Revue musicale — 31 janvier 1842



REVUE MUSICALE.

LA VESTALE, de Mercadante. — LE STABAT de Rossini.

Il y a en ce moment, en Italie, une école qui tend à se rapprocher du système lyrique français. On a tant répété aux Italiens que leurs roulades n’avaient pas le sens commun, et que leurs éternelles cavatines étaient absurdes, que les Italiens ne veulent plus faire de roulades et renoncent aux cavatines. À la tête de ce mouvement, qui s’évertue à tenir plus de compte de l’action et des paroles, à s’inspirer davantage du sujet et de la couleur, à fonder entre la musique et le texte une harmonie plus immédiate, à la tête de ce mouvement se place aujourd’hui Mercadante. Esprit laborieux et patient, mélodiste pathétique, mais froid, analysant la situation plutôt que se laissant entraîner par elle, et d’ailleurs, aussi versé qu’on peut l’être dans l’étude des ressources instrumentales, Mercadante se trouvait tout naturellement préparé à cette réforme. Sa phrase moins colorée, moins dramatique, moins accentuée que la phrase de Rossini dans sa première manière, moins langoureuse et sentimentale que la phrase de Bellini, appelait à son aide un certain luxe d’instrumentation fort utile, sinon indispensable. Unir le sentiment à l’action, fonder en Italie, dans des conditions climatériques, cette sorte de compromis entre la voix et l’orchestre, entre la mélodie et l’instrumentation, qui s’est perpétué chez nous de Gluck à Meyerbeer et que nous appelons le drame lyrique, tel est, si je ne me trompe, le but où tendent les efforts de Mercadante ; efforts qui étaient sans doute dans son organisation mixte et quelque peu indécise entre le nord et le midi, mais que le besoin de prendre rang et d’arrêter plus nettement sa position à mesure qu’on avance en âge, a fini par rendre systématiques. En effet, on citerait peu d’exemples de musiciens ayant plus étudié, plus écrit, plus consciencieusement accompli leur tâche, que le maître dont nous parlons, et cependant vous ne trouveriez pas de gloire plus modeste, j’allais dire plus obscure. Ç’a été toujours la destinée de Mercadante de voir son nom étouffé par d’autres plus glorieux ou seulement plus favorisés. Toujours le génie ou le succès se sont trouvés là juste à point pour faire pâlir son étoile, si bien que beaucoup de gens s’imaginent encore, lorsque vous leur parlez de l’auteur de la Vestale, qu’il s’agit tout simplement d’un jeune musicien qui débute. Pendant la période italienne de Rossini, Mercadante écrivait Elisa e Claudio ; plus tard, il continua sous Bellini, et nous le retrouvons aujourd’hui profitant des intervalles que lui laisse Donizetti pour essayer des combinaisons nouvelles et tenter l’avenir, demandant au système ce que n’a pu lui donner la libre application du talent. Depuis vingt ans trois maîtres ont occupé la scène en Italie, trois royautés usurpatrices ou légitimes, mais absolues, Rossini, Bellini, Donizetti ; derrière chacun d’eux, vous distinguez Mercadante. Ils passent, et lui reste. Singulier privilége de ces organisations que la popularité n’adopte pas ; si le découragement et l’orgueil ne les emportent tout d’abord, elles vivent et se prolongent à l’infini. Habiles à se modifier selon les temps, progressives, s’emparant avec art des intermittences et paraissant alors dans toutes les graces du jour, ces organisations, après tout, sont assez bien partagées, et il ne faut pas trop les plaindre, car, si elles n’ont pas le chant du cygne, elles ne meurent pas comme lui.

Le choix d’un sujet emprunté aux archives classiques de l’Opéra devenait significatif chez un homme préoccupé, comme Mercadante, de notre système lyrique français. Nous regrettons seulement que ce choix se soit arrêté sur la Vestale. Non que nous professions le moins du monde un culte superstitieux pour l’œuvre du chevalier Spontini, et tenions que Mercadante ne soit pas de taille à se mesurer avec un pareil maître sur tel sujet qu’il lui conviendra ; à Dieu ne plaise ! même en ce moment, s’il nous fallait opter entre les deux partitions en litige, nous serions assez disposé à donner le pas à la nouvelle sur l’ancienne. Cependant il est des souvenirs à tort ou à raison consacrés par le temps qu’un artiste doit toujours se garder de réveiller dans l’intérêt de son propre succès. Vous ne ferez jamais comprendre à certaines gens qu’il peut exister une Vestale autre que celle de M. Spontini. Le nom du musicien et le nom de l’œuvre, à force d’avoir été prononcés, s’évoquent aujourd’hui l’un par l’autre. C’est là un fait accompli sur lequel (par bonheur pour M. Spontini) il n’y a plus à revenir en aucune façon. On dit la Vestale de Spontini comme on dit le Freyschütz de Weber, la Norma de Bellini, le Guillaume Tell de Rossini, hélas ! et comme on dit aussi, ô néant de la gloire ! le Rossignol de Lebrun. Nous remarquions tout à l’heure l’espèce d’obscurité qui entache le nom de Mercadante, en dépit des illustres compositions par lesquelles il se recommande ; eh bien ! c’est avec de semblables maladresses qu’on manque le succès, la popularité, choses fort méprisables sans doute pour le poète, mais dont le musicien doit nécessairement tenir compte, car il parle une langue mystérieuse pour le plus grand nombre, une langue indéchiffrable en dehors de l’exécution, et n’a pas, comme André Chénier ou ses frères par la Muse, la chance de ces amitiés ignorées, de ces fréquentations solitaires qui dédommagent. Étrange fortune de ce poème de la Vestale qui, après avoir concouru jadis à l’installation du mode italien sur la scène française, à cette révolution du rhythme dont plus tard Rossini devait être le héros, se trouve servir aujourd’hui à introduire le système lyrique français en Italie. Il est des opéras prédestinés. Comme on le pense, en changeant de patrie, l’œuvre de M. de Jouy a dû subir certaines modifications nécessaires. Nous ne suivrons pas le traducteur dans toutes ses variantes, et nous dirons seulement, après avoir loué d’excellentes qualités de prosodie et de style, qu’au dénouement de la pièce italienne, Julia ou plutôt Emilia, car les noms sont changés, subit sa peine sans rémission. Une fois la victime ensevelie, la pierre sépulcrale ne se lève plus sur elle. Nul dieu de l’Olympe n’intervient, nulle bonne déesse n’envoie la foudre rallumer le voile favorable, et lorsque Licinius, qui s’appelle ici Decio, arrive sur le champ du supplice, tout est consommé ; la terre a pour jamais englouti sa maîtresse, et il ne reste plus au malheureux amant qu’à trancher ses jours à la manière de l’Edgardo de la Lucia. Il est vrai que, pour que la réminiscence fût plus complète, quelques instans avant de mourir, Emilia était devenue folle, comme la fiancée de Lammermoor. Voilà que la folie alimente toutes les grandes scènes de soprano du répertoire italien. Et ce Léandre infortuné, qui, après avoir entonné vaillamment le motif de sa cabalette, se frappe sur la ritournelle, pour chanter ensuite la reprise à mi-voix et moriendo, n’est-ce point là aussi une invention trop curieuse pour qu’on néglige de la reproduire en toute occurrence ? Il y a cependant des costumes qu’on devrait éviter avec soin, le costume antique, par exemple. Ainsi ce triomphateur romain, qui se transperce de son glaive, puis reprend tranquillement sa phrase où il l’a laissée, est un personnage plus bouffon que tragique, et n’a pas même pour lui cette espèce de mélancolie que peut revendiquer au besoin le jeune laird écossais murmurant Bell’alma inamorata, à son dernier soupir. Décidément, le glaive n’est pas fait pour servir aux suicides des héros d’opéras, le poignard des romantiques leur sied mieux. Vous figurez-vous Caton d’Utique essayant une ariette sur l’immortalité de l’ame, après s’être déchiré les entrailles. C’était pourtant la position de ce pauvre M. de Candia, étendu lamentablement devant le trou du souffleur, à la première représentation de la Vestale. Heureusement, depuis, on a supprimé cette scène. Mais revenons à la partition de Mercadante.

Le premier acte s’ouvre par une introduction pleine de mélodie et de grace ; le titre de ce morceau porte : Prière matinale. Il est impossible, en effet, de rendre avec plus de fraîcheur les sensations d’une belle matinée, le réveil de jeunes prêtresses chantant l’aurore d’un jour glorieux qui se lève sur le temple. Le motif de cette introduction, l’un des plus heureux qui se trouvent dans l’ouvrage, reparaît quelques mesures plus loin, mêlé au récitatif de la grande vestale, et vous le retrouvez encore dans le chœur de triomphe sur ces paroles d’Emilia : Plauso al duce vincitore. C’est, du reste, la seule raison par laquelle se recommande ce chœur, qui débute par un appel de trompettes ex abrupto, véritable fanfare de bal masqué. En général, cette scène du triomphe a toujours assez mal inspiré les musiciens qui l’ont traitée. Si de la partition italienne nous venons à l’opéra français, nous trouvons au passage correspondant cette fameuse phrase :

Licinius de l’aigle altière
Ranime l’audace première, etc. ;

c’est-à-dire le chef-d’œuvre du mauvais goût et du trivial en musique. Heureusement pour Mercadante, l’idée lui est venue de ramener le motif de la prière des vestales, et cette émanation mélodieuse qui parfume l’acte tout entier sauve ce morceau. N’oublions pas de louer en passant le bel andante du finale, Madre di Roma dea paventata. — Le duo entre Decio et Publio, au second acte, ressemble à tous les duos de facture italienne, et ne se relève guère que par une certaine cabalette : O ma celeste Emilia ! dont le ténor, admirablement soutenu par le baryton, s’empare avec une hardiesse, une vaillance, un éclat, auxquels M. de Candia semble vouloir accoutumer de plus en plus son auditoire. La scène change, du forum nous entrons dans le sanctuaire où veille le feu sacré ; là se trouve une romance d’une expression admirable et profonde, une de ces rencontres qui vous émeuvent jusque dans l’ame, et qui s’évanouissent sans qu’on sache comment, sans vous laisser le temps d’ouvrir les yeux et de les applaudir. On ne saurait dire, en effet, tout ce qu’il y a de tristesse latente, de désespoir amer et contenu, de résignation douloureuse dans cette phrase que chante comme en passant une autre jeune vestale, Giunia, l’amie et la confidente d’Emilia, dans ce long soupir exhalé sous les voûtes du temple, près de l’autel de la déesse. On a parlé autrefois du caractère antique de l’œuvre du chevalier Spontini, mais jamais bien sérieusement, j’imagine ; le style de sa Vestale, si l’on excepte quelques beaux élans passionnés, se rapproche assez, pour le naturel du style, de nos poètes tragiques de l’empire, et je persiste à dire qu’il y a dans la romance de Giunia plus de simplicité antique, plus de véritable sentiment du sujet que dans toute la partition de l’académicien français de Berlin. La voix de Mme Albertazzi, un peu voilée et grave, convient à merveille à l’expression sourde et mystérieuse de ce morceau que la cantatrice chante du reste avec intelligence et goût. Vient ensuite un duo dramatique entre Emilia et Decio, où la Grisi et M. de Candia luttent ensemble de voix et de passion. Remarquons surtout, dans cette scène écrite de verve, le passage où l’agitato si entraînant du début se résout, après avoir fourni sa carrière, en un adagio plein de mélancolie et de tendresse. Cependant la flamme de Vesta s’éteint, la prêtresse abattue tombe au pied de l’autel, Decio s’enfuit épouvanté, prêtresses et flammes surviennent, et la grande scène du finale commence. À tout prendre, ici se présentait la seule difficulté de l’ouvrage, le seul endroit où le souvenir de Spontini fût vraiment redoutable pour Mercadante. Et, disons-le tout d’abord, Mercadante s’est tiré de ce pas dangereux en homme d’esprit au moins autant qu’en maestro consommé. Si l’on y réfléchit, il y avait deux manières d’aborder cette situation, deux styles entre lesquels le musicien pouvait à bon droit hésiter : le style dramatique et le style admiratif, l’un tumultueux, puissant, presque toujours certain de son effet ; l’autre froid, impassible sans doute, mais grandiose, sacerdotal, et plus conforme peut-être à la majesté du lieu. Spontini avait pris le premier, c’était une raison pour que Mercadante choisît le second.

Détachez ces bandeaux, ces voiles imposteurs,
Et livrez la prêtresse coupable
Aux mains sanglantes des licteurs,

a dit Spontini, on sait avec quel entraînement, quelle chaleur dramatique, quelle irrésistible puissance du mouvement et du rhythme. Mercadante, lui, s’inspire autrement de la situation ; il n’agit pas, il contemple ; les anathèmes viendront à leur temps ; la première idée de son flamine est pour les cieux ; il pense à la déesse avant de frapper l’indigne vestale :

La dea si plachi, o Roma !
Più Roma non sara.

De là une phrase grandiose, épique, sublime, chantée d’abord par Metello seul, puis reprise à l’unisson par le chœur tout entier, une période ample et magnifique, d’une expression à la fois religieuse et foudroyante, et qui vous entraîne par sa force mélodique plus encore peut-être que le rhythme de Spontini. Ainsi des deux côtés, la même situation étant donnée, c’est l’opéra français qui a le rhythme, et l’opéra italien la phrase admirative. Étrange caprice des temps et de la mode. À cette scène succède le véritable finale, qui se passe cette fois, non plus dans le temple, comme dans l’opéra de Spontini, mais sur la place publique, en plein forum, au milieu du peuple et des licteurs. On le voit, le morceau se coupe ici en deux ; il est vrai de dire que la situation se complique d’incidens plus nombreux que dans le poème de M. de Jouy. Il s’agit maintenant de faire le procès aux deux amans sacriléges. Emilia commence par se déclarer seule coupable ; Decio la disculpe et s’efforce d’attirer à lui le châtiment ; sur quoi le consul, qui se trouve être le père du jeune triomphateur, s’apprête à suivre les traditions du vieux Brutus, et condamne son fils, en dépit de toutes les belles choses que lui chante Publio, de cette admirable phrase : Pieta, di tuo figlio, di tuo sangue pieta, que Tamburini récite avec l’onction pathétique et profonde qu’il mettait autrefois dans la suave cantilène de la Straniera ; Meco tu vieni, o misera ! Je remarquerai aussi dans la phrase de Decio, à l’andante de ce finale, un accord en bémol majeur, où se rencontre un la naturel d’un effet merveilleux. C’est là une note vraiment trouvée, imprévue, que rien n’indiquait dans le cours de la mélodie et du morceau, un de ces hasards qui ne viennent qu’aux maîtres accoutumés à traiter l’harmonie avec distinction et curiosité, et Mercadante, on peut le dire, est du nombre. Bellini n’aurait pas eu l’instinct de cette note.

Au troisième acte, le chœur des vestales accompagnant Emilia au champ des sépultures est une noble et sévère inspiration, qui se distingue par la couleur du style et l’expression mélodieuse ; le chant des harpes, fort heureusement introduites, augmente encore par momens la mélancolie de cette musique, où vous respirez quelque chose de la morne désolation des campagnes du Tibre. Cette marche plaintive, mais non funèbre, conserve d’un bout à l’autre la simplicité calme, impassible, de l’art antique. Vous diriez une élégie sur le sacrifice qui va s’accomplir. Nous omettons à dessein la scène de folie, qui n’a guère que le mérite de passer inaperçue, preuve du moins qu’elle ne fait pas longueur. Nous aimons mieux donner tous nos éloges au duo d’adieux entre Emilia et Giunia, l’un des meilleurs morceaux de l’ouvrage, le plus pathétique sans doute, où se trouve un adagio rempli d’émotions et de larmes, dit avec beaucoup d’ame par la Grisi et l’Albertazzi, une de ces admirables phrases qui rappellent, mais par la manière seulement et le faire tout propre à Mercadante, la célèbre phrase, connue aujourd’hui de toute l’Europe, du beau duo d’Elena di Feltre, pour laquelle, à Milan, à Naples, comme à Vienne, il n’est jamais assez d’applaudissemens et d’enthousiasme lorsque Moriani et la Frezzolini la chantent.

La Vestale de Mercadante, quels que soient d’ailleurs les défauts qu’on lui reproche, peut à bon droit passer pour l’une des plus remarquables partitions qu’on ait écrites depuis dix ans. Il faut admirer dans cette œuvre, qui sort tout-à-fait de la ligne ordinaire, une fusion heureuse, intelligente, des principes élémentaires de l’art musical. Ce concours simultané de la mélodie et de l’orchestre, cet accord de la situation et de la musique, vous attirent tout d’abord et vous enchantent. Maintenant doit-on conclure de là qu’il y ait en Italie un grand avenir pour le système auquel Mercadante semble vouloir s’appliquer ? l’auteur d’Elisa e Claudio est-il appelé à fonder dans la patrie de Cimarosa une école sérieuse, et durable ? Franchement, nous ne le croyons pas. Qu’on y prenne garde : ce que les Italiens aiment, avant tout, ce sont les cavatines, les mélodies faciles, riches, abondantes, qui parlent beaucoup aux sens, un peu à l’ame, les mélodies qu’on retient et qu’on chante. En fait d’orchestre, les Italiens ne connaissent et n’admirent que celui de Rossini, qui, soit dit en passant, en vaut bien un autre, même tudesque, et ne comprendront jamais rien au système bâtard importé sur notre scène française, où désormais un opéra se compose d’un tas d’ingrédiens excentriques ; à ce galimatias de couleur locale et de pittoresque au milieu duquel la musique a toutes les peines du monde à se reconnaître. Les belles mélodies et les voix franches, voilà pour les Italiens la grande affaire ; le reste ne leur importe guère ; la mélodie, pour eux, c’est le costume, le décor, le ballet, tout enfin jusqu’à la pièce. La belle occasion, en vérité, pour discuter de la vraisemblance d’un caractère, que le moment où chantent Rubini et la Malibran ! Il n’y a que les peuples qui n’aiment pas la musique qui se préoccupent tant des accessoires. Voyez les Italiens et les Allemands, avec quel dédain ils en usent en pareille matière ! Or, comparez un peu leur musique à la nôtre ! Il est vrai que nous avons des poèmes en cinq actes incontestablement mieux rédigés, et que notre mise en scène est irréprochable. Quant à nous, jamais nous n’aurons foi en Italie dans l’issue d’une réforme tentée en dehors de la mélodie pure. On aura beau faire, le pays de Dante et de Cimarosa, de Pétrarque et de Rossini, ne saurait devenir une terre favorable à l’éclectisme. Rêver, pour la mélodie italienne, l’harmonie de Beethoven, c’est poursuivre exactement la chimère de ces honnêtes gens qui souhaitent à Raphaël le coloris de Paul Véronèse. Mieux vaut encore, à tout prendre, le pâle Bellini, avec sa désinvolture incertaine, ses mélodieuses négligences, sa phrase élégiaque, sentimentale, mais encore italienne. Cependant, hâtons-nous de le dire, Mercadante a eu le bon esprit de ne point pousser les choses à l’extrême ; quoi qu’il fasse, il reste Italien, et toujours avec lui c’est le mélodiste qui domine. À ce titre, l’auteur de la Vestale a les chances, sinon de fonder une école bien vivace, du moins d’occuper avec honneur l’intervalle ouvert en Italie depuis la mort de Bellini, et de fournir une période musicale digne d’intérêt, en attendant la venue de quelque nouveau génie, qui sait ? peut-être le réveil du lion.

Ce qui se passe en ce moment à l’occasion du Stabat de Rossini est vraiment digne de remarque, et témoigne du moins en faveur du bon esprit de ce siècle, qu’on ne manque jamais d’accuser d’indifférence et d’ingratitude envers le génie. Voilà un homme qui depuis tantôt dix ans n’a rien négligé pour se faire oublier. Grand maître, salué partout d’acclamations illustres, comblé de prévenances et d’honneurs, il se retire au plus fort de sa gloire, après Guillaume Tell, son chef-d’œuvre peut-être, et va bouder en Italie, laissant le champ libre à d’autres, qui s’avancent pour l’occuper vaillamment. Pendant ce long silence, Meyerbeer a le temps d’établir sur des titres incontestables cette renommée européenne qu’on lui connaît, Bellini s’élève, et meurt comme les cygnes en chantant. Meyerbeer et Bellini, Robert-le-Diable et la Norma, les Huguenots et les Puritains, il y avait là de quoi porter atteinte au souvenir le plus profond, le mieux enraciné. Or, au moment où ce nom semble vouloir tomber en discrédit, tout à coup il se fait de nouveau un grand bruit autour de lui, on le cite, on le proclame comme aux plus beaux jours ; la discussion s’en empare, des querelles s’allument à son sujet : musique dramatique, musique religieuse, les dilettanti battent des mains, les sacristains effarés montent en chaire, le monde s’émeut et court aux Italiens, et tout ce bruit, toutes ces paroles, tout ce noble et chaleureux enthousiasme, pour quoi ? pour quelques pages venues de Bologne, pour quelques versets de prose latine mise en musique autrefois par Rossini, et que le maître vient de reprendre, de refondre à son génie et de dater d’hier.

Nous ne réveillerons pas ici l’éternelle question de la musique religieuse, nous laisserons en paix les ombres d’Allegri, de Palestrina, de Pergolèse et de tous les divins fabricateurs de madrigaux et de subtilités inextricables ; nous laisserons le vieux Choron reposer dans sa tombe, et M. Chérubini dans son élysée du Conservatoire : seulement qu’il nous soit permis de demander à ces gens, toujours prêts à crier à la profanation, au scandale, à ces custodes ébouriffés de l’arche sainte, ce qu’ils entendent par musique religieuse. Une fois pour toutes, la monotonie et l’ennui qui en résulte sont-ils les conditions premières, inévitables, de la musique religieuse ? Ne saurait-on louer les anges sans fugues, et faut-il tant de contre-point pour dire amen ? La musique religieuse est-elle une formule puérile et vaine, une chose d’école, un secret de conservatoire ? ou ne doit-on pas avouer plutôt qu’à l’exemple de toutes les grandes manifestations de la pensée humaine, elle puise son expression sublime, sa force sympathique, dans le sentiment ? La source du génie est une, il n’y a que l’application qui varie, et l’application relève du fait de la volonté seule. Après tout, l’homme n’a de critérium qu’en lui-même, qu’en ses propres passions, et lorsqu’il est arrivé au terme suprême, au rayon le plus épuré, le plus radieux de cette échelle de Jacob, s’il ne touche à la Divinité, il s’en est rapproché le plus possible. On rencontre dans Mozart, dans Beethoven, dans Rossini, dans Bellini même, certaines phrases plus essentiellement religieuses, plus sacrées que les hymnes de la liturgie qui nous viennent pour la plupart du paganisme grec. Nous ne sommes plus au XIVe siècle. Condamner la mélodie comme hétérodoxe, et n’accepter pour le dogme que la formule, c’est faire absolument comme ces moines ascétiques qui répudiaient les fleurs avec leur parfum, les oiseaux avec leurs chansons, comme choses sensuelles et venant du diable. Dieu merci, les siècles ont marché, et, quand nous avons respiré une rose de mai ou que nous avons écouté chanter le rossignol au clair de lune, nous ne nous croyons pas damnés pour cela. Le catholicisme n’est plus ce qu’il était au temps de Grégoire VII et même de Léon X ; il ne s’agit pas plus aujourd’hui en musique des madrigaux de Palestrina qu’il n’est question en peinture des séraphins à dalmatiques de Cimabuë ou des martyrs béats de Fra Angelo de Fiesole. Puisque le domaine des sons a tellement grandi, pourquoi le sanctuaire resterait-il seul fermé aux conquêtes de l’art nouveau ? Remarquez que nous n’entendons point parler ici de ces ridicules tentatives où l’impuissance prend le masque de l’excentricité, de ces messes de morts à cimbales obligées ; ce sont là des jongleries dont personne ne veut pas plus au théâtre qu’à l’église, et qu’il faut laisser à la salle Musard qu’elles semblent avoir choisie pour tréteaux. Mais n’est-il pas permis de croire qu’il y aurait, dans cette sphère de la musique religieuse, tout un monde à découvrir encore. Plus de sentiment, de pathétique et d’expression, la mélodie infusée avec mesure et tempérance, une forme rigoureuse et solennelle, mais libre, et pour jamais secouant les routines scholastiques : où serait le péril d’une semblable révolution conduite par un homme de génie et de goût ; et n’appartient-il pas au grand réformateur lyrique de notre temps d’y mettre la main ? On va m’objecter le drame, les habitudes théâtrales de l’auteur de Semiramide et de Guillaume Tell. D’abord il me semble que Rossini vient de prouver, dans son Stabat, qu’il savait les dépouiller en temps et lieu, ces habitudes, et d’ailleurs, quand il en resterait quelque chose, l’animation et la vie, la musique religieuse y gagnerait justement ce qui lui manque aujourd’hui. Non, l’élément dramatique, épique, ne saurait être exclu d’une œuvre d’art, quelle qu’elle soit. Est-ce donc une lettre morte que la prose latine des liturgies, et savez-vous au monde un drame plus coloré, plus tumultueux, plus grandiose que ce Dies iræ, qui a produit en peinture la chapelle Sixtine ? De quel nom appelleriez-vous une messe qui ferait le pendant du jugement dernier de Michel-Ange ?

Le Stabat que Rossini vient de produire nous semble plutôt une tentative habile, ingénieuse, dans une voie de réforme devenue aujourd’hui indispensable, que le résultat d’un système arrêté d’avance et définitif. Aussi, rien qui rappelle dans cette partition d’une importance évidemment secondaire pour le grand-maître, mais que rehaussent, aux yeux de tous, ces marques distinctives et profondes que le génie laisse à tout ce qu’il touche ; rien qui rappelle le ton superbe et convaincu, l’emphatique assurance avec laquelle les révélateurs imposent leurs idées au monde. Dans un temps comme le nôtre, où les dogmes nouveaux pullulent, en religion comme en fait d’art, le rôle de révélateur a bien perdu de son mérite, les hommes d’esprit n’en veulent plus. Aussi, voyez avec quel soin il évite ce qui pourrait ressembler à ces grands airs qu’on se donne aujourd’hui à tout propos ! Il sent de quel poids une messe de lui, un morceau capital et de longue haleine, serait en pareille question, et ne veut pas engager si loin sa responsabilité ; il lui suffit, pour cette fois, de tenter le terrain, se réservant peut-être, si l’épreuve réussit, de compléter plus tard son entreprise, et d’aborder de plus vastes sujets. En attendant, le grand maître se contente d’un simple cantique ; la prose élégiaque et douce du Stabat convient à son inspiration ; il la traduit en idées mélodieuses, voilà tout. Y a-t-il, dans cette façon d’agir toute sérieuse et digne, rien qui ressemble aux allures arrogantes de nos fondateurs de systèmes ? Il ne s’agit ici ni d’un Sanctus, ni d’un Lacrymosa, ni d’aucun autre morceau de haute consécration, mais d’un hymne détaché, d’une fantaisie en prose latine sur un motif de l’Évangile, c’est-à-dire d’un sujet qu’on pourrait, au besoin, appeler intermédiaire, et qui ne nous semble point devoir imposer au musicien cette rigidité de ton que réclament les choses appartenant spécialement au dogme. De toute manière, il n’y aurait donc point à crier tant au scandale. Je nie, pour ma part, que le sentiment religieux manque dans le Stabat de Rossini, le sentiment religieux, tel que l’entendent les Italiens, pathétique, suave, harmonieux, d’une mélancolie touchante, langoureuse, point sombre, allant jusqu’aux larmes, jamais jusqu’à l’épouvante, et ramenant la vie dans la mort, plutôt que la mort dans la vie. Cette musique vous émeut et vous élève, vous respirez à l’aise en l’écoutant ; au moins, cette fois, l’art domine le plain-chant. Il y a là, j’en conviens, l’enchantement de la mélodie et de la couleur, cette sérénité douce et calme, cette onction divinement humaine que respire le génie italien dès la renaissance ; mais ne voir dans ces nobles phrases d’une si lumineuse inspiration, dans cette harmonie qui procède avec tant de magnificence, autre chose que l’élément dramatique proprement dit, serait en méconnaître à plaisir le sens et la portée. Il est des impressions qui vous entraînent sans que vous puissiez vous en rendre compte, et décident de vos opinions souvent à votre insu. Ainsi, je soupçonne certains critiques, fort à cheval sur le sentiment religieux, d’avoir été quelque peu dupes d’eux-mêmes en cette affaire. Et d’abord on leur a chanté le Stabat de Rossini à la lueur de la rampe, à la clarté des lustres, en plein théâtre, dans une salle tout élégante et mignonne, presqu’aussi parfumée que Notre-Dame-de-Lorette. Comment, en pareil lieu, une musique ferait-elle pour n’être point dramatique et mondaine ? Quelle fortune d’avoir un si beau thème tout trouvé ! Et d’ailleurs, comptez les virtuoses qui se chargent d’exécuter l’oratorio du grand maître : la Grisi, l’Albertazzi, M. de Candia, Tamburini, c’est-à-dire Figaro, Rosina, Almaviva, Cenerentola, c’est-à-dire l’opéra bouffe incarné.

Changez la scène et les acteurs ; à la place de la salle Ventadour mettez Saint-Eustache, remplacez les virtuoses que nous venons de nommer par quatre chantres de paroisse chantant faux bien solennellement, changez surtout le nom de Rossini, et les mêmes gens qui se scandalisent vont proclamer cette musique pleine d’onction et de componction, et dire, comme l’abbé Arnault, qu’avec un pareil chef-d’œuvre, on fonderait une religion. À quoi tiennent cependant certains jugemens, et combien d’honnêtes gens, en fait de sentimens religieux, aiment mieux s’en rapporter aux apparences, à la lettre extérieure, que de perdre leur temps à pénétrer plus avant ! Ne s’est-on pas mis en tête de reprocher à Rossini jusqu’aux termes qu’il emploie pour marquer la division de ses morceaux ? Ainsi le grand maître a poussé l’audace au point de dire : air de ténor, cavatine de soprano, expressions évidemment empruntées au catalogue du théâtre. Comprenez-vous maintenant le sacrilége ? Passe encore pour solo, mais cavatine ! En vérité, le mot est par trop hétérodoxe, et sent le diable d’une lieue. Et voilà les argumens dont on se sert pour battre en brèche une partition de Rossini et démontrer que le génie qui a produit Moïse est incapable de s’élever à la hauteur religieuse où plane l’inspiration de Lesueur et de M. Chérubini. Par malheur, le bout de l’oreille perce toujours. Au fond, le terrain qu’on veut défendre, c’est le Conservatoire : on ferait encore bon marché de l’église ; mais comment renoncer de gaieté de cœur à ces chères formules, à ces vieilles traditions scholastiques a tout ce ramassis de toiles d’araignées dont on s’est constitué d’enfance le gardien vigilant ? Si Rossini eût consenti à se soumettre aux lois canoniques de l’école, s’il eût bien voulu, lui le génie et la lumière, se faire pour un jour obscur, embrouillé, ténébreux, s’envelopper d’un triple voile de fugues et de contre-point, la question religieuse n’eût pas même été agitée un seul instant ; nous ne répondons pas cependant que les mêmes gens n’eussent trouvé alors ingénieux de regretter dans sa musique ces qualités d’animation et de couleur, cette force dramatique et mélodieuse qu’ils lui reprochent à cette heure. Ce qu’on ne pardonnera jamais au grand maître, c’est d’avoir osé être clair en écrivant pour l’église, c’est l’admirable transparence de cette instrumentation de cristal où les mélodies tremblent à l’œil nu comme de célestes étoiles ; c’est, en un mot, d’avoir compris son temps et levé les mystères.

Maintenant, Rossini poussera-t-il plus avant ses excursions dans le genre sacré ? Faut-il voir dans le Stabat qu’il vient de produire une œuvre isolée, un fragment, ou le prélude de quelque splendide renaissance ? L’avenir en décidera, et nous nous en remettons là-dessus à la libre inspiration du grand musicien ; car rien ne nous semble plus indiscret et plus ridicule que ces sollicitations éternelles qu’on a pour coutume d’adresser au génie, et qui, lorsque celui-ci se refuse d’y répondre, se donnent les airs de tourner à l’amertume, que sais-je ? même à la réprimande ; comme si, parce qu’un homme a écrit vingt chefs-d’œuvre, parce qu’il a inventé toute la musique de son temps, il ne pouvait se reposer, lui aussi, et vivre un peu dans le recueillement et l’oubli. Quoi qu’il en soit, fragment ou prélude, le Stabat de Rossini restera comme une œuvre musicale du plus haut intérêt, comme l’expression religieuse d’une intelligence qui s’est manifestée déjà sous tant de faces, et qui, dut-elle s’arrêter là, aurait du moins prouvé que la retraite et l’isolement, bien loin de l’amoindrir, l’élèvent encore et la fécondent, et que l’oisiveté, pour elle, est le recueillement de la méditation.


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