Revue musicale - 14 janvier 1902

Revue musicale - 14 janvier 1902
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 458-468).




REVUE MUSICALE



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Théâtre de l’Opéra : Siegfried, drame lyrique en trois actes, de Richard Wagner ; version française d’Alfred Ernst.


Vous devez commencer à savoir que Siegfried est la seconde des trois journées ou des trois époques composant avec le Rheingold, qui leur sert de prologue, l’ensemble de la Tétralogie. Dans le quadruple drame de l’Anneau du Nibelung, Siegfried forme la péripétie et marque l’avènement du héros. En voici le sujet, résumé jadis par doux de nos confrères qui furent parmi les ouvriers de la première heure ; parmi les ouvriers, ou les serviteurs, et non les esclaves ; parmi les plus zélés, mais les plus sages aussi.

« La Walkyrie, écrivaient, il y a seize ans déjà, MM. Albert Soubies et Charles Malherbe, la Walkyrie est un drame passionné où l’on retrouve encore, en partie, l’économie savante d’une action bien ménagée et bien suivie. Avec Siegfried, nous entrons dans le domaine de la poésie pure. Plus de pièce, à proprement parler, plus de composition dans le sens exact du mot ; mais une simple succession de scènes familières ou grandioses, une suite d’épisodes découpés, sans aucun souci de l’intérêt dramatique, dans la féerique histoire de la jeunesse d’un héros. Médiocrement pressé d’arriver au but, l’auteur s’attarde volontiers en chemin. L’ouvrage dure plus de quatre heures et on peut le raconter en deux minutes.

« Fils de Siegmund et de Sieglinde, qui est morte en lui donnant le jour, Siegfried a été recueilli par le nain Mime, dont l’affection apparente masque une secrète pensée de convoitise. Le géant Fafner a pris la forme d’un dragon pour mieux défendre son trésor, et le rusé frère d’Alberich compte se servir du bras puissant de son fils adoptif pour reprendre au monstre l’anneau des Nibelungen.

« Doué d’une force prodigieuse, inaccessible à la peur, également habile à manier le marteau du forgeron et l’épieu du chasseur, Siegfried a grandi dans une solitude seulement troublée, à de rares intervalles, par les visites d’un voyageur mystérieux, le dieu Wotan, désireux de s’assurer par lui-même des progrès de son petit-fils.

« Un jour, le jeune héros s’empare des tronçons de l’épée brisée de Siegmund, emportés jadis, comme un gage d’espérance, par la malheureuse Sieglinde, et il se forge l’arme qui lui donnera la victoire. Voilà tout le premier acte. — Il tue le dragon Fafner et aussi le nain Mime, qui avait essayé de l’empoisonner pour s’approprier plus sûrement l’anneau fatidique. Voilà le second. — Guidé par un oiseau merveilleux, il franchit la muraille de feu élevée par le dieu Loge, réveille Brunnhilde, la délivre et se fait aimer d’elle. Voilà le troisième. — Est-il rien de plus simple et ne fallait-il pas une imagination puissante et une fertilité de ressources prodigieuse pour tirer d’une donnée si mince la plus séduisante des féeries[1] ? »

« Féerie » n’est pas assez dire et de cette donnée matérielle, de ces faits insignifians et sommaires, la musique a tiré de plus humaines et souvent de plus qu’humaines beautés.

Quand Lohengrin fut représenté pour la première fois en Italie, — c’était, si je ne me trompe, à Bologne, — Wagner exprima, dans une lettre à M. Arrigo Boito, l’espérance et le désir de voir se fondre un jour le génie de l’Allemagne avec celui de l’Italie, l’âme de rêve avec l’âme de joie. Il souhaitait même que le chevalier du Graal pût être le héraut de ces noces mystérieuses. Elles ne se sont point accomplies. Mais, sans atteindre son but, inaccessible peut-être, c’est dans Siegfried que Wagner en a le plus approché. Entre toutes ses œuvres, Siegfried, et non pas Lohengrin, et non pas du tout les Maîtres-Chanteurs, Siegfried est l’œuvre de joie.

Il ne l’est, — entendons-nous bien et tout de suite, — il ne l’est que sous d’expresses et nombreuses réserves, après l’abstraction faite, en esprit au moins, car elle est impossible en réalité, de longs et mornes ennuis. Des scènes insipides et fastidieuses offusquent dans Siegfried les scènes rayonnantes ; elles y entravent la vie allègre et l’action ailée. Trop souvent, plus souvent que dans la Walkyrie, cette action cesse (nous ne parlons, cela va de soi, que d’action intérieure et passionnelle). Alors commencent et durent les interminables récits, les monologues ou les dialogues désespérans. Au premier acte, c’est la scène entre Wotan et Mime. On sait que dans Siegfried, le Jupiter du Nord a pris le nom et le costume d’un mystérieux pèlerin (der Wanderer, le Voyageur). Il n’est plus un personnage agissant, mais « agi, » dominé par les événemens qu’il créait et dirigeait naguère. Il les subit désormais, surtout il les raconte et par surcroît il se les fait raconter. Son dialogue avec Mime ne consiste que dans une interrogation respective, un examen réciproque sur la métaphysique et la mythologie de la Tétralogie. « Mime interroge le premier : « Quelle race habite sous la terre ? » Wotan répond : « Les Nibelungen. » Suit l’histoire du Nibelheim. — « Quelle race habite sur la terre ? — Les Géans. » — Suit l’histoire de Fafner. — « Quelle race habite dans le ciel ? — Les Dieux. » — Suit l’histoire de Wotan. A son tour le voyageur interroge[2]… » Tout cela, c’est le Rheingold rappelé. Plus tard, dans la première scène du troisième acte, entre le Voyageur et la déesse Erda, ce sera la Götterdämmerung annoncée. Qu’arrive-t-il alors ? De deux choses l’une : ou nous assistions avant-hier au Rheingold, nous entendrons demain la Götterdämmerung, et nous savons et nous saurons tout cela ; ou Siegfried seul nous est offert, et nous n’avons besoin d’en rien savoir. Tout cela, c’est l’inutile et l’encombrant appareil ; c’est le poids mort sous lequel ploie Siegfried, et qui çà et là menace de l’écraser.

D’autres passages ne sont pas moins cruels : au second acte, la conversation d’Alberich et de Wotan, la querelle de Mime et d’Alberich, et même et surtout la rencontre héroï-comique, plutôt comique, de Siegfried et du dragon Fafner. La chose est, paraît-il, renouvelée des Grecs et de leur nome pythique. Vous n’êtes pas sans ignorer que Timosthène, entre autres, amiral de Ptolémée II Philadelphe, avait mis en musique le combat d’Apollon contre le serpent Python. Au dire de Strabon, de qui nous tenons ces détails, l’auditeur croyait assister aux préparatifs du combat, aux premiers engagemens, puis au combat lui-même ; entendre les acclamations qui suivent toute victoire et même, « tant l’imitation des instrumens était parfaite, » les derniers râles du monstre mourant. Mais la symphonie de Timosthène avait cet avantage qu’elle était purement instrumentale. Elle épargnait à l’auditeur la vue du monstre lui-même. Celui-ci, à l’Opéra comme à Bayreuth, ne saurait être qu’une machine grossière autant que ridicule, dont l’exhibition et le concours gâteraient la plus belle musique du monde. Et telle n’est pas ici la musique de Wagner. Elle ne l’est pas non plus toujours dans les scènes que nous venons de rappeler. Il y a là des longueurs qui exaspèrent et des lourdeurs qui assomment. Aussi complexe que jamais, la polyphonie s’y exerce en quelque sorte à vide, sur des sujets sans intérêt et des discours sans fin. L’ennui alors, l’ennui wagnérien, sévit de toute sa puissance. Alors on en vient à craindre, à détester les thèmes impitoyables, fût-ce les plus beaux : ceux du Rheingold et ceux de la Walkyrie, celui surtout de Wotan voyageur, celui, — sublime pourtant, — du Walhall. On se prend même à douter encore si le leitmotiv en soi ne serait pas, au lieu d’une méthode admirable et féconde, un système, un procédé et une manie. On s’avoue enfin à soi-même, en secret, que, des quatre parties du Ring, Siegfried n’est peut-être pas la moins inégale, ni la moins difficile à supporter tout entière ; mais à soi-même, je le répète, et en secret, ces choses étant de celles dont le dernier des abonnés de l’Opéra ne conviendrait plus aujourd’hui.

Voilà le Wagner haïssable ; et voici l’autre, qu’on ne saurait trop aimer. De même que le premier acte de la Walkyrie, le premier acte de Siegfried consiste dans une évolution, dans un progrès continu et splendide. Mais, au lieu de s’accomplir en deux âmes, il ne s’opère qu’en une seule. C’est un lieu commun de répéter que la musique de Wagner exprime le devenir. Elle ne l’exprime nulle part avec plus de véhémence et d’emportement qu’ici. La première partie de Siegfried est la paraphrase magnifique ou plutôt la mise en action, — en quelle action dramatique et de plus en plus émouvante ! — de la parole inscrite au fronton du sanctuaire apollinien : « Connais-toi toi-même. » Le héros appelé ici à se connaître étant plus qu’un homme : un fils ou petit-fils des dieux, autant et à mesure qu’il se connaît, il s’aime, et sa connaissance et son amour, affluant de partout en son âme, l’emplissent et l’enivrent d’une surhumaine et vraiment divine joie.

Cette joie, au cours du premier acte, affecte les modes les plus variés. Elle se prépare d’abord, et pour ainsi parler, elle s’essaie. Par mille nuances de rythme, de mélodie et de sonorité, fondues les unes dans les autres, elle se transforme à l’infini ; tantôt elle s’avive et s’exalte ; tantôt elle s’atténue et se contient. Si long que soit l’entretien de Siegfried et de Mime (il occupe le premier acte presque tout entier), il ne languit pas une seconde, parce que la matière psychologique ne s’y épuise jamais. Allégresse ingénue, qui va, qui vient, danse et bondit ; gaîté moqueuse, ironique, insultante même et presque cruelle ; transports héroïques et farouches ; heureux pressentimens d’un adolescent qui soupçonne, avec un trouble délicieux, les mystères qui l’entourent et ceux qui se cachent en lui ; rires, cris, soupirs, frissons, dans tout le rôle de Siegfried, il ne manque pas un élément, pas un atome de joie.

Et quelle ombre nécessaire, mais lumineuse encore et comme souriante, le rôle de Mime oppose à tant de clarté ! Quel surcroît de vie jaillit du contraste et du conflit des deux personnages ! L’antithèse musicale est admirable entre les thèmes emportés et glorieux du héros, et les thèmes obscurs et retors du gnome trotte-menu, peureux et tatillon. Le motif de Mime forgeron, forgeron malhabile et impuissant, tourne comme le nain lui-même autour de Siegfried pour l’abuser et le retenir. En des pages exquises d’hypocrite tendresse, le père nourricier rappelle à l’adolescent, qui s’inquiète et qui doute, les soins prodigués à l’enfant. Avec une douceur si bien feinte qu’elle finit par nous émouvoir, le thème de l’enclume et du marteau, le thème ouvrier se change en thème berceur. Symbole tout à l’heure de pénible besogne, il le devient d’empressemens affectueux, de reproches câlins et d’amicale gronderie. En Siegfried, cependant, et autour de Siegfried, tout proteste et s’indigne contre la filiation vile à laquelle il se refuse à croire. Des lueurs traversent, éclairent tout ce qu’il chante, tout ce que l’orchestre chante avec lui, pour lui et de lui. Chaque insinuation de Mime provoque un démenti plus fort. Le dialogue s’élève et s’échauffe. Aux épisodes rêveurs, qui font comme des parenthèses ou des relâches dans l’action, d’autres succèdent, qui la précipitent. Déjà Mime a dû confesser une partie de la vérité. Siegfried sait à présent quelque chose de sa naissance, et qu’il eut un père, une mère dignes de lui. Sa mère est morte, et l’enfant lui donne quelques soupirs. Mais l’orgueil, la joie d’être un héros, le console promptement d’être un héros orphelin. « Sa jeunesse lui fait du bruit ; » sa nature, son essence lui devient de plus en plus présente et sensible, et, pour se comprendre et se posséder en quelque sorte tout entier, il fuit l’odieux compagnon dont la seule vue lui répugne et s’élance dans la forêt.

Ce merveilleux premier acte est divisé par la conférence de Wotan avec Mime en deux épisodes. Lun, nous venons de le voir, a pour sujet la conquête d’une héroïque activité ; l’autre, peut-être encore plus admirable, en représente l’exercice et la jouissance. La scène de la refonte du glaive est parmi les chefs-d’œuvre du premier rang. Toutes les forces de cette musique et de la musique en général concourent ici. La symphonie, d’abord, est prodigieuse de mouvement, de ferveur et de vie. À tout moment elle s’échappe et ruisselle en scherzos pareils à des torrens de joie. Et les splendeurs lyriques ne sont pas moins éblouissantes. Le chant de la forge m’en parait être le centre ou le foyer. Admirable est ici la mélodie : admirable de puissance et de pureté : admirable de rythme, car le rythme est peut-être, en tout cet acte, l’élément ou le facteur essentiel de la beauté ; admirable de tonalité : la tonique et la dominante servant de pivot ou d’e charnière à la sublime chanson. Elle se divise en strophes, et cela seul flatte et ravive l’esprit classique qui ne veut pas mourir en nous. Quand Wagner brise les vieilles lois qui nous tiennent encore au cœur, nous admirons, malgré tout, le génie qui crée un idéal nouveau. Nous l’admirons peut-être davantage quand, au lieu de contredire à l’ancien idéal, il le confirme, l’accroît et le renouvelle. Sans doute, en de pareils momens, l’apport de Wagner est colossal. Il pousse, il lance une seconde strophe au-dessus de la première et la couronne de triolets de fou. Jamais surtout nul orchestre avant celui-là n’a redoublé, centuplé par un semblable effort l’énergie et la beauté de la voix. Mais cette beauté n’en est point écrasée. Classique encore une fois est l’eurythmie de ces couplets gigantesques. Une telle musique va si loin, si haut, qu’il semble qu’elle n’ait pas de bornes : on ne saurait du moins prétendre qu’elle n’a pas de bases, tant elle est appuyée et d’aplomb. Chef-d’œuvre jusqu’alors inouï, le chant de la forge n’est pas la ruine de chefs-d’œuvre déjà entendus : il en est bien plutôt la consommation et l’apothéose.

On ne sait plus que dire, et pourtant de la fin de cet acte il y aurait à dire encore. Au premier chant de la forge, un autre succède : l’idée, le mouvement, le rythme, les timbres s’y renouvellent, et le sentiment, la passion, la vie s’y accroissent. Vous n’ignorez pas à quel paroxysme arrivent certaines péroraisons de Wagner. Celle-ci compte parmi les plus entraînantes. Toutes les puissances qui s’étaient jusqu’ici déployées se rassemblent et font masse ; toute la matière en fusion jaillit d’une seule coulée. La musique entière, symphonie et chant, s’aiguise et brûle comme la pointe ardente de l’épée elle-même. L’orchestre, la voix, lancent des éclairs et comme des fusées : l’une d’elles surtout, — l’un de ces gruppetti chers à Wagner, imprévu, mais adorable de grâce et de jeunesse, — est jetée par Siegfried brandissant le glaive, avec une élégance héroïque. Goethe a parlé quelque part de la « tempête de l’action. » On pourrait définir la fin du premier acte de Siegfried : une tempête de joie.

Au second acte, quelle joie encore ! apaisée et sereine, songeuse, et çà et là tempérée de mélancolie, comme était, dit-on, celle d’Apollon après la victoire ; mais cependant, mais toujours, quelle joie ! Le monologue de Siegfried à l’ombre du tilleul et son dialogue avec l’oiseau ; cette scène ou plutôt cette suite de scènes ont dans l’opéra la même valeur que l’andante entre le premier allegro et le finale d’une sonate ou d’une symphonie. C’est la part faite, après l’action, à la méditation et à la rêverie. Jeune comme Siegfried, élevé comme lui dans l’ombre des cavernes, le Centaure de Maurice de Guérin se demandait : « Quels sont donc ces dehors mystérieux où ma mère s’emporte ? » La musique ici les révèle à Siegfried étendu sur le gazon. Wagner anime non seulement les êtres, mais les choses, fût-ce les plus humbles et les plus viles. Il y a quelques instans, la forge entière vivait. Le marteau, l’enclume et le soufflet, le feu, le fer et l’eau, les outils et la matière même du travail prenaient entre les mains du gnome une vie imparfaite et misérable, une vie surabondante et radieuse entre les mains du héros. Et maintenant la terre contre laquelle il est couché, le vent qui sèche sur son front la sueur du combat, l’arbre et l’oiseau qui chantent ensemble au-dessus de sa tête, le printemps et le matin lui parlent. Ici le souvenir de Beethoven est inévitable : je devrais dire les souvenirs, car les « Murmures de la forêt » me rappellent toujours, autant que l’andante de la Symphonie pastorale, d’autres pages moins populaires, exquises aussi, et dont l’intention d’ailleurs n’est aucunement descriptive : le premier morceau, brillant de trilles, de certaine sonate en sol majeur pour piano et violon. Mais c’est avec la Scène au bord du ruisseau qu’on ne manque jamais de comparer le Waldweben. Et la comparaison n’est pas absolument stérile. Elle permet de saisir quelques menues différences d’expression ou d’imitation entre la musique plus vibrante, et comme un peu plus sèche, de Wagner et celle, plus fluide, de Beethoven ; entre le bruissement de l’air et le courant de l’eau. Cela n’est pas tout. Dans l’ordre intérieur ou du sentiment, nous ne recevons pas la même impression de la musique de Wagner et de celle de Beethoven. Le héros ou plus simplement le témoin de la Scène au bord du ruisseau reste anonyme et tout idéal. Parce qu’il peut être chacun de nous, il n’est personne de nous. Dans le Waldweben, au contraire, l’effet s’accroît de la présence et de la personnalité de Siegfried, de l’homo additus naturæ. Nos yeux le voient et nos oreilles l’entendent. Notre intérêt dès lors s’attache à lui, notre sympathie se cristallise autour de lui. Moins générale peut-être, elle en devient plus précise et comme plus concrète, et cela fait la grande différence entre les deux modes principaux de l’art musical, entre la musique pure et la musique en quelque sorte appliquée.

Sous le tilleul où l’oiseau chante, Siegfried vraiment n’est pas seul à se reposer. Pour l’auditeur également, c’est un repos délicieux que ces pages paisibles, où l’orchestre s’atténue et quelquefois se tait, comme pour écouter lui-même la voix par elle seule éloquente et qui sait être belle de son unique beauté. Alors la symphonie, qui règne encore, ne règne plus sans partage. Il arrive qu’elle s’efface devant le récitatif ou la mélodie, qu’elle alterne avec le chant, que tantôt elle le prépare ou le provoque et tantôt elle lui réponde. Un mot, une intonation de Siegfried suffit à nous émouvoir, le moindre détail est précieux, et le génie de Wagner, étonnant ailleurs par la complication et par la masse, étonne ici par la délicatesse et la simplicité. Quelle fin encore que cette fin du second acte ! Nous avons trouvé dans la péroraison du premier l’expression débordante et surhumaine de la joie ; en voici l’expression légère et vraiment ailée. « S’attacher au sentiment plus qu’à la peinture, » disait Beethoven, peignant un paysage aussi. Wagner a suivi le conseil et, si le chant de l’oiseau nous ravit, quand il monte, monte sans cesse, toujours plus clair et plus heureux toujours, c’est parce que la jeunesse, la vie des choses, l’âme enfin de la nature a passé dans l’âme de l’homme par la voix du petit être aérien et joyeux.

Le troisième acte, — ou du moins la dernière partie du troisième acte (le réveil de Brunnhilde et le duo d’amour), — déborde encore d’une éclatante, héroïque gaité. « Rayonnant s’ouvre pour moi le chemin ! Oh ! me baigner dans la fournaise, y trouver enfin la fiancée ! Hoho ! Hahei ! Gai ! Gai ! À présent je me choisis un aimable compagnon ! »[3] Telles sont les paroles et les cris de Siegfried s’élançant dans le brasier. Pendant la « Traversée du feu, » sa fanfare intrépide rit et saute de joie au milieu des thèmes de la flamme. Elle compte, cette « traversée, » parmi les plus admirables mêlées wagnériennes : admirable par ce qu’elle est, admirable par ce qu’elle représente. De telles pages sont le sommet où des siècles de polyphonie semblent être venus aboutir. Un des principes essentiels de notre art, celui de la combinaison, y est porté à son comble ; une des grandes forces qui constituent la musique s’y exerce, une des grandes lois qui la gouvernent s’y accomplit.

Peu à peu la prodigieuse mêlée se démêle ; par une dégradation ravissante, la symphonie colossale se réduit à n’être plus qu’une seule voix, une ligne, un fil sonore, délicieux d’élégance, de souplesse et de pureté. Pure également et solitaire, chacune des phrases de Siegfried avant le réveil de Brunnhilde se détache en quelque sorte sur un fond de silence. Loin de couvrir la voix, c’est à peine si l’orchestre la voile, et cela donne au récitatif la beauté mystérieuse d’une forme nue et chaste à la fois. Brunnhilde enfin s’éveille, et c’est encore un des plus divins momens que le génie de Wagner ait jamais arrêtés. Il l’a même arrêté trop longtemps : non pour l’auditeur, mais pour la ! pauvre interprète, qui ne put égaler ni par le geste, ni par la physionomie, ni par la voix, l’ampleur et la splendeur de cette résurrection, de ce retour à la connaissance de soi-même et de l’univers.

La joie, pendant cette halte sublime, s’est amassée dans le cœur de la vierge et dans celui du héros. Elle va s’en échapper maintenant et former de l’un à l’autre un courant que Brunnhilde, effarouchée et rebelle, pourra bien détourner un instant, mais auquel elle finira par se livrer tout entière. De quels noms d’abord, de quels noms aussi admirables, aussi radieux que les notes, ne salue-t-elle pas « le héros qui rit, Lachender Held, » « le plaisir du monde, Lust der Welt, » « Erwecker des Lebens, l’éveilleur de la vie ! » La sonorité, non seulement de la musique, mais des paroles mêmes, défie ici toute traduction. « Erwecker, erweckt, erwacht, » rien que ce mot allemand a quelque chose de hardi, quelque chose qui monte, qui pointe, et que les mots de notre langue : « éveiller ou réveiller » jamais n’exprimeront.

Il y a, cela va sans dire, il y a des longueurs, et terribles, dans ce duo. On les oublie quand se déroule en nappe sereine la Siegfried-Idyll, la cantilène de la vierge guerrière pleurant elle aussi, sur les montagnes, la virginité que l’amour, sinon la mort, va lui ravir. Mais, à la fin, l’amour est le plus fort. La vierge au regard un instant mouillé de larmes redevient tout à coup l’une de ces « vierges au beau rire » dont un de nos poètes a parlé. « O Siegfried ! J’étais à toi éternellement ! O Siegfried ! Je serai éternellement à toi !… Ne sens-tu pas comme mon regard te consume, comme mon bras t’enlace, comme mon sang se précipite à ta rencontre ! N’as-tu point peur, Siegfried, de la vierge farouche ?… ô héros enfant, adolescent sublime !… En riant il faut que je te donne mon amour ; en riant je renonce à ma clairvoyance ! Allons à notre perte en riant ! »[4] Partout en effet, à l’orchestre, dans le chant, éclate le rire. Les thèmes de la Walkyrie, non plus ses thèmes de compassion, de mélancolie et d’humilité filiale, mais ses thèmes guerriers, équestres même, l’environnent de leur sauvage allégresse. Le duo s’achève dans une coda vertigineuse, dans une sorte de « Félicità ! », mais allemande, mais wagnérienne, mais colossale, où triomphe le principe de fureur et de folie, le principe dionysiaque dont le génie grec avait peur et que, dans le siècle qui vient de finir, le génie de Wagner a tant de fois déchaîné.

Telle est cette œuvre, où nous avons tâché de montrer que la matière ne manque ni à l’admiration ni à la patience. Plus longue et plus fatigante que le Rheingold, moins dramatique que la Walkyrie et même que la Götterdämmerung, elle n’a pas la terrible et sublime unité de Tristan. Elle n’en possède pas davantage la douloureuse, l’atroce humanité. Siegfried fait moins de mal que Tristan, et peut-être moins de bien aussi. Mais, avec Tristan, avec les trois autres parties de la Tétralogie, avec presque toutes les œuvres du maître de Bayreuth Siegfried a ceci de commun, qu’il oblige notre esprit et notre sentiment à se reprendre, voire à se contredire. Et de nous diviser contre nous-même et de nous déchirer ainsi, il semble depuis longtemps, — il semble au moins à nous, — que c’est le caractère particulier et comme l’effet spécifique du génie wagnérien.


Il peut arriver, à l’Académie nationale de musique, que la première ou même les premières représentations d’un opéra de Wagner soient excellentes, ou peu s’en faut. Pour Siegfried, il ne s’en est fallu que du rôle de Brunnhilde. Et sans doute c’est quelque chose ; mais ce n’est pas tout, et même ce n’est pas le principal. Le reste ne mérite que des louanges. M. Laffitte (Mime) a de la voix, de l’intelligence et de l’esprit. M. Delmas est parfait dans le Wotan de Siegfried comme dans le Wotan de la Walkyrie. Je me trompe : il l’est autrement, ainsi qu’il convient. Il l’est avec autant de grandeur et moins de passion, ou de lyrisme ; avec autant de noblesse et plus de mélancolie ; avec beaucoup plus de mérite enfin, car le rôle est plus ingrat de beaucoup.

Il n’y a pas jusqu’à l’Oiseau-prophète (Mlle Bessie-Abott) dont le ramage ne nous ait charmé. Quel dommage seulement, les paroles ayant ici quelque importance, de n’en pas entendre une seule, et que la volatile mélodieuse ait une diction moins claire que sa voix !

L’orchestre, qui peut toujours tout ce qu’il veut et fait quelquefois tout ce qu’il peut, l’a fait cette fois-ci. Il a joué trop fort, mais, à part cela, très bien. Et nous ne parlerons pas des chœurs. Une abonnée, — wagnérienne, — de l’Opéra demandait récemment s’ils pourraient être à la hauteur de leur tâche. Elle doit savoir maintenant que, dans Siegfried, il n’y a pas de chœurs.

Quant à M. Jean de Reszké, revenu parmi nous après une trop longue absence, on pouvait, on devait même espérer qu’il chanterait et jouerait comme personne le rôle formidable du fils de Sieglinde et de Siegmund. Et cela n’a pas manqué. « Héros joyeux ! Héros enfant ! Éveilleur de la vie ! » Siegfried a paru digne de tout ce que Brunnhilde a pour lui de beaux noms. Une tradition, qui pourrait bien être allemande, et que les ténors allemands respectent, a fait de Siegfried « une jeune brute. » C’est plutôt comme un jeune dieu que je le comprends que je l’entends, que je le vois. Or, c’est bien l’impression de la jeunesse, et d’une jeunesse divine, qu’aux rougeurs de la forge, M. de Reszké nous donna par le chant, l’action et la physionomie. Son art semble avoir acquis encore plus de grandeur, d’aisance, de naturel et de liberté. Le chanteur, le tragédien, le comédien même, car il y a dans Siegfried plus d’une scène familière, se possède et se maîtrise pleinement. Par une dégradation délicate, il conduit le personnage du premier acte au second, de « la tempête de l’action » au calme, à la mélancolie du rêve. Écoutez-le chanter, au second acte, sous le tilleul, qui chante aussi : quelques-unes de ses intonations vous donneront peut-être un vague désir de larmes. Au troisième acte, quand il paraît à la cime du rocher, écoutez ses premières notes, émues et comme ravies par la solitude et le silence. Écoutez-le, sur ces mots seuls : « Éveille-toi, femme sacrée ! » moduler et modeler le son. Écoutez-le d’un bout à l’autre de son rôle : vous reconnaîtrez que jamais il n’y eut plus de pureté dans son style, une cordialité plus profonde en sa voix ; dans son talent ; enfin, plus de cette « étendue de cœur » et d’intelligence qui fait les grands artistes, et, de celui-là, le plus grand que je sache aujourd’hui.

Camille Bellaigue.
  1. MM. Albert Soubies et Charles Malherbe : l’Œuvre dramatique de Richard Wagner, 1 vol., 1886, Fischbacher.
  2. MM. Soubies et Malherbe, op. cit., p. 186.
  3. Cité par A. Ernst dans son bel ouvrage : l’Art de Richard Wagner (l’Œuvre pratique), 1 vol., 1893 ; Plon, Nourrit et Cie.
  4. Traduit et cité par Alfred Ernst (l’Art de Richard Wagner).