Revue musicale - 14 avril 1911

Revue musicale - 14 avril 1911
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 923-934).




REVUE MUSICALE



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De quelques œuvres de Liszt. — Concerts Colonne : La Messe en , de Beethoven.


Le centenaire de la naissance de Liszt, en cette année 1911 où nous sommes, n’a pas encore été célébré. Peut-être, pour plus d’exactitude, a-t-on résolu d’attendre le mois d’octobre. Espérons qu’on ne le laissera point passer. Les œuvres (dont quelques chefs-d’œuvre) du maître offriraient largement de quoi former les programmes, et soutenir, et varier l’intérêt d’un « cycle » de concerts à la gloire du plus grand des pianistes, qu’on cesse — enfin — de regarder comme un médiocre compositeur. Les douze Poèmes symphoniques, la symphonie de Dante, celle de Faust, que M. Chevillard a de nouveau fait entendre ; quelques Psaumes ; l’oratorio Christus, dont la première partie, cet hiver aussi, fut mal comprise par le public du Conservatoire, ne l’ayant pas été mieux par les exécutans, voilà qui regarderait nos grandes « compagnies » dominicales. Un Édouard Risler, interprète élu de Liszt aussi bien que de Beethoven, se chargerait des œuvres pianistiques et ne plierait point sous le fardeau. Le public parisien n’ignore pas comment Risler joue, avec quelle puissance de lyrisme, les Rapsodies hongroises et la grande Polonaise, les Variations sur un thème de Bach, l’unique, mais admirable sonate, et les deux légendes des deux saints François, l’un prêchant aux oiseaux, l’autre qui marche sur les ondes. Quel concert, ou quel « récital » Risler ne saurait-il pas composer rien qu’avec les Années de pèlerinage ! Enfin l’exquise Mme Mysz-Gmeiner viendrait ou reviendrait peut-être nous chanter un soir encore la Loreley, Die drei Zigeuner, (Les trois Bohémiens) et quelques autres lieder aussi beaux. Et quand nous aurions lu, dans la collection des Maîtres de la musique, l’excellente biographie critique de M. Jean Chantavoine, alors nous pourrions nous flatter de connaître Liszt assez bien et de l’avoir honoré dignement.

Jusqu’à présent il faut en rabattre et nous contenter à moins de frais. Nous l’avons dit, l’exécution partielle de Christus au Conservatoire fut décevante. Elle n’eut pas les qualités maîtresses de l’œuvre exécutée : la couleur, la vie et la magnificence ; elle n’en sut point atténuer les défauts, qui sont la prolixité souvent et quelquefois le vide. Pourtant il semble bien que les beautés soient ici les plus fortes. Cette première partie de l’oratorio de Liszt a pour sujet et pour titre la Nuit de Noël. Elle se divise en cinq tableaux très développés, si ce n’est trop. L’introduction est fondée, et plus que fondée, construite, à plusieurs étages, sur la mélodie de l’Introït pour le quatrième dimanche de l’Avent. Ainsi, dès le début, se pose et se propose comme sujet musical un thème grégorien. Il détermine la couleur du morceau tout entier, et ce n’est pas là, pour l’époque, un signe médiocre de nouveauté, voire de hardiesse, que ce recours et cet hommage initial au style non seulement sacré, mais liturgique. Le thème bientôt circule et se répand. De religieux il devient pastoral. Une variante de rythme, de ton, de mode, le transforme, sans le détruire. À ce trait, comme à tant d’autres, épars dans les œuvres de Liszt, on reconnaît l’esprit symphonique, l’esprit de Beethoven, qui devait être celui de Wagner un jour, mais que Liszt, non moins que Wagner, adopta comme sien. Entre le caractère céleste et le sentiment champêtre, les deux premiers tableaux se partagent. Et cela est fort bien, des bergers ayant été d’abord avisés par les anges de la naissance du Sauveur.

Suit un long, trop long chœur a cappella, que bientôt, avec discrétion, l’orgue vient soutenir. Après le chant grégorien, la polyphonie palestrinienne : Liszt a voulu décidément, dès le début, honorer avec une dévotion particulière les deux formes par excellence de la musique de l’Église. Le texte de ce chœur est la délicieuse « prose » attribuée à Fra Jacopone de Todi, le « Stabat de la crèche. »


Stabat mater speciosa,
Juxtà fœnum gaudiosa,
Dum jacebat parvulus.


« Elle était debout, la mère gracieuse ; auprès de la paille elle se tenait joyeuse, tandis que gisait le petit enfant. » Comme la mère elle-même, le poème maternel est gracieux. La ressemblance, littéraire et littérale, avec l’autre Sabat, celui de la croix, l’analogie des paroles unie à la contrariété des sentimens, donne un peu au « Stabat de la crèche « l’apparence d’un jeu d’esprit, même de mots, mais d’un jeu mélancolique et qui attendrit. La musique, avec bien de la délicatesse, a su rendre ce dernier caractère. Légèrement archaïque à dessein, par l’emploi de la polyphonie vocale, elle ne craint pas, çà et là, de glisser dans le style ancien ne fût-ce qu’un accord, une inflexion mélodique, une cadence plus moderne, qui, sans l’altérer, le relève. Mais surtout le musicien, après le poète liturgique, n’a point omis de mêler à la joie de la nativité présente un pressentiment, un avant-goût de la tristesse et de la mort future. Déjà Sébastien Bach, avec une sobriété pathétique, avait esquissé le même contraste. Dans l’oratorio de Noël, aussitôt après le chœur du commencement, acclamation céleste et triomphale, une ombre se répand sur de graves récits. « Abandonne les pleurs, ô Sion ! » chante une voix qui semble encore pleurer, ou plutôt pleurer d’avance. Et voici que les fidèles accueillent leur Dieu nouveau-né par le plus morne des cantiques. C’est le choral fameux et funèbre : « Ô tête sanglante et couverte de blessures. » Dès la première heure il annonce l’heure suprême ; au pied de la crèche il nous montre la croix.

Dans l’étable maintenant Liszt amène tour à tour les bergers et les rois. Il dessine avec ampleur et surtout il colore avec magnificence deux grandes « adorations. » La première est une pastorale, et une pastorale romaine : j’entends que les thèmes, au moins les thèmes rustiques dont elle est faite, ressemblent aux refrains et aux « musettes » des pifferari de la Campagna. On aurait tort de s’en étonner. Christus est une œuvre où Rome, de plus d’une manière, a sa part. Conçue à Weimar, c’est à Rome qu’elle fut reprise et terminée. Aussi bien il ne messied pas que, pour célébrer le divin enfant, la musique ait recueilli des chansons d’enfans romains. La couleur locale même n’en saurait souffrir. Une partie de la crèche est conservée dans la basihque de Sainte-Marie Majeure (qui s’appelle aussi ad Præsepe), où viennent la vénérer, à certains jours de fête, les petits pèlerins de l’Agro romano. Et puis, Bethléem et Rome, entre ces lieux sacrés, l’un où le Christ est né, l’autre où vit son Église, n’y a-t-il pas des rapports étroits, mystérieux, dont l’idée peut s’éveiller en nous au bruit de quelques notes légères ? A celles-ci d’autres succèdent, puis se mêlent, plus profondes, ferventes et comme enthousiastes. La mélodie est toujours ici de qualité supérieure, jamais pauvre, ou banale seulement, et le passage s’opère avec naturel, mais avec noblesse, de l’adoration des bergers à l’adoration des rois.

Cette dernière scène est la plus belle : beauté pittoresque et décorative, beauté de sentiment et d’âme, aucune beauté ne lui manque. Nous voilà bien loin d’un autre cortège, plus modeste, mais que peut-être nous aimons encore davantage, de ce « train » familier, bon enfant, que mènent aussi les « trois grands rois » sur les chemins de notre Provence. Pour se croire et se dire « grands, » ceux-là, quelle suite ont-ils donc avec eux ?


Venaient d’abord
Des gardes du corps.
Des gens armés,
Avec trente petits pages.


Et vous savez quelle musique les accompagne : une marche populaire, à demi joyeuse par le rythme et, par le mode mineur, mélancolique à demi. Voilà tout. Mais pour notre génie, pour notre goût, latin et français, de la sobriété, de la discrétion, de la mesure, il suffit de ce peu de paroles et de ce peu de sons. La somptueuse imagination d’un Liszt a rêvé, réalisé de bien autres splendeurs. On dirait ici la marche non plus de trois rois, mais de trois royaumes ; c’est tout le contraire du vers fameux de Bérénice :


Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !


car je ne sais rien d’amusant comme ce cortège, qui semble un défilé de tous les peuples, de toutes les foules de l’Orient. Exotique, le thème ne l’est pas avec moins d’esprit que de caractère. Si vous observez qu’il débute par les deux ou trois premières notes, rythmées différemment, de l’annonce des anges aux bergers, vous reconnaîtrez encore l’ingéniosité symphonique de Liszt à ce trait, peut-être même un peu trop ingénieux. Çà et là d’ailleurs un incident, un détail, fait penser au Beethoven de telle ou telle symphonie. De plus en plus, avec l’intensité, s’accroît la variété sonore. Sensible partout, le développement l’est jusque dans les timbres, dans le coloris instrumental qui s’enrichit et s’avive. Décidément, le défilé tourne à l’exode, en masse, de toute une humanité bariolée et grouillante. Et cela reste toujours amusant ; mais avec quelle grandeur et quelle magnificence ! Avec une puissance égale, voici maintenant de graves, de religieuses beautés. Voici l’épisode de l’étoile. « Et ecce stella quam viderant in Oriente antecedebat eos. » Il n’est que de lire cette brève épigraphe, puis d’en entendre aussitôt l’admirable, l’émouvante paraphrase, pour mesurer le pouvoir et comme la vertu prodigieuse de la musique, le surcroît de force et de vie que donne à l’ordre des mots l’ordre des sons. Il rayonne véritablement, le thème de l’étoile, il verse des flots de clarté. D’opulens accords l’environnent et lui font comme un nimbe. Au-dessus de lui, très haut, de longues tenues de violons semblent étendre et soutenir lïmmense pavillon de la nuit. Bientôt, loin de rester indifférons et purement décoratifs, ces vastes espaces harmonieux commencent de frémir et de palpiter ; ils exhalent eux-mêmes un chant, et tout le firmament s’illumine de l’éclat contagieux de l’étoile conductrice.

Lorsque le thème est arrivé à l’apogée de sa puissance, il en produit, il en engendre un autre, qui commente ce nouveau texte : « Apertis thesauris suis, obtulerunt magi Domino aurum, thus et myrrham. Ayant ouvert leurs trésors, les mages offrirent au Seigneur l’or, l’encens et la myrrhe. » C’est bien d’une offrande, en effet, d’une effusion généreuse et ruisselante, que la musique évoque ici l’image. Mais à l’oblation des présens, une autre, celle des âmes, s’ajoute ; croyez-en ce chant de l’orchestre, intense, intérieur, et digne, parées caractères mêmes, de certains (parmi les derniers) adagios beethoveniens. Ainsi les dehors et le dedans, les choses et les êtres, tout est représenté, tout resplendit. Maintenant l’heure est venue pour les rois de se remettre en route. Ils partent, plus brillans encore, et plus bruyans qu’ils n’étaient arrivés. « Ils s’en retournèrent, dit l’Évangile, par un autre chemin. » Cela veut dire aussi qu’ils s’en retournèrent tout autres, les mains vides, mais les yeux remplis de lumière et le cœur débordant de joie. Ce chemin du retour, la musique le leur fait triomphal. Autour d’eux, derrière eux, elle redouble le tumulte, le tohu-bohu grandiose de la marche qui les apporta et qui les remporte. Ils sont venus, ils ont vu, ils ont cru. La musique exprime, exalte ensemble, jusqu’au paroxysme, leur vision et leur croyance ; musique d’un grand spectacle et d’une révélation profonde, elle est deux fois, avec le même éclat, la musique de l’Épiphanie.

Quelques pages encore de Christus méritent, avec la Faust-Symphonie, la sonate, les variations sur un thème de Bach, d’être tenues pour les chefs-d’œuvre de Liszt. Les variations et la sonate, jouées mainte fois par M. Risler en ces dernières années, sont des exemplaires insignes de l’esprit symphonique, dont nous parlions plus haut et que Liszt, — on l’ignora trop longtemps, — possédait au plus haut degré.

Sur l’éthos ou le sentiment des variations, M. Chantavoine écrit très bien : « Dans le développement de ce thème élémentaire, formé d’une simple descente chromatique, Liszt épuise toutes les nuances de la tristesse, depuis la rêveuse mélancolie jusqu’aux inquiétudes les plus sombres et au désespoir le plus véhément. Une halte de silence vient un instant interrompre cette tragique méditation, qui reprend bientôt, de plus en plus violente dans les cris de son angoisse ; mais lorsqu’elle semble atteindre au comble de la douleur, une mélodie infraiment pure vient ramener le calme, la sérénité, la certitude : c’est le choral sur les paroles : Was Gott thut, das ist wohlgethan (Ce que Dieu fait est bien fait). Les variations forment donc un véritable drame de la conscience chrétienne, assaillie par la peine ou le remords, guérie par la parole divine. Liszt n’a rien écrit de plus éloquent, de plus ferme et de plus doux. » Surtout il n’a rien écrit, en même temps que de plus varié, de plus un, et par là de plus symphonique. Quelques notes qui descendent chromatiquement font tout le sujet, toute la matière de l’ouvrage. C’est d’elles seules que le chromatisme se communique à l’organisme sonore et l’envahit tout entier. Il y règne et s’y manifeste sous des formes innombrables, les unes classiques et pures, les autres au contraire d’un romantisme luxuriant ; il affecte, il colore tout dessin, toute figure de sons, précipitée ou lente, pathétiques triolets, batteries furieuses, traits ou arpèges déliés comme un réseau nerveux où circulerait la douleur. Ainsi l’unité d’un seul « genre » domine et rassemble la multiplicité des lignes et des mouvemens.

Aussi symphonique est la sonate, à moins qu’elle ne le soit davantage encore. Elle l’est quand elle se déploie et lorsqu’elle se rassemble ; elle l’est avec intensité par les raccourcis, et, par les développemens, avec magnificence. Rigoureusement une, elle forme un seul morceau, mais qui se divise en mouvemens divers. Trois ou quatre thèmes la composent, la remplissent, la pénètrent, au point qu’on y trouverait malaisément une mesure, ime seule, vide de l’une quelconque de ces idées maîtresses et présentes partout : idées romantiques parfois, mais avec cela souvent traitées ou travaillées à la manière classique ; idées à demi wagnériennes, quand elles ne le sont pas tout à fait, et tloiit plus d’une pourrait bien avoir été de Liszt avant d’être à Wagner. Entre Beethoven et Wagner : plus on étudie Liszt et plus on reconnaît qu’il faut le placer là, pour que l’un et l’autre l’éclairé et, d’une certaine manière, soit aussi par lui-même éclairé.

Ce n’est pas de Beethoven, c’est de Wagner que certains lieder de Liszt nous offrent des souvenirs, ou des pressentimens. Des accords de Tannhäuser préludent à la noble méditation : « Ueber allen Gipfeln ist Ruh (Sur toutes les cimes règne la paix). » Impossible d’entendre la prière aux « Cloches de Marling » sans se rappeler les admirables Rêves, esquisse du nocturne à deux voix qui forme comme le centre immobile du convulsif duo de Tristan. Quelques-uns de ces lieder sont d’un sentiment intime et profond ; d’autres, plus extérieurs, se rapprochent tantôt de la ballade allemande, tantôt de l’ancienne romance française, et de salon. Deux surtout ont ce dernier caractère, tous deux sur des paroles de Victor Hugo. Le premier, la fameuse « guitare » Comment, disaient-ils, sorte de fusée mélodique, jaillit, s’épanouit et meurt en un moment, en trois strophes, chacune de quelques mesures à peine, en notes détachées et crépitantes, en modulations rapides, où le rythme de la musique anime, allège encore celui de la poésie, où le parlando mélodique s’oppose et se concilie à la fois avec l’effusion chantante. La seconde pièce : Ah ! quand je dors, viens auprès de ma couche, porte, plus apparente, la marque d’un sentimentalisme un peu démodé, mais toujours sympathique, parce qu’d est chaleureux, sincère, et qu’il s’épanche en des strophes dont le mouvement est juste et le contour harmonieux.

Voici deux poétiques et pittoresques ballades : Loreley et Die drei Zigeuner (Les trois Bohémiens). Loreley est tout à fait dans l’esprit allemand : j’entends l’esprit d’une Allemagne ancienne, celle de Schubert et de Schumann, de Schubert surtout, rêveuse, ingénue, et qui s’en va. La composition de la pièce est excellente. Quelques phrases de prologue, d’un tour libre, annoncent le récit. Puis, à mesure qu’il raconte, le narrateur prend son temps, que dis-je ! tous les temps qu’il faut pour distinguer les divers épisodes, pour varier, sans brusquerie, le style et le ton. Par le calme, la majesté, le courant de la mélodie ressemble à celui du fleuve. Puis la figure est posée, aussi bien que le paysage est décrit. Des accens, des touches brillantes tombent sur ce corps de femme, sur la chevelure dorée que peigne un peigne d’or. Tout est fraîcheur et lumière, cantilène abondante et pure. Un seul instant, et très court, tout se trouble, puis de nouveau se calme, et le drame, à peine soupçonné, s’achève dans une dernière reprise du thème souriant et mystérieux.

C’est une ballade encore, mais très différente, que les Trois Tziganes. Liszt a dû l’aimer, celle-là, d’une tendresse particulière, filiale, ainsi que la figure et le symbole de sa race, de la race au moins qu’il regardait comme sienne, sans d’ailleurs y regarder de trop près, et confondant volontiers, liù. Hongrois, les Magyars et les Bohémiens. La ballade en tout cas est franchement bohémienne : elle l’est par les rythmes et les modes, par les intervalles altérés, par « le chatoiement exubérant de l’ornementation sonore »[1] et d’un accompagnement qui semble d’orchestre plus que de piano ; le sentiment en fait aussi bien que la forme un des chefs-d’œuvre de cet art, de cette âme de Bohême, capricieuse, indépendante et même rebelle, fière, héroïque et sauvage à la fois.

On pourrait donner aux lieder de Liszt la plupart des noms que la poésie romantique a portés. Après les « Ballades » voici les « Voix intérieures, » et des « Méditations, » et des « Harmonies. « Mais par le style, sinon par le titre, deux au moins de ces chants sont d’un classicisme pur. Le premier, que nous citions plus haut : « Ueber allen Gipfeln ist Ruh (Sur toutes les cimes règne la paix), » semble un commentaire musical de l’hémistiche latin : Pacem summa tenent. La paix règne aussi dans la musique entière. Elle émane de toutes les formes, de tous les élémens sonores : du rythme, du mouvement, des mélodies et des accords, de la déclamation même. Quelques mesures de récit, graves, sereines, conduisent à la période chantante et strophique, où se répand le flot de la mélancolie. Un souffle à peine l’agite un moment, passe, et le laisse plus calme encore. Des sommets pacifiques, le regard du rêveur descend jusqu’au fond, paisible aussi, de son âme, et s’y repose longuement. Ab exterioribus ad interiora. Dans l’ordre du lyrisme intime, il y a peu de plus nobles exemples de cette démarche, ou de ce retour.

« Harmonie » encore, ou « Méditation, » l’appel aux « Cloches de Marling. » Cela aussi pénètre, descend de plus en plus dans l’âme, par les degrés égaux de l’accompagnement, par l’effet de certaines rencontres ou successions de notes, par la pesée d’une appoggiature ou la résolution d’un accord, par la répétition tendrement obstinée de ces trois mots allemands : Behütet mich gut, dont le dernier surtout insiste, et j’allais dire enfonce. « Gardez-moi bien, gardez-moi bien, ô cloches de Marling ! » Et c’est comme un désir passionné, douloureux, de se réfugier en leur harmonieux asile, de s’envelopper de leurs sons, de se plonger et de se cacher dans leurs ondes. J’ignore où se trouve ce village de Marling. Mais on aimerait que Liszt y fût enseveli et que les cloches, par lui chantées, chantent pour lui, sur son tombeau.

L’orchestre Colonne, aujourd’hui sous la main, ou dans les mains de M. Pierné, donna le mois dernier trois exécutions, beaucoup mieux que passables, d’un chef-d’œuvre trop difficile pour être jamais parfaitement exécuté : la Messe en , de Beethoven.

Ce n’est pas la fin d’une chronique qu’il faudrait consacrer à cette musique, infinie en étendue et en profondeur, pour en étudier, même sommairement, le fond et la forme, ou, comme disent les Anglais, la practical et la poetical basis, la technique et le sentiment. Dans l’ordre de la forme pure, un caractère surtout, cette fois, nous a frappé : celui de la mélodie. Ici, comme en toutes les œuvres de la dernière manière du maître, il semble bien que la mélodie beethovenienne ait d’autres dimensions et d’autres qualités, si ce n’est même une nature nouvelle. Quelquefois d’abord elle est plus courte. Pour la brièveté, je ne vois guère que le thème du premier morceau de la symphonie en ut mineur à comparer avec le débat du Kyrie, ou celui du Sanctus. Kyrie ! Sur ce mot, rien que sur ce mot, en trois notes, juste autant que de syllabes, il y a déjà mélodie : une mélodie qui déjà se répète et s’accroît, une mélodie génératrice et féconde, enfin une mélodie expressive. Sans être encore un chant, elle n’est qu’un appel, un cri, si l’on veut, mais il a sa force et sa beauté. Non moins courte (un mot et trois notes aussi), l’intonation initiale du Sanctus est une mélodie encore. Au contraire, d’autres thèmes de la Messe ont ceci de particulier, qu’ils se dilatent, pour ainsi dire, à l’infini. C’est l’Agnus Dei, dont la courbe n’embrasse guère moins de vingt-cinq mesures ; surtout c’est le Benedictus, où rien n’est plus admirable que cette « longueur de grâces » dont a parlé, je ne sais plus où. Chateaubriand. Ainsi, qu’elle s’étende ou se restreigne, il y a quelque chose d’exceptionnel dans la mélodie de la Messe en .

Le caractère en est particulier, comme la taille. Si parfois elle « part, » éclate tout de suite (attaque du Gloria), le plus souvent elle se prépare et se ménage d’abord. Au lieu de s’imposer d’un seul coup, c’est peu à peu qu’elle se propose. Elle a l’air de craindre, non pas certes la franchise, la netteté, mais la carrure et la symétrie. Elle n’est pas, ou du moins elle n’est plus autant que jadis une forme individuelle, isolée, et dont il semble qu’on pourrait en quelque sorte prendre la mesure exacte et faire tout le tour. Elle se présente à nous de biais plutôt que de face ; dans ce qui la précède ou ce qui la suit, il ne lui déplaît pas de demeurer parfois comme engagée à demi. Elle offre, cette mélodie, d’autres signes, et elle garde d’autres attaches encore. Moins plastique et formelle, elle est surtout plus symphonique. Elle a même deux façons de l’être. Premièrement, à peine est-elle née, qu’aussitôt elle se multiplie. En outre, au lieu de se contenter d’une seule « partie, » d’une voix seule et de s’y complaire, elle se partage constamment entre toutes. Voix humaines, voix de l’orchestre, on sait d’ailleurs que le Beethoven de la Messe et de la symphonie avec chœurs a préféré celles-ci. L’unique solo de la Messe en , le Benedictus, c’est un violon qui le chante, et, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, les voix sont assimilées ou soumises aux instrumens, quand elles ne leur sont pas sacrifiées.

Du sentiment aussi, du sentiment religieux, que n’y aurait-il pas à dire et à redire ! À cet égard, on a parfois contesté, sinon la valeur, au moins la signification de la Messe en . On a prétendu que par la liberté de l’interprétation subjective, par je ne sais quelles audaces du sens propre, la musique de Beethoven s’écarte de l’esprit strictement catholique ; on ajouterait, pour un peu, qu’elle y contredit. Rien de plus inexact. Au contraire il serait aisé de montrer comme, en tout, elle s’y rapporte et s’y conforme. Bien entendu, nous ne parlons ici que de l’œuvre, non de l’homme. Mais, dans l’œuvre, il n’y a de particulier, de personnel à Beethoven, que la grandeur et la sublimité de son génie.

Pendant les quelques jours où nous avons comme repris contact avec cette musique, un petit mais substantiel ouvrage vint à tomber entre nos mains[2]. Il est de piété, de la plus haute et de la plus profonde, de celle-là précisément dont il est impossible de ne pas trouver chez Beethoven la juste, la forte, la totale expression. Le livre aussi a pour sujet la messe, l’acte central et suprême du culte cathohque, si grande si redoutable à l’artiste qui s’en inspire, que Gounod s’écriait un jour : « La messe ! Par un pauvre homme ! Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » Ce que le prêtre éminent, auteur de ce livre, a le plus éloquemment exposé, c’est le rapport de la messe avec certains sentimens et certaines vérités. La messe et l’adoration, la messe et l’action de grâces, la messe et la mort, la messe et la souiï’rauce, la messe et la demande : à chacun de ces chapitres, à chacune de ces relations mystérieuses et saintes, on montrerait sans peine qu’un épisode, une page de la Messe en correspond.

Grattas agimus tibi. De ces trois mots du Gloria, sans y insister et comme en passant, Beethoven a fait une brève mais exquise formule de remercieraens et de souriante gratitude. C’est un des passages où se vérifierait ce que nous disions plus haut de la mélodie en quelque sorte oblique et qui s’insinue, de la mélodie aussi collective et symphonique, qui se répartit entre toutes les voix. Quel cantique ou plutôt quel poème de tendre reconnaissance est le Benedictus ! « Benedictus qui venit in nomine Domini. » Jamais peut-être, de moins de paroles, plus de musique n’a jailli. Pas un élément : ligne, mouvement, rythme, qui n’en soit admirable. Tombant et retombant sans cesse, la mélodie a presque la beauté d’un geste, d’une perpétuelle offrande. Elle fait songer au Manibus date lilia plenis de Virgile, ou bien encore à cet ange qu’on voit au Louvre, dans une Sainte Famille de Raphaël, et qui jette à pleines mains des fleurs. L’effusion du sentiment ou de l’âme a même abondance et même générosité. Il n’est pas jusqu’à la durée, au renouvellement éternel de cette cantilène, qui ne la rende encore plus belle et qui ne traduise le désir au moins d’égaler à l’infini des bienfaits de Dieu celui des actions de grâces humaines.

La demande, ou la prière, sous combien de formes le Beethoven de la Messe solennelle ne l’a-t-il pas exprimée ! Prière non seulement pour lui, mais pour tous, pour tous ses frères, où le caractère ultra-symphonique de l’œuvre apparaît comme le signe même de l’universalité. Tantôt c’est la miséricorde que la musique implore, et tantôt c’est la paix. Kyrie eleison ! Christe eleison ! L’appel au « Seigneur » n’est pas sans fierté, presque sans rudesse ; il y a plus de tendresse et d’humilité dans le recours au « Christ. » Sur le Miserere de l’Agnus Dei se déroule et semble se traîner la prière déchirante entre toutes. Il y a là comme un circuit prodigieux des voix, des instrumens, à travers des régions, inconnues jusqu’alors, de la musiiiue et de la douleur. Plus original encore est le dona nobis pacem. « Demander, écrit Beethoven, la paix extérieure et la paix intérieure. » La première demande est une sorte d’apostrophe, d’adjuration, où tout d’un coup, au son des trompettes de guerre, l’humanité semble reculer et défaillir d’horreur. L’autre requête au contraire, infiniment calme, peut-être à dessein monotone, se répète, s’obstine et s’achève en soupirs. Ainsi les deux formies de l’oraison finale nous rappellent que le royaume des cieux souffre ^iolence, mais qu’il cède également à la douceur.

Dans une Messe, et de Beethoven, de Beethoven le grand patient, l’éternel sacrifié, la souffrance et la mort, en un mot le sacrifice, ne pouvait manquer d’occuper une place éminente. Le Crucifixus est l’un des sommets du chef-d’œuvre. Avec ses rythmes pointés et rudes, ses mélodies en quelque sorte verticales, la musique ici dresse la croix, et si haute, que le monde est dominé par elle. Tout, en ces pages ultra-pathétiques, tout, c’est-à-dire instrumens et voix, harmonies et timbres, syncopes, dissonances, appoggiatures, tout se froisse et se heurte, se disloque et se déchire. Il semble que la musique ressente et veuille imiter le désordre matériel et cosmique de la dernière heure. Si vive, si profonde est ici l’impression de la souffrance, que le mot, le cri : « Passus ! Il a souffert ! » est celui qui retentit et revient le plus. Et même après qu’il a cessé, laissant la place aux paroles suivantes : « Et sepultus est, » il reprend, il éclate une dernière fois, plus que jamais atroce, comme si le cadavre, enseveli, n’était pas encore insensible, et que l’horreur de la passion pût troubler jusqu’au repos de la mort.

La messe et l’adoration, cette dernière et profonde conformité n’a point échappé non plus au génie de Beethoven. L’adoration, « que les théologiens placent au sommet de l’amour, en est l’acte le plus complet, le plus pur, le plus parfait… Elle est un anéantissement de nous-mêmes devant Dieu[3]. » Relisez dans ce sentiment-là telle psalmodie, sur une seule note et murmurée tout bas, de l’Incarnatus ou du Sanctus : ailleurs, au début surtout, le solo de violon suraigu du Benedictus. Alors il vous semblera que la musique aussi, pour mieux adorer, tâche de s’anéantir, se réduisant, d’une part, à la simplicité la plus élémentaire de la forme sonore, et, de l’autre, a l’extrême ténuité des sons. Alors vous trouverez dans le chef-d’œuvre de Beethoven cette foi parfaite, intégrale, dont son esprit, il est vrai, ne lit qu’approcher, et, vous souvenant que « messe » veut dire envoi, ou message, vous tiendrez la Messe en pour l’un des plus sublimes que jamais le génie de l’homme ait adressés à Dieu.


Camille Bellaigue.
  1. M. Jean Chantavoine.
  2. La Messe et la vie chrétienne, par M. l’abbé de Gibergues, supérieur des Missions diocésaines de Paris. Ancienne librairie Poussielgue ; J. de Gigord, éditeur. Paris, 1911.
  3. Abbé de Gibergues, op. cit.