Revue musicale - 14 janvier 1903

Revue musicale - 14 janvier 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 444-449).
REVUE MUSICALE


Théâtre de l’Opéra-Comique : La Carmélite, comédie musicale en quatre actes et cinq tableaux, paroles de M. Catulle Mendès, musique de M. Reynaldo Hahn. — Théâtre de l’Opéra : Paillasse (Pagliacci], opéra en deux actes, de M. Leoncavallo.


Le même poète qui faillit produire sainte Thérèse sur le théâtre, et sous les traits de Mme Sarah Bernhardt, nous a fait assister à l’Opéra-Comique à la profession de Mlle de la Vallière. Il a même baptisé son œuvre d’un nom religieux, ou de religieuse : la Carmélite, que justifient seulement les dernières scènes. Et d’aucuns ont trouvé que chez M. Catulle Mendès tant de dévotion à l’ordre du Carmel avait quelque chose de surprenant à coup sûr, et peut-être d’indiscret.

Il a paru également que la nouvelle « comédie musicale » blessait diverses convenances, dont les unes appartiennent à l’ordre esthétique et les autres sont d’un genre ou d’une qualité plus haute encore.

Wagner a formulé, — s’il ne l’a pas découverte, ainsi qu’on le croit trop souvent — une grande loi de son art, quand il a dit que l’objet de la musique est « le purement humain ; » ce qu’il y a de plus général en nous, notre condition beaucoup moins que notre nature ou notre âme. Que Wagner lui-même ait cherché ce fonds commun de l’humanité dans la légende, cela ne signifie pas que la légende seule le contienne et le puisse fournir. L’opéra légendaire n’a pas détruit l’opéra qu’on peut appeler historique. Ce genre ou cet idéal subsiste en quelques anciens chefs-d’œuvre, tels que les Huguenots ou le Pré-aux-Clercs, et de nos jours même le génie musical russe a rappelé, dans le Boris Godounow de Moussorgski, le parti que le drame lyrique, fût-ce le plus moderne, peut encore tirer de l’histoire. Mais c’est à de certaines conditions. Il ne faut pas d’abord que l’histoire soit trop proche de nous, ou si connue, que la familiarité supprime la distance. Il messied également, plus encore, de représenter en musique, — surtout au premier plan, — des personnages fixés en quelque sorte sous l’aspect ou sous les espèces purement historiques ou littéraires, les seules qu’ils puissent désormais supporter. Pour ces deux motifs, il semble bien que Louis XIV était le dernier des héros, — ou l’un des derniers, — à mettre en opéra. Il n’offre rien de musical, ou de « musicable, » bien qu’il ait été musicien. Et si, plus encore que la musique, il aima la poésie, assurément c’en était une qui ne ressemblait guère à celle que dans la Carmélite nous l’entendîmes soupirer.

Un autre personnage a semblé, sur la scène de l’Opéra-Comique, encore plus déplacé que le « Roi : » c’est « l’Évêque, » cet évêque étant celui que vous savez. L’auteur des terribles Maximes et réflexions sur la comédie a paru, de sa personne, dans une comédie, et musicale encore. Il a pu, ne fût-ce que de loin, ouïr quelques-uns de ces « airs, tant répétés dans le monde, » qui ne servent qu’à « insinuer les passions les plus décevantes en les rendant les plus agréables et les plus vives qu’on peut. » Sous les charmilles, au clair de lune, on a vu Bossuet, on l’a même entendu tenir à Mlle de la Vallière des discours où la musique était à peine plus invraisemblable que les paroles elles-mêmes. D’une voix tonnante, accompagnée à grand orchestre, le prélat adjura. menaça la pécheresse, et, pour être sûr qu’il ne lui parla jamais ainsi, chacun n’avait qu’à se rappeler comment il a parlé d’elle. Cela ne suffisait pas encore. Au dernier tableau, nous eûmes, — à la cantonade, — Une imitation du sermon fameux pour la profession de la pénitente. L’« arrangement » ne fut pas moins fâcheux que n’eût été la citation. Et, si ce n’est point une parodie, c’est du moins une confusion, et des plus regrettables, que de mettre Bossuet au théâtre et de lui faire un « rôle » de ce que son ministère, en de certaines circonstances, eut de plus délicat, de plus grave et de plus sacré.

L’erreur dernière, — heureusement réparée dès le second soir, — avait été de simuler avec exactitude une cérémonie de vêture. Comme de certaines gens, il y a de certaines choses qu’on ne doit pas donner en spectacle. Pour la représentation des choses saintes, en particulier des choses du cloître, le moment, autant que le lieu même, a paru mal choisi. Si c’est une allusion, elle est impertinente ; un hommage, si c’en était un par aventure, n’offenserait guère moins. Les idées et les personnes qui souffrent aujourd’hui violence méritent d’autres revanches et de plus dignes refuges. Les auteurs de la Carmélite ont dû pourtant, l’occasion leur en étant donnée, relire le sermon de Bossuet. Que n’en ont-ils mieux imité la discrétion et la délicatesse ! Mais ces vertus-là, même en art, ne s’apprennent peut-être qu’à l’école dont parle Bossuet encore, « école intérieure, qui se tient dans le fond du cœur, » et que le monde, surtout le monde des théâtres, écoute peu.

Si la musique de M. Massenet, — on l’a dit avec malice, — est la fille de celle de Gounod, la musique de M. Reynaldo Hahn pourrait bien être une petite-nièce de celle de M. Massenet. La parenté se reconnaît à certain « air » de famille et même à plusieurs : à cette mélodie entre autres, avant toutes les autres : O délice douloureuse ! qui fait le thème fragile du principal duo d’amour. Par la grâce des contours, et par les détours aussi, par le rythme et le mouvement général, par les intervalles augmentés et les chutes mourantes, ce motif imite ou rappelle la manière, — et la plus maniérée, — de M. Massenet. De son professeur encore, M. Hahn a reçu le secret ou la formule de telle phrase (chantée par le Roi) qui descend et se déroule en spirale brillante. Et le sentiment, autant que le style du maître, s’est reflété sur l’œuvre de son élève. M. Hahn se plaît à mêler dans le rôle de Louise la passion et la piété, l’amour divin avec les humaines amours. On nous dira que justement le cœur de l’héroïne est bien connu pour avoir été comme le lieu d’élection de semblables rencontres et de pareils combats. Ils s’y livrèrent du moins avec plus de violence. Ici la grandeur fait également défaut à la tendresse de Mlle de la Vallière et à son repentir. Amoureuse et pénitente, elle est l’une et l’autre faiblement. Un certain degré d’élévation manque au personnage. Que la jeune fille rappelle son enfance écoulée parmi les fleurs, les oiseaux et les cantiques, ou qu’elle souhaite, pour y cacher son bonheur, un asile modeste, presque bourgeois, la musique n’a guère donné que de la mièvrerie à l’expression de ses vœux et de ses souvenirs. Ce caractère persiste jusqu’à la fin ; il apparaît, il éclate même dans l’exclamation et les transports de la professe ravie : « Épousailles ! Epousailles ! » Le début de la scène, avec l’entr’acte, avec les psalmodies (malgré la polyphonie un peu indigente), avec un soupçon de fugue, avait de la tenue, sinon de la grandeur. Tout est gâté par ce mouvement de faux lyrisme, par cette effusion mystico-amoureuse, de sentiment équivoque, et de pauvre style, dont le contraste avec la situation et le lieu rappelle un mot de Bossuet encore sur le mélange de l’esprit du siècle et de l’esprit de Dieu, sur ces « lambeaux de mondanité » qu’il ne faut pas coudre à « cette pourpre royale. »

Autant qu’au rôle de Mlle de la Vallière, le fond ou la substance manque à celui de Louis XIV. En musique, par la musique, le roi comme la favorite existe à peine. Sa phrase d’entrée pourtant nous avait donné quelque espoir. Elle s’échauffe, elle s’élève, portée par un orchestre qui n’est dépourvu ni de noblesse ni de majesté. C’est le seul passage où le Roi-Soleil ait brillé d’un éclat trop vite évanoui.

Ainsi les deux principales figures sont ternes, plates et sans vie. Les silhouettes accessoires, les menus épisodes ont plus d’agrément. Ils ont aussi trop d’importance. Ils surabondent, sans que les dehors multipliés arrivent à masquer le vide du dedans. Les deux premiers tableaux ne représentent guère que les préparatifs d’abord, puis l’exécution d’un ballet de cour. On y relèverait de jolis détails dans le style de l’époque, et même dans un style moins ancien, car l’imitation de Gluck s’y mêle au pastiche de Lully. Le troisième tableau (la sortie de la chapelle royale) fait encore une part au spectacle des choses extérieures. Une bonne moitié du quatrième se passe en propos galans entre gentilshommes et filles d’honneur. Et le dernier acte même, celui du Carmel, en dépit d’une mise en scène, exacte, nous l’avons dit, jusqu’à l’irrévérence, ne laisse que l’impression fugitive d’une œuvre mince, toute en surface et toute de reflets.

C’est ainsi qu’une fois encore, un fin mélodiste a plié, sinon rompu, sous le pesant fardeau qu’est un opéra. Mais quelle imprudence aussi que de le vouloir porter, comme ils font tous ! Il en advient naturellement que leur talent forcé ne fait plus rien avec grâce et que, dans les quatre actes de la Carmélite, il n’y a pas vingt mesures qui vaillent ou qui rappellent seulement un des lieder de M. Hahn. J’en sais quelques-uns dont le charme subtil n’est pas encore évanoui. Tandis que La Vallière nous parlait, — sans nous émouvoir, — d’un parc et de grands arbres, sous lesquels avait joué son enfance, nous nous souvenions d’un autre jardin et d’une allée aussi, dont une des « Chansons grises » (paroles de Verlaine) a dit plus bas et plus délicatement le mystère. Parmi tant de pages de la Carmélite, qui sont ou qui voudraient être d’amour, laquelle, pour la justesse du sentiment et de la déclamation, pour la tendresse et l’humilité que peut donner la musique à l’effusion et au don de soi-même, laquelle est digne de l’Offrande ? Laquelle enfin égale cet autre chant :


Le ciel est par-dessus le toit
Si bleu, si calme...


pour l’amertume des regrets et la ferveur du repentir ?

On assure, depuis la Carmélite, que M. Reynaldo Hahn n’est pas un musicien de théâtre ; on a peut-être raison. Mais on avait tort, même avant la Carmélite, de l’appeler seulement un musicien de salon. Il fut quelquefois davantage.

Un débutant, presque un élève, M. Muratore, ne parut pas ridicule dans le rôle de Louis XIV, qu’il a chanté d’une voix distinguée, agréable même, mais froide et même triste aussi.

Quant à Mme Calvé, chacune de ses notes, isolément, est pour l’oreille un pur délice. Je goûte un peu moins son style ou, comme on disait naguère, son « phrasé. » Son talent, d’ailleurs, sa nature et sa personne sont assez exactement le contraire de ce que demandait son personnage.

Il est superflu, quand on parle de l’Opéra-Comique, de célébrer l’éclat et l’éclairage du spectacle. Ce théâtre est celui de l’audition colorée. Ici le plaisir de voir s’ajoute quelquefois à celui d’entendre et d’autres fois il y supplée.


En lisant Paillasse, — avec répugnance, — nous avions espéré que l’entendre, le voir, nous frapperait davantage. Le coup n’a pas même eu la force brutale que nous attendions. Dans l’ordre de la musique voyante ou de l’imagerie sonore où la jeune Italie paraît se complaire, l’œuvre de M. Leoncavallo ne vaut pas la Cavalleria rusticana de M. Mascagni.

L’un et l’autre ouvrage ont pour sujet un fait-divers sanglant. Paillasse est l’histoire (« arrivée, » paraît-il, au pays du musicien) d’un bateleur trahi par sa femme et qui, jouant avec elle une scène analogue, poignarde à la fin, — pour de bon, — et la femme et l’amant. Ainsi l’œuvre est deux fois théâtrale et le drame véritable s’y ajoute au drame simulé. Drame d’action, de fait encore une fois, et c’est en musique surtout qu’il n’y a « rien de plus méprisable qu’un fait. « La musique réserve ou doit réserver pour le sentiment toute son estime et tout son amour. A l’action pourtant, extérieure et violente, la musique, extérieure aussi, de Cavalleria donnait plus de violence encore. Elle redoublait au moins certains effets que dans Paillasse, au contraire, elle n’a pas accrus. Le second acte n’est pas même dramatique. En musique ou par la musique il n’a rien d’émouvant, encore moins de terrible. Il ne marche, il ne vit pas ; si peu qu’il dure, il paraît long, vide, et la vigueur du poing, ou de la « patte, » ne supplée pas ici à l’inhabileté de la main.

Et puis, et surtout, il y avait un peu plus de musique dans la musique de M. Mascagni. C’était d’abord l’éclatante et tragique sérénade qui, sur la petite place du village de Sicile, au soleil, faisait une tache de sang. Ailleurs, çà et là, c’était quelque trait un peu gros, mais qui portait, qui perçait même, de simple et rude vérité. C’était, dans l’ordre du récitatif ou de la déclamation, un mouvement, un accent, un cri ; dans l’ordre mélodique, c’était l’entr’acte, en dépit de sa banalité. Pour en subir, en goûter peut-être le charme tout extérieur, mais prenant, il suffisait de se faire en quelque sorte une âme italienne et populaire ; de se souvenir des quais de Naples ou de Palerme, où sonnent les pianos mécaniques par les beaux matins de printemps. Mais, dans Paillasse, rien, sauf peut-être une jolie sérénade, au second acte, ne rappelle ni le peuple, ni le pays italien.

Les élémens ou les formes de cette musique sont d’une trivialité qui n’a d’égale que leur misère. On doute si la violence est ici plus vulgaire, ou plus banale et plus veule la douceur. La plupart des motifs pourraient être proposés, — ou défendus, — comme des modèles de grossièreté mélodique ou rythmique, et la médiocrité de l’harmonie répond à l’indigence de l’orchestration.

Tout cela n’empêche pas que, depuis quelque dix ans. Paillasse triomphe partout et qu’à Paris un très grand artiste ait souhaité d’en être l’interprète. Interprète admirable par le chant, par le jeu, M. Jean de Reszké le fut une fois encore. Je l’admire pourtant moins quand il est supérieur au plus médiocre des rôles que lorsqu’il est égal aux plus beaux. M. Delmas a dit le prologue (peut-être la meilleure partie de l’ouvrage) d’une voix aussi puissante et plus souple que jamais, avec autant de verve et d’aisance qu’il montre en d’autres occasions de grandeur et de dignité, Mme Ackté, qui figure l’ardente Italienne, ajustement le genre de beauté, de voix. et de talent qu’il faut pour la défigurer. L’orchestre a manqué de mordant ; les chœurs, de mesure et de rythme. Et ce mélodrame lyrique, qui se passe dans un village de l’Italie du Sud, le 15 août à sept heures du soir, se joue à l’Opéra, dans un décor de Normandie, aux lanternes.


CAMILLE BELLAIGUE.