Revue musicale - 14 décembre 1875

Revue musicale - 14 décembre 1875
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 927-941).
REVUE MUSICALE

Dans une note de son grand et définitif ouvrage sur Mozart[1], Otto Jahn regrette que nous ne possédions pas une édition du poème de Don Giovanni imprimée sous les yeux de da Ponte et pouvant, en matière de texte et de mise en scène, faire loi comme le manuscrit original de la partition. Il est certain que, depuis tantôt quatre-vingts ans que chacun en prend à son aise avec cet admirable drame, il ne serait point mal de ramener l’idée à sa source, ne fût-ce que pour voir si vraiment elle renferme en germe ce monde d’interprétations, de commentaires, de gloses, de variations et d’illustrations hoffmanesques, dont les poètes, les romanciers et les esthéticiens ne cessent de nous entretenir. Eh bien ! voici qu’aujourd’hui cette lacune est comblée. Cette édition primordiale existait, paraît-il, à l’insu d’Otto Jahn ; un bibliophile de haute race en possédait Un exemplaire rarissime cédé par lui à M. Alfred de Wolzogen, lequel en a fait son profit et le nôtre en un très intéressant volume intitulé De la Mise en scène du don Juan de Mozart[2]. Il s’agit donc cette fois du texte même de l’abbé da Ponte, du texte qui servit à la première représentation donnée à Prague le 27 octobre 1787. « Que dans cette première représentation toutes les indications du libretto aient été scrupuleusement suivies, remarque M. de Wolzogen, je n’oserais l’affirmer, car Ce serait reconnaître à Lorenzo da Ponte une sorte d’infaillibilité que ne lui accordait point Mozart, ainsi qu’on peut s’en assurer en lisant sur la partition une foule d’additions et de rectifications écrites de sa main. Il est juste néanmoins de constater que ces corrections ne portent que sur le détail, et que les grandes lignes du programme sont partout maintenues. » Ceci naturellement ne s’applique qu’au texte de l’ouvrage donné à Prague, car à Vienne en 1788, le succès s’étant les premiers jours montré assez réfractaire, on dut avoir recours à des remaniemens ; divers morceaux furent changés de place, il y en eut d’autres d’ajoutés, ce qui amena dans l’économie du drame des modifications dont il serait désormais très difficile, sinon impossible, de se rendre un compte exact, attendu que, si nous possédons à quelques rares exemplaires l’édition de Prague, la version de Vienne ne nous est venue que par tradition. Or chacun sait ce que généralement ce mot-là signifie. En langage de théâtre, qui dit tradition dit intervention d’une foule d’individualités en dehors des auteurs de la pièce, collaboration des comédiens qui ont joué les principaux rôles, des régisseurs et des machinistes, d’où il suit que, chaque fois qu’on reprend un ouvrage, il s’agit pour l’acteur de se régler sur les façons d’être, le costume, les intonations et les moindres gestes de l’acteur qui l’a précédé, de même que celui-là tint pour premier devoir de reproduire son prédécesseur, et que celui qui vous succédera cherchera à vous imiter, vous. — Quoi qu’il en soit, ce libretto de Prague tel que M. de Wolzogen se complaît à nous le rendre a des côtés pleins d’instruction et d’amusement. Vous y voyez que ce terrible don Giovanni, avant que le type se fût dégagé, était tout simplement un giovane cavaliere estremamente licenzioso ! Honnête et douce naïveté qui vous remet en mémoire le « Curiace, gentilhomme d’Albe, » de notre vieux Corneille, et que le commandeur s’appelle don Gonzalo de Ulloa, trait caractéristique qui dès l’abord rattache le drame de Lorenzo da Ponte à la tradition directe de Tirso de Molina.

Il va sans dire que la mise en scène pratiquée sur nos théâtres, s’il lui arrive par momens de se trouver conforme aux préceptes de l’auteur, s’en éloigne aussi très souvent. Négligeons les scènes secondaires, prenons par exemple le grand finale. Au premier cri de détresse que pousse Zerline et dès que les trois masques se sont élancés au secours de la victime, da Ponte veut que la scène se vide : i suonatori e gli altri partono confusi. Assurément la vérité dramatique l’exigerait ainsi ; mais l’effet musical, que deviendrait-il ? Nous savons tous que là Mozart n’a point mis de chœur, et que les choses se passent entre les seuls personnages de la pièce ; outre que le respect du texte le commande, la vérité, je le répète, ordonne qu’il en soit ainsi, attendu que d’ordinaire la buona gente ne se mêle pas aux querelles des grands et n’a rien de plus pressé que de quitter la place et de laisser les seigneurs dégainer entre eux. A la bonne heure, mais les meilleurs raisonnemens vaudront-ils qu’on renonce à l’un des plus splendides effets où la musique de théâtre puisse atteindre ? Ce finale du second acte de Don Juan tel qu’on l’exécute aujourd’hui à l’Opéra, en plein luxe de résonnance, de décors, de costumes et de figuration, avec ses sept voix dirigeantes que mènent Gabrielle Krauss et Faure, et que double un chœur formidable, est une des gloires de notre Académie nationale, une de ces manifestations qu’il faut venir chercher là comme il faut aller au Conservatoire chercher les symphonies de Beethoven ; en l’entendant l’autre soir, je pensais à Fidelio. Quel parti ne tirerait-on pas avec de semblables ressources de ce prodigieux morceau d’ensemble qui sert de couronnement au chef-d’œuvre ! sans compter qu’on a sous la main une admirable Léonore, Mlle Krauss, qui déjà s’ennuie à ne rien faire, car pour une artiste de ce tempérament c’est ne rien faire que d’en être réduite à trois ou quatre rôles invariablement répétés. Vivre du théâtre dans l’oisiveté est un métier dont il se peut que la médiocrité se contente, les natures supérieures ont une autre vocation, et ne point donner pâture à ce besoin de toujours créer qui les tourmente serait d’une mauvaise politique.

Revenons au libretto de Prague. Vous connaissez le fameux sextuor, une merveille qui n’a peut-être pas son pendant en musique. Eh bien ! vous êtes-vous jamais expliqué dans quel lieu l’action se passe ? Au théâtre pourtant, il faut préciser. Quel décor attribuer à cette scène délicieusement romanesque où se rencontrent tous les personnages, sauf don Juan, dont Leporello emprunte l’habit, et d’autant plus présent, on peut le dire, qu’il n’y paraît pas ? Ce que je sais, c’est que, lorsque l’ouvrage fut repris en 1866, cette difficulté nous arrêta, et qu’après en avoir causé, avec le directeur nous nous décidâmes pour un de ces endroits neutres, moitié rue et moitié jardin, qui sont la ressource ordinaire de l’ancienne comédie. Aussi jugez de notre empressement à consulter là-dessus le document original, et de notre déception en lisant ces mots vides de sens : atrio oscuro in casa di donna Anna. Un vestibule dans la maison même de donna Anna, quelle imagination incroyable ! Il y a là évidemment une faute d’impression, car comment supposer que Leporello travesti en don Juan puisse avoir la pensée de conduire donna Elvire dans le palais du commandeur ? C’est donc in casa di donna Elvira qu’il faut lire, bien que la vraisemblance ait d’ailleurs médiocrement à gagner au changement. De quelle manière en effet donna Elvire et Leporello, que nous venons de voir mis en déroute par don Juan, s’y prendraient-ils pour rentrer dans une maison dont Mazetto et ses hommes surveillent les alentours ? que viendraient faire là donna Anna et don Ottavio d’abord, plus tard Zerline et son fiancé, et pourquoi tout ce monde s’exclamerait-il de surprise en reconnaissant donna Elvire chez elle, dans sa propre maison ? Il est certain qu’ici le texte de da Ponte n’éclaircit rien, et que, l’auteur n’ayant aucune bonne raison à nous donner, nous devons chercher autre part le mot de l’énigme.

Sur Don Juan comme sur Hamlet, comme sur Faust, les commentaires ne se comptent plus ; nous avons épuisé toutes ces bibliothèques autant qu’il était en nous, et c’est notre gloire de pouvoir dire qu’il ne s’est guère donné de représentation intéressante de ces divers chefs-d’œuvre à laquelle nous n’ayons assisté ; or, pour ce qui regarde la scène qui nous occupe, il se pourrait bien, que la manière dont on la représente à Vienne fût la meilleure. Le décor transporte le spectateur dans une chapelle gothique en ruine, située aux approches du cimetière où repose le commandeur, dont votre œil, à travers l’encadrement fleuri d’une immense fenêtre en ogive, aperçoit même la statue. Comme pittoresque, cette interprétation, a son côté critique, car elle escompte, en l’annonçant d’avance l’effet sépulcral et tragique de l’épisode qui va suivre ; mais au point de vue de la vraisemblance et du mouvement dramatique elle est ce qu’on a trouvé de plus admissible. Du moins répond-elle parfaitement à l’état moral de donna Anna, sur laquelle, à dater de ce moment, se concentre toute votre émotion.

Il fut un temps où. le public était habitué à ne voir dans la fille du commandeur qu’une princesse à cavatines, ennuyeuse, comme les autres, et plus ennuyeuse peut-être à cause de ces longs voiles noirs qui l’enveloppent, de ces airs de veuve inconsolable qu’elle traîne partout. La faute en était aux cantatrices, uniquement préoccupées de virtuosité, jouant et chantant à l’italienne, avec, cette absolue conviction qu’au théâtre, un personnage en vaut un autre et que tous les caractères, comme toutes les cavatines, se ressemblent, Ce bel art pour si mort qu’il paraisse, ne demanderait pas mieux aujourd’hui que de ressusciter, et nous le reverrions prendre ses coudées franches, si de temps en temps, d’honnêtes et vigoureuses natures du genre de la Krauss ne se venaient jeter à la traverse. Henriette Sontag eut cet insigne honneur d’être la première à rompre avec la tradition routinière de l’ancienne salle Louvois. Ce rôle, que jusqu’alors on s’était contenté de chanter sans le comprendre, elle en eut le pressentiment et la divination. La figure s’éclaira, prit une âme ; artistes, public, tout le monde se récria d’enthousiasme, et Delaroche, croyant faire le portrait de Mlle Sontag, peignit donna Anna. C’était donc vrai, il y avait là autre chose qu’une poupée à vocalises ; la musique pouvait donc créer, créer des caractères et des types capables, après avoir captivé notre intérêt toute une soirée, d’occuper le lendemain les plus profondes facultés de notre entendement, — un Mozart allait donc marcher l’égal d’un Shakspeare, d’un Molière. Cela ne s’était jamais vu ; Hoffmann, sur ces entrefaites, jetait aux quatre vents les pages brûlantes de son commentaire. De même qu’il est désormais impossible de lire Hamlet sans penser à l’analyse que Goethe nous en a données, de même, pendant une représentation de Don Juan, l’analyse d’Hoffmann accompagnera toujours un homme d’esprit cultivé. Hoffmann cependant en dit trop, c’est un rêveur fantasque, un halluciné, un visionnaire ; suivez-le, tenant registre sur son calepin de ses dispositions morales : « excès de religiosité, exaltation musico-humoristique poussée jusqu’à la folie, ironie morose, capricante, exotique, misérable ! » Sa vie intellectuelle se dépense en sensations musicales, en dissonances ; un coup d’œil jeté sur ce registre suffit pour vous montrer le somnambule de taverne dont l’imagination ne produit qu’à force de se surmener et doit ainsi naturellement enfanter bien des chimères. D’ailleurs Hoffmann ne voit que par les lunettes de son époque, affolée de psychologie romantique à peu près comme nos savans d’aujourd’hui sont affolés de psychologie simple. Il lui arrive de la sorte de découvrir dans le chef-d’œuvre une foule de choses que Mozart n’avait point mises ; mais, s’il y a beaucoup à laisser de sa glose, il y a aussi beaucoup à retenir, et c’est ce que fait l’interprétation nouvelle. Donna Anna, comme Chimène, a la mort de son père à venger, elle a de plus l’outrage infligé à son honneur dans cette rencontre à jamais fatale dont le récit de Mozart, — tragique, attendri, passionné, éloquent jusqu’en ses réticences, — semble ne pas vouloir omettre un détail. De cette heure maudite, inoubliable, sort tout le personnage. Cet homme qui vient de l’insulter, il faut qu’il meure.

S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain.

Attendra-t-elle jusqu’à demain pour l’aimer ? Question aussitôt résolue que posée, quand on pense que cet homme est don Juan. Mais don Juan a tué son père, elle le haïra, le poursuivra mortellement sans oser un seul instant s’interroger elle-même et chercher si quelque sombre et farouche amour, résultat d’une fascination indélébile, ne vient pas compliquer cette haine, et si l’amante jalouse ne se cache pas sous l’Euménide vengeresse. À l’exemple de ces héros et de ces héroïnes de l’antiquité, qui, pour vouer un ennemi aux dieux infernaux, faisaient le sacrifice de leur propre existence, donna Anna s’est vouée à la mort, elle sent que l’heure de don Juan approche et que, dès que cette heure aura sonné, la haine qui la consume s’apaisera, qu’il sera donné à la victime d’aller rejoindre son ravisseur parmi les ombres ; ; en attendant, point de calme, point de répit. Ceci nous explique comment, au sortir de ce damné bal, cédant au besoin de prier, elle s’achemine vers cette chapelle voisine de l’endos funèbre du commandeur. Ottavio, toujours prodiguant les consolations et les douceurs, l’accompagne : tergi il cigliq, o vita mia ! Voilà donc le décor justifié par la présence des deux principaux personnages ; ce qui touche les autres importe moins, car du moment que donna Elvire et Leporello sont entrain de s’égarer, que berline et Mazetto courent à l’aventure à la poursuite de don Juan, il est clair que ces personnages peuvent se rencontrer partout.

C’est cette conception du caractère de donna Anna que Mlle Krauss s’étudie à reproduire. Lorsqu’elle voulut bien nous consulter naguère à ce sujet, nous l’engageâmes à n’obéir qu’à ses propres réflexions et à son instinct. Ni son instinct, ni ses réflexions ne l’ont trompée. Une artiste de cette intelligence et de ce talent n’a pas besoin d’être tant renseignée ; une fois en possession de la pensée du maître, tout lui vient par surcroît, et le mieux est de l’abandonner à son mouvement. Des conseils et des remontrances, Mlle Krauss n’en avait eu que trop, il y a quelques mois, pendant qu’elle se préparait à jouer Valentine. On l’en avait littéralement assourdie ; c’était à qui s’évertuerait à régler son geste et ses intentions, à la munir des grands préceptes de la tradition : — Mlle Falcon faisait ceci, la Cruvelli faisait cela, tenez ferme à ce moment du troisième acte où vous serez attendue, et n’allez pas perdre la tête au fameux « reste, je t’aime ! » du quatrième acte. — N’oubliez pas d’être chaste et honnête jusque dans la passion, lui criaient les uns, — livrez-vous sans réserve à la force de la situation, disaient les autres, — si bien que tout ce beau tapage avait fini par la dérouter, et qu’il lui fallut quatre ou cinq représentations pour se reconquérir elle-même. Avec donna Anna, Mlle Krauss se trouvait en meilleure attitude, et les donneurs de conseils auraient eu mauvaise grâce à vouloir l’endoctriner à propos d’un rôle chanté cent fois en Italie, en Allemagne, à Paris même sur le théâtre Ventadour, et qui d’avance ne pouvait plus avoir de secrets pour elle. Aussi l’avons-nous vue dès le premier soir s’y affirmer de pleine autorité. Son entrée au premier acte est saisissante ; rien de plus tragique, de plus beau que sa colère, son désordre et ses cris. Comme elle s’acharne au malfaiteur, comme on sent déborder cette haine sans alliage dont nulle réaction, nul retour mélancolique ne tempère encore la frénésie, et dans la scène suivante, lorsque son désespoir étreint le corps inanimé de son père, quelle tendresse éperdue, quels accens ! Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu mener si vaillamment la sublime strette de ce duo ; ces traits lancés en toute vigueur, ces syncopes à plein gosier, c’est d’une puissance et d’une maestria qui vous enlèvent. La cantatrice et la tragédienne vont de pair tout le long du rôle. Dans le grand récit à don Ottavio, pas une nuance n’est omise, elle arrive à l’effet par les plus savantes transitions, et son cri de vengeance reste en harmonie avec la souveraine dignité du personnage, car donna Anna n’est point une Médée ni une Armide ; ses colères n’évoquent pas les trompettes de l’orchestre et n’en sont pas moins déchirantes. Mozart excelle à faire chanter les grandes dames ; comédie, drame ou tragédie, ses femmes vous ont des tournures d’archiduchesses. Écoutez cet air de vengeance et de haine, cette instrumentation si sobre, si discrète et d’une intensité si profonde ; combien d’autres à sa place eussent déchaîné les clairons et les trombones ! lui se contente de mettre en avant les hautbois, les bassons et les contre-basses, surtout les contre-basses ! Souvenez-vous du trait en imitation sur ces mots : vendetta ti chiego, et de ce prodigieux épisode des altos, des basses et des hautbois sur ramenta la piaga. Impossible aujourd’hui de se représenter l’effet que, dans un orchestre ainsi ménagé, les cuivres devaient produire à certains momens.

Ce passage du livre que j’ai cité plus haut en donnera peut-être une idée. « Je me rappelle, écrit l’auteur, avoir connu à Prague, dans mon enfance, une vieille dame fort spirituelle et du meilleur monde, laquelle avait assisté aux premières représentations de Don Giovanni, vu Mozart diriger, et ne se lassait pas de raconter le saisissement inouï du public à l’appel des trombones annonçant l’entrée de la statue. — C’était, disait-elle, à vous faire dresser les cheveux sur la tête. » En regard de cet air frémissant du premier acte, il convient d’en placer un autre sans lequel ce beau rôle de donna Anna ne serait pas complet : non mi dir, bel idol mio, scène également précédée d’un récitatif également admirable, mais d’un caractère tout différent, et ne respirant plus que lassitude, apaisement final et nostalgie de la tombe. Chose curieuse, ce morceau d’une connexion si intime avec l’ensemble du caractère ne devait venir qu’après coup ; Mozart d’abord ne l’avait pas écrit, et probablement nous ne l’aurions point sans l’insistance de la signora Teresa Saporiti, qui, chargée à Prague de la partie de donna Anna, trouva que son rôle tournait court au dernier acte, et réclama du maître cette page d’ineffable inspiration. Je sais que tous ne s’accordent pas sur la valeur de ce morceau ; la seconde partie du moins semble avoir le privilège de scandaliser les pédans :

Elle a cela pour elle
Que les sots d’aucun temps n’en ont pu faire cas.


Pour l’adagio, passe encore, on veut bien reconnaître quelque mérite à cette délicieuse élégie du commencement ; mais cet allegro, ces roulades au sein du désespoir, ces fades vocalises qui prouvent que les plus beaux génies sont obligés de payer un tribut aux caprices du mauvais goût. Heureusement le docteur Otto Jahn a là-dessus d’autres idées, et je renvoie à son ouvrage sur Mozart les lecteurs qui ne se laissent pas duper par des lieux-communs. « Cet air, en dépit de sa forme italienne et de ses passages di bravura, rentre tout à fait dans la physionomie de donna Anna, il exprime magistralement la suprême distinction du personnage ; les ornemens de la seconde partie eux-mêmes ont leur raison d’être, et qui les aura entendu exécuter par une vraie cantatrice restera convaincu que cette musique ne prête pas seulement au sentiment et à l’émotion, mais qu’elle les commande. » La vraie cantatrice du rôle, nous la possédons en ce moment ; j’ai dit comment, dans le duo de l’introduction, Mlle Krauss enlève le trait final, l’artiste répète ici son même effet ; elle part toutes voiles dehors, au lieu de s’amuser aux bagatelles du solfège, elle emporte d’assaut la situation, et, sa vigueur dramatique aidant, chacune de ces fades vocalises devient un sanglot.

Le seul tort que je reproche à Mme Carvalho est d’être toujours Mme Carvalho et de n’être jamais Zerline. Vous croiriez voir courir dans ses petits souliers, la jambe accorte et le pied fin, cette éternelle paysanne de Rose et Colas ou du Chien du jardinier. J’ai souvent ouï raconter que jadis la Malibran chantait ce rôle comme chantait la Malibran, mais que cela ne lui suffisait pas, et qu’elle rendait et figurait à ravir ce piquant minois d’innocente villageoise en qui le vice ne demande qu’à fleurir. D’ailleurs, depuis qu’elle s’est adonnée au répertoire de MM. Gounod et Thomas, Mme Carvalho semble avoir perdu le secret de la musique de Mozart. Sa voix, entraînée, surmenée aux régions d’un certain sublime de mélodrame, a perdu le naturel et la grâce du style. Quand on est Juliette, Ophélie et Marguerite, on se soucie bien en vérité d’être Zerline, de chanter batti, batti et vedrai, carino, des ariettes, quand on chante l’air des Bijoux ! Et pourtant ce méchant rôle a sa couleur, sa poésie pour qui sait le comprendre. Zerline est cousine du Chérubin des Noces, comme donna Anna et la comtesse sont parentes. Les femmes de Mozart, quel joli volume avec portraits on composerait sur un pareil texte ! C’est qu’au fond il était lui-même tout amour, son cœur déborde d’humanité ; il individualise, ce qui en musique ne s’était encore jamais vu ; ses personnages cessent de porter l’empreinte du mythe ; ils vivent du dedans au dehors comme ceux de Shakspeare, dont ils ont le libre mouvement, l’activité nerveuse, l’ironie, et cette faculté de sentir en soi tout un infini de joie et de douleur, de misères et de voluptés, de choisir entre le bien et le mal avec leur alternative de récompense et de châtiment.

Et qu’on ne m’objecte pas qu’en parlant ainsi je fais honneur au musicien d’une idée qui, sans le hasard de son poème, ne lui serait peut-être point venue, car Gluck, tout aussi bien que Mozart, choisissait ses sujets, et s’il n’est jamais sorti des Orphée, des Iphigénie et des Armide, c’est faute d’avoir eu ce pressentiment psychologique de l’homme et de la femme modernes qui dans don Juan partout se montre. Combien de nuances en ces diverses figures qu’un même tourment agite ! La douleur de donna Anna n’a rien de la douleur d’Elvire, nature jalouse et férocement passionnée, plus amoureuse qu’aimante, louve cherchant sa proie pour la dévorer : qu’importe à cette ardente épouse qu’on la trompe ? ce qu’elle ne veut pas, c’est qu’on la délaisse. Aucun poète, — Shakspeare excepté, — ne créa plus de nouveaux types, aucun n’enrichit l’humanité de tant de nobles images d’elle-même. Ajoutez que la musique, — art de l’âme, — l’aidait aussi merveilleusement à rendre cet idéal de la femme que représente donna Anna et qui ne se réalisera plus.

Le don Juan le plus charmant que j’aie encore rencontré, c’est peut-être Faure, et ce mot, qui certes contient un grand éloge, pourrait bien être également une critique.

Quant au roué français, au don Juan ordinaire,
Ivre, riche, joyeux, raillant l’homme de pierre,
Ne demandant partout qu’à trouver le vin bon,
Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père.
Qu’il serait mieux assis pour lui faire un sermon,
C’est l’ombre d’un roué qui ne vaut pas Valmont.
Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique,
Que personne n’a fait, que Mozart a rêvé,
Qu’Hoffmann, a vu passer au son de la musique
Sous un éclair divin de sa nuit fantastique,
Admirable portrait qu’il n’a point achevé,
Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé.


Il y a dans le personnage de Mozart tout un côté démoniaque que Faure néglige trop, préoccupé qu’il est exclusivement de la partie galante et roucoulante du rôle, et n’ayant pas l’air de se douter que, si don Juan n’était que Joconde, le ciel et L’enfer ne se remueraient pas pour se mêler de ses affaires. Un poète danois, Kierkegaard, a vigoureusement appuyé là-dessus dans quelques pages dignes d’Hoffmann et de Musset, et d’où j’extrais ce qui suit : « écoutez don Juan, écoutez ce début ; comme l’éclair jaillit de la profondeur de la tempête, il s’élance de la nuit, prompt, fatal, insaisissable. Voyez-le plonger pour s’y rompre le cou dans le tumulte de la vie : écoutez ces violons en délire, ces trémoussemens de joie, ces transports d’ivresse ; écoutez le bai effréné qu’une fuite éperdue va suivre. Il se précipite au dehors, voudrait s’échapper à soi-même, course rapide, téméraire, insensée ; écoutez ces élancemens inassouvis, ces inexorables tentations, écoutez ce silence fugitif d’un moment qui n’apaise rien ; écoutez, écoutez, écoutez le Don Juan de Mozart ! » C’est tout cela qu’il faudrait rendre et que Garcia, dit-on, seul rendit, car Nourrit, à qui sa rare intelligence révélait ces dessous du rôle, ne pouvait les mettre en valeur à cause du caractère efféminé de sa voix de tenorino, et l’excellent Tamburinine nous donna jamais qu’un don Juan macaronique d’opéra italien. M. Faure appartient à cette famille d’artistes qui, tout en faisant bien, s’appliquent à faire mieux : espérons que cette fois il ne nous en voudra pas de nos critiques ; ce serait en effet grand dommage, — si avancé qu’il est aujourd’hui vers la perfection, — de le voir s’arrêter en chemin pour n’avoir pas davantage fouillé, le type et corsé la note. Je souhaiterais à M. Gailhard plus de verve et d’entrain dans Leporello, il y manque d’autorité, côtoie le personnage sans y pénétrer à fond, et se contente d’escarmoucher ici et là, comme dans le sextuor, où sa belle voix fait merveilles. M. Vergnet joue un don Ottavio de fantaisie qui vous reporte aux heureux temps de Bordogni ; quelle gaucherie de maintien pendant le grand récit ! Infortunée donna Anna ! elle dépense en pure perte ses trésors de colère, et sa flamme, qui pénètre toute la salle, ne parvient pas à réchauffer ce fiancé de glace. Cependant, si M. Vergnet ne sait ni se tenir, ni marcher, ni écouter, il sait chanter de la plus jolie voix du monde : Il mio tesoro, et le public, toujours bon prince, lui paie à cet endroit tout un arriéré d’applaudissemens qu’il ne lui doit pas. J’aimerais aussi que l’orchestre secouât cette tendance qu’il a de s’endormir sur les mouvemens, tout cela veut être mené plus joyeusement, surtout en présence d’une mise en scène qui, pour l’éclat et la splendeur, laisse bien loin derrière elle les fameuses magnificences de l’ancien Opéra. La place de Burgos devant le palais du commandeur au premier acte, l’enclos funèbre au quatrième, sont en leur genre des tableaux de maître. Quant à la fête chez don Juan, avec ses quadrilles masqués, ses costumes renouvelés de l’ancienne comédie italienne, ses ballets défilant et se trémoussant sur le rhythme entraînant de la Marche turque au milieu d’un torrent de lumière et dans la profondeur immense du théâtre, on n’imagine pas un pareil spectacle, éblouissant ne suffit pas ; c’est surtout très amusant par le miroitement des étoffes, le pittoresque et la variété des groupes. Signalons en passant l’attitude tout à fait inusitée du public ; vous diriez qu’il entend le chef-d’œuvre pour la première fois et qu’il est en train de le découvrir. Il s’y intéresse, prend plaisir, applaudit, non plus parce que c’est du Mozart, mais parce que cette adorable musique l’enchante et le ravit. Nombre de morceaux chaque soir sont redemandés. Est-ce un effet de la nouvelle salle ou du progrès des temps ? Quoi qu’il en soit, voilà Mozart dignement et définitivement mis dans ses meubles, et le luxe de cette installation mérite que le public en tienne compte à qui de droit. On a dit que l’ancienne mise en scène de Don Juan, comparée à ce que nous voyons, n’était qu’un spectacle de marionnettes, d’où il suit que la célèbre légende du directeur-artiste a désormais perdu toute espèce d’à-propos, et que nous pouvons espérer qu’on ne nous en parlera plus ; le directeur-artiste a trouvé son maître.

Êtes-vous allé voir l’Italien Rossi dans l’Othello de Shakspeare ? Si par hasard vous hésitiez, ne tardez pas, c’est un beau spectacle. Le matin, relisez le drame, et, pour peu que vous ayez le goût des choses de l’intelligence, vous serez amené, après une soirée admirablement remplie, à comparer les conditions du théâtre comme l’entendait Shakspeare avec les conditions du théâtre comme nous l’entendons aujourd’hui. Rien de plus radicalement opposé que ces deux points de vue, dont le contraste ne manquera pas de vous frapper en parcourant le monde du poète avec le guide nouveau que je vous recommande. Ainsi notre temps (lisez le théâtre de notre temps) répugne à cette idée, que l’homme puisse avoir à répondre de son acte. Une fausse interprétation du sentiment d’humanité, pour mieux exploiter notre pitié et nous porter à l’indulgence envers les coupables, travaille depuis des années à nous démontrer que dans l’homme ce n’est jamais le libre moi qui fault, et que ce qu’il y a de condamnable en lui, ce n’est point lui, mais c’est toute une série d’agens extérieurs : l’état, la société, l’éducation, etc. Le crime, la ruine d’un individu, cessent d’être la conséquence de sa faute et deviennent le sort de tout ce qu’il y a de vertueux, d’idéal, sur cette terre. Le public, grand justicier, dont on gouverne habilement les sympathies, n’a plus qu’à se prononcer pour la vertu contre la destinée et pour l’idéal contre la réalité. Il n’existe plus de scélérats, de coupables, les dernières créatures nous sont présentées comme des victimes d’un ordre social inexorable, le poète se constitue leur avocat, le public aussitôt l’adopte et l’acclame, pourvu qu’il soit brillant, audacieux spirituel, paradoxal, et surtout qu’il découvre et au besoin qu’il invente quelque tort monstrueux de la société contre l’individu. Shakspeare au contraire appelle les choses par leur nom, avec lui le bon est le bon, et le mauvais est le mauvais. Loin de nous mettre en désaccord avec les conditions de l’existence, en flattant nos instincts pervers, il veut que tout soit en nous, notre salut comme notre perte, a L’homme est presque toujours le maître de son destin, ce n’est point la faute aux étoiles, cher Brutus, c’est la faute à nous, si nous sommes des êtres sans volonté[3]. »

Ainsi Othello va nous montrer ce que la passion peut faire d’un homme loyal et magnanime, a d’une nature ouverte et droite, et se fiant à la mine des gens qui se donnent pour honnêtes. » L’action librement conçue, accomplie, amène au dénoûment sa conséquence inévitable. Othello tue Desdemona et se poignarde après ; tous les deux meurent, mais non pas seulement par la perfidie satanique de Iago, ils meurent parce qu’ils sont coupables, et que tout se paie. Othello, en se faisant aimer de la fil le de Brabantio, a violé l’hospitalité, Desdemona, en quittant le toit paternel pour suivre Othello, a trahi, le premier de ses devoirs.

More, surveille-la, prends garde, songe à moi,
Elle a trompé son père et te trompera, toi !

On se représente trop généralement Desdemona comme un ange d’innocence et de pureté céleste. Elle a ses adorateurs, ses fidèles qui vous diront : C’est une perle, un diamant sans tache. Ne vous y fiez pas ; les caractères sans tache sont des abstractions que Shakspeare se fait une loi d’ignorer. Desdemona est une femme, une faible et très faible femme, légère, capricieuse, inconsidérée et peccable tout aussi bien que la plupart des filles d’Eve. Son père, un noble et riche seigneur, était vieux déjà lorsqu’elle naquit. Enfant encore et enfant unique, elle a perdu sa mère, ce qui nous explique l’idolâtre affection et les mille gâteries dont elle fut l’objet, en un mot une de ces éducations énervantes et surtout propres à former les âmes à l’ingratitude. Desdemona chez son père a grandi en demoiselle du meilleur monde, à la fois hautaine et familière, sachant se faire respecter elle-même et dédaigner ceux qui la courtisent, fussent-ils la fleur des pois. Aussi conçoit-on qu’à l’horrible nouvelle de cette alliance avec le More le vieux Brabantio plus tard se refuse de croire à la chute de l’ange, et ne veuille attribuer son infortune qu’à l’influence d’un sortilège et d’un philtre. La belle et séduisante héritière gouverne le palais à son gré, aucun des prétendus qu’on lui propose ne convient à sa délicatesse raffinée, supersubtile[4], le bonhomme de père en est à se demander quel fiancé finira par être agréé de sa chère fille. Desdemona s’ennuie, elle a des vapeurs ; là-dessus arrive le More, qui la distrait par toute sorte de récits héroïques et devient l’hôte assidu de la maison. Il entre et sort, passe des journées entières en tête-à-tête avec la demoiselle, et nul n’y prend garde. Quel péril redouter ? Un More, un noir ne compte pas. S’il s’agissait d’un gentilhomme vénitien, d’un Ludovico, d’un Cassio, à la bonne heure ! mais comment croire que jamais un accord sympathique se puisse établir entre le cœur d’une personne de qualité et ce barbare vieilli sous le harnais ? Le péril existe pourtant,

Alouette au miroir attirée,
Au piège qu’on lui tend, elle arrive, et la glu
Dont je veux me servir, ce sera sa vertu.


Sa vertu ? non, mais cette curiosité malsaine des natures hypersubtiles, Shakspeare a bien trouvé le mot.

Esseulés dans cette grande Venise comme dans une île déserte, — lui par la couleur de son visage, elle par je ne sais quelle satiété précoce, — leurs âmes se sont liées, et la superbe patricienne, dont les galanteries des nobles prétendans qu’elle repousse ont éveillé les sens, se jette pour ainsi dire d’elle-même à la tête d’Othello. Choix bizarre où la couleur du More entre au moins pour autant que ses glorieuses conquêtes, ce qui fait remarquer à l’honest Iago, non sans quelque raison, Il qu’un amour ainsi bâti sur des histoires fantastiques est un bien singulier amour ! » Indigne à l’égard de son père, dont elle prend congé devant le sénat après une réplique beaucoup moins émue assurément que serrée de dialectique et qu’un parfait avocat ne désavouerait point, Desdemona suffira-t-elle au bonheur du sombre et farouche époux qui l’emmène ? Hélas ! dès l’acte suivant, Othello va reconnaître sa méprise. De la profondeur immense de cette passion, de sa personnalité jalouse et féroce, la pauvre et charmante créature ne se doute pas, et la voilà qui dans la légèreté, l’inconscience de son être tout féminin, se remet à jaser, à minauder d’une allure dégagée avec les jeunes gens. Et quand Iago l’accuse d’aimer Cassio, le poète nous laisse entrevoir ce qu’un tel soupçon pourrait bien contenir de vérité. Elle aime, j’en conviens, sans songer à mal, mais ce que j’aperçois m’effraie pour l’avenir d’une femme que sa mollesse, les convenances et l’absence de tempérament protègent seules.

Là se trouve le point douloureux du drame, l’idée tragique de Shakspeare qu’en ces deux lignes je dégage : malheur et perdition à celui-là qui met toute sa vie dans l’amour d’une femme, car la femme, être essentiellement réfractaire au sérieux d’une passion sans bornes, n’y répondra jamais, — même honnête et vertueuse, — qu’insuffisamment et de manière à déchirer le cœur du malheureux. Dans les deux derniers actes, cette déplorable inconséquence de l’héroïne aggrave encore la situation ; avertie par les mauvais traitemens d’Othello, chez qui le tigre se démasque, Desdemona commence enfin à comprendre sa faute, une parole d’Émilia lui découvre l’abîme où, tout, en badinant, elle s’achemine ; l’épouvante alors la saisit :

Réponds, Émilia, mais surtout sois sincère. —
Peut-il donc exister des femmes sur la terre
Qui trompent leurs maris, et si grossièrement ?


Examen de conscience in extremis, vain retour qui ne sauvera point la vie à l’épouse du More, mais qui du moins servira d’argument aux âmes compatissantes en faveur de la belle et charmante victime, coupable à maints degrés sans doute, mais assurément innocente de fait. Elle est par excellence l’être féminin frivole et fragile, comme Othello nous représente l’homme naturel, inculte, que la passion aveugle et déborde.

Ces rôles de Shakspeare ont des profondeurs à déconcerter les plus habiles. Les tenir par tous les côtés est l’affaire d’une vie d’artiste, et souvent les meilleurs y renoncent, se contentant d’étudier, de rendre certaines parties du grand ensemble plus en harmonie avec leurs propres facultés. Ainsi, d’après ce que j’entends dire, Kean lui-même jouait un Othello, il ne jouait pas Othello. Lisez l’intéressant essai sur l’art dramatique de M. G. Lewes[5]. Vous y verrez que sa figuration laissait d’ans l’ombre une foule de traits caractéristiques, pour n’insister que sur la jalousie barbare et la férocité du personnage. Il le jouait en nègre, les cheveux crépus, une tunique de laine blanche nouée à la taille par une écharpe de couleur où pendait son poignard, les jambes nues et des verroteries autour du cou. Talma au contraire, en revêtant le costume vénitien, essaya de réagir contre cette barbarie à outrance, et de montrer au public de son temps non plus un sauvage, mais le More de Shakspeare, humanisé, adouci par les mœurs et les habitudes de la civilisation. La tentative n’eut aucun succès, soit qu’elle enlevât à l’action un certain pittoresque, soit que la pièce de Ducis ne s’y prêtât point, et Talma ne la renouvela plus.

Rossi se rattache de préférence à l’interprétation de Kean qu’il amende et corrige en esthéticien de notre époque, et mieux encore en comédien doué de tous les avantages naturels ; sa voix est d’une splendeur rare, sa diction vous enchante par sa puissance et sa douceur, pas un geste de trop, jamais de cris. Il a ce calme des forts qui réjouissait Goethe. Attendez-vous donc à de l’épouvante, mais ne désespérez pas, car ce cœur de lion rugissant contient des trésors d’émotion exquise. De quel air tendre et passionné il aborde Desdemona en arrivant à Chypre, et quelle suavité dans sa voix lorsqu’il s’écrie après le tapage nocturne : — Voyez, vous avez réveillé ma bien-aimée ! — Il s’élance au-devant d’elle, la prend entre ses bras, l’enveloppe de son manteau, la couvre de son amour et de sa protection. Donnez à M. Rossi dans toute cette scène Mlle Sarah Bernhardt pour Desdemona, et l’illusion sera complète. Même délicatesse de sentiment, même poésie dans le drame de Kean.

Je veux parler de la scène d’amour avec la comtesse Keffel. Vous diriez l’extase d’un croyant aux pieds de son idole ; il n’ose y toucher, de peur de la froisser, l’entoure d’une atmosphère imprégnée d’adoration, caresse ses cheveux, la rose de son corsage, ses dentelles, ses gants, tout cela d’un mouvement plein de respect et de folle ardeur, timide à la fois et passionné. Je rapproche à dessein ces deux scènes parce que la manière dont Rossi en sait rendre les nuances prouve la diversité de son talent. L’amour de Kean pour la comtesse, amour que lui-même nous dépeint comme « l’idéal de son existence, » n’est point l’amour du More pour sa femme ; dans la passion du More, il y a tout un infini de tendresse, mais cette tendresse intense, caressante, est protectrice et non point soumise, elle s’étend sur un bien acquis et définitivement possédé, et n’a rien du sentiment dévotieux de Kean pour la comtesse ou de la mélancolie rêveuse d’Hamlet vis-à-vis d’Ophélie. — Voulons-nous un contraste, prenons la scène avec Iago lorsque le More lui saute à la gorge et le terrasse en s’écriant : « La preuve ! donne-moi la preuve ! » Le mouvement tragique de l’acteur est de toute beauté ; on sent là un de ces chocs formidables auxquels l’être physique ne résiste pas, et quand soudainement Othello lâche prise, chancelle vers le fauteuil, où il tombe, c’est un tigre pantelant qu’on a devant soi, une bête fauve forcée, la vie est à bout, l’homme est foudroyé.

Maintenant une critique qu’un artiste tel que M. Rossi comprendra : il me semble trop exclusivement se préoccuper par avance du dênoûment, il prépare de loin l’acte final et laisse trop surprendre qu’il est dans la confidence des événemens tragiques qui vont suivre, en un mot il donne plus d’importance à la destinée lugubre de son héros qu’à sa nature même. Je voudrais le voir marquer davantage certains traits, approfondir, comme il fait pour Hamlet, ce caractère si admirablement complexe et n’en pas négliger les côtés sympathiques. Othello n’est pas, Dieu merci, une tragédie bourgeoise ; rappelons-nous sur quel théâtre et parmi quelles circonstances le drame se joue : Venise et sa flotte, la guerre avec les Turcs, les expéditions navales d’Othello, tout cela sert de fond à la pièce, en rehausse le niveau et communique aux personnages, à l’action, cet air et ce ton de grandeur ambiante que nous nommons le style. Je demande donc à M. Rossi plus de navrante douleur, de morne désespoir, de tendresse et de poésie dans les immortels adieux à la guerre, et pour pouvoir me résumer sur son compte en quatre mots, je saute au quatrième acte de Kean, son triomphe.

Tout le monde sait que la délicieuse scène d’Hamlet avec Ophélie sert de prétexte à cet acte. Kean est devant le public de Drury-Lane, il joue le prince de Danemark, lorsque tout à coup, dans la loge du prince de Galles, il aperçoit qui ? la comtesse Keffel, son rêve à lui, son amour, son idole ! Ce n’est qu’un geste muet, qu’un regard, mais la salle entière tressaille, car elle comprend qu’il a vu. Le trouble commence, et quelle gradation ! L’œil se voile, s’égare, se fixe par instans, revient, s’obscurcit comme le cerveau. Le comédien joue encore que l’homme est déjà frappé de mort. Longtemps luttent, combattent les deux natures ; enfin la démence éclate, et c’est le comédien qui traduit à vos yeux l’égarement de l’homme, c’est Hamlet qui devient fou et qui succombe à ce que souffre Kean. Une pareille étude tient de la psychologie et de l’esthétique aussi bien que de l’art dramatique. Talma fut le premier chez nous qui réfléchit à ces conditions nouvelles de l’art du théâtre, aujourd’hui si négligées de nos comédiens, lesquels se contentent de dire et de continuer sur les planches les leçons du Conservatoire. C’est pourquoi ce fier esprit, si fort en avance sur son temps, passa sa vie à regretter de ne pouvoir se prendre corps à corps avec Shakspeare, dont on ne lui donnait pas même l’ombre à interroger. Cette lutte de Jacob avec l’ange, M. Rossi, plus heureux, a pu l’entreprendre aux applaudissemens de tout Paris, et je ne saurais mieux conclure qu’en lui appliquant le mot de Coleridge à propos de Kean : « allez le voir, il vous semblera lire Shakspeare à la lueur des éclairs ! »


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Mozart — Biographie von Otto Jahn. Vier Bände. Leipzig, Breitkopf und Härtel.
  2. Ueber de scenische Darstellung von Mozart’s don Giovanni mit Berücksichtigung des ursprünglichen Textbuchs von Lorenzo da Ponte, von Alfred Freiherrn von Wolzogen. Breslau 1873.
  3. Jules César.
  4. Acte Ier, scène III.
  5. On Actors and the Art of acting, by George Henry Lewes. London, Smith-Elder, 1875.