Revue musicale - 14 mai 1899

Revue musicale - 14 mai 1899
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 445-455).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra : Guillaume Tell. — Théâtre Lyrique de la Renaissance : Obéron. — Théâtre de l’Opéra-Comique : Le Cygne, ballet de MM. Catulle Mendès et Charles Lecocq.


Je reviens toujours, et toujours pour y souscrire, à ce jugement de Montégut sur Rossini :

« Personne, je crois, et dans aucun art, n’a exprimé avec autant de puissance et de charme les sentimens qui sont doux au cœur de l’homme. Rossini est par excellence le chantre du bonheur. On a tout dit en vérité sur sa musique, lorsqu’on a dit que son caractère est d’être radieuse et de porter l’allégresse dans l’âme de ses auditeurs… Le bonheur est tellement l’essence de sa nature et la pente nécessaire et instinctive de son génie, que, même lorsqu’il exprime les passions les plus cruelles ou les sentimens les plus graves : la jalousie, l’amour tragique, le patriotisme et la passion de la liberté, la terreur religieuse et l’élévation de l’âme vers Dieu, je ne sais quelle joie et quelle ivresse découlent de ses chants[1]. »

Cela est vrai même de Guillaume Tell, et, dans Guillaume Tell, des passages même les plus tragiques. Cherchez un sentiment, un état de l’esprit ou de l’âme, dont le nom désigne et résume le caractère dominant et, comme auraient dit les Grecs, l’éthos du chef-d’œuvre rossinien : ce ne sera ni la tristesse, — encore moins le désespoir, — ni la colère, la haine ou la vengeance, en un mot aucune des passions terribles ou sombres. Ce sera la joie, une joie grave et grandiose, faite de lumière, de paix et de sérénité. Je ne parle pas de l’étonnant finale du troisième acte, où la seule annonce du supplice de Guillaume fait éclore sur les lèvres de la princesse la plus aimable et la plus impertinente des mélodies. Je songe à trois scènes de douleur et de larmes : le trio, l’air dit « de la pomme » et celui d’Arnold : Asile héréditaire. Là, du moins, Rossini a pris non seulement au sérieux, mais au tragique, et, si j’ose dire, au sublime, l’angoisse paternelle et le deuil filial. Là, pourtant, il n’y a presque rien de cruel, surtout d’atroce. Si ; dans le trio célèbre, il y a deux ou trois cris d’Arnold qui percent et fendent le cœur ; mais le reste, si touchant que ce soit, le fondrait plutôt. Le reste, c’est la lenteur du mouvement et le balancement, presque le bercement du rythme ; c’est la symétrie des périodes, le cours magnifique de la mélodie ; c’est tout ce qui fait de l’admirable andante comme un fleuve d’amertume, mais un fleuve et non pas un torrent.

Il me semble que, dans l’air de Guillaume au troisième acte, dans celui d’Arnold au dernier, la nature ou la qualité de la douleur est pareille. Cette douleur, au lieu d’étreindre l’âme, la dilate ; elle l’éclaire plutôt qu’elle ne l’assombrit. Rappelez-vous, sous la mélodie de Guillaume, l’accompagnement de violoncelle qui lui-même est une si noble, une si rayonnante mélodie. Et le chant d’Arnold orphelin sur le seuil de sa maison déserte, avec quelle ampleur il s’épanche, avec quelle plénitude il s’épanouit ! Personne, depuis Gluck et Mozart, n’avait ainsi réalisé la conciliation mystérieuse et supérieure de l’extrême souffrance avec la pure beauté. S’il faut, pour mieux comprendre et mieux sentir, une comparaison ou plutôt une antithèse, cherchez-la sur les confins opposés et comme à l’autre pôle de l’expression musicale. Ouvrez au hasard la partition de Tristan ; là, dans l’amour, partant dans la joie ou ce qui devrait l’être, vous rencontrerez plus de violence et d’âpreté qu’il ne s’en trouve ici dans la douleur. Vous reconnaîtrez que le pathétique de Guillaume Tell est exactement celui que Montégut a signalé « comme propre à l’Italie heureuse ; un pathétique qui, à bien prendre, n’est autre chose qu’une forme du bonheur. »

Les beautés épiques de Guillaume Tell justifient encore mieux cette définition. Parmi les chœurs innombrables et presque ininterrompus du premier acte, il n’en est pas un seul qui ne respire la paix ou ne crie l’allégresse. Ce peuple en esclavage est cependant un peuple en fête. Comme le pêcheur que méprise Guillaume, « il chante en son ivresse, » et la splendeur de son pays lui fait oublier, l’espace d’un matin, la perte de sa liberté. « Célébrons ! Célébrons ! » C’est le mot qui revient sans cesse. Du commencement à la fin de l’acte, on célèbre, on ne fait que célébrer, à moins qu’on ne contemple, et je me demande toujours ce que, de cette radieuse musique, il faut admirer davantage : l’emportement ou le calme, l’enthousiasme ou la tranquillité.

Le premier acte de Guillaume Tell est beau comme le jour, le second est beau comme la nuit. Il n’y a de changé que l’heure, et la paix de la musique en est encore redoublée. L’admirable scène du Grütli se déroule tout entière sans qu’un souffle de colère, sans qu’un cri de haine en altère la religieuse majesté. Je ne sais pas de musique plus noblement populaire, plus digne d’être proposée en exemple à la foule, plus capable d’exalter son âme sans la troubler. Des trois motifs annonçant l’arrivée des Cantons, pas un n’est vulgaire et pas un n’est irrité. Aucun non plus ne se hâte, et, dans l’immense finale, un seul épisode, fort court, est d’allure rapide, de rythme syllabique et pointé. Partout ailleurs la mélodie, le récitatif se déroule et s’étale ; tout est large, tout est lié, tout s’arrondit en phrases amples et pures, comme si la nature amie et saintement complice communiquait à ses fils, avec toute sa grandeur, toute sa sérénité. Quelle tentation pour le génie italien de finir ici par l’allegro, la cabalette ou la coda, celle de la Vestale ou du Siège de Corinthe ! Quelle merveille qu’il ait résisté, qu’il ait élargi cette péroraison jusqu’aux proportions de l’apothéose ! Meyerbeer, un jour, après la bénédiction des poignards, précipitera le mouvement ; il fera sonner une charge féroce par des trompettes que Shakspeare aurait pu nommer « hideuses. » Mais les trompettes de Rossini retentissent sans fureur. Calmes, joyeuses et presque sacrées, elles n’appellent aux armes que pour la justice et la liberté.

Qu’on ne se méprenne pas au moins, et quand nous parlons du bonheur tel que l’exprime, dans Guillaume Tell, le génie rossinien, qu’on ne le confonde pas avec une légère et frivole gaieté. En cette joie sérieuse et profonde, il arrive que le rêve ou le mystère même entre comme élément. Le quatuor des violoncelles au début de l’ouverture, certain salut de Guillaume à Melcthal : De l’âge et des vertus c’est le saint privilège ! l’allocution nuptiale de Melcthal aux couples qu’il vient de bénir, le petit chœur de la chapelle et le simple prélude de : Sombres forêts ! autant de pages, ou de passages seulement, qu’il est difficile d’entendre sans un vague désir de larmes. Musique heureuse pourtant, où rien n’attriste, mais où quelque chose attendrit. Et cette mélancolie n’est qu’une douceur de plus ; elle achève notre enchantement. Le génie antique lui-même ne l’a pas toujours ignorée, et, s’il faut en croire les poètes, l’archer divin la ressentit après sa victoire. Qu’une fois au moins Rossini l’ait connue, c’est une preuve dernière qu’il était bien de la race des dieux, et que, pour avoir fait Guillaume Tell, il mérita d’être appelé l’Olympien.

La présente exécution de Guillaume Tell à l’Académie nationale de musique est simplement détestable. Elle l’est en tout, par le fait et même par la faute de tout le monde. L’artiste qui chante Guillaume le chante avec une emphase, une enflure de la voix et du geste, qu’on pouvait ne pas attendre, ou craindre, de celui qui fut dans Tannhaüser un Wolfram simple et touchant. Il ne prononçait pas alors : « O douce étoâle, feu du soâr. » Pourquoi prononcer aujourd’hui : « Il chante, en son ivrâsse, ses plaisirs, sa maïtrâsse. » Pourquoi ces mots démesurément ouverts et ces notes finales prolongées démesurément ? Guillaume pèche par excès ; Arnold par défaut. Le style de l’un est trop lâche ; trop étriqué celui de l’autre. « Je te sové, dit-il, toi, la fille des rois ! » et l’admirable récitatif, ce flot de paroles stupides et de sublime musique, toute cette divagation grandiose, éperdue, se change en un misérable caquet. Faut-il parler de Walther, et des rugissemens échappés d’une bouche que Victor Hugo n’eût pas manqué d’appeler la bouche d’ombre ! Hélas ! et le pêcheur ! Un directeur de l’Opéra comprendra-t-il jamais qu’il est des rôles de petites dimensions et de grande importance ; que la chanson du pêcheur n’est pas un hors-d’œuvre banal, mais le premier rayon, le premier sourire du matin sur les eaux ; que pour donner cette impression il faut une voix, un talent, une silhouette, une attitude, un artiste enfin, au lieu d’un médiocre coryphée niaisement appuyé sur un aviron, dont il continue d’user, comme d’une gaule, longtemps après qu’il est descendu de son bateau. Mathilde est plus acceptable. Sans doute elle ne soupçonne guère tout ce qu’il y a dans : Sombres forêts. Mais il y a tant de choses ! Je me souviens d’avoir entendu Mme Carvalho chanter cet air. Par la pureté de la voix, par l’ampleur du style, elle en faisait un admirable paysage. On songeait à l’amica silentia lunæ de Virgile, au « grand secret de mélancolie » de Chateaubriand, à la « chaste obscurité des branches murmurantes » de Victor Hugo, et l’on était forcé de reconnaître que tant de paroles, et si belles, n’avaient jamais exprimé comme deux mesures seulement de cette cantilène, le mystère de la nuit et des bois.

J’admets qu’il soit malaisé, pour la direction de l’Opéra, de remédier à l’insuffisance des artistes, mais il lui serait facile d’agir sur l’orchestre, sur les chœurs, ou contre eux. Les chœurs, l’orchestre, cela pourrait, devrait être excellent ; cela comme le reste, encore plus que le reste, est tombé fort au-dessous du pire. À ce double point de vue, une première représentation à l’Opéra est quelquefois satisfaisante ; une représentation ordinaire est le plus souvent honteuse. Il est temps de s’en plaindre, et très haut. « Il faut parler, » comme dit Arnold. Aussi bien, depuis longtemps et de toutes parts, on nous y engage. Nous n’avons récemment entendu que Guillaume Tell. On rapporte que Faust, la Valkyrie et surtout Samson et Dalila ne sont pas mieux traités. Mais Guillaume Tell suffit à justifier toutes les colères. Les choristes de l’Opéra n’ont jamais joué, sauf dans les Maîtres Chanteurs, le premier soir. Maintenant c’est à peine s’ils chantent. Et de quelles voix traînantes, éparpillées, veules et fausses ! Les malheureux ! Qu’ont-ils fait, au second acte, de l’adorable petit chœur de la nuit ! Et que fait aussi l’orchestre, ou plutôt que ne fait-il pas de tant de merveilles, de tant de détails précieux qui lui sont confiés ! Il change les plus nobles préludes, les plus admirables préfaces instrumentales en ritournelles de vaudeville. Il déblaye, il bousille, il dénature, il massacre. Ainsi dans cette maison en désarroi, tout le monde a perdu le goût et le soin, l’intelligence, le respect et l’amour, et l’interprétation d’un chef-d’œuvre à l’Académie nationale de musique n’en est plus que la profanation.

N’allez donc pas, vous qui l’aimez encore, entendre Guillaume Tell. Mais allez au théâtre lyrique de la Renaissance entendre Obéron. Allez-y par intérêt, ou par charité, pour une entreprise tentée souvent, mais jamais avec plus de zèle et de naïveté touchante. L’orchestre de la Renaissance étant trop petit pour contenir tous les musiciens, trois d’entre eux, un cor, si je ne me trompe, et deux trombones, se sont assis dans une avant-scène du rez-de-chaussée. Et cela fait songer aux vers de Namouna :


On entendait à peine, au fond de la baignoire,
Glisser l’eau fugitive…


car c’est au fond d’une baignoire aussi qu’on entendit sinon chanter, du moins accompagner la barcarolle d’Obéron, cette exquise chanson des eaux.

« Obéron, a dit Berlioz, une perle allemande éclose dans l’huître britannique. » Ce qui signifie assurément qu’Obéron fut représenté pour la première fois en Angleterre, et peut-être aussi que dans la beauté du chef-d’œuvre, comme en celle d’une perle, il faut faire une part à l’Océan. Cette part est considérable. Je n’avais pas oublié les grâces aériennes d’Obéron ; je m’en rappelais moins bien les splendeurs marines, surtout le merveilleux monologue de Rezia. Peu vous importe qui est Rezia. Rien ni personne n’importe en ce livret, le plus inepte, avec celui de la Flûte enchantée, dont se soit jamais inspiré le génie d’un grand musicien. Sachez seulement qu’il s’agit d’une femme jetée par la tempête sur un rivage désert. Le héros qui l’accompagnait, et qui l’a sauvée, a disparu. Elle est seule et, regardant la mer, à peine échappée à ses fureurs, au lieu de la maudire, elle l’évoque magnifiquement. Oh ! la noble et fière apostrophe ! Sublime revanche de l’esprit et de l’âme, qui ne répond aux forces aveugles et méchantes de la nature que par un cri d’admiration et d’enthousiasme devant le jeu de ces forces mêmes et devant leur beauté. « Océan ! Toi, l’immense ! Tes replis, comme ceux d’un serpent gigantesque, enveloppent la terre. Le regard s’étend à l’infini sur toi, lorsque tu dors le matin sous les rayons du soleil… Mais quand tu t’irrites, quand tes nœuds resserrés étreignent comme un roseau l’énorme navire, alors, Océan, tu es une chose terrible ! » Ce ne sont pas les paroles, mais les notes, qu’il faudrait pouvoir citer : ces notes qui tantôt s’étalent et tantôt bondissent et se précipitent ; ce sont les accords, admirables de plénitude et de précision, entre lesquels se dessine le récitatif, comme se développe entre le ciel et la mer la ligne de l’horizon. Bientôt Rezia, se rappelant la tempête, croit encore en soutenir l’assaut. Mais voici que les flots s’apaisent et le jour paraît. Il n’existe pas en musique un plus magnifique lever de soleil. Mehr Empfindung als Malerei, « le sentiment plutôt que la peinture, » se disait à lui-même le Beethoven de la symphonie Pastorale. Ce qu’il y a d’admirable ici, c’est l’accord entre les deux élémens ; c’est que la musique égale à la fois et, pour ainsi parler, fond en son propre infini l’infini de la nature ou du spectacle, et celui de la pensée ou de l’âme. Car cet air, en même temps qu’un paysage, est un drame, le plus vivant et le plus varié. Commencé dans la contemplation, il passe par tous les degrés du rêve, de la mélancolie, de l’espoir, de la crainte, pour finir, quand vient le héros sauveur, dans l’enthousiasme de la délivrance. Cet air n’est pas un morceau, mais au contraire un tout et une somme. On croit, lorsqu’il s’achève, que rien de noble, de grand ni d’héroïque, rien de triste ni de joyeux, ne reste plus à dire. Il vaut un opéra tout entier, et qui tout entier serait sublime.

Cet air, qu’on ne saurait trop louer, est universel et humain par le sentiment ; par le style, il est purement allemand. Il l’est peut-être encore plus que l’air d’Agathe dans le Freischutz et que l’air de Léonore dans Fidelio. Il ne débute pas comme ceux-là par le récitatif et l’andante classique. Il se meut, se développe, se transforme avec une liberté et une fantaisie qui nous étonnent encore aujourd’hui. « Cette musique, écrivait Berlioz, est essentiellement mélodieuse, mais d’une autre façon que celle des grands mélodistes. La mélodie s’y exhale des voix et des instrumens comme un parfum subtil qu’on respire avec bonheur, sans pouvoir tout d’abord en déterminer le caractère. Une phrase qu’on n’a pas entendue commencer est déjà maîtresse de l’auditeur au moment précis où il la remarque ; une autre, qu’il n’a pas vue s’évanouir, le préoccupe encore quelque temps après qu’il a cessé de l’entendre. » Cela n’est pas vrai de tout Obéron, mais, en ce qui concerne la scène de Rezia, c’est la vérité même. Ici la mélodie ressemble au cercle de Pascal : le centre en est partout et la circonférence nulle part. Elle annonce déjà la mélodie wagnérienne, celle qu’on a appelée infinie. Il existe entre certaines parties de cet air et le monologue de Siegmund, au premier acte de la Valkyrie, une analogie qui va parfois jusqu’à l’identité. La situation d’abord est à peu près la même. Siegmund, ainsi que Rezia, vient d’échapper à la tempête, et sur le tronc du frêne qui porte le toit hospitalier, il aperçoit tout à coup une flamme propice, comme elle voit se lever le soleil au-dessus de l’Océan calmé. Or ce fait, à la fois matériel et psychologique ou moral, une clarté soudaine éveillant une soudaine espérance, Weber et Wagner l’ont exprimé par des moyens étonnamment pareils. Tout leur est commun : rythme, tonalité, mélodie, instrumentation, et les mêmes notes de l’accord parfait d’ut majeur, lancées par la même trompette, donnent le même éclat au motif de l’épée dans la Valkyrie et, dans Obéron, au motif de l’aurore. Que dis-je ? Les moindres détails, les nuances les plus fines du sentiment et de la musique se ressemblent, et dans les modulations, dans les cadences du chant de Siegmund, lorsque pâlit la flamme du glaive, nous retrouverons l’inquiétude et la défaillance de Rezia doutant si ce n’est point la dernière fois qu’elle voit paraître le jour.

Obéron fait penser à Tannhaüser, à Lohengrin aussi, comme à la Valkyrie. Le premier finale d’Obéron (Huon s’élançant à la conquête de Rezia) semble une esquisse du premier finale de Lohengrin. Et le héros de Weber n’est-il pas, de même que celui de Wagner, un héros libérateur ? Non, il ne l’est pas de même : Huon n’a que l’habit d’un héros, Lohengrin en aura l’âme. Lohengrin possédera dans sa plénitude et portée à son comble, une vie, un être moral, dont les fantoches d’Obéron sont totalement dépourvus. Huon et Rezia, Lohengrin et Elsa ! Voyez, malgré certaine analogie entre les faits, combien les deux couples sont inégaux. Rezia, délivrée matériellement, arrachée aux harems de Bagdad et de Tunis, cela est tout Obéron ; mais le salut, matériel aussi, d’Eisa, le triomphe de son innocence devant le tribunal du Roi, n’est que le commencement de Lohengrin. On aperçoit tout de suite, et sans qu’il soit besoin d’y insister, de quels élémens à la fois intérieurs et supérieurs s’est accru, de Weber à Wagner, l’intérêt du drame lyrique et sa beauté, et comment il est vrai que Lohengrin, pour n’être pas une plus belle chose qu’Obéron, est cependant plus de choses et plus de belles choses ensemble.

Mais la musique même d’Obéron, cette musique en soi est admirable. Elle a la force avec la grâce, la verve, le naturel, l’éclat direct et le perpétuel jaillissement. Ni l’action, ni l’analyse des caractères, ni la vérité, ni la poésie ne lui sont d’aucun secours. Elle a tout à faire seule et seule elle fait tout. Il y a des chefs-d’œuvre musicaux qui peuvent être bien ou mal représentés, et nous venons de voir que Guillaume Tell se trouve présentement dans le second cas. D’autres, comme Obêron, semblent ne pouvoir pas être représentés du tout.

Il est certain d’abord que le genre fantastique, très favorable à la musique, se prête mal à la figuration par le décor et la mise en scène. La réalité visible dément et détruit l’illusion sonore, et pour ce motif Obéron n’est pas plus un spectacle que le Songe d’une nuit d’été, ou la Damnation de Faust. Mais, de plus, Obéron n’est pas le moins du monde un opéra, j’entends un drame, une action, surtout une action intérieure et sentimentale, en musique. Le sujet est absurde et les personnages n’existent pas. Rezia seule, une ou deux fois, est vivante. Elle l’est avec une grandeur héroïque, dans la scène de l’Océan ; elle l’est avec une grâce exquise, le soir, au fond de son palais d’Orient, lorsque autour du sombre chœur des gardes sa voix trace une arabesque d’or. Et voilà justement les deux seuls passages où la représentation scénique puisse ajouter à la beauté musicale, où voir soit réellement pour nous un peu plus qu’entendre seulement. Le reste, tout le reste, est musique pure : je veux dire une musique capable de créer seule et seule capable de créer le monde merveilleux où elle nous transporte. Musique parfaite aussi, car la représentation d’Obéron, par la stupidité du livret, peut être quelquefois ennuyeuse et même ridicule ; la lecture en est un continuel enchantement. Pas une tache, pas une défaillance. Et lui non plus, le pauvre grand maître, jusqu’au bout il n’a pas défailli. Jusqu’au bout, seul et malade en Angleterre, il a trompé sur son mal, et sur la mort qu’il sentait prochaine, ceux qu’il avait quittés en pleurant pour qu’ils fussent moins pauvres après lui. Peu de semaines après la première représentation d’Obéron, il leur écrivait : « Dieu vous bénisse tous et vous conserve en bonne santé. Oh ! que ne suis-je seulement déjà au milieu de vous ! Je t’embrasse du fond du cœur, ma chérie ; aime-moi bien aussi et pense avec joie à ton Charles qui t’aime par-dessus tout[2]. » Ce billet, le dernier que Weber ait tracé, fut reçu par une femme veuve et des enfans orphelins. Il est daté du 2 juin. Le 4, à dix heures du soir, le maître se retira dans sa chambre, et doucement, bercé peut-être, comme son Obéron lui-même, par le chant des génies, il s’endormit pour ne plus se réveiller.


Il est bien tard pour vous raconter, après tant d’autres, le ballet de MM. Catulle Mendès et Charles Lecocq, le Cygne. La fantaisie hellénique et gauloise, — gauloise surtout, — du poète a fait de Pierrot le rival d’abord, puis le meurtrier, enfin l’heureux et blanc successeur, — heureux parce qu’il était blanc, — de l’oiseau chéri par Léda. Un cygne et Pierrot, Pierrot pris pour un cygne ; ainsi le sujet de cette pantomime est à la fois une antithèse et une équivoque, ou plutôt, comme dit la Bible, une confusion.

Moins légère que le poème, la musique ne manque cependant pas de légèreté. Facile toujours, souvent banale, elle n’a presque jamais paru grossière. J’ai regretté seulement que des fioritures, ou, puisqu’il s’agit d’oiseau, des « cocottes » gâtent un peu l’unique mélodie vocale de cette œuvre chorégraphique, la cantilène mélancolique et vraiment plaintive du cygne mourant

Mais il est d’autres cygnes, auxquels celui-ci fait songer. Connaissez-vous, dans l’œuvre si varié de M. Saint-Saëns, un album de zoologie musicale appelé le Carnaval des animaux ? La page consacrée au cygne, et qui n’a rien de carnavalesque, ou seulement de comique, est quelque chose d’exquis. « Le cygne, dit Buffon, règne sur les eaux à tous les titres qui fondent un empire de paix : la grandeur, la majesté, la douceur. » Cela, c’est la description abstraite du cygne. Si maintenant, après l’écrivain, nous écoutons le musicien, chacun de ces caractères, abstraits tout à l’heure, nous deviendra pour ainsi dire présent et sensible, et tandis que la phrase littéraire n’exprimait que l’idée de grandeur, de majesté, de douceur, de paix, un chant de violoncelle, accompagné par le piano, sera lui-même quelque chose de grand, de doux, de pacifique et de majestueux. Et tout cela sans doute, si le litre n’était donné, ne nous ferait pas deviner ou reconnaître un cygne ; mais, étant donné le titre, aussitôt tout cela s’applique au cygne et lui ressemble merveilleusement. L’image à peine évoquée par le mot, chacun des élémens de la musique s’y rapporte. Excepté la blancheur, tout est rendu. Accompagnement et mélodie glissent et voguent de conserve avec autant de lenteur que de légèreté. Rien ne pèse, rien ne se hâte et tout s’arrondit. La musique, art du temps, a beau n’être que très peu dans l’espace, elle y est cependant un peu, elle y décrit des lignes. Or, ici, toute ligne est courbe. L’accompagnement ne consiste qu’en des arpèges égaux et (circulaires, et si parfois l’élégante et svelte mélodie monte, file droit et porte haut la tête, c’est, comme un col de cygne, pour s’infléchir encore et se rengorger.

La cantilène de M. Saint-Saëns est la silhouette ou le portrait sonore de l’oiseau. D’autres musiciens ont fait du cygne le confident ou le symbole d’une pensée ou d’un rêve. « Un cygne ! un cygne ! » s’écrie le peuple, apercevant au loin, sur le fleuve, l’oiseau couleur de neige qui traîne la nacelle du chevalier à l’armure d’argent. Et ce cri provoque un des plus beaux « ensembles, » une des scènes de foule les plus animées et les plus vivantes qu’il y ait dans la musique de théâtre. C’est au cygne que s’adressent les premières paroles de Lohengrin, et presque les dernières aussi : les unes, qui sont comme un congé si tendre, si reconnaissant et si mélancolique ! les autres, celles d’un revoir, hélas ! plus amer et plus déchirant que n’avait été l’adieu.

Un cygne est le compagnon de Lohengrin, un cygne fut la victime de Parsifal. Le héros ingénu l’a tué, dans l’emportement involontaire, un peu sauvage, de sa jeunesse, de sa force et de sa liberté. Alors paraît Gurnemanz, le vieil écuyer du Graal, gardien des jardins fleuris et de leurs hôtes sacrés : « Comment, demande-t-il d’une voix sévère, comment as-tu pu commettre ce meurtre ? Ici toutes les créatures t’avaient accueilli. Sur les branches, pour toi, les oiseaux chantaient. Et le cygne, le cygne fidèle, que t’avait-il donc fait ? » La musique de Wagner ne se borne pas, comme celle de M. Saint-Saëns, à la description. Elle a pour objet non pas la beauté du cygne abattu, mais une beauté supérieure, toute de sentiment, de morale même, dont la blanche dépouille n’est que l’occasion ou le prétexte. Sous le reproche du vieillard à l’enfant inconsidéré, les accords étranges et simples de Lohengrin reviennent doucement ; un des motifs religieux du Graal chante aussi, rappelant avec tristesse la loi de bonté, de respect et d’amour universel pour l’universelle vie, et l’outrage que cette loi vient de souffrir. La mort du cygne dans Parsifal, c’est du saint François d’Assise en musique.

Mais je ne saurais dire avec exactitude ce qu’est la mort d’un autre cygne, que, dans une mélodie de quelques mesures, deux grands artistes du Nord, Ibsen et Grieg, ont chantée. Je ne connais pas de lied à la fois plus attirant et plus mystérieux que celui-là. Les paroles mêmes sont pleines d’ombre. Elles disent à peu près ceci : « O mon cygne, mon cygne taciturne, mon cygne au blanc plumage ! Jamais le moindre chant n’avait révélé ta voix. Timide et craignant les elfes, tu glissais lentement, en cercle, sur les eaux. Mais, au moment de me quitter, alors, oui seulement alors, tu chantas. Ta vie s’acheva mélodieuse ; tu es mort en chantant. Tu étais un cygne pourtant ! un cygne ! » Autant que la poésie, la musique est incertaine, et son incertitude fait sa beauté. Musique où tout interroge, où tout appelle, où rien ne répond. Musique flottante et jusqu’à la fin suspendue, qui semble se prendre aux paroles comme un brouillard du soir aux roseaux de l’étang. Un seul cri d’angoisse, presque d’horreur, la traverse et la déchire. Puis elle se referme, s’apaise, et ses derniers accens ne trahissent plus, — avec quelle intensité ! — que le doute et le regret. Quel regret et quel doute ? N’est-ce vraiment qu’un cygne que cette musique pleure ? Ou quelque chose d’humain, de divin peut-être, un peu d’âme et d’amour était-il caché sous la forme blanche de l’oiseau ? Que ces dernières notes sont étranges et profondes ! Elles évoquent à la fois le mythe antique de Léda et cette légende plus pure du Nord, où des fils de roi sont changés en cygnes sauvages. Tout cela se mêle et se fond dans notre pensée ou dans notre rêve. La mélancolie sans cause, mais sans bornes, de la mélodie, semble s’étendre autour de nous, et nous éprouvons, une fois de plus, sans la comprendre, la puissance et la beauté mystérieuse des sons, faite d’une idée indéfinissable et d’un sentiment infini.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. E. Montégut, Poètes et artistes de l’Italie.
  2. Cité par M. Henri de Curzon dans ses Musiciens du temps passé, 1 vol. chez Fischbacher, 1893.