Revue musicale - 14 décembre 1892

Revue musicale - 14 décembre 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 924-932).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra : Samson et Dalila, opéra en 3 actes ; paroles de M. F. Lemaire ; musique de M. Saint-Saëns ; Stratonice, opéra en 1 acte ; paroles de M. L. Gallet ; musique de M. Fournier-Alix.

Il y a deux ans[1], j’ai dit beaucoup de bien de Samson et Dalila. J’en voudrais dire encore aujourd’hui, sans craindre d’en jamais trop dire. L’œuvre de M. Saint-Saëns est décidément et restera parmi les chefs-d’œuvre de notre époque. Que dis-je ? elle reste déjà, car elle a déjà son passé. Ignorée durant une quinzaine d’années, elle fit, parmi nous, au théâtre lyrique de l’Éden, en 1890, une brillante, mais courte apparition ; puis elle rentra dans l’ombre. Voici qu’elle en sort de nouveau, glorieusement et, j’espère, pour toujours. Dans le silence et la retraite, elle s’est encore fortifiée et embellie. Le temps jusqu’ici ne l’entame pas ; il la consacre.

Samson et Dalila me semble une des très rares œuvres contemporaines, la seule peut-être, qui nous inspire à tous, musiciens et profanes, des sentimens de même nature que les œuvres classiques : aux uns, l’admiration pure ; aux autres, une admiration où se mêle beaucoup de déférence, avec quelque froideur et, pourquoi ne pas le dire, puisque eux-mêmes l’avouent, un peu d’ennui. Classique, la musique de M. Saint-Saëns l’est en effet, et dans plus d’une acception du mot. D’abord, dans l’acception étymologique et latine. On appelait à Rome classiez les citoyens de la première classe, de la plus riche, ceux qui possédaient un revenu supérieur à une somme déterminée. Aulu-Gelle, dit Sainte-Beuve, appliqua le terme à certains écrivains : — « Un écrivain de valeur et de marque, classicus assiduusque scriptor, un écrivain qui compte, qui a du bien au soleil et qui n’est pas confondu dans la foule des prolétaires. » — En musique, personne, n’est-ce pas, ne conteste que M. Saint-Saëns soit bien de ceux-là. Ce n’est pas tout : pour nous, Français, le mot classique implique toujours dans la littérature et dans l’art la présence de qualités que les œuvres de notre XVIIe siècle surtout ont possédées à un degré éminent : la sagesse, l’ordre, la mesure, la régularité, la raison. En ce sens-là encore et surtout, M. Saint-Saëns paraît être le plus classique de nos musiciens ; il l’est plus que M. Reyer, plus que M. Massenet, peut-être plus que M. Gounod lui-même : — « Le chef-d’œuvre, ajoute Sainte-Beuve, que cette théorie du classique aime à citer et qui réunit en effet toutes les conditions de prudence, de force, d’audace graduelle, d’élévation morale et de grandeur, c’est Athalie. » — C’est d’Athalie justement que nous serions le plus tenté, tout en gardant les distances, de rapprocher Samson et Dalila ; les deux œuvres sont de la même famille : je ne dis pas sœurs, ce serait trop pour la modestie du musicien, mais parentes, cela peut suffire à son honneur. Et cela suffit aussi pour que les « abonnés » de M. Bertrand prennent à l’Opéra le même plaisir, respectueux et calme, que les « abonnés » de M. Claretie prennent à la tragédie. J’accorde que certaines pages de Samson et Dalila sont fort sérieuses, austères même, que, pour les apprécier, il faut beaucoup aimer la musique. Mais pour aimer la musique, surtout lorsqu’elle est, comme dans les pages auxquelles nous faisons allusion, de la musique pure, presque seulement de la musique, la première condition est de l’écouter. Or à l’Opéra personne n’écoute, et l’insensibilité du public, cette insensibilité dont il est le premier à se plaindre, provient moins de son inintelligence que de son inattention. Ils ne comprennent pas, ils ne sentent pas, ils n’aiment pas les œuvres des maîtres, parce qu’ils ne se soumettent pas d’abord au plus grand, au seul maître, qui est intérieur. Savez-vous d’où vient cette buée, ce léger brouillard qu’on voit toujours flotter dans la salle de l’Opéra ? C’est la poussière des menus propos et des paroles inutiles. Quand les spectateurs feront le silence, non-seulement autour d’eux, mais en eux, alors ils entendront et ils admireront, et la noble partition n’aura plus rien qui les intimide ni les ennuie. Si l’action y languit parfois, la musique n’y faiblit jamais, et cette constance de la beauté, je ne dis pas technique, mais spécifique, exclusivement sonore, donne à l’œuvre de M. Saint-Saëns une sorte d’intérêt de plus en plus rare aujourd’hui.

Ainsi le finale du dernier acte est un chef-d’œuvre avant tout musical. Mais que fallait-il de plus ici ? Nous sommes dans le temple de Dagon. Le grand-prêtre, Dalila la prêtresse, célèbrent les mystères et chantent la gloire du dieu ; la foule à genoux leur répond. Il convient d’écouter et d’admirer ce morceau comme une symphonie avec soli et chœurs, de l’entendre un peu comme on contemple une œuvre d’architecture. Il faut jouir ainsi de cette combinaison de lignes, de cette arabesque tournoyante, de ces formes sonores et mouvementées. Il a la précision, la rigueur de Bach, ce canon des deux voix partant l’une après l’autre et scandant de notes vigoureuses l’imperturbable dessin de l’accompagnement. Gloire à Dagon vainqueur ! chantent-elles ensemble, à une demi-mesure de distance, et rien que dans l’attaque de ce début on sent, on voit presque le geste qui l’accompagne, le geste et l’attitude de l’offrande, les yeux levés, les mains tendues vers l’idole, pendant que le trait obstiné des violens s’enroule comme un feston autour des coupes d’or. Peu ou point de modulations ; ni changement de ton, ni changement de rythme ; la mélodie ne tombe et ne retombe que sur deux notes, tonique et dominante, comme sur deux enclumes alternées. Sous les réponses du peuple seulement, l’harmonie change et prend je ne sais quelle douceur orientale et hiératique. Sur les patènes sacrées, les parfums s’allument ; l’encens rougit, il pétille, et de l’orchestre et des voix les étincelles et les fusées jaillissent. La spirale sonore accélère son mouvement ; toujours plus serrée, elle rejette hors d’elle-même les gammes plus sifflantes et plus rapides. Et pourtant cet effet de tourbillon, de vertige et d’orgie circulaire est obtenu par les moyens classiques, scolastiques même, et si on se reporte au chœur des Derviches des Ruines d’Athènes, que ce finale rappelle, longo sed proximus intervallo, l’inspiration de Beethoven paraît moderne et « avancée » auprès de celle-ci.

L’ouvrage contient d’autres pages encore plus sérieusement belles, et dont le public ne semble point assez touché : c’est tout le début du premier acte que je veux dire. Sans doute on peut trouver là quelques longueurs, ne fût-ce que l’air archaïque d’Abimélech, satrape de Gaza. Les Hébreux opprimés se plaignent abondamment ; mais que leurs plaintes ont de tristesse et de majesté ! Qu’elles ont de variété même, allant de la mélancolie et de l’accablement à l’espérance, à la révolte et à la fureur ! Là encore triomphe la forme classique, la phrase aussi noble, aussi pure que l’alexandrin hébraïque de Racine. Quel beau langage il parle, ou plutôt il chante, M. Saint-Saëns ! Style d’oratorio, dit-on, plutôt que d’opéra. Qu’importe ? Style de chef-d’œuvre, toujours éloquent, toujours fort, et de cette force égale, « très différente de la violence spasmodique, » et que Carlyle reconnaît chez les héros. Pas une faiblesse et pas une surcharge non plus ; pas un ornement ni une redondance ; pas une épithète pour ainsi dire ; le sentiment exprimé dans toute sa puissance, mais rien d’étranger, et presque rien d’accessoire au sentiment, et cela encore est très classique. Écoutez (je suppose que par miracle vous arriviez pour le début de l’ouvrage), écoutez le premier chœur, l’admirable Super flumina Babylonis qui se déroule derrière le rideau. À peine si l’accompagnement éveille par sa fluidité l’image du fleuve étranger ; l’important, l’essentiel, c’est la honte, la douleur, c’est l’âme, la grande âme de la foule, et dans ce magnifique prologue c’est elle surtout qui gémit et désespère :


Dieu même, disent-ils, s’est retiré de nous.
De l’honneur des Hébreux autrefois si jaloux,
Il voit sans intérêt leur grandeur terrassée,
Et sa miséricorde à la fin s’est lassée.
On ne voit plus pour nous ses redoutables mains
De merveilles sans nombre effrayer les humains.
L’arche sainte est muette et ne rend plus d’oracles.
— Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles !..


Si la réplique de Joad est superbe d’assurance et de foi, celle de Samson : Implorons à genoux le Seigneur qui nous aime, péroraison héroïque et sacrée, strophe de feu, volant sur l’aile des harpes, couronnée de notes éclatantes, ne vous semble-t-elle pas plus belle encore, plus belle de tout le surcroît de beauté que donne la musique à la parole humaine ? Classique aussi, classique toujours, le cantique de guerre : Israël, romps ta chaîne, où le musicien paraît s’être souvenu d’un modèle que sans doute on n’égalera pas, mais qu’on peut imiter : l’hymne du Prophète : Roi du Ciel et des Anges. La rencontre entre les deux inspirations mérite d’être remarquée. Jusque dans le détail les deux morceaux se ressemblent : même tonalité, même rythme, même carrure. Chez M. Saint-Saëns, même recherche que chez Meyerbeer, ou même instinct peut-être, de la vérité, des nuances de la passion. Après Samson comme après Jean de Leyde, le chœur reprend le cantique ; mais sur un autre accompagnement, sur des accords non plus égrenés par les harpes, mais assénés durement par la masse de l’orchestre, et ce changement d’attaque et de timbre suffit à marquer la différence entre le héros et le peuple, entre l’enthousiasme du voyant et l’élan aveugle de la foule.

Nous parlions d’Athalie ; voici qu’une autre page de ce premier acte nous y ramène. Les Hébreux, fondant sur les Philistins, les ont taillés en pièces, et la scène reste vide pendant le combat. Puis une série d’accords longuement tenus se fait entendre, et le jour commence à poindre. À l’Opéra, par l’insuffisance ou l’hésitation du lever de soleil, l’effet de ce passage a été presque annulé. À l’Éden, il était considérable : les ondes lumineuses accompagnaient les ondes sonores, la clarté se répandait avec l’harmonie, et cette aurore, en quelques notes très simples, avait la grandeur sobre de cette autre aurore, en quelques mots très simples aussi :


Et du temple déjà l’aube blanchit le faîte.


C’est à ces beautés-là, peut-être les moins accessibles, que je voulais m’arrêter d’abord, les autres pouvant mieux attendre qu’on les signale et qu’on les loue. J’y arrive pourtant. En qualifiant de classique l’opéra de M. Saint-Saëns, je ne prétends nullement que la raison y paralyse l’imagination, y étouffe la sensibilité. Au contraire, par Samson et Dalila, plus que par nulle autre de ses œuvres, par l’air de Dalila à la fin du premier acte, par le duo d’amour, par la scène sublime de la meule, le maître répond, et avec quel éclat ! à ceux qui l’accusent inconsidérément de sécheresse et de froideur. M. Taine a dit quelque part que l’art vit surtout de grands partis-pris. L’observation ne s’applique ni à tous les arts, ni toujours à l’art de M. Saint-Saëns lui-même (rappelez-vous Ascanio) ; mais elle convient parfaitement à Samson. Là se manifeste partout, dans la pensée et dans l’exécution, dans le fond et dans la forme, le parti-pris de la grandeur, et ce parti, ne le prend pas qui veut. Des quatre sentimens dont nous avons fait, en ces dernières années, des études successives : religion, amour, héroïsme, sentiment de la nature, les trois premiers sont ici portés à leur comble, et le dernier, s’il joue dans l’ensemble un rôle secondaire, y joue cependant son rôle. Quant aux autres, l’artiste en a pris non pas la fleur, mais le suc et la moelle. Il ne s’est point arrêté à la surface ni attardé aux alentours, parmi « cette infinité de petites affections et de petites circonstances qui accompagnent les passions de l’âme et qui en sont comme les satellites[2]. » Non, c’est à ces passions mêmes, à ce qu’elles ont de plus général, je dirais presque de plus abstrait et partant de plus profond, qu’il s’est attaqué, et il n’a point été vaincu.

Partout la grandeur apparaît : non-seulement dans les pages héroïques et religieuses, mais jusque dans les pages d’amour. L’admirable duo du second acte approche des plus grands, non-seulement par la taille, mais par l’intensité de l’expression. De quelle envergure y sont les mélodies, une surtout, depuis longtemps fameuse à l’égal des mélodies immortelles, et qui sur l’auditoire le plus récalcitrant fait toujours passer le frisson du sublime ! Par un privilège qui n’appartient qu’aux artistes de premier ordre, ce que l’âme a de plus chaleureux se concilie ici avec ce que l’art a de plus formel. M. Saint-Saëns a compris et fui le danger qui nous menace aujourd’hui. M. Renan le signalait naguère en écrivant : « L’art s’évanouirait dans le vague et dans l’insaisissable, le jour où il voudrait être infini dans ses formes comme il l’est dans ses conceptions. » Rien de plus juste : la conception de l’infini chez l’artiste ne se manifeste, et l’impression de l’infini ne se réalise chez l’auditeur ou le spectateur de l’œuvre d’art, que par le fini ou le défini de la forme. Mieux que pas un de ses contemporains, M. Saint-Saëns le sait ; chaque page, chaque mesure qu’il écrit en témoigne. Le frisson dont nous parlions tout à l’heure et qui secoue les foules, c’est, à n’en pas douter, le frisson de l’infini, mais provoqué par des formes sonores parfaitement arrêtées et précises. Il serait facile de le montrer et d’insister sur la coupe symétrique des strophes de Dalila, sur la régularité de l’accompagnement, l’équilibre des périodes, les réponses de l’orchestre à la voix, le renversement et la correspondance exacte des parties. Il serait facile enfin de trouver encore ici dans le nombre et la mesure les suprêmes raisons de la beauté, et de louer le musicien biblique avec les paroles de la Bible : Omnia in numéro et mensurâ disposuisti.

Un autre chant d’amour a la même grandeur que le duo, et cela grâce aux mêmes moyens : c’est l’air de Dalila à la fin du premier acte. Là encore l’infini du sentiment tient comme en raccourci dans une forme limitée et pure. Cet air est pensé, composé, écrit ainsi que les pages impérissables ; avec la même sûreté, la même netteté d’idée et de facture, avec la même méthode et la même eurythmie. On pourrait l’analyser comme un modèle du plus grand style musical. Quelle poésie, quel charme, avec quelle sagesse ! Quel abandon à l’inspiration, mais quelle possession de soi et quelle maîtrise ! Pas un effet cherché au loin ; très peu de notes, évoluant lentement autour d’une note centrale qui les rappelle et les rassemble toutes ; les unes aussi légères que des caresses ; les autres, plus appuyées au contraire, chargées et lourdes de volupté. Printemps qui commence, portant l’espérance ! j’aime sur ce dernier mot le grand intervalle franchi mollement. Puis, quand vient le reproche amer : En vain je suis belle ! j’aime surtout la chaude effusion des violens renforçant la mélodie, j’aime cet orchestre accourant tout entier au secours de cette voix, j’aime cette poussée instrumentale et ce flot d’harmonie portant, comme un flocon d’écume à la crête des vagues, le provocant appel de l’enchanteresse. Enfin j’aime à sentir, sous le charme, et quand il le faut, sous le trouble de cette musique, la vigueur et la franchise, des muscles plutôt que des nerfs ; rien de mou, rien d’efféminé ; la sensualité sauvée par la grandeur ; voilà bien la douceur des forts et le rayon de miel dans la gueule du lion.

De tant de belles pages, la plus belle pourrait bien être le lamento de Samson aveugle et tournant la meule. Je ne connais pas en musique d’aussi admirable expression du repentir ; je n’en connais pas de plus admirable en poésie, et si David chanta les psaumes de la pénitence, c’est ainsi qu’il dut les chanter. Gluck lui-même, le maître des sublimes douleurs, avouerait, que dis-je, il envierait peut-être cette mélopée humiliée, contrite, où la honte et le regret du péché laissent encore tant de grandeur et de noblesse. Ici, comme partout ailleurs, classique est l’inspiration et classique la forme. L’inspiration d’abord : c’est du dedans et non du dehors que s’inquiète la musique ; de l’âme et non des choses. L’appareil du supplice, le détail matériel de la meule, l’effort du prisonnier qui la pousse., tout cela n’est qu’indiqué par un léger accent ; le sentiment domine et absorbe la scène, à la magnificence de laquelle concourent l’orchestre et la voix, alternant en versets douloureux. Plus de trompettes pour répondre à Samson ; plus de harpes qui portent ses cantiques jusqu’au trône du Dieu des armées. Sa plainte n’éveille d’autres échos désormais que le gémissement d’un hautbois qui redit tout bas le deuil séculaire d’Israël ; sous les fenêtres du cachot le peuple lui aussi expie et pleure, maudissant le chef qui l’a livré. Plus bas, encore plus bas, le héros pénitent s’humilie, la clameur de reproche s’éloigne, s’éteint, mais toujours le hautbois soupire. On devine au dehors la nuit, la solitude, le silence…


Et de Jérusalem l’herbe cache les murs.


Si du fond nous passions à la forme, il serait aisé d’en montrer la pureté, la clarté, la précision et l’exactitude. La beauté de cette dernière page n’est pas seulement une beauté sainte ; c’est une beauté saine. Goethe, je crois, a dit : le classique est sain, le romantique est malade, et selon cette définition encore, le musicien de Samson est un grand classique.

L’interprétation de Samson à l’Opéra est dans l’ensemble au-dessous de ce qu’elle fut à l’Éden. Dans l’ensemble ou dans les ensembles plutôt. L’orchestre et les chœurs sonnaient autrement là-bas. Je me rappelle encore l’impression délicieuse et printanière que produisait l’adorable chœur des jeunes Philistines, au premier acte. Les Philistines, cette fois, m’ont paru plus mûres, avec je ne sais quoi de mou, de veule et de vieux dans la voix et l’intonation.

Mme Deschamps-Jehin a des notes superbes ; elle n’a même que de ces notes-là. On voudrait qu’elle en eût de plus émues, et comment dirais-je ? de plus troublées, de plus inquiétantes. On voudrait aussi peut-être plus de finesse, de poésie, de langueur, quelque chose du Cantique des cantiques. Mais quoi ! L’artiste a de la vaillance, une voix magnifique ; elle ne ravit point, mais elle satisfait. M. Vergnet, au contraire, nous a ravi par la pureté, la grandeur de son style et par une chaleur qu’on ne lui connaissait pas. Mais d’où vient le « vieillard hébreu » du premier acte ? De Marseille sans doute. Il l’y faudrait renvoyer et confier à une voix moins ridicule le rôle, très important à la fin du premier acte, de cet israélite âgé.

C’est un joli sujet que celui de Stratonice, emprunté à un récit de Lucien : la Déesse de Syrie. Séleucus Nicanor, roi de Syrie, est sur le point d’épouser une princesse grecque, nommée Stratonice. Cependant le fils du roi, le jeune Antiochus, se meurt d’un mal mystérieux, que personne ne peut guérir, ou seulement comprendre. Mais un regard surpris entre le prince malade et Stratonice éclaire le médecin attentif. C’est d’amour que languit le jeune homme, d’un amour partagé par Stratonice, et que tous deux allaient héroïquement sacrifier. Séleucus averti refuse le double sacrifice, et met généreusement la main de son fils dans celle de sa fiancée.

Cette édifiante histoire a eu la rare fortune d’inspirer à trois grands artistes un poème, une partition et un tableau, et le prince dilettante, ami de tous les arts, qui possède la Stratonice d’Ingres, pourrait se donner le triple plaisir d’écouter devant la toile du peintre les vers du poète et les mélodies du musicien.

Le poète, c’est André Chénier. De la Déesse de Syrie il a fait le Jeune malade. Il a modifié le sujet, le dépouillant de tout caractère princier d’abord, puis de tout caractère moral. Plus de roi, ni de fils de roi ; plus d’émulation ni d’abnégation d’amour. Le « jeune malade » n’a pas de rival à redouter. De là vient que l’églogue de Chénier est peut-être, des trois œuvres, celle qui laisse la plus complète impression de bonheur. Dès que la jeune fille apparaît au chevet de celui qu’elle vient guérir, il ne reste au front et dans l’âme de personne l’ombre ni d’une arrière-pensée ni d’un regret. Pas une larme, même furtive, ne paiera cette joie, qui n’est faite d’aucun sacrifice. Si Chénier a simplifié le sujet, il l’a surtout poétisé. Il a embaumé son églogue d’un parfum qui manque à la partition et au tableau : le parfum de la nature et de la nature antique. Il a mis sur les lèvres tremblantes de son jeune malade des soupirs, des appels aussi passionnés que les élans de Virgile vers la fraîcheur des bois, vers la clarté des sommets où dansent les vierges de Laconie.


Ô coteaux d’Érymanthe ! vallons ! ô bocages !
Ô vent sonore et frais qui troublais le feuillage
Et faisais frémir l’onde, et sur leur jeune sein
Agitais les replis de leurs robes de lin.
De légères beautés troupe agile et dansante !
Tu sais, tu sais, ma mère, aux bords de l’Erymantbe,
Là, ni loups ravisseurs, ni serpens, ni poisons.
visages divins ! ô flûtes ! ô chansons !
............
Oh ! portez, portez-moi sur les bords d’Érymanthe !
Que je la voie encor, cette nymphe dansante !
Oh ! que je voie au loin la fumée à longs flots
S’élever de ce toit, au bord de cet enclos !


Ni chez le peintre, ni chez le musicien on ne retrouve cette note rustique et ce sentiment de la nature. Plus classiques tous deux, ils ont encadré la partition et le tableau dans l’architecture d’un palais antique. Le quatuor de l’opéra ressemble étonnamment à la toile d’Ingres. Vous vous rappelez celle-ci : le prince est malade, « l’insensé tremble sous ses tapis. » De son bras ramené, par un geste de désespoir, presque de honte, il dérobe son visage au médecin qui l’observe. L’attitude du père est superbe : plus qu’agenouillé, couché de tout son long sur le lit où souffre son fils, les plis de son manteau prolongent sa magnifique silhouette. Quant à Stratonice, elle détourne les yeux. Un peu à l’écart, soutenant d’une main sa jolie tête, ainsi que la Polymnie antique, elle sourit vaguement ; elle sourit pour elle-même, pour elle seule, d’un fin sourire où se mêlent les plus exquises nuances d’une âme féminine : sourire de modestie et presque d’orgueil aussi ; de confusion et de pudeur, mais de plaisir, de coquetterie et d’amour.

En parlant peinture, il me semble parler musique. Ouvrez la partition et, dans le quatuor en question, vous retrouverez l’ordonnance du tableau, l’économie et l’architecture de l’ensemble ; chez le musicien comme chez le peintre, le dessin plus beau que la couleur, la passion concentrée, n’allant jamais jusqu’au désordre, encore moins jusqu’à la grimace, et ne déformant jamais la beauté. Je vous signale encore la rudesse farouche des réponses d’Antiochus au médecin qui l’interroge, le solo de violoncelle annonçant la venue du roi, surtout la délicieuse entrée de Stratonice. Le médecin, le roi, se sont approchés tour à tour du prince languissant ; la jeune fille arrive la dernière, inquiète et craignant à la fois qu’Antiochus ne parle et qu’il ne se taise. Elle vient lentement, presque malgré elle, et le rythme, jusqu’ici très carré, très rigoureux, prend une grâce, une incertitude inattendue, comme s’il se troublait lui-même. Il n’y a là qu’une nuance, mais assez fine, assez juste, assez pittoresque surtout, pour évoquer inévitablement le souvenir du tableau, pour nous faire revoir, souriante et confuse, charmante de pudeur et d’amour, la jeune vierge que, par un mystérieux accord, le peintre et le musicien ont fixée dans la même attitude adorable.

Cet opéra en un acte renferme encore d’autres merveilles : deux airs surtout, l’un que chante le prince mourant, l’autre que chante le roi ; tous les deux sont admirables, et j’aimerais les célébrer. Mais il faut finir. Et voici qu’en me relisant je m’aperçois que je n’ai pas même nommé l’auteur de la partition : il s’appelait Méhul et son œuvre date de 1792.

Cent ans plus tard, vendredi dernier, l’Opéra nous a donné une autre Stratonice, paroles de M. Louis Gallet, musique de M. Fournier-Alix. C’est tout autre chose.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1890.
  2. Perrault.