Revue musicale - 14 décembre 1895

Revue musicale - 14 décembre 1895
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 926-929).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’OPERA-COMIQUE : Xavière, idylle dramatique en trois actes, tirée du roman de M. Ferdinand Fabre, par M. Louis Gallet ; musique de M. Théodore Dubois.

Dans un village du pays cévenol abondant en châtaigniers, il y avait un bon curé. Et sa servante Prudence était une excellente fille. Tous deux avaient pris sous leur protection l’honnête Landry et la triste Xavière, qui s’aimaient d’un amour innocent et persécuté. Car méchante et dure à son enfant était Benoîte Ouradou, la mère de Xavière, et c’était un vilain homme que le père de Landry, le maître d’école Landrinier. Les deux mauvais parens se voulaient marier ensemble, et, Xavière ayant quelque bien, ils résolurent sa mort. A cet effet ils la précipitèrent du haut d’un châtaignier où elle était montée pour faire la récolte. Mais, selon les lois heureuses de l’opéra-comique, Xavière ne se fit que peu de mal et le bon curé la recueillit, ainsi que Landry, au presbytère. La criminelle tentative avait eu des témoins ; le mauvais père quitta le pays, et la mauvaise mère, ayant montré du repentir, fut pardonnée.

On voit par où ce sujet, tout à l’honneur du clergé de la campagne, tout à la honte des instituteurs laïques, convenait plus qu’aucun autre à ce qu’il y a de conservateur, et presque de réactionnaire, dans le très estimable talent de M. Théodore Dubois.

Notre musique aujourd’hui ressemble à l’antique Janus. Elle a deux visages : l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. M. Dubois regarde volontiers derrière lui. Il se souvient plutôt qu’il ne devine ou ne devance. Il est moins hardi que fidèle, mais je préfère de beaucoup sa modestie à certaines témérités. Si l’on ne faisait généralement dire à ce mot le contraire de ce qu’il veut dire, je parlerais volontiers du « tempérament » de l’auteur de Xavière, car sa pensée et son style ont quelque chose de tempérant et de juste, de sage et de vertueux. « Idylle dramatique », porte l’affiche de Xavière. Et dans la musique sans doute le drame n’existe pas. Mais l’idylle a des parties plus qu’agréables, et qui peut-être suffisent, en dépit de la hiérarchie des genres, à placer le musicien de Xavière au-dessus du musicien même des Sept Paroles du Christ. N’allez pas croire au moins qu’il soit ici question de hors-d’œuvre ou de détails intimes, de ces riens que la critique relève et sauve par courtoisie ou par respect. Il s’agit d’une couleur générale et d’un style habituel, qui font de presque tout le premier acte de Xavière une chose infiniment distinguée et délicate.

C’est la fin d’un orage, et pour en détourner les dernières menaces, les enfans dans l’école chantent un cantique. Sous l’œil indulgent de Prudence repasse une petite paysanne, aguichée par un beau pastour. Puis c’est le retour du curé, la sortie de l’école et l’histoire, contée par le vieux prêtre aux petits enfans, de saint François d’Assise haranguant les oiseaux. Tout cela, redit ainsi, n’est rien ; en musique tout cela est charmant. — Soit ; mais comment tout cela est-il fait, demanderont les gens d’esprit exact, les amateurs d’étiquettes et de catégories. — Eh bien ! cela est fait de petites mélodies brèves, mais formelles, de rythmes choisis, d’harmonies élégantes sans recherche et sobres sans indigence ; de modulations naturelles, je ne dis pas banales, et qui varient la tonalité, mais ne la détruisent jamais. Cela enfin est écrit par un excellent musicien de France, dans le plus joli parler de chez nous. Oui, le parler, car cette musique parle aussi clairement qu’elle chante ; elle met chaque mot en lumière et donne au dialogue un tour facile, un air vivant. « Avec simplicité ; sans rigueur », porte constamment la partition. On y aurait pu graver aussi : « Avec dignité » ; une fois ou deux même : « Avec grandeur » ; car dans la courte et cordiale action de grâces du bon curé revoyant son village épargné par la foudre, dans le récit de la légende franciscaine, j’ai surpris une note discrète, mais émue et profonde, que dans les œuvres plus austères de M. Dubois, fût-ce les Sept Paroles, j’avais inutilement cherchée. Je l’aime, ce récit à la fois coulant et soutenu, dont jamais le fil léger ne se brise ou ne se noue. Au point de vue mélodique, au point de vue tonal, il est un et cependant il est divers. Hors le début et la fin, qui se répondent et l’encadrent, il ne contient pas deux mesures pareilles, encore moins deux mesures disparates. Toute cadence y est aisée, toute modulation limpide, et la justesse du rapport entre l’orchestre et la voix donne une grâce dernière à ce parfait petit tableau.

Le second acte a moins de prix, et c’est dommage. L’œuvre ici pouvait s’élever et s’agrandir. Non par l’action dramatique (celle-ci est vulgaire), mais par la couleur pittoresque et le sentiment de la nature. Un arbre colossal occupe tout le théâtre ; que n’occupe-t-il la musique aussi, toute la musique ? Pourquoi n’a-t-il donné qu’un motif de décor et non de symphonie ? Oui, c’est une symphonie qu’il fallait ici, une symphonie d’instrumens et de voix en l’honneur de la terre, de la vieille Cybèle, éternelle nourrice des hommes et des arbres. Il fallait d’abord une autre préparation, une autre annonce que ces quelques mesures d’entr’acte aimable, que cette mince romance de ténor, écrasée, dès que le rideau se lève, par la masse du châtaignier géant. Que veulent ensuite ces trilles, ces vocalises de Xavière ? Cela était bon pour un arbrisseau, pour l’ « aubépin », le « bel aubépin » des Noces de Jeannette. Le « chant du châtaignier » surtout devait avoir une autre envergure. Non que la mélodie en soit triviale ; un symphoniste en eût tiré parti. Il en eût fait le germe d’un grand arbre, qui, dans l’orchestre d’abord, eût poussé un tronc robuste et de robustes ramures. Sur l’arbre sonore tout aurait frémi, chanté : le vent, les feuilles et les oiseaux. Cela n’eût pas suffi encore. Quand le châtaignier aurait vécu en musique, sa vie, par la musique toujours, se fût unie, mêlée à celle des paysans, des batteurs et des ramasseuses. Passant des instrumens aux voix, et finissant par les fondre ensemble, la symphonie eût créé entre les êtres et les choses une communauté mystérieuse, un courant de sympathie et d’amour, et l’on eût compris que ces hommes appartenaient à ces arbres, presque autant que ces arbres leur appartenaient. Enfin lorsque Xavière aurait paru, chantant parmi les branches, au lieu de la pâle héroïne d’opéra-comique que guette un traître de mélodrame, elle eût semblé je ne sais quelle sœur plus jeune ou plus moderne, mais non moins auguste, de la prêtresse druidique, de Norma dépouillant les rameaux sacrés. Encore une fois c’est là qu’était pour la musique le passage ouvert et l’échappée vers les hauteurs.

« Paulo minora… » Descendons de notre châtaignier et laissons la critique négative pour louer — très positivement — une dernière page. Plus qu’une page en vérité, car c’est toute une scène, et qui fait aux jolies scènes du premier acte le plus agréable pendant. Il y a dans Xavière, pour les besoins de la symétrie, ou de l’opposition, deux couples d’amoureux : l’un mélancolique, Xavière et Landry ; l’autre toujours gai : Mélie, la gentille repasseuse, et Galibert, l’infatigable embrasseur de filles. Or, au début du troisième acte, dans la cuisine du presbytère, devisent les petits sous-amoureux. Devant la flamme claire, Galibert tourne, d’une main parfois distraite, une brochette de grives. Et voici que « brûlant de plus de feux qu’il n’en alluma, » l’ardent tournebroche se déclare. Il serre de près la fillette, et dégageant de sa fonction présente tout ce que celle-ci contient d’allégorie ou de symbole, il attaque en forme de rigodon un duo culinaire et amoureux :

Grive, grivette, grivoisette,
Tu t’en vas par le vert coteau.


Leste, écrit à merveille pour les deux voix ingénieusement conjuguées, libre sans rien de lâche, le duo file, court, s’écarte à peine et revient aussitôt. Nous lui devons le plaisir que procure, si mince qu’elle soit, une chose vraiment faite et |bien faite ; telle la gavotte de Mignon, le premier entr’acte de Carmen ou le célèbre menuet de Boccherini. Comme la grive dans la vigne caillouteuse, il trotte, il piète, le petit duo, frappant de son rythme précis les deux vieilles notes, la tonique et la dominante, qui depuis des siècles ont porté tant de chefs-d’œuvre, et sans lesquelles on voudrait bâtir aujourd’hui. Et voici par où cette très musicale musique devient musique de théâtre. Tandis qu’à la cuisine on rit, on pleure dans le jardin. Landry parait, soutenant Xavière encore meurtrie et toujours dolente. L’orchestre aussitôt de pâlir : il suffit pour cela d’une modulation mineure et du murmure d’une flûte plaintive. Mais le pimpant duo n’entend pas quitter la place. Il persiste par le rythme, ou plutôt par le mouvement. Une ou deux fois il traverse, il coupe le duo mélancolique ; bientôt il l’appelle, l’attire et finit par l’entraîner. La cuisine décidément a raison contre le jardin, le sourire contre les larmes, et rien n’est plus aimable que la reprise en quatuor du thème auquel les deux voix joyeuses ont rallié les deux tristes voix.

On sait que l’Institut a choisi M. Théodore Dubois pour le successeur de Gounod. Ainsi dans les salons le duo de Xavière va succéder, peut-être au duo de Magali. Désormais la timide jeune fille ne se fera plus hirondelle, ni son hardi partenaire abeille ou papillon. Tous les « chanteurs mondains » voudront cet hiver traiter de « grive, grivette et grivoisette » les cantatrices de la plus haute naissance, et c’est ainsi qu’une fois de plus quelque chose de charmant deviendra quelque chose d’odieux.


CAMILLE BELLAIGUE.