Revue musicale - 14 janvier 1887

Revue musicale - 14 janvier 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 447-454).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Patrie! opéra en cinq actes et six tableaux, paroles de MM. Victorien Sardou et L. Gallet, musique de M. Paladilhe.

Si le moi n’était haïssable, nous aimerions, en abordant l’œuvre de M. Paladilhe, témoigner à l’auteur une sympathie particulière, et nous réjouir personnellement de son succès. C’est un peu à lui que nous devons d’aimer la musique et d’oser parler d’elle Quand l’élève avait à peine l’âge du Passant, il ne se doutait pas qu’un jour il lui faudrait juger Patrie ! S’il a ici le devoir délicat de critiquer son maître, il a du moins, et s’en réjouit, le bonheur de pouvoir le louer.

Paladilhe! un joli nom de musicien, ailé comme une chanson de printemps, comme ce refrain du mandoline, rayon du soleil italien, que l’auteur du Passant rapporta de là-bas avec sa vingtième année. En 1872, M. Paladilhe ajouta de la musique à l’harmonieuse idylle de M. Coppée. Fleur sur fleur, ainsi que dit la reine Gertrude, semant de roses le cercueil d’Ophélie. C’était bien une double fleur, cette rêverie aux étoiles du ciel toscan, dialogue sentimental entre la belle donneuse d’amour et le gai chanteur d’avril. Il y avait çà et là dans le Passant de charmantes choses, entre autres, une vue lointaine et vaporeuse de Florence endormie au clair de lune; partout la grâce de l’adolescence. Cette musique était la fille encore très jeune d’une autre musique illustre et féconde : déjà la terrasse de Silvia touchait au balcon de Marguerite et de Juliette. Jamais depuis le Passant; ni dans l’Amour africain, tué par un livret extraordinaire; ni dans le mélodieux opéra comique de Suzanne, une fine gravure anglaise; ni dans ses lieder les plus délicats ou les plus pathétiques : le Rouet, la Chanson du Pécheur, les Papillons, jamais M. Paladilhe n’a perdu de vue les grands maîtres, surtout le dernier de tous, son maître à lui, M. Gounod. Patrie! encore, l’œuvre longtemps méditée et passionnément chérie, Patrie! qui vient de faire franchir au talent et à la renommée de M. Paladilhe un pas décisif, a subi le prestige du passé et la magie des souvenirs. Échappez-lui donc, à cette magie, vous tous qui venez « trop tard dans un monde trop vieux ; » maîtres éminens, qui chaque jour charmez, touchez nos âmes, mais sans les surprendre; étouffez les voix familières qui chantent en vous depuis votre enfance d’écoliers, faites le silence dans votre mémoire ! — Vous n’y parvenez guère, et vous continuez d’entendre les hôtesses accoutumées. Notre siècle est peut-être au bout de ses chants; mais ses chants par bonheur ont été si beaux, que les échos seuls en paraissent encore glorieux et nous donnent la patience d’attendre le verbe nouveau.

Aussi bien, nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre, et notre pays, pour parler de lui seulement, n’a jamais langui trop longtemps après la parole de vie. C’est à lui qu’a parlé le Rossini de Guillaume Tell, à lui le Meyerbeer de cette admirable tétralogie, qu’on sacrifie trop à une autre ; à lui encore, il y a trente ans à peine, un vivant qu’on peut nommer après de tels morts, M. Gounod, et enfin, le dernier de tous, un mort qu’on peut nommer après ce vivant, Bizet. Depuis Carmen, il y a comme une halte, je ne dis pas dans notre talent, mais dans notre génie, et déjà nous sommes pressés de repartir. Dès qu’un nouvel ouvrage est annoncé, le cœur nous bat. Je ne connais que trop cette inquiète attente du chef-d’œuvre désiré, de la voix inconnue, le frisson de Samuel : «Parlez, Seigneur, votre serviteur écoute!» Nous croyons tant à l’avenir, nous espérons tant de lui, que nous voudrions hâter sa marche et lui arracher d’un seul coup la longue confidence de ses secrets. Hélas! il en est aussi jaloux que nous en sommes curieux. Patrie! n’est pas une révélation, mais la tradition très dignement conservée de beautés déjà connues et toujours aimées; hommage à de nobles dépouilles, salut à des drapeaux qui restent les nôtres et que, selon nous, personne encore n’a déchirés.

La musique de M. Paladilhe manque surtout d’originalité. Il faut lui faire ce reproche, et le lui faire tout de suite : l’éloge en sera plus libre après. Patrie ! est comme une synthèse de chefs-d’œuvre; les souvenirs y abondent, et presque les citations; on y voudrait parfois des guillemets. Trop souvent au cours de l’ouvrage reparaissent des idées connues, des harmonies familières, la pensée d’un maître, le procédé d’un autre. La conception générale est celle de Meyerbeer; Rossini sourirait malicieusement à plus d’un passage; certaines beautés pathétiques reviennent de droit à M. Verdi ; quant à M. Gounod, il est là, comme presque partout aujourd’hui, la source de toute tendresse. Sans multiplier les exemples de réminiscences, il est assez curieux d’en prendre quelques-uns, à l’aventure. Au premier acte, l’ensemble de l’Ave Maria, très bien construit d’ailleurs, rappelle fidèlement la phrase de Marguerite éperdue : Seigneur, accueillez la prière des cœurs malheureux! Au second, le complot de Rysoor et de ses amis est fait tout entier avec deux motifs d’une autre conjuration, celle de Guillaume Tell : même dessin de violoncelles, ou à peu de chose près, qu’à l’entrée du canton d’Uri; même réponse des chœurs que sur ces paroles : Guillaume, tu le vois ! Aux dernières pages du ballet de Patrie! comme de celui de Faust, on attend l’apparition de Phryné. Au quatrième acte enfin, le cri de Sapho sur son rocher couronne le beau lamento de Rysoor trahi. Le hasard est parfois un merveilleux ouvrier : il a des raffinemens mnémoniques dont une habileté volontaire n’égalerait jamais l’ingéniosité. Il amène des retours imprévus, presque des quiproquo de musique, qui dans Patrie! ne tiennent pas seulement l’attention, mais la mémoire en éveil.

Le défaut est grave, et il atténue sans doute la valeur d’une œuvre, ou plutôt le mérite d’un auteur. Le mérite ! un mot toujours gros de querelles. Que nous fait le mérite ? et faut-il au fond se tant soucier de l’origine des choses? Qu’importe, après tout, quand le souffle passe, s’il a déjà passé sur des cimes? Pourquoi, devant des souvenirs involontaires, inconsciens, se défendre et leur dire : « Je vous connais et je ne vous aime plus. » — Pourquoi? Parce que nous avons le goût et le besoin de la personnalité, de l’individualité, du verre qui n’est pas grand, mais qui est notre verre. Admettons un instant qu’un chef-d’œuvre posthume de Beethoven se retrouve demain, on crierait : « Bravo ! » Mais que de ce chef-d’œuvre acclamé notre voisin se déclare et se démontre le père, alors c’est peut-être : « Haro ! » que l’on criera. Notre admiration esthétique se refuse à l’hommage collectif ou anonyme. Nous aimerions être certains de devoir l’Iliade à un seul Homère, et si d’aucuns s’inquiètent tant du paradoxe baconien, c’est apparemment qu’ils tiennent à l’unité de Shakspeare, voire même à son nom.

En écoutant Patrie! on se dit tout cela. A chaque instant, l’on prend la musique en flagrant délit d’imitation, et... toujours on lui pardonne. La probité de notre admiration s’inquiète; notre plaisir n’est pas sans scrupules, mais il est assez vif pour que nous lui trouvions des excuses. L’excuse de M. Paladilhe, elle est un peu dans ses facultés mêmes, dans sa mémoire d’enfant prodige qui autrefois, dit-on, possédait le Clavecin bien tempéré tout entier. Mais elle est ailleurs encore : dans le respect et l’amour du musicien pour ses grands devanciers, dans quelque modestie et quelque défiance de soi. Effrayé de sa tâche, quand le poids était trop lourd, il a crié vers ceux qui ne faiblissent pas, et ses maîtres l’ont secouru.

La vive sympathie que nous inspire l’opéra de M. Paladilhe a plus que ses excuses; elle a ses raisons : des raisons du cœur, les meilleures peut-être. Oui, Patrie! est une œuvre de cœur encore plus que de tête. L’admirable drame, le plus beau de tous les livrets depuis les Huguenots, a séduit le musicien. Il l’a pris et porté à des hauteurs où sans lui un charmant talent risquait de ne jamais atteindre. On pouvait moins espérer de M. Paladilhe, ne pas attendre de lui l’instinct du théâtre, la constante élévation de la pensée, l’entente des grandes scènes, la force de remuer les masses, de traiter les situations; tous ces dons, il les a révélés. Son inspiration est vigoureuse, sans petitesse ni mièvrerie. Jamais elle ne s’arrête ni ne dévie; elle marche ferme et droit. Avec le mouvement, peut-être sa qualité maîtresse, M. Paladilhe possède aussi le sentiment des proportions et des oppositions; il sait disposer les plans et ménager les contrastes. Il n’a pas manqué une seule des situations qui lui étaient offertes. De cette longue partition de Patrie! L’homogénéité, la cohésion est remarquable; elle n’a pas de trous. Rien n’y choque, rien n’y ennuie, et ce dernier mérite n’est pas mince aujourd’hui.

Examinons l’œuvre de près; elle en vaut la peine. Elle commence par un chœur franchement rythmé, puis par un air de La Trémouille, hors-d’œuvre qui prend trop de place au seuil du drame et, musicalement, ne vaut ni la jolie ritournelle d’orchestre, ni les récitatifs dégagés qui le précèdent. Le dialogue de Rysoor et du jeune marquis traîne un peu; mais la scène de Jonas est des mieux venues. Après un chœur bien mené, l’air du sonneur nous plaît par son accompagnement pittoresque, par son double caractère de bonhomie et de vaillance plébéienne, par sa joyeuse humeur, si vite et si tristement retenue. Elle est à la fois humble et fière, la chanson des cloches bavardes hier, aujourd’hui muettes; elle ressemble à leur gardien, qui tremble, mais qui saura mourir. Cette page annonce bien un des aspects du drame, son côté populaire et touchant. Un charmant passage encore de ce premier acte, c’est l’entrée de Rafaële. Décidément, M. Paladilhe a le secret des ritournelles : celle-ci est exquise. Elle apaise toute menace, toute plainte, et sur le murmure voilé des hautbois, des flûtes, quand plane un cor mystérieux, on écoute ce demi-silence et l’on se redit tout bas le proverbe des jeunes filles : c’est un ange qui passe. A la fin du premier acte, le drame se noue : Rysoor apprend qu’un homme était chez lui la nuit passée. Ici la musique s’attache à l’action, la pousse, la précipite : l’orchestre s’émeut; des sursauts d’angoisse le font se débattre, protester contre les tranquilles affirmations de Rincon, et, tout à coup, Rysoor éclate. Le mouvement est vraiment très beau. La nuit vient, faisant dans la ville opprimée la solitude et le silence. La retraite sonne et les patrouilles passent : « Tendez les chaînes ! » crient de loin en loin les sentinelles. Rysoor est toujours là, qui pleure son honneur et son amour, qui sent se resserrer l’étreinte de l’horrible vérité. La voilà pour la première fois, cette musique sincère dont nous parlions plus haut ; musique de cœur qu’on ne peut se défendre d’aimer et que sa cordialité même ferait absoudre de plus d’un reproche.

Au second acte, Dolorès paraît, et en belle phrase d’entrée : «J’ai prié tout le jour, » pourrait bien être la plus colorée de tout son rôle. Le personnage musical de la comtesse de Rysoor a trop peu de relief dans ce second acte, et d’ailleurs elle et Karloo manquent généralement de physionomie. M. Paladilhe, qui parfois ajoute aux situations, ajoute moins aux caractères; sa musique est plus d’action que de sentiment. Essentiellement théâtrale, elle perd à la lecture, parce qu’elle s’est livrée du premier coup. Elle n’a pas de ces eaux profondes où l’on peut toujours descendre ; mais à vrai dire quelques chefs-d’œuvre seuls ont de ces profondeurs infinies. Sauf un bel éclat de Karloo, éperdu de remords et de honte, et une suave cantilène de Dolorès qui vient après, sauf un brillant petit chœur de carnaval, le premier tableau du second acte offre peu d’intérêt, encore moins de nouveauté. Le drame domestique est un peu sacrifié à l’autre, et M. Paladilhe traite mieux les faits que les âmes. Le ballet chez le duc d’Albe a de l’éclat, trop d’éclat parfois. Les cornets à pistons, trop chers au compositeur, y prennent des libertés vulgaires, un peu foraines ; mais la clarinette et la harpe s’y unissent ingénieusement pour suivre le vol de la charmante Mlle Subra. Citons encore une belle effusion de violoncelles pendant que Mlle Torri, noble héritière de Mlle Marquet, organise le divertissement et prend le ciel à témoin de ce qui va se passer. Très galant est le madrigal de La Trémouille avec ses fines harmonies, et tout à fait exquise, avec un soupçon de mélancolie, la pavane chantée à bouches tour à tour ouvertes ou closes.

Maintenant va se révéler chez M. Paladilhe un tempérament que nous ne lui connaissions pas. De nos compositeurs, jeunes encore ou déjà mûrs, je ne vois que M. Saint-Saëns, qui puisse ainsi bâtir trois actes de grand opéra. Le maître d’Henri VIII l’a fait et le refera encore : avec plus d’originalité que l’auteur de Patrie ! avec une science autrement assurée, des procédés plus habiles et des artifices plus heureux, mais sans plus de vérité dans le sentiment ni de justesse dans l’expression. Si au troisième acte de Patrie! le trio de Karloo, du duc d’Albe et de Rafaële ne vaut rien, si la rodomontade du ténor surtout n’est qu’un vulgaire ran-plan-plan, tous les récits d’Albe méritent l’attention, et la douce plainte de Rafaële : Hélas! j’espérais tant! mérite l’émotion. Voilà de ces traits rapides, et personnels ceux-là, qui font beaucoup pour la silhouette d’un personnage. Enfin, la grande scène de la dénonciation est une des mieux conduites que, depuis longtemps, on ait entendues à l’Opéra. Sans dévier, sans faiblir, avec des modulations heureuses, des rythmes variés, toujours naturels et presque nécessaires, avec de courtes pauses, où se reprennent de nouveaux élans, la scène marche, court à l’explosion finale. Elle commence par l’irruption de Dolorès chez le duc et l’apostrophe hardie : Etes-vous sûr de voir encor demain, Monseigneur? La suite est dure, résolue comme la haine de cette femme, tantôt avec des reprises de trouble et d’angoisse, bien rendus en cette phrase : Ah! je sais quel mépris vous allez concevoir à m’entendre ! tantôt avec des redoublemens de fureur. Tous ces récits sont d’un maître. Dès le premier aveu, l’épouvante saisit Dolorès ; un cri de remords lui échappe, un de ces cris que ne renierait pas M. Verdi. Il est trop tard ; Albe et ses officiers pressent la misérable et lui arrachent, haletans, les détails, les preuves du complot. Ici, même l’orchestration de M. Paladilhe est éloquente : le saxophone et les trombones se répondent, et l’opposition de cette menace sinistre et de ces éclats cuivrés renforce l’opposition des voix et la puissance de l’émotion. De nouveau, la phrase éperdue interrompt les confidences scélérates; elle encore reparaît à l’orchestre, mais plaintive, mais vaincue cette fois, pleurant tout bas la patrie livrée, humble comme le pauvre sonneur qu’elle semble n’avoir pu défendre. Enfin la phrase obstinée se redresse avec Dolorès au nom de Karloo; furieuse, elle brise le cercle de fer qui l’enserrait, et, sur le plus haut sommet de cette magnifique scène, elle allume le dernier rayon et la dernière flamme. Si M. Sardou, comme on le raconte, a voulu dans l’opéra garder toujours la première place, ici au moins elle lui a été ôtée.

Le musicien l’a conquise encore dans le quatrième acte, le plus beau. Les Flamands sont réunis à l’hôtel de ville, dans l’asile désert, dans le sanctuaire profané de leur liberté. Ils arrivent, annoncés par une mélancolique ritournelle de cor, et Rysoor leur parle. Ah ! la superbe harangue ! Après la page la plus dramatique de Patrie ! en voici la plus musicale. Une pareille inspiration est de celles qui brusquement élèvent le niveau d’une œuvre; c’est la montagne d’où l’on découvre les royaumes. Jouissons un peu de l’horizon : jusqu’à la fin de ce quatrième acte, nous sommes sur les cimes. Rysoor, le seul caractère créé par M. Paladilhe, se dresse ici de toute sa taille. Qu’il était périlleux, cet air, et quelle crainte nous avions de la bravoure trop ordinaire aux patriotes en musique ! Quelle surprise d’entendre de nobles accords, de suivre, après un récitatif auguste, une magnifique expansion de sentiment et de mélodie ! Les harpes vibrent, et sur leurs ailes monte la voix incomparable de M. Lassalle ; les trombones maintenant accompagnent de leur chant solennel les prophétiques visions, et, par leurs bouches de cuivre, chante l’âme de la patrie. Pour notre honneur et notre joie, plus d’un opéra contemporain touche, ne fût-ce qu’une minute, au génie. Patrie ! fait plus qu’y toucher par cet hymne admirable d’espérance et de liberté.

Le duo suivant entre Rysoor et Karloo renferme une plainte émouvante : Ah! malheureux que j’aimais tant! elle s’achève par une réminiscence que nous lui avons déjà reprochée. Dans l’appel de Karloo à ses compagnons, encore des réminiscences, de Guillaume Tell cette fois, et des effets de hautbois un peu minces, mais du mouvement et de la chaleur. La scène du combat est supérieurement traitée. Partie de rien, et faite de presque rien : de quelques tambours et clairons, d’appels au dehors et de réponses d’orchestre, c’est une irrésistible progression de rythme et de sonorité. Vraiment ce quatrième acte est complet. Voici la scène du sonneur et l’appel de tous les Flamands à l’héroïsme d’un seul. Leur supplique est déchirante, surtout quand l’unisson des masses chorales pèse de tout son poids sur la faiblesse du pauvre Jonas. Dans l’attente du signal, sous les menaces du duc d’Albe, une seule prière jaillit de mille cœurs, si spontanée et si ardente, qu’on ne s’inquiète plus ici des réminiscences. Nous ne nous souvenons plus de nos souvenirs ; le souffle de cette inspiration les a tous emportés.

Jonas n’a pas défailli : le glas tinte lentement. Sur ses notes funèbres, Karloo lance une apostrophe de triomphe. Tuez, tuez l’homme! hurle le duc d’Albe ; un coup de feu retentit et les meurtriers apportent le cadavre du sauveur de la patrie. Alors les martyrs de l’heure prochaine s’agenouillent devant le martyr de la première heure, et Rysoor, au nom de tous, le salue et le remercie. Admirable sérénité, aussi voisine du génie que l’enthousiasme de tout à l’heure. Décidément, nous restons sur les sommets, et après un acte de cette envergure, M. Paladilhe a, comme ses héros, bien mérité de son pays.

Au début du cinquième acte, l’air de Dolorès a infiniment de charme; mais il n’est peut-être pas à la taille du personnage, de cette âme farouche, qui doit aimer, comme elle hait, démesurément. Par contre, le duo final grandit singulièrement Karloo. Les premiers récits du jeune homme disent avec gravité son repentir et sa résolution. Mais à son adieu, Dolorès répond par une provocation d’amour, et pour le reconquérir il suffit d’une phrase, exquise et tout originale, celle-là : Viens, nos maux sont finis, mon cher amour. Ah ! viens, je t’aime ! Un roulement de tambours annonce l’arrivée des condamnés; les prêtres chantent l’office des morts. Presque toute la scène est bâtie sur le Dies iræ tour à tour psalmodié dans la coulisse et paraphrasé par l’orchestre; voilà une véritable trouvaille. Au-dessus des rumeurs lointaines, dans cette maison déserte, le duo prend un relief étonnant. La déclamation en est vibrante et toute semée d’éclairs ; elle s’emporte en invectives, surtout à ces mots de Karloo, qui commencent un crescendo foudroyant : Je frapperai l’auteur de ce forfait. La péroraison est plus saisissante encore et traversée par un suprême appel de Dolorès à la pitié de son amant. Au Dies iræ succède un beau chant les héros marchant au supplice. Karloo d’abord jette ses imprécations au milieu de l’hymne stoïque ; mais bientôt il l’entonne à son tour, et dans une hallucination de patriotisme, il tue, et va mourir. Ce duo est une des plus grandes pages de la partition ; c’est finir glorieusement que de finir ainsi.

Telle est l’œuvre de M. Paladilhe : œuvre forte, sincère, élevée, à laquelle manque seulement un peu de personnalité pour être une très grande œuvre. Après en avoir dit les faiblesses et les beautés, nous souhaitons que le public soit plus sensible à celles-ci, et qu’il leur fasse avec nous la première place.

Patrie ! est montée avec un goût et un soin dont nous avons plaisir à féliciter MM. Ritt et Gailhard. L’ouvrage était particulièrement difficile à mettre en scène, et les privilégiés qui assistent aux répétitions de l’Opéra savent quelle activité, quelle science et quelle conscience les conduit.

M. Duc chante avec toute sa voix, et Mme Krauss avec tout son cœur. Ultimum moriens, disent, je crois, les physiologistes en parlant du cœur ; c’est lui qui mourra le dernier chez l’illustre artiste. Partout ou retrouve encore la physionomie, les attitudes de la grande tragédienne et le style de la grande cantatrice. Nulle autre que Mme Krauss ne pouvait créer Dolorès. — Mme Bosman, qui chantait l’an dernier l’infante du Cid, chante cette année Rafaële, une autre princesse également bienfaisante. Elle remplit à souhait ces rôles de charité. Aurait-elle deviné que chez les Grecs charité voulait dire grâce ?

Le talent de M. Édouard de Reszké et le rôle du duc d’Albe ne se conviennent qu’à demi. Cette admirable voix ne pourra jamais se durcir ni laisser percer le fer sous les flots de son velours. Mais l’excellent artiste garde partout sa belle tenue, et le rôle avec lui gagne encore plus en noblesse qu’il ne perd en cruauté. M. Muratet est un fort agréable La Trémouille : il dit avec distinction le madrigal du second acte. MM, Berardi, Sentein, et Dubulle surtout, sont beaucoup plus que convenables, et M. Sapin brûle d’un zèle toujours plus ardent.

Quant à M. Lassalle, d’un bout à l’autre de son rôle de Rysoor, il est simplement admirable, et, ce qui vaut mieux encore, admirable simplement. Il chante comme un violoncelle, disait-on derrière nous ; c’est comme douze violoncelles, qu’il faudrait dire. Sa voix, son style, son jeu, tout est noble, tout est calme surtout, et en art la beauté suprême est peut-être dans le calme. Il chante le premier air du quatrième acte avec un enthousiasme et cependant une possession de lui-même ; il dit l’oraison funèbre du sonneur avec une sérénité, un détachement de la vie, qui se sentent profondément, mais ne s’analysent guère. Il ne suffit pas de féliciter un artiste qui nous donne de pareilles joies ; il faut le remercier, et nous le faisons ici de toute notre âme.


CAMILLE BELLAIGUE.