour les vrais dieux qu’ils sont ou qu’ils seront tous un jour. Peut-être, et qui sait en effet ? La beauté quelquefois a été longtemps méconnue. D’autres fois la laideur a été reconnue tout de suite. Attendons.


Messidor a fait beaucoup de bien à Kermaria, qui l’avait précédé. De ces deux ouvrages si l’on ne connaissait que l’un, c’est peut-être l’autre qu’on préférerait. Quand on les connaît l’un et l’autre, le choix s’impose : à côté de Messidor, c’est un chef-d’œuvre que Kermaria.

C’est l’œuvre au moins d’un meilleur musicien, et qui sait mieux ce qu’on appelle, d’assez vilains mots, son « métier » ou son « affaire ». Kermaria sans doute a de grands défauts, de gros défauts surtout, ceux qui deviennent, hélas ! les nôtres, car notre génie musical s’embarrasse et s’appesantit. Voilà de la musique française à laquelle on ne reprochera pas d’être légère et frivole. Kermaria nous a fait songer, par antithèse, à la Dame Blanche. C’est une sorte de Dame Blanche après Wagner. On peut y retrouver quelque chose de la « rose blanche de l’Opéra-Comique français », comme l’appela jadis Hanslick, mais de cette rose plongée en des eaux étrangères et lourdes, qui l’ont pétrifiée. Tout s’est durci, figé sous l’alluvion funeste. Le charme, le naturel, la grâce est morte, et rien qu’en comparant les deux œuvres — comparables après tout, car elles sont l’une et l’autre du genre moyen ou tempéré — l’on pourrait mesurer ce qu’en soixante ans ce genre ou cet idéal a perdu.

J’en demande bien pardon au librettiste de Kermaria, mais, de Scribe ou de lui, c’est encore Scribe le poète. Sur la légende bretonne la légende écossaise garde tous les avantages, celui du style compris. Dans les ruines hantées, Yvon, un paysan, évoque ainsi « la fille bleue » qui les habite :


Vision pure et coutumière,
Ma fée aux frêles mains,
Connue en des cieux surhumains,
Où durant de longs jours m’emportèrent mes rêves,
Que les verbes divins s’exhalent de vos lèvres !


J’aime mieux : Viens, gentille dame ! tout simplement. Et dans le duo de Boïeldieu, le duo de « la main si jolie », je ne regrette pas de ne point entendre parler d’amour en ces termes :


Nous nous aimerons sans jamais connaître
Le sommeil du cœur, la nuit des pensers ;
Nos âmes verront à jamais renaître
Les lis éternels de nos longs baisers.


Voilà comme on fait aujourd’hui deviser au clair de l’une et pendant quelque trois quarts d’heure, un sergent breton et sa payse. Lui, s’obstinant à prendre sa fiancée pour la fille bleue, hôtesse du vieux manoir, ne veut plus voir, aimer en elle que l’apparition et non la femme. Jadis c’était la femme au contraire que dans l’apparition devinait, aimait tout de suite le chevalier d’Avenel. A peine il avait effleuré les doigts de la nocturne visiteuse, qu’il en sentait vivante la douceur, et derrière le mystère aussi léger que la blanche mousseline, il entrevoyait aussitôt plus qu’un fantôme et qu’une ombre d’amour. Cela n’était-il pas plus naturel, et sous le romanesque de l’aventure n’y avait-il pas alors, avec plus de bonhomie, plus de vraisemblance et d’humanité ? Prenons garde : si la musique s’alourdit en France, il semble parfois que le théâtre, — je parle du théâtre lyrique, — s’écroule et s’évanouisse en fumée comme un château de féerie. On finira par nous faire prendre en horreur le merveilleux et la légende. Certain idéalisme nous dégoûtera de l’idéal ; et nous demanderons qu’on nous ramène à l’opéra-comique de nos grands-pères comme à la source de la vie et de la vérité.

Et le mysticisme aussi n’est pas loin de nous exaspérer. Il y a une idée, entre autres, dont l’application ou le placage dans Kermaria semble particulièrement artificiel et postiche : c’est l’idée de la rédemption. Quel besoin, pour nous intéresser à de pures amours bretonnes, de faire de ces amours et de leur pureté la condition et la voie du salut pour un ermite pécheur et pénitent ? Mais voilà, c’est que l’idée de rédemption est l’une des grandes turlutaines wagnériennes. Comme disait Nietzsche, il y a toujours chez Wagner quelqu’un qui a besoin d’être sauvé. Or Wagner de plus en plus nous possède et nous égare. Le musicien de Kermaria n’est pas de ceux qui wagnérisent avec le moins de fureur. Le second acte de son ouvrage, à la fois plus un et plus long peut-être que le second acte de Tristan, n’est fait que d’un duo d’amour. Mais quel duo ! Debout, puis assis, comme celui de Tristan. Avec nocturne à deux voix et à trois temps, comme celui de Tristan. Avec des mouvemens et des impulsions d’orchestre qui, pour être plus modestes, n’en font pas moins leur petit effet et rappellent en miniature les poussées colossales de Tristan.

En tout cela plus de musique que dans Messidor. Des leitmotive plus définis, plus formels et mieux traités. J’en sais un de trois notes, sur lequel à certain moment se fonde et se bâtit un semblant de finale qui n’est pas tout à fait sans grandeur et sans beauté. Le thème entortillé des amoureux au second acte est d’une musicalité que ne possèdent guère les thèmes de Messidor. C’est un charmant épisode que celui des fileuses ; des quarante ou quarante-cinq minutes que dure le duo, quelques-unes sont agréables ; l’orchestre enfin, aisé, fluide, ne ressemble pas le moins du monde à l’orchestre de M. Bruneau.

Tout de même ce ne sont point-là des œuvres de lumière et de joie. Elles n’augmentent ni ne réparent la vie en nous. Ne dites pas non plus qu’elles ont du « mérite », car le mérite, admirable dans l’ordre de la vertu, ne se conçoit même pas dans le domaine de la beauté. Que si pourtant il semble trop cruel de ne pas tenir compte de l’intention, de la peine, de l’effort enfin, qu’on en tienne compte à tous. C’est peut-être un effort de composer de tels ouvrages ; c’en est un assurément de les entendre et de les raconter.


CAMILLE BELLAIGUE.