Revue musicale - 14 juin 1902

Revue musicale - 14 juin 1902
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 912-921).
REVUE MUSICALE


THEATRE DU CHATEAU-D’EAU (Société des grandes Auditions musicales de France) : Le Crépuscule des Dieux, de Richard Wagner. — THEATRE DE L’OPERA : Orsola, drame lyrique en trois actes ; paroles de M. Gheusi, musique de MM. Paul et Lucien Hillemacher. — THEATRE DE L’OPERA-COMIQUE : La Troupe Jolicœur, comédie musicale en trois actes, d’après la nouvelle de M. Henri Cain ; musique de M. Arthur Coquard.


« Frères, et vous aussi, vous avez vos journées ! » — ou vos soirées, et qui sont de six heures. Avec Tristan et Yseult, qu’elle avait donné il y a deux ans et qu’elle a repris, la Société des grandes Auditions a fait jouer le plus grand, je veux dire le plus long des drames de Wagner. Le public parisien connaît maintenant la fin de l’œuvre énorme dont il continue d’ignorer le commencement. Après la Walkyrie et Siegfried, avant l’Or du Rhin, il a vu représenter le Crépuscule des Dieux.

Des quatre parties de la Tétralogie, la dernière est le plus un drame. C’est du Crépuscule des Dieux que les auteurs de Sigurd, voulant mettre Wagner à notre portée, nous donnèrent jadis une adaptation, comme disent les personnes bienveillantes, ou, selon l’expression des autres, une caricature. On appela même alors M. Reyer le Wagner des pauvres : des pauvres d’esprit que nous étions il y a quelque vingt ans. On sait que, depuis, rien n’a été épargné pour nous enrichir.

Donc le Crépuscule des Dieux est un drame véritable, avec des péripéties et surtout une fin. Au goût d’un public français, les précédentes soirées de la Tétralogie ne finissent pas, ou finissent moins. Passe encore pour l’Or du Rhin, qui n’est qu’un prologue, c’est-à-dire un commencement. Mais la Walkyrie ne s’achève qu’à moitié. Une femme qui s’endort, fut-ce dans les flammes, cela ne saurait constituer ce que Musset appelait « un dénouement bien cuit. » Ce n’en est pas un non plus que le réveil de cette même femme, au dernier tableau de Siegfried. Il nous reste encore à savoir trop de choses. Le Crépuscule des Dieux va nous les apprendre.

Après la scène prophétique et fastidieuse des Nornes, qui sont les Parques Scandinaves, nous voyons Siegfried quitter Brunnhilde et descendre parmi les hommes, à la recherche d’aventures héroïques. En suivant le Rhin, il arrive devant le palais des Gibichungen, habité par Gunther et Hagen, qui sont fils du « Nibelung » Albérich, le premier ravisseur de l’anneau, et par Gutrune, leur sœur. Hagen, que tourmente depuis longtemps le désir de l’or, fait verser par Gutrune à Siegfried un philtre d’oubli. Perdant aussitôt le souvenir de Brunnhilde, le héros ne voit plus, n’aime plus que Gutrune. Afin de la mériter, il accepte d’aller chercher Brunnhilde pour Gunther, et sous l’apparence. — empruntée par magie, — de Gunther lui-même. La malheureuse résiste et se débat en vain ; inconscient de sa propre trahison, Siegfried lui fait violence, lui ravit l’anneau, et, revenant avec elle, il la livre aux mains de Gunther.

L’hymen de Siegfried et de Gutrune va s’accomplir, quand Brunnhilde, apercevant le héros et l’anneau qui brille à son doigt, s’étonne, s’épouvante et s’indigne. Elle dénonce, sans pouvoir le dénouer, l’imbroglio tragique et, folle de désespoir, jure avec Hagen et Gunther la mort de son infidèle époux.

Voilà les péripéties. Et voici le dénouement. Siegfried, un jour, à la chasse, a perdu ses compagnons. Errant le long du fleuve, il voit, il entend les filles du Rhin lui redemander l’anneau fatal. Insouciant du péril, il refuse de le leur rendre. Bientôt Hagen, Gunther et les autres le rejoignent et, pour charmer quelques instans de halte, ils le prient de leur conter sa vie. Hagen lui verse un nouveau breuvage, qui lui rend le souvenir. Siegfried, alors, chante la vierge endormie sur la cime ardente, éveillée par son baiser et devenue sa femme, quand tout à coup Hagen lui plonge son épieu entre les deux épaules. Il meurt, en murmurant une dernière fois le nom de Brunnhilde. Sur son corps Gutrune tombe à son tour, puis Gunther, frappé par Hagen, auquel il disputait l’anneau. Enfin, parmi les flammes qui dévorent la dépouille du héros pardonné, Brunnhilde elle-même s’élance et rejette dans les flots du Rhin l’anneau dont la possession a causé la ruine du monde. Les personnages humains de la tragédie jonchent la terre de leurs cadavres, et, dans le ciel même, le Walhalla s’embrase, éclairant le crépuscule des Dieux.

Nous n’avons fait, bien entendu, que rappeler en quelques lignes le dehors ou la lettre du drame wagnérien. L’esprit en remplirait d’innombrables volumes ; ou plutôt, comme vous le savez, il les a déjà remplis[1].

La musique du Crépuscule des Dieux a ce caractère particulier, que les plus belles choses n’y sont pas nouvelles et que les choses nouvelles n’y ont pas le plus de beauté. Les personnages inconnus jusqu’ici : Hagen, Gunther et Gutrune, sont parmi les moins intéressans de la Tétralogie. Ils n’apportent rien ou presque rien avec eux. L’action même, plus dramatique en cette dernière soirée, a médiocrement inspiré le génie, plutôt épique et lyrique de Wagner. Telle scène qui devrait dominer l’œuvre, en marquer le sommet, y creuse au contraire un vide, un véritable trou. Pour le conflit atroce entre Brunnhilde et Siegfried ayant pris la forme de Gunther : surtout pour la confrontation, devant le peuple, du héros interdit et de la Walkyrie indignée, Meyerbeer, — oui, le Meyerbeer du quatrième acte du Prophète, — eût trouvé d’autres accens, d’autres mouvemens, d’autres imprécations. Il aurait créé là plus de vie et plus d’humanité. Faut-il le dire ? Oui, je crois qu’il le faut, ne fût-ce que pour soulager tant de personnes qui le pensent : les deux premiers actes du Crépuscule des Dieux, — qui durent plus de trois heures, — sont un océan de ténèbres et d’ennui, d’où n’émergent, comme des îles de joie et de lumière, que les pages composées d’élémens déjà connus. Tels sont d’abord certains fragmens de la scène interminable entre Brunnhilde et Waltraute, sa sœur, qui vient lui raconter la détresse et la mélancolie des dieux, avant-courrière de leur chute. Superbes sont aussi les épisodes symphoniques accompagnant les deux voyages, — aller et retour, — de Siegfried, entre la montagne et le palais. Le troisième acte enfin n’est tout entier splendide que parce que tout entier, — sauf le trio des filles du Rhin, et encore ! — il n’est qu’un sommaire, une table des matières colossale, un dernier regard jeté sur ce vaste univers poétique et sonore, dont la création a duré quatre jours. Ainsi la grandeur et la sublimité même de l’œuvre consistent beaucoup moins dans l’invention que dans la reprise, le rappel et le résumé.

Nouveau par la mélodie, par le chromatisme délicieux et par la douceur plaintive, le trio des filles du Rhin ressemble pourtant, par le rythme, par le ruissellement des notes et par certaines courbes des voix, au trio que chantaient, au début du Rheingold, les fraternelles nageuses. Exquises l’une et l’autre, la dernière avec plus de mélancolie seulement, les deux scènes se répondent. Ainsi de gracieuses formes de femmes encadrent de leurs souples ébats le vaste poème ; elles lui font comme une ceinture de leurs bras humides et blancs. D’un bout à l’autre de la Tétralogie, Wagner se montre grand paysagiste Autant que des âmes, il est le musicien des choses ou des élémens : de l’eau, nous le voyons ou l’entendons ici ; du feu, rappelez-vous la fin de la Walkyrie ; de l’air, souvenez-vous de Siegfried et des Murmures de la forêt. Et dans l’air et dans les flots, il imite étonnamment par les sons les mouvemens et je dirais, si je l’osais, les exercices du corps. N’est-ce pas un des chefs-d’œuvre de la musique équestre, avec le Roi des Aulnes et la Course à l’abîme, que la Chevauchée des Walkyries ? Walkürenritt, comme dit l’allemand, par une onomatopée plus expressive, plus conforme du moins ou plus ressemblante au rythme bref et pointé de ce galop fameux. Dans l’ordre de la natation féminine, le trio des filles du Rhin, au dernier acte du Crépuscule des Dieux, n’est pas une moindre merveille. On ne sait qu’y admirer davantage : ou la vérité du sentiment, d’une tendresse qui prévoit le malheur du héros et le plaint, ou la vérité pittoresque et plastique, la grâce des attitudes, la vivacité des gestes, et jusqu’à ces voltes soudaines, ces battemens qui fouettent l’orchestre comme l’onde et l’éparpillent en gouttes sonores.

Si ce délicieux paysage est, à certains égards, une réminiscence, le récit de Siegfried n’est, tout entier, qu’un mémorial ou une répétition. Au cours du dernier acte du Crépuscule des Dieux, le destin du héros nous est deux fois raconté : par lui-même d’abord, qui va mourir ; et, quand il est mort, par l’orchestre, qui le pleure et le glorifie. De ces deux narrations, autant la seconde est grandiose et funèbre, autant la première a de jeunesse et de vie. Les thèmes de la forge, des murmures de la forêt et de l’oiseau prophète, ceux du réveil de Brunnhilde et de la scène d’amour, toutes les vertus et toutes les beautés sonores de Siegfried renaissent ici tour à tour. Redite sans doute, mais une redite merveilleuse, allégée, où seuls les élémens essentiels reparaissent, où de la gerbe d’hier ne survivent que les fleurs élues. Les plus délicates même ont gardé leur couleur et leur parfum ; ici, les moindres détails sont précieux. Il ne faut que deux accords, cachés et comme perdus dans la trame de la symphonie, pour évoquer l’apostrophe déjà lointaine du forgeron héroïque à Nothung, au glaive qui tout à l’heure ne saura pas le sauver. Avant de commencer l’histoire de sa vie, Siegfried entend encore s’échapper de l’orchestre, seul et dans le silence, le chant de cristal de l’oiseau. Et ce n’est presque rien, ce peu de notes frôles ; mais c’est quelque chose d’étrange et qui attendrit, quelque chose comme le dernier sourire de l’adolescent confiant et pur, parmi ces hommes farouches, dont l’un médite sa mort.

On a dit souvent, avec raison, que l’art de Wagner est l’art de l’in fieri, de l’éternel devenir. Mais un revenir éternel en paraît également le principe, la condition et la loi. Le cortège funèbre de Siegfried et le monologue final de Brunnhilde offrent deux nouveaux exemples de ces prodigieux retours. Jamais l’accord ne fut plus étroit, la convenance aussi parfaite entre le sujet, ou la situation, et le génie du musicien, ou plutôt l’un des traits de ce génie : je veux dire le don symphonique, la puissance, — portée aussi haut qu’elle atteignit jamais, — de rassembler des idées ou des formes éparses, et de les combiner, de les refondre ensemble d’un seul jet, en un seul morceau.

Je ne sais pas de marche funèbre supérieure et surtout analogue à celle du Crépuscule des Dieux. Elle a ceci d’incomparable, qu’elle n’est pas seulement une marche, mais une oraison funèbre. Il faudrait la jouer à rideaux ouverts ; on voudrait en même temps voir ce cortège et l’entendre, et que la vie de ce mort lui fit deux fois escorte. Elle revit tout entière, évoquée par la vertu, par la magie du leitmotiv, qui triomphe en de semblables scènes. Le leitmotiv seul pouvait accomplir un tel miracle, ranimer tous les thèmes et comme tous les traits de Siegfried, les mélodies, les accords, les timbres même qui furent les signes sonores de sa destinée et de son être. Élargis, ennoblis et transfigurés par la mort, ils reviennent en foule. Mais ils reviennent en ordre aussi. Entre tant d’élémens qui se rejoignent et se soudent ensemble, l’esprit et l’oreille ne distinguent ni les soudures, ni les joints. La beauté se distribue partout et ne se divise nulle part. Elle ne porte pas sa restriction dans son partage, et la symphonie de deuil et de triomphe est admirable par l’unité, comme elle l’est par la composition, le rapport et la correspondance.

La magnificence du monologue ou du vocero final de Brunnhilde est de même nature. Par le pouvoir encore du leitmotiv et du leitmotiv seul, un tel sommaire était possible. De toutes les héroïnes d’opéra, parmi tant de mortes en musique, aucune jamais ne mourut ainsi. « Seigneur, dit à Perdican le chœur des vieillards, il est plus doux de retrouver ce qu’on aime que d’embrasser un nouveau-né. » Peu de musiciens nous font ressentir aussi profondément que Wagner cette douceur qui peut être poignante. Brunnhilde, ici, retrouve et rappelle non seulement tous ses amours, mais toutes ses douleurs. La vie, sa vie de déesse et de femme, au moment de la quitter, reflue tout entière à son cœur ; elle le remplit, et par torrens elle en déborde. Et, cette vie ayant été plus riche, mêlée à de plus nombreux et plus grandioses destins que celle même d’une Élisabeth ou d’une Yseult, l’hymne funèbre de Brunnhilde enveloppe, embrasse aussi de plus vastes souvenirs. Inégaux en dignité, en pureté, le trépas d’Yseult et celui d’Elisabeth ont ceci de commun, qu’ils consacrent et consomment une passion unique, toute-puissante, qui fit la matière ou l’essence d’un seul drame. Mais ici, lorsque le dernier de quatre drames va finir, que d’élémens, que de forces, et lesquelles, entrent en conflit, ou plutôt en conciliation, en harmonie suprême ! Thèmes des êtres et des choses, thèmes de l’humanité, de la nature et des dieux, du fond de l’horizon ils accourent innombrables. Il semble que le passé, tout le passé, vienne fondre sur cette âme de femme. Que dis-je ? il se fond en elle ; de taille à le contenir, elle a la force de le maîtriser, et ce n’est pas seulement d’un drame, c’est d’un monde, que Brunnhilde mourante est le centre ou le sommet.

Jusque dans l’épilogue instrumental du Crépuscule des Dieux, le principe du leitmotiv, ou en d’autres termes, plus larges, la puissance de la symphonie appliquée au drame agit et triomphe encore. Au thème heureux des filles du Rhin, chantant l’anneau reconquis par ses innocentes et légitimes gardiennes, se mêle le thème frémissant de l’amour, de cet amour dont Brunnhilde fut le modèle et la victime et qui va régner désormais sur le monde. Ainsi deux mélodies fondamentales, correspondant à deux idées primordiales aussi, résument et bouclent en quelque sorte l’œuvre poétique et musicale achevée. Les temps sont accomplis, et deux formes sonores nous le font comprendre avec la clarté, la précision d’un véritable langage. Mais ces formes ne sont pas seulement significatives : elles sont belles ; belles chacune isolément en tant que mélodies, belles aussi par l’harmonie qui naît de leur mélange ou de leur combinaison. En même temps donc, et non moins que la musique parle à notre esprit, elle chante pour notre âme, et, par les deux leitmotive opérant ensemble, la joie de comprendre et la joie de sentir nous sont également dispensées.

De telles joies n’ont pas de prix sans doute ; mais tout de même il faut les acheter chèrement et longtemps les attendre. Parmi les premiers auditeurs de l’Anneau du Nibelung, en 1876, plusieurs, et non des moindres, furent déjà de cet avis. Dans un livre d’enthousiasme, de révolte aussi, d’ironie même, où presque rien de tout cela, vingt-cinq ans ayant passé, ne serait à reprendre, M. Paul Lindau écrivait du Crépuscule des Dieux : « Les deux premiers actes sont, malgré des parties étonnamment saisissantes, d’une longueur insupportable… Ce que Wagner, ici, nous demande dépasse tout. C’est un vrai miracle, que les magnifiques beautés du dernier acte réussissent à arracher de sa léthargie l’auditeur arrivé au comble de l’épuisement[2]. »

Le miracle, une fois encore, s’est opéré, mais sans nous ôter le souvenir ni la fatigue de l’épreuve qui l’avait précédé. Songez que le premier acte du Crépuscule des Dieux (y compris le prologue), dure deux heures sans interruption. « Je vous recommande l’ennui du second acte, » disait, en quittant la place, un de nos maîtres qui le connaît, ce second acte, et qui s’y connaît. Aussi bien, dans le petit Bayreuth qu’on voudrait, en de pareils momens, faire de notre grand Paris, il semble que la tyrannie du « monde » et de la mode ait rencontré cette fois quelque résistance. Des signes de lassitude et de découragement ont paru sur le visage et dans les discours de plusieurs, « qu’on voyait autrefois pleins d’une ardeur si noble, » et qu’on voit « l’œil morne maintenant et la tête baissée. » On surprenait pendant les entr’actes, dans les couloirs, des regrets, presque des excuses, exprimés par tel musicien qui jadis admirait Wagner « comme une brute, » à tel autre qui jadis avait gardé plus de retenue. C’est assez la coutume de dire à ceux qui commencent par se défier et se défendre : « Vous y viendrez ! » Et sans doute on vient à de certaines beautés ; il en est aussi d’où l’on revient. On peut se demander lequel, de l’aller ou du retour, est le bon mouvement. Pour que l’un et l’autre se succèdent, on sait du moins, depuis La Bruyère, qu’« il ne faut pas compter vingt années accomplies. »

À la fin de ses Lettres de Bayreuth, M. Paul Lindau concluait en ces termes : « Je ne puis m’empêcher de penser que l’avenir, auquel on en appelle toujours, sera pour Wagner un juge sage et juste. Il ne lui refusera pas la place que Wagner mérite. Il l’élèvera à ces hauteurs où siègent les plus grands artistes de notre pays ; mais il le priera de vouloir bien se défaire de son bagage d’entêtement prétentieux, de lubies obstinées, et de son ennuyeux et bavard esprit autoritaire. Et alors, — dies iræ, dies illa ! — alors viendra un joyeux arrangeur qui tranquillement prendra les quatre grosses partitions, y choisira ce qui a fait de l’effet, jettera impitoyablement ce qui a ennuyé la majorité inintelligente de notre génération, fondra brièvement ensemble les morceaux d’élite en leur conservant le plus possible leur forme originale, et en fera une œuvre d’art qui ressemblera, presque à s’y méprendre, à l’opéra tel que nous l’avons. »

Nul homme assurément n’osera jamais rien attenter de semblable sur le génie du maître. Mais le temps, maître des maîtres, aura moins de respect. Il accomplira la besogne impie et fatale, et la Tétralogie, mutilée heureusement, avec des parties à terre, d’autres debout, et pour jamais, prendra l’aspect et la beauté d’une colossale ruine.


L’interprétation et la représentation de l’œuvre exorbitante ne s’est point élevée, dans l’ensemble, au-dessus d’un niveau moyen et provincial. Mme Litvinne, il est vrai, chanta Brunnhilde avec une voix qui n’a peut-être pas d’égale aujourd’hui : voix de velours et d’or, admirable, — jusqu’à la fin des plus terribles rôles, — de force et de douceur, de brillant et de moelleux. Mais les deux premiers ténors qui parurent sous l’aspect du héros y parurent déplorables. Quelques personnes avaient, au début de la saison, souhaité un autre Siegfried que M. Jean de Reszké : elles en ont eu deux. L’orchestre, sous la direction de M. Cortot, a joué sans faute, mais sans flamme, il est invisible, comme à Bayreuth, et, comme à Bayreuth, cette invisibilité n’est peut-être pas un bien. Je crois décidément que le spectacle de la symphonie ajoute plus qu’il n’enlève, non pas à l’illusion matérielle, qu’on ne peut jamais attendre, et que même on ne doit pas chercher, mais à l’impression, purement esthétique et toujours souhaitable, de l’activité et de la vie musicale. Et puis, et surtout, l’écran de Bayreuth ou le treillage de Paris, sous prétexte de fondre les sons, trop souvent les étouffe.


Orsola fait plus de bruit, beaucoup plus, que Pelléos et Mélisande, mais ne fait pas plus de bien. Et même la musique de MM. Hillemacher ne saurait exciter la curiosité, peut-être un peu malsaine, mais vive, que provoque du moins la musique de M. Debussy.

Le livret n’est qu’un noir et violent mélodrame. Il s’agit, — au XVe siècle, dans une des Cyclades, — d’une courtisane, d’un tyran qu’elle fait assassiner, et d’un jeune chef, aimé par la femme du despote, accusé de l’assassinat, mais à la fin justifié. Sachez seulement, sans que nous vous contions cette histoire, que la musique en redouble encore et la violence et la noirceur. On s’est demandé parfois, cherchant à comprendre la collaboration musicale et fraternelle de MM. Hillemacher, si l’un ne faisait pas la mélodie et l’autre l’harmonie. Dans ce cas, le premier n’aurait pas beaucoup à faire. La vérité, cette fois au moins, c’est qu’ils se sont chargés tous les deux de la polyphonie. Et chacun dut avoir sa charge. Leur œuvre commune pèse lourd. Elle est conçue selon le système ou l’idéal du « tout à l’orchestre, » et à quel orchestre ! Non seulement la voix ou le chant, mais la parole même, ici, n’est plus rien. Je crois, en ayant fait l’expérience à la première audition, que, sans une lecture préalable, il est impossible de comprendre le sujet et l’action de ce drame lyrique, faute d’en entendre le moindre mot. Oui, pour le moindre mot ou plutôt contre lui, l’orchestration moderne rassemble ici toutes ses puissances et déchaîne toutes ses fureurs. Il en résulte une musique incessamment exaspérée, portée au paroxysme sans relâche. Terrible à écouter, elle n’est pas d’une lecture moins pénible. Elle déconcerte les yeux et les mains comme elle offense les oreilles. Hélas ! qu’est devenu le temps où c’était une joie de recevoir la partition d’hier ou de demain, de l’ouvrir et de la feuilleter ? Maintenant c’est une angoisse de l’attendre, un supplice de la lire. Et je ne parle pas de la comprendre, encore moins de l’aimer.

Pourtant les auteurs d’Orsola sont les auteurs aussi de lieder nombreux. Dans le nombre il en est de fort beaux, qui renferment plus de passion et d’humanité, plus de vérité et de vie que les trois actes d’Orsola. Pourquoi donc faut-il que la musique, — dès qu’elle est de théâtre, — s’enfle et se travaille ainsi, et que nos musiciens ne se contentent pas d’écrire comme un de leurs lieder, une scène, une page, une phrase au moins de leurs opéras !


Au-dessous de Louise et de la seconde partie de la Vie du Poète de M. Charpentier ; au-dessous de la Bohême de M. Puccini, on peut trouver une place pour la Troupe Jolicœur : comédie foraine et romanesque, musique sentimentale et réaliste, d’un réalisme timide et comme un peu honteux, d’un sentiment où l’on ne souhaiterait ni plus de sincérité, ni plus 1e délicatesse, mais peut-être seulement un peu plus de profondeur et d’originalité. Nulle œuvre ne s’éloigne autant que celle-là de l’excès et de l’excentricité. M. Coquard est raisonnable autant que sensible. Son art est fait de probité candide, de sérieux, de conscience et de conviction. Et tout cela, sans exciter l’enthousiasme, est digne d’estime et de sympathie.

Geneviève, une enfant trouvée et recueillie dans la neige par Mme Jolicœur, a grandi parmi les saltimbanques. Aimée, très différemment, par deux de ses camarades : Jean Taureau, l’hercule, et Loustic, le petit clown, un chétif et brave gamin, elle aime un jeune musicien rencontré d’aventure, Jacques, un parent du Julien de Louise. Un soir, pris de boisson et de jalousie, l’athlète éconduit s’emporte contre Geneviève et la menace. Mais, sous le poing formidable et qui va s’abattre, Loustic vivement s’est glissé. Il reçoit le coup, dont il meurt, en pardonnant à ses deux rivaux, au plus brutal connue au plus heureux.

Le premier acte de la Troupe Jolicœur (la Foire) est ce qu’on appelle, avec trop peu d’estime souvent, de l’excellent ouvrage. Les thèmes, vulgaires à dessein, y sont présentés avec franchise et combinés adroitement. L’ensemble pourrait vivre davantage, mais ne saurait mieux se tenir.

Quant à la partie pathétique, on y rencontre souvent, comme dans les pages extérieures ou pittoresques, des détails qui ne sont pas sans valeur. J’ai goûté particulièrement, au second acte, un scherzo d’orchestre accompagnant les tendres remontrances de « maman Jolicœur » à Geneviève rêveuse. Enfin, c’est une chose excellente, la meilleure peut-être, que la déclaration de l’hercule ; elle est rythmée, et je dirais même cuivrée, avec la rudesse et la brutalité la plus convenable au caractère ou à la condition de l’amoureux.

L’orchestre, — hormis quelques excès dans la grande scène d’amour, — est tempéré ; la déclamation ne manque jamais de simplicité ni de justesse. Il s’en faut, encore une fois, que rien de tout cela soit à mépriser.

Mise en scène exquise, jusque dans le détail. Au second acte, devant la roulotte, des nippes sèchent sur une corde, à l’air du soir. J’en vois encore une jaune, d’un jaune qui se détache sur le paysage du fond, que bleuit la nuit. Et ce n’est pas l’une des choses les moins colorées de tout l’ouvrage.


Camille Bellaigue.
  1. Voyez particulièrement, pour l’analyse littéraire et philosophique de l’Anneau du Nibelung, le remarquable ouvrage de M. Lichtenberger : Richard Wagner poète et penseur ; chez Alcan.
  2. Voyez, dans le livre fort curieux de M. Paul Lindau : Richard Wagner, les chapitres intitulés : l’Anneau du Nibelung (Lettres de Bayreuth et de Berlin).