Revue musicale - 14 juin 1861

Revue musicale - 14 juin 1861
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 1003-1007).


REVUE MUSICALE


Les théâtres en général, mais surtout les théâtres lyriques, sont entrés dans la saison difficile de leur existence. Ils essaient encore de vivre, mais ce n’est pas sans peine, et leurs plus grands efforts consistent à préparer les élémens de la prochaine campagne, qui s’ouvre à la fin du mois de septembre. À l’Opéra surtout, on s’agite beaucoup, et le ministre d’état, M. Walewski, paraît animé des meilleures intentions envers ce grand établissement lyrique, auquel on voudrait imprimer une certaine vie. On a déjà décidé, assure-t-on, que l’Alceste de Gluck y serait représentée dans le courant de l’année, et Mme  Viardot a été engagée expressément pour interpréter le principal rôle de ce vieux chef-d’œuvre. Ce sera le cas de chanter, après un demi-siècle de délaissement :

Et l’on revient toujours
À ses premiers amours.


Comment le public, dans la variété pittoresque, ses goûts d’aujourd’hui, acceptera-t-il le cadeau qu’on va lui faire ? Quel accueil fera-t-il à un aïeul qu’il a tant aimé jadis ? N’importe. La tentative de restauration qu’on va faire mérite les encouragemens de tous les vrais amateurs, et il y a toujours du mérite pour un théâtre comme l’Opéra, dont le pain quotidien est assuré, à remonter ainsi à la source de sa tradition. D’autres projets plus hardis encore seraient à la veille d’être adoptés par l’administration qui préside aux destinées de notre première scène lyrique, et il ne nous en coûte pas de dire que parmi ces projets d’avenir se trouve l’acceptation d’un grand ouvrage dont M. Berlioz a fait les paroles et la musique. Si nous avions à émettre un avis dans une pareille circonstance, nous serions favorable au désir, après tout légitime, de M. Berlioz, et, tout en faisant nos réserves sur le mérite particulier d’une œuvre que nous ne connaissons pas, nous saisirions avec empressement l’occasion de juger les derniers efforts d’un homme d’esprit dont nous combattons les tendances. Aussi faisons-nous sincèrement des vœux pour que la demande de M. Berlioz soit accueillie, car, faveur pour faveur, M. Berlioz, qui est Français, vaut bien M. Liszt, dont les prétendues compositions sont la risée de l’Europe.

Mme Gueymard s’est essayée pendant un certain nombre de représentations dans le beau rôle de Valentine des Huguenots. Il ne nous a point paru que cette cantatrice eût toutes les qualités qu’exige l’héroïne d’un si beau drame. Elle y a manqué un peu de noblesse, et ce n’est pas sans des efforts trop visibles qu’elle a pu réaliser les effets de l’incomparable scène d’amour du quatrième acte. Mme Gueymard a été obligée de raccourcir les phrases en respirant trop souvent, en ralentissant les mouvemens de cette puissante mélopée. Que fait-il donc, à ce propos, ce diable à quatre de Meyerbeer ? Il nous laisse là, povera gente, le bec dans l’eau, comme on dit, et à nous débattre avec les infiniment petits. « Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous ! » On a repris aussi à l’Opéra l’œuvre intéressante et distinguée de M. Félicien David, Herculanum, avec Mme Tedesco dans le rôle d’Olympia, créé dans l’origine par Mme Borghi-Mamo, qui maintenant enchante l’Italie. Le 29 mai, on a donné à ce théâtre un agréable badinage, le Marché des Innocens, ballet-pantomime en un acte, que MM. Petipa et Pugni ont fait représenter pour la première fois au grand théâtre de Saint-Pétersbourg. Mme Petipa, une danseuse russe fort élégante et fort piquante, y a débuté avec succès. On l’a vivement applaudie, surtout dans le pas de la giganka, qui est ingénieusement dessiné. La musique de M. Pugni est facile, abondante et très bien rhythmée : que voulez-vous de plus ?

Au théâtre de l’Opéra-Comique, les œuvres insignifiantes ou impossibles se succèdent avec une rapidité et une constance vraiment fâcheuses. Que dire d’un personnel médiocre, d’artistes secondaires qu’on arrête au passage pour quelques représentations, et de courtiers de bourse qui se font compositeurs ? Nous devons être bien reconnaissans à M. Rothschild de ne pas cultiver la musique, car s’il lui prenait fantaisie d’écrire un opéra, qui l’empêcherait de le faire représenter sur n’importe quel théâtre de Paris ? Ce n’est pas M. le directeur de l’Opéra-Comique qui aurait le mauvais goût de ne pas apprécier le génie de M. Rothschild à sa juste valeur. Je vous le dis en vérité, tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et il doit être permis au pauvre critique d’aspirer à un avenir moins triste. Cependant le théâtre de l’Opéra-Comique a bien voulu nous donner, le 30 avril, la première représentation d’un opéra en trois actes sous le titre prestigieux de Salvator Rosa. Ce sont MM. Grangé et Trianon qui se sont chargés de mettre en couplets la vie aventureuse de ce bandit bouffon, improvisateur de canzonette, brosseur de grands tableaux de paysage et de batailles remplies de fracasso. Avec un si beau thème, qu’il suffisait de dérouler sur la scène sans grande invention de leur part, les auteurs du libretto de Salvator Rosa n’ont su imaginer qu’une fable insipide, que le musicien n’a su guère réchauffer des sons de sa musique.

C’est pourtant un homme de talent que M. Duprato, un ancien prix de Rome, qui a débuté, il y a quelques années, sur la même scène par un petit opéra en un acte, les Trovatelles, où il y avait de la grâce et d’heureux souvenirs de l’Italie. Ces souvenirs ne se sont pas effacés de la mémoire de M. Duprato, qui en a rempli la partition de Salvator Rosa, où tous les maîtres italiens, Donizetti, Verdi, sont mis largement à contribution, ainsi que M. Auber. Ni l’ouverture, qui est un papillotage sans caractère de toute sorte d’instrumens, ni la chanson de Salvator Rosa, — Sans regret et sans envie, — ni la sérénade d’Antonio, pas plus que le duo pour ténor et baryton qui vient après, ne sont des morceaux qui accusent la moindre originalité. Le finale du premier acte est conçu à la manière de Donizetti, ainsi que tout le second acte, où je n’ai remarqué que les couplets du vieux Capuzzi, qui sont agréablement accompagnés ; mais le finale du second, très bruyant aussi bien que le duo pour voix d’homme qui le précède, rappellent le style de M. Verdi. M. Duprato, qui a du talent et de la facilité, a besoin de prouver qu’il est autre chose qu’un habile compilateur, chantant la brune et la blonde sans regrets et sans remords.

Sylvio-Sylvia, opéra-comique en un acte, paroles de M. Brésil, musique de M. Destribaud, a été représenté pour la première fois le 15 mai et a reçu immédiatement la récompense de ses mérites. J’en dirai presque autant de la Beauté du Diable, opéra en un acte, paroles de M. de Najac, qui représenterait l’ombre d’un auteur célèbre qui, pendant un demi-siècle, a diverti tous les bons bourgeois de France et de Navarre. La musique de la Beauté du Diable est de M. Alary, professeur de chant, accompagnateur docile des prime-donne assolule et correcteur de Mozart pour le compte des vieux ténors italiens. M. Alary, qui n’a pas à beaucoup près le talent et la dextérité de M. Duprato, a les mêmes défauts, et il se rappelle trop fidèlement les idées des autres, de Donizetti, de Verdi, de Rossini et di tutti quanti. Déjà coupable d’un opéra, le Tre Nozze, qui a été donné au Théâtre-Italien il y a une dizaine d’années, M. Alary n’a pas craint de mettre en musique la moitié de la Bible et de faire chanter la vierge Marie con un dolce soriso in bocca ! C’était dans une espèce d’oratorio, la Rédemption, qui a été exécuté au Théâtre-Italien. J’aime mieux la Beauté du Diable, qui ne compromet personne. L’activité est si grande au théâtre de l’Opéra-Comique, qu’après tous les chefs-d’œuvre que nous venons d’énumérer, on y a repris récemment, le 5 juin, les Mousquetaires de la Reine de M. Halévy pour les débuts d’une nouvelle cantatrice, Mlle Listchner, et pour la rentrée, disait l’alfiche, de M. Jourdan. Je ne voudrais pas dire de mal de M. Jourdan, qui est un artiste intelligent et zélé, pourvu qu’il reste à sa place et qu’il ne se donne pas les airs d’un premier ténor. De pareilles prétentions peuvent être accueillies à Bruxelles, où Mlle Boulard passe pour une grande cantatrice. Quant à Mlle Listchner, qui est un grand prix du Conservatoire et qui vient de la province, sa voix manque de fraîcheur et de charme.

Le Théâtre-Lyrique est bien plus heureux que tous les autres ; il a fermé ses portes à la fin du mois de mai, et il s’est endormi du sommeil des justes qui ont beaucoup travaillé et peu récolté ; Quand et où se réveillera-t-il ? , C’est une question qui n’est pas encore résolue. Le Théâtre-Lyrique doit faire sa réouverture au mois de septembre ; mais on ignore si la nouvelle salle qu’on a construite place du Châtelet, et qui lui est destinée, pourra être prête pour l’automne prochain. Dans une représentation donnée au bénéfice de M. Battaille le 8 mai, on a représenté à ce théâtre un opéra-comique en un acte, Au Travers du Mur, très gai et très amusant. Les paroles sont de M. de Saint-Georges, et la musique, de M. le prince Poniatowski, est facile, naturelle et sans prétention. J’y ai remarqué un trio pour voix d’homme plein d’incidens comiques, une jolie romance qui se dénoue en duo et que Mlle Moreau a fort bien vocalisée, un duo aussi pour des voix d’homme vivement conduit. Toute la partition de cette improvisation princière, Au Travers du Mur, est agréable, souriante, et s’écoute sans efforts. Mlle Moreau y a été charmante avec sa belle voix de soprano, qu’elle dirige avec goût. À une autre représentation extraordinaire du Théâtre-Lyrique donnée le 15 mai au bénéfice de Mme Viardot, on a représenté pour la première fois un opéra en un acte, le Buisson vert, paroles de M. Fonteilles, musique de M. Léon Gastinel, dont nous avons déjà mentionné le nom dans notre dernier article sur les concerts. La musique du Buisson vert, œuvre beaucoup moins importante que la grand’messe que M. Gastinel a fait exécuter à l’église Saint-Eustache, n’en est pas plus originale pour cela. Il est à souhaiter que M. Léon Gastinel, qui a vraiment du talent, se dégage des formules, à la mode, et qu’il prenne une physionomie. C’est un souhait qu’on peut faire pour le plus grand nombre des compositeurs modernes.

Si les concerts et les théâtres lyriques de Paris ont fourni à peu près ce qu’ils avaient de plus curieux, les fêtes musicales commencent à briller dans plusieurs villes de France et de l’Europe. Il y a eu à Aix-la-Chapelle, les 19, 20 et 21 mai, une de ces grandes réunions d’amateurs et d’artistes qui placent l’Allemagne au-dessus de toutes les autres nations. Conduite par le maître de chapelle du roi de Bavière, M. Lachner, cette masse d’exécutans, qui se composait d’un orchestre de cent cinquante musiciens et d’un chœur de quatre cent cinquante voix, a dit le premier jour la première partie de la Symphonie héroïque de Beethoven et la deuxième partie de la Messe solennelle en ré du même maître ; le deuxième jour, la Symphonie en ut de Mozart, et Josué, oratorio de Handel ; le troisième jour, l’ouverture d’Oberon de Weber, un air ancien de l’abbé Rossi, un concerto de piano de Schumann, exécuté par Mme Clara Schumann, veuve de ce maître, enfin le concerto de violon de Beethoven exécuté par M. Joachim, le plus admirable virtuose qu’il y ait aujourd’hui en Europe sur cet instrument. Au dire d’un grand connaisseur, cette fête musicale d’Aix-la-Chapelle, à laquelle je devais assister, hélas ! a été brillante et digne en partie du grand pays qui a fondé ces congrès annuels de l’art musical. Dans une excursion que j’ai faite en Allemagne en 1859 et dont j’ai entretenu les lecteurs de la Revue, j’ai pu juger par moi-même quels effets puissans on obtenait par ces masses de voix saines et vigoureuses qu’on ne trouve nulle part ailleurs. C’est à Cologne que doit avoir lieu l’année prochaine la fête musicale des provinces rhénanes dont l’institution remonte à 1817. En France, où toutes choses arrivent beaucoup plus tard qu’ailleurs, on commence également à prendre goût à ces grandes réunions de musiciens où l’artiste et l’amateur confondent leurs efforts sans morgue et sans vaine distinction. Les nombreuses sociétés orphéoniques qui couvrent la France, toutes composées de simples ouvriers, donnent déjà d’excellens résultats, ne fût-ce que des goûts élevés et des habitudes plus régulières. Dans une exposition des produits de l’industrie locale qui vient d’avoir lieu tout récemment dans la ville de Metz, on a introduit une exposition de peinture et de sculpture, et le tout a été couronné par un festival précédé d’un concours des sociétés orphéoniques, des villes environnantes. Quinze sociétés chorales venant de Colmar, de Strasbourg, de Luxembourg, etc., se sont disputé la palme devant un jury dont faisait partie M. Ambroise Thomas, une gloire musicale de la bonne ville de Metz. Ces fêtes, ces luttes pacifiques qui se produisent partout et à chaque instant sous le patronage de l’autorité, ne peuvent manquer d’avoir avec le temps les plus heureuses conséquences sur l’éducation des classes inférieures de la nation.

P. Scudo.