Revue musicale - 30 novembre 1841

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REVUE MUSICALE.

Les Italiens sont revenus, et cette fois sans Rubini. On se souvient de l’émotion profonde qui s’empara, l’an dernier, du monde dilettante lorsque, sur la fin de la saison musicale, le bruit se répandit que le prince des ténors abandonnait pour toujours notre scène. Eh bien ! qui le croirait ? quelques mois se sont à peine écoulés, et l’on n’y pense déjà plus, et cette perte immense dont il semblait qu’on allait faire un deuil éternel, on s’étonne de jour en jour de la supporter avec tant de calme et de résignation. Si quelques vieux abonnés émérites prennent la chose au sérieux, s’indignent à voix haute des applaudissemens donnés au nouveau virtuose et prétendent y voir autant de soufflets à l’illustre démissionnaire, la salle entière prend son malheur en patience et ne demande qu’à se consoler. Il en sera de ce grand fléau comme de tous les fléaux qui nous frappent, et que nous ressentons plutôt par l’idée de la privation que par la privation elle-même. Voilà certes un grand sujet d’étude pour les gens qui passent leur vie à méditer sur les grandeurs humaines. Quoi qu’il en soit, jamais cette parole des humanitaires : que l’individu ne compte pas, n’aura reçu encore d’affirmation plus solennelle ; car, s’il y a un lieu au monde où l’individu puisse être quelque chose, c’est à coup sûr le théâtre, le théâtre Italien du moins, où, comme chacun sait, on écrit un opéra pour un rôle et ce rôle pour un individu. Hélas ! combien nous en avons vu mourir de grands chanteurs ! Garcia, Davide, la Malibran, la Sontag, Nourrit, cette ame généreuse, cette noble voix qu’il nous semblait entendre encore vibrer hier dans la Muette ! Aujourd’hui c’est au tour de Rubini de les rejoindre, et le public n’a plus désormais à s’occuper de lui, de cette gloire qui court le monde, et qui, de peur que le temps ne la gagne de vitesse, aujourd’hui qu’elle nous a quittés, s’élance d’un trait du Johannisberg à l’Escurial ; les morts vont vite. Qui parle de Rubini ? Il ne s’agit plus à cette heure que de M. de Candia. Tant pis pour qui laisse sa place vide, on la lui prend. Ceci soit dit sans offense pour le grand maître que nous avons perdu. Mais, nous le répétons, au théâtre on ne se souvient guère, et la sensibilité n’est pas le fait de toute cette société enthousiaste et frivole qui se passionne chaque soir pour une cavatine. Il faut au public des Italiens un chanteur qu’il élève et proclame ; si l’idole de la veille vient à lui manquer, il en adopte une autre incontinent, une autre moins glorieuse et moins imposante sans doute, mais en qui des dons nouveaux éclatent, et qui ravive par des qualités de jeunesse et d’avenir une admiration émoussée par l’habitude monotone à la longue du sublime. Après avoir admiré pendant dix ans, on est parfois bien aise d’encourager qui s’en montre digne.

Depuis l’ouverture de la saison musicale, on n’a eu qu’à se louer de M. de Candia, qui s’est comporté vaillamment, nous pouvons le dire, et mérite en tout point les hommages qu’on lui décerne chaque soir. À propos des succès récens du jeune ténor, on a crié à la révélation, au miracle ! Quant à nous, la manière toute distinguée dont M. de Candia vient de se produire cette année n’a rien qui nous étonne. Pour quiconque avait assisté aux débuts de M. de Candia, pour quiconque savait les ressources de son organe, il était évident que cette voix si pure, si limpide, si merveilleusement argentine et juvénile, atteindrait aux plus beaux effets le jour où l’émulation du premier rang en viendrait aider l’essor et le développement. Ce n’est point là encore un chanteur accompli, nous en convenons volontiers : le maître manque, on cherche l’inspiration, l’ame, le souffle ; mais les virtuoses du premier ordre ne s’improvisent pas en quelques jours, et, si l’on y pense, Rubini lui-même, lorsqu’il parut sur notre scène pour la première fois, était loin de donner les espérances qu’il a réalisées depuis et que laisse déjà concevoir M. de Candia. Il y a chez le jeune ténor aujourd’hui en renom un assemblage de qualités charmantes qui devaient lui concilier tout d’abord les bonnes graces de l’auditoire, de la plus aimable partie de l’auditoire ; c’est quelque chose que la jeunesse et la voix. Depuis quelque temps, le dilettantisme s’attache aux belles voix, témoin aux Italiens l’exemple que nous citons, et à l’Académie royale de musique M. Poultier. Il y a deux ans, on n’aimait que le style et l’art ; à l’heure qu’il est, c’est le tour des qualités naturelles, et franchement celles-là en valent bien d’autres. Nous ne touchons encore qu’au début de la saison, et déjà M. de Candia s’est emparé des trois principaux rôles du répertoire de Rubini, et déjà le novice ténor qu’on n’entendait naguère que dans des rôles d’un intérêt médiocre, le Nemorino de l’Elissir d’amore par exemple, ou le Pollione de la Norma, s’est lancé hardiment au travers des épreuves les plus difficiles et les plus dangereuses. Affronter une pareille tâche en un moment où tant de souvenirs brillans vivent encore, où des comparaisons terribles naissent d’elles-mêmes, et malgré qu’on s’en défende, c’était là un acte de courage et de bonne volonté, dont le public ne pouvait manquer de tenir compte, d’autant plus que M. de Candia, par la franchise et le naturel qu’il y mettait, excluait dès l’abord toute idée d’une rivalité ambitieuse et vaine. Dans l’Arthur des Puritains, l’Edgar de la Lucia, l’Elvino de la Sonnanbula, M. de Candia ne trahit pas un seul instant la prétention de vouloir lutter avec les souvenirs de Rubini ; les passages que le maître a marqués de son empreinte, il se contente de les aborder avec réserve et modestie. M. de Candia ne cherche des effets que dans sa voix, et là sans doute est le mal ; un peu d’entraînement et de chaleureuse indépendance ne nuirait pas. On regrette souvent cette ampleur d’exécution que le prince des ténors italiens déployait avec tant de magnificence. Rubini chantait avec toute son ame ; M. de Candia ne chante guère qu’avec sa voix : mais tel est le charme indéfinissable, le métal sonore et pur de cette voix, qu’on s’y laisse aller volontiers, et que l’inexpérience même du jeune chanteur ne déplaît pas dans ces phrases dont Rubini semblait devoir emporter avec lui l’expression langoureuse et pathétique. — Norma nous a rendu la Grisi dans toute la splendeur de son talent et de sa personne. Décidément, les grands rôles tragiques du répertoire sont les seuls qui conviennent désormais à la belle prima donna ; là seulement son geste se développe en liberté, là seulement éclate l’harmonie de sa nature. Il faut à la Grisi la reine d’Assyrie ou la prêtresse d’Irminsul. L’embonpoint florissant qui s’épanouit en elle depuis quelques années finira bientôt par lui interdire tout-à-fait les caractères moins accusés. Belle dans les premières scènes de Norma comme l’Hélène antique, pleine de calme et de sérénité dans Casta diva, qu’elle chante d’une voix timbrée et pure comme l’or, elle s’élève aux plus beaux effets tragiques dans le trio qui termine le premier acte, et surtout dans le dernier finale, où Lablache la soutient avec tant de puissance et de majesté. Nous disions que la Grisi serait contrainte de renoncer tôt ou tard aux rôles de mezzo carattere ; mais alors que deviendrait l’Elvire des Puritains, que deviendrait cette adorable polonaise qu’elle vocalise comme l’oiseau, cette chanson de fiancée insouciante, la seule inspiration enjouée et badine que le mélancolique Bellini ait jamais eue peut-être ? Lablache, lui aussi, vient d’avoir son jour dans le Turc en Italie, pasquinade musicale du bon temps, bouffonnerie de vieille roche. En général, nous ne nous passionnons plus guère aujourd’hui pour l’opéra buffa. Notre dilettantisme élégiaque aime mieux les cantilènes langoureuses, les vagues mélodies au clair de lune du troisième acte des Puritains ou dans les caveaux funèbres de Lammermoor, et franchement notre dilettantisme n’a pas tort. La musique, art de sentiment s’il en fut, a son élément éternel dans la passion et le cœur humain, la musique touche de plus près aux larmes qu’à l’éclat de rire, et, si l’on y prend garde, on verra que ce qu’on appelle un opéra bouffe, dans la pure acception du mot, n’est, la plupart du temps, qu’une assez misérable rapsodie du genre de la Prova d’un opéra séria, où la musique se contente du rôle subalterne, où l’art abdique sa dignité pour accompagner les lazzis d’un grotesque. Rien n’est moins plaisant, à mon avis, qu’un trille de violon ou qu’un solo de cor ; d’ailleurs, en pareille occasion, on prend facilement le change ; l’orchestre va son train, et vous riez, et vous riez, sans vous apercevoir que c’est la perruque de Campanone qui bat la mesure. Il y a, au nombre des opéras bouffes italiens un chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre inimitable, éternel, le Mariage secret ; eh bien ! qu’on interroge les qualités par lesquelles se recommande la partition de Cimarosa, qualités toutes de sentiment, de tendresse, de passion, de mélancolie, oui, de mélancolie. Que pensez-vous du chef-d’œuvre de la musique bouffe, vivant dans l’avenir par la grace de Pria che spunti ! Au fond, c’est toujours la même pièce, la même extravagance : un mari imbécile qui court après sa femme, un poète rapé dont les poches regorgent de manuscrits, et qui chante le nez au vent et la plume à l’oreille, puis brochant sur le tout un admirable Turc de carnaval : voilà d’ordinaire les élémens d’où ressort le comique du genre. Qui connaît l’Italienne à Alger sait déjà par cœur le Turc en Italie ; c’est la même pièce, j’allais dire la même musique. L’Italienne à Alger a le trio de Papataci, le Turc en Italie a son duo des deux basses, excellent morceau taillé, comme celui de Cenerentola, sur le patron du fameux duo du Mariage secret, et que Lablache et Tamburini exécutent à merveille. En somme, si l’on excepte quelques passages pleins de caprice et de verve, la coda du trio du premier acte par exemple et le quintette du bal au second, cette partition a quelque peu vieilli ; vingt ans ont bien passé là-dessus, et l’opéra bouffe, tel qu’on l’entendait à cette époque, n’est plus dans nos mœurs. Nous en sommes aujourd’hui à la pastorale de Bellini, ou bien encore, si l’on veut, à ce genre charmant que Rossini adoptait pour nous lorsqu’il écrivait le Comte Ory, son dernier chef-d’œuvre avant Guillaume Tell. Le personnage de Geronimo, de ce bonhomme que sa femme délaisse pour un Turc, comptera comme une admirable caricature de plus dans le répertoire de Lablache. Campanone, don Magnifico, et le charlatan de l’Elissir d’amore viennent de trouver là un digne compère. C’est toujours cette perruque énorme et gigantesque, ce ventre copieux chargé de breloques retentissantes, cette corpulence de poitrine et de voix à laquelle nul sérieux ne résiste. On connaît l’art merveilleux que Lablache a mis de tout temps dans la composition de ses costumes ; on connaît ses coupes extravagantes, ses brocards à ramages, ses bas pailletés et ses écharpes d’or. Eh bien ! au troisième acte du Turc en Italie, le sublime bouffon s’est dépassé lui-même ; l’idéal est atteint. Il faut voir cette dalmatique bariolée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, ce domino en manière d’habit d’arlequin dont le bonhomme s’affuble pour venir chercher sa femme au bal masqué ; il faut voir surtout ce gros nez rouge postiche, recourbé en bec de perroquet, pour comprendre jusqu’où le génie humain peut s’élever lorsqu’il s’est une fois lancé à travers le fantastique. À coup sûr Hoffmann envierait à Lablache l’idée de ce déguisement. Les débuts de M. Ronzi Debégnis, que le programme du Théâtre-Italien annonçait avec une certaine pompe aux premiers jours de la saison, se trouvent retardés pour le moment. À l’heure qu’il est, le nouveau ténor cherche sa voix, qu’il a perdue, dit-on, en arrivant à la barrière. En attendant que cette voix se retrouve, la Persiani, Lablache, Tamburini et la Grisi, feront prendre patience au public, et le répertoire peut compter sur M. de Candia, dont le succès inattendu est venu peut être aussi se joindre aux influences de notre climat pour décider l’abdication provisoire du nouveau tenor, appelé à prendre la place de Rubini.

À l’Opéra, les débuts de M. Poultier tiennent en éveil toutes les émotions. C’est une fureur dont rien n’approche ; jamais on ne vit enthousiasme pareil ni pour Nourrit, ni pour Duprez. Chaque fois que le tonnelier de Rouen ouvre la bouche, la salle entière se tait ; il suffit d’un son qu’il file pour que toutes les loges éclatent en transports d’applaudissemens. Reste à savoir si cette fièvre durera ; peut-être y a-t-il, dans ces ovations inusitées qu’on donne avec tant de faste au jeune débutant, des motifs tout-à-fait en dehors de son talent, qui, bien digne sans doute d’être encouragé, est loin, selon nous, de mériter encore l’accueil glorieux qu’on lui fait. Peut-être le public de l’Opéra, lassé du grand style et de la pompe déclamatoire de l’ancien élève de Choron, saisit-il avec avidité l’occasion d’opposer à Duprez sur son déclin un jeune homme fraîchement inspiré, une voix naïve dont l’inexpérience même l’attire et le captive, lui ce sultan blasé que rien n’amuse, et qui, rassasié des ut de poitrine, des artifices d’école et de tout ce qui touche à la tradition, essaie du naturel, et s’affole d’un talent plus que simple, sorte de virginité naissante dont il goûte la fleur avec délices, quitte à renverser demain son idole d’aujourd’hui. Triste revers des choses ! à l’heure qu’il est, le public de l’Opéra traite Duprez comme il traita Nourrit dans le temps, et le même sentiment d’ingratitude et d’inconstance qui porta tout d’un coup le grand chanteur à la place de ce noble artiste si cruellement oublié, le même sentiment élève aujourd’hui à la place du grand chanteur, qui ? un jeune homme hier encore ignoré de tous, sans études, sans droits acquis, presque le premier venu. C’est dans Guillaume Tell que M. Poultier a paru pour la première fois. Grace au ciel, depuis quelques années, les bonnes fortunes n’ont pas manqué au chef-d’œuvre de Rossini. Si l’on s’en souvient, Duprez fut le premier qui attira l’élan du succès sur cette musique que chacun tenait pour sublime, mais qu’on se gardait bien de venir entendre, élan unanime, fougueux, qui s’est perpétué jusqu’au jour où Barroilhet s’empara du rôle de Guillaume, et mit en lumière le côté musical, l’expression grandiose et les plus belles phrases qu’on ignorait avant lui ; et voilà qu’à son tour M. Poultier chante pour débuter le rôle d’Arnold. On a peine à s’avouer qu’une partition de la trempe de Guillaume Tell ait eu besoin de semblables rencontres pour atteindre à ce degré de popularité où tant d’œuvres vulgaires parviennent d’elles-mêmes, et cependant rien n’est plus vrai. Ces hasards dont nous parlons ont fait que Guillaume Tell est non-seulement un chef-d’œuvre reconnu de tous, cela va sans dire, mais encore un chef-d’œuvre adopté par la voge et la mode, un chef-d’œuvre du répertoire, et régnant sur l’affiche au même titre que Robert-le-Diable, la Muette ou les Huguenots. La voix de M. Poultier, fraîche, harmonieuse, flexible, d’une suavité exquise à certains momens donnés, manque de vibration et de timbre. Chose étrange, voici un chanteur populaire, un tonnelier dont l’organe seul a décidé la vocation tardive, qui par conséquent n’a pour lui que sa voix, et cette voix qu’on s’imaginerait devoir être robuste, puissante, accentuée, douée de qualités naturelles et sonnantes, ne se recommande que par sa mollesse, sa délicatesse fragile, ses graces énervées. À voir ce blond jeune homme, d’encolure si frêle, à entendre cette voix d’une émission parfois enchanteresse, mais qui n’a que le souffle, on dirait un transfuge des salons de Paris ; et c’est là le fameux tonnelier de Rouen, c’est là cet organe généreux et fruste qui ne s’exerçait qu’en plein vent et dans les loisirs de l’atelier ! À coup sûr, lorsque M. Duponchel ou M. Halévy (je ne sais plus lequel) fit cette trouvaille, ce dut être par une nuit de province, calme et silencieuse comme la salle de l’Opéra l’est aujourd’hui quand M. Poultier chante.

Per amica silentia lunæ.

Je ne puis entendre M. Poultier sans penser aux poésies de ses confrères les tonneliers, les ébénistes et les boulangers. Il y a en effet plus d’analogie qu’il ne semble entre la voix de l’un et les vers des autres. Des deux côtés, le même désappointement vous attend. Les qualités que vous cherchez font défaut, et vous surprenez justement celles auxquelles vous vous seriez attendu le moins. Rien en tout ceci qui rappelle franchement l’homme du peuple, l’originalité dans la rudesse, la force excentrique, la vocation ; en revanche, une sorte de dilettantisme s’attachant à reproduire les formes académiques. Partout la même absence de vie et de couleur ; celui-ci chantant d’une voix flûtée, celui-là soupirant des élégies sur le mode de M. Casimir Delavigne. La question de genre mise de côté, vous verrez qu’il n’y a pas tant de différence entre le tonnelier de Rouen et le boulanger de Nîmes. C’est la même muse décolorée et froide qui les inspire tous les deux. M. Poultier chante comme M. Reboul. — La voix de M. Poultier, naturellement flexible et juste, a le tort d’être inégale dans ses registres, ce qui fait qu’elle ne se produit avec avantage que dans les morceaux d’haleine courte : les adieux de Mazaniello à sa chaumière, au quatrième acte de la Muette, par exemple et surtout dans ces quelques mesures qui précèdent l’air du sommeil :

Repose en paix, je veillerai sur toi.

On ne peut se figurer quelle grace, quel charme, quelle candeur de voix et d’expression, le jeune tenor donne à cette phrase, qui jusqu’ici passait toujours inaperçue, et que le public couvre de plus de bravos qu’il ne ferait d’une cavatine. Après avoir parlé de la voix de M. Poultier, ce qui conviendrait le mieux serait de se taire sur le reste ; car franchement, de style il ne peut encore y en avoir l’ombre chez un jeune homme si novice, et qui se contente de chanter la note telle qu’on la lui enseigne ; pour ce qui regarde le talent dramatique, toute la pantomime de M. Poultier consiste à battre la mesure en regardant M. Habeneck, et, si l’archet du chef d’orchestre tombe d’accord avec son geste, Arnold en conçoit plus de joie que de tous les tendres aveux sortis de la bouche de Mathilde. Il faut avouer aussi que M. Habeneck est un maître bien précieux. Avec quel soin il veille sur son débutant, avec quelle sollicitude il le guide, comme il a pendant quatre heures sur les bras cette inexpérience qu’il soutient à fleur d’eau, et qui sans lui s’abîmerait dans le gouffre ! Sous ce rapport, M. Poultier n’a que des actions de graces à rendre à tout le monde qui l’entoure : tandis que dans la salle le public l’accueille avec les témoignages de la plus vive sympathie, sur la scène ses camarades semblent se dévouer de leur mieux à son succès. Tantôt c’est M. Massol qui modère sa voix de stentor, tantôt c’est Mme Dorus qui, dans le second acte de Guillaume Tell, lui marque les temps et le dirige de sa main savante. En somme, on ne vit jamais plus brillans débuts que ceux du jeune tenor à l’Académie royale de musique ; M. Poultier entre au théâtre sous des auspices bien favorables, trop favorables sans doute si l’on calcule ce qu’il donne dans le présent, et quelles chances d’avenir résident en lui. Nous ne voulons décourager personne ; mais M. Poultier fera bien de ne pas se laisser enivrer par ses triomphes. Pour le moment, il n’y a rien à dire ; on applaudit sa voix, il la donne comme il peut, dans les meilleures conditions qui se rencontrent, et tout marche à souhait. Reste à savoir ce qu’on doit attendre de cette nature. Une fois son premier épanouissement terminé, cette voix dont l’ingénuité fait le charme a-t-elle beaucoup à gagner du temps et de l’étude, et n’est-il pas à craindre plutôt qu’une élaboration opiniâtre, sans opérer comme chez Duprez une transformation sur laquelle la physionomie délicate et fragile de l’individu ne permet guère de compter, ne lui enlève cette fleur de délicatesse et de morbidesse que le public aime tant à respirer aujourd’hui, et dont il se passionne sans doute parce qu’il prévoit qu’elle passera.

On se plaignait naguère de la disette des tenors, et voilà qu’il en surgit aujourd’hui de tous côtés. Les salons, les ateliers, les écoles, semblent se donner le mot pour alimenter la scène. M. de Candia, M. Poultier, M. Delahaye, le gentilhomme, l’ouvrier, l’étudiant ! C’est une rage de chanter ; jamais on ne vit pareille abondance de timbres d’or et d’argent ; les belles voix courent les rues comme les beaux vers, d’où cependant on aurait tort de conclure que les grands chanteurs se multiplient beaucoup. Les débuts de M. Delahaye n’ont pas tenu ce qu’ils avaient promis. À la répétition, c’était une voix puissante, splendide, irrésistible, une inspiration de maître, un talent déjà consommé à son coup d’essai. Arrive la représentation, la véritable épreuve, la seule sérieuse et décisive, et cette voix splendide a disparu, et de cette énergie chaleureuse, de cette force dramatique, de ce talent, il ne reste plus trace. Les amis de M. Delahaye, à la tête desquels s’agite M. Berlioz, qui n’a pas la main heureuse, ainsi que chacun sait, persistent à chanter victoire, et sur ce point sont loin de tomber d’accord avec le public, qui n’assiste pas aux répétitions, et s’en tient à ce qu’on lui donne à la clarté du lustre. Or, le public de l’Académie royale de musique n’a guère vu ce soir-là dans M. Delahaye qu’un jeune homme d’une assez noble stature et doué d’une voix bien timbrée, mais dont l’inexpérience ou peut-être encore l’émotion d’un premier début paralysait complètement l’essor. L’organe de M. Delahaye est un tenor sur-aigu de la famille de la voix de Nourrit. Par malheur, cette voix de trempe métallique manque complètement de plénitude et de portamento, de sorte que, malgré tout l’éclat qu’on lui prête, elle se perd sans effet dans cette vaste salle de l’Opéra. M. Poultier a pour lui la fraîcheur et l’élasticité sans la vibration ; M. Delahaye, au contraire, possède la vibration, mais aiguë plutôt que sonore, et la plupart du temps stridente ; la voix de M. Delahaye monte aisément, et nous devons dire à sa louange qu’il chante la partie de Robert sans en altérer la note à chaque instant comme fait Duprez. Ainsi, dans le duo : Des chevaliers de ma patrie, M. Delahaye attaque la phrase telle que Meyerbeer l’a écrite, et donne le fameux de Nourrit ; ensuite, vers le milieu du morceau, il s’embrouille, et l’intonation lui échappe en même temps que la mesure. Il n’y a guère qu’un passage dont M. Delahaye se soit tiré avec bonheur ce soir-là ; nous voulons parler de cette cavatine que Robert chante en pénétrant dans le cloître : Voilà donc ce rameau, et que le débutant a dit avec beaucoup de justesse et de pureté, de manière à mettre en évidence pour la première fois tous les avantages de son organe. Si M. Delahaye parvient à dompter le penchant naturel qu’il a de chanter faux, s’il parvient surtout à mettre le public dans la confidence de cette voix magnifique, dont on n’a pu encore que soupçonner les trésors, nul doute qu’il ne tienne un jour une place honorable dans le personnel de l’Académie royale de musique ; mais, quant à ces grands mots de révélation et de prodige qu’on avait eu l’imprudence de mettre en avant, il y faut renoncer, jusqu’à nouvel ordre du moins. On s’étonne de l’accueil glacial que la salle a fait à M. Delahaye après les témoignages d’enthousiasme qu’elle prodigue chaque soir à M. Poultier. Il n’y a là, selon nous, rien qui doive surprendre. M. Poultier, quelques défauts qu’on lui reproche, se recommande par des qualités originales, instinctives, qui ne pouvaient manquer leur effet sur un public tel que celui de l’Opéra. M. Poultier a une physionomie à lui, M. Delahaye n’en a point. Peut-être le talent de M. Delahaye, malléable par l’étude, est-il destiné à grandir, à se développer long-temps après qu’on ne parlera plus de la voix du tonnelier de Rouen et de son épanouissement éphémère : l’avenir en décidera ; mais, pour ce qui regarde le présent, on ne peut nier que M. Poultier se soit, dès le premier jour, posé comme un ténor à part, et voilà pourquoi le public l’adopte et l’applaudit, pour le moment, avec fureur. Le grand tort de M. Delahaye, c’est de ressembler un peu à tous les jeunes gens qui débutent ; quoi d’étonnant alors que le public le traite comme tout le monde ? Quel rôle que celui de Robert-le-Diable ! Quelle effrayante responsabilité pèse, durant cinq heures, sur l’homme qui s’en empare ! Depuis Nourrit, que de talens sont venus s’y briser, talens de novices et de maîtres ! Nourrit seul s’est tiré d’un pas ferme des inextricables labyrinthes de cette œuvre, à la fois opéra, tragédie et drame ; seul il avait compris ce personnage pénible et tourmenté, où le chanteur et le comédien se livrent une lutte continuelle assez semblable à cette lutte entre l’ange et le démon, qui fait le fond du caractère du héros. Le rôle de Robert, sans avoir de ces morceaux par lesquels un chanteur se produit, renferme des difficultés terribles, d’autant plus insurmontables, qu’une foule d’accessoires, autre part secondaires, les viennent compliquer. Il s’agit moins ici, pour le chanteur, de se mettre en évidence que de se fondre dans l’ensemble, dans l’harmonie de l’ensemble, et d’en être comme l’ame et la force motrice. Or, c’est cela justement ce que Nourrit comprenait à merveille. Aussi, en le voyant marcher avec tant d’aisance à travers les périls de ce rôle, se doutait-on à peine de ce qu’il dépensait d’énergie et de puissance physique, indépendamment de ses qualités de chanteur et de comédien que chacun admirait en lui. Pour qu’on sentît l’immensité de cette tâche, il a fallu que d’autres, et des plus forts, y vinssent échouer. Il en est un peu du rôle de Robert comme de ces armures forgées à la taille de certains héros, et dont on n’apprécie le poids qu’en les voyant porter par d’autres.

Il est temps que l’Académie royale de musique songe à renouveler un peu son répertoire. Depuis la Favorite, pas une partition n’a vu le jour, et, si l’on excepte cette malencontreuse parodie du Freyschütz, si tôt disparue de l’affiche, et Giselle, encore en plein vol de succès, les anciens chefs-d’œuvre, ravivés par l’intérêt de certains débuts, tiennent seuls en éveil l’attention du public. On annonce pour le milieu du mois le Chevalier de Malte, de MM. Halévy et de Saint-Georges. Duprez et Barroilhet doivent paraître ensemble dans cette partition, dont le rôle de soprano, d’une importance musicale et dramatique fort sérieuse, à ce que l’on prétend, est confié, comme de juste, à Mme Stoltz.

L’Opéra-Comique continue à s’occuper de reprises, et le jeu lui réussit jusqu’à présent, on ne peut mieux. En avant donc les fifres et les tambourins ! les baillis qu’on dupe, les rosières qu’on embrasse la nuit sous l’orme, les princes galans qui courent le monde en écharpes de satin à franges d’or ! Nous avons revu Joconde, et franchement, si l’ancien répertoire n’avait pas d’autres chefs-d’œuvre à produire, autant vaudrait les laisser en repos. Ôtez de cette partition une romance d’une assez touchante sentimentalité, le fameux quatuor : Quand on attend sa belle, et voyez après ce qu’il y restera. Que dire de ces éternelles ariettes qu’un orchestre vide et suranné accompagne ? Qu’on passe sur la désuétude où certaines formes sont tombées, qu’on fasse bon marché de l’instrumentation lorsqu’il s’agit d’entendre de ces élans du cœur, de ces boutades sublimes comme en a Grétry, rien de mieux ; mais ici tel n’était point le cas, et nous ne voyons guère dans la reprise de Joconde qu’une galanterie de l’administration envers ses habitués de l’orchestre, qui pensent à Martin tandis que M. Couderc se démène, et rêvent au bon temps d’Elleviou lorsque Moreau-Sainti leur apparaît décoré d’une écharpe en sautoir et sa toque de velours surmontée d’un large bouquet de plumes blanches. Autre chose était la reprise de Richard Cœur-de-Lion. Cette fois, du moins, il s’agissait d’une œuvre musicale sérieuse et qui ne pouvait manquer de réussir. La musique de Grétry a trop vivement ému nos pères pour que la génération nouvelle y demeure indifférente. Richard est un de ces opéras qui ont le privilége d’attirer tout le monde : les vieillards y vont pour se souvenir, les jeunes gens pour apprendre. La partition de Grétry passera toujours à bon droit pour une œuvre unique en son genre, pour une de ces œuvres qui, comme le Matrimonio segretto de Cimarosa, le Don Juan de Mozart, ou le Freyschütz de Weber, ne relèvent que du génie d’un maître. Richard a son caractère propre, son style à lui, style chevaleresque et se ressentant de l’époque où la partition fut écrite, ainsi que le remarquait dernièrement avec tant de justesse un critique auquel pas une nuance n’échappe. N’est-ce pas un personnage chevaleresque, ce Blondel dont le rôle débute par un air dont la strette n’a peut-être point son égale en musique pour l’expression chaleureuse et convaincue ? Weber, lui aussi, a composé un opéra chevaleresque, Euryanthe ; mais, chez le musicien allemand, le naïf disparaît sous le romantisme. Adolar aime Euryanthe ; Blondel, lui, ne se passionne que pour son roi. Il n’appelle, il ne demande, il ne veut que Richard ; vers Richard tendent toutes ses invocations, tous ses soupirs, toutes ses plaintes si profondes et si pathétiques de fièvre brûlante. Blondel, c’est l’héroïsme chevaleresque, c’est la foi au souverain. Il n’y avait qu’un Français du temps de Grétry pour inventer ce caractère. Le naïf et le chevaleresque, tels sont les élémens dont se compose Richard. À ce compte, la pièce de Sédaine devait inspirer la musique de Grétry. Cela est honnête, simple, sans prétentions au mouvement, à l’effet dramatique. Deux vieillards qui célèbrent leur cinquantaine, un chevalier qui cherche son roi, et comme ressort dramatique, les amours d’une jeune fille avec le gouverneur de la citadelle où gémit Richard, voilà certes qui nous paraîtrait bien simple aujourd’hui, et cependant il n’en faut pas davantage pour écrire un chef-d’œuvre. Tout cela, poème et musique, n’en veut qu’à vos émotions les plus douces, à vos larmes. Sédaine et Grétry ! heureuse association, génies faits pour s’entendre, un peu comme MM. Scribe et Auber à notre époque ; seulement, d’un côté c’était le cœur, et de l’autre c’est l’esprit. Que de gentillesse dans ce rôle de la jeune fille ! comme il se détache avec grace du fond mélancolique du tableau ! Il n’y a pas jusqu’à certaines formules un peu vieillotes, jusqu’à certains rhythmes qu’on trouverait autre part passés de mode, qui ne conviennent ici et ne plaisent dans ce poème de troubadours et de monarques en captivité, dans ce sujet venu en droite ligne du fabliau. Une preuve, du reste, que Grétry l’a senti, c’est qu’il exagère lui-même en maint endroit cette physionomie dont nous parlons, et multiplie comme à plaisir des cadences finales déjà surannées de son temps, comme dans les ritournelles de ce couplet de Blondel :

Un bandeau couvre les yeux
Du dieu qui rend amoureux,
Ce qui nous apprend sans doute
Que le petit dieu badin
N’est jamais si malin
Que lorsqu’il n’y voit goutte.

Vous retrouvez dans cette musique toute la mythologie des paroles ; c’est le rococo dans toute sa grace et sa fraîcheur, surtout lorsque le couplet recommence à deux, et que la voix du soprano le pique çà et là de petites notes cristallines. Dans Richard Cœur-de-Lion, le naïf touche par momens de bien près à la poésie ; ainsi je citerai la fin du premier acte. Lorsque Blondel a chanté son refrain de Grégoire, et que tous ont vaillamment fait chorus, on se retire, la nuit tombe, le faux aveugle s’assied sur une pierre, puis se lève, et va chercher un gîte, appuyé sur le bras de son jeune guide ; pendant que cette scène muette se passe sur le théâtre, l’orchestre reprend le motif de la chanson à boire qui vient de se chanter, et le travaille et le varie jusqu’au moment où le rideau se baisse. Il y a dans cette fin d’acte quelque chose de mystérieux et de calme qui donne à rêver ; c’est de la poésie à la manière du célèbre moriendo de la valse de Freyschütz, de la poésie trouvée trente ans avant Weber. Quant à l’air du second acte, Une fièvre brûlante, il faut voir là une de ces inspirations qui ne peuvent naître que du sentiment. Je ne m’étonnerais pas qu’un homme, sans être musicien, trouvât dans sa vie une phrase pareille. Il ne s’agit plus d’art, mais d’expression, mais d’ame et de génie. C’est plus que la musique, c’est la douleur même, c’est la souffrance de la privation dans l’amour, cette ardeur vague, profonde, indéfinissable, que les Allemands appellent Sehnsucht, et pour laquelle nous n’avons pas de mot dans notre langue. Masset dit cette cantate avec effusion et plénitude ; sa belle voix grandit et s’anime (quelle voix ne s’animerait en pareille occasion ?) et s’élève vers le milieu jusqu’au pathétique des larmes. Avec un peu plus de chaleur et d’enthousiasme dans l’air du premier acte surtout, Masset serait un excellent Blondel. Il y a de bons services à attendre de ce chanteur, qu’on laissait languir dans l’inaction ; il s’agit seulement de savoir l’employer. Acteur assez gauche, du reste, et tourné plutôt du côté de la pure expression musicale que vers le genre mixte dont MM. Couderc et Roger sont aujourd’hui les coryphées, l’ancien répertoire paraît lui convenir davantage, ce qui se trouve à merveille aujourd’hui que l’ancien répertoire est en veine de succès. Voici tantôt trois mois que la Dame Blanche, Richard Cœur-de-Lion et Jean de Paris remplissent tous les soirs la salle de l’Opéra-Comique. Certes, l’administration n’a qu’à se louer d’avoir pensé aux chefs-d’œuvre de Grétry et de Boïeldieu ; car, avec le seul secours des nouveautés qu’on lui apporte, les chances pouvaient mal tourner. Qu’est-ce, par exemple, que la Main de Fer ? Comment un musicien tel que M. Adam se trompe-t-il de la sorte ? Dans la fureur d’écrire qui le lutine, M. Adam ne recule devant rien ; tout sujet qui lui tombe sous la main sied à sa fantaisie, il s’en empare, quitte ensuite à répandre sa musique avec autant de négligence et de laisser-aller que les poètes en ont mis dans l’élucubration de leur chef-d’œuvre. De là, tous ces avortemens qui, du Fidèle Berger à la Main de Fer, n’ont cessé de se multiplier, et dont la somme envahissante finira, si le spirituel musicien n’y prend garde, par ensevelir tôt ou tard sa renommée. Entendez la Main de Fer d’un bout à l’autre, et dites, après cette rude besogne, s’il y a là autre chose que des lieux communs plus ou moins bien déguisés sous les artifices d’une instrumentation souvent ingénieuse. Quelle excuse M. Adam peut-il donner à une œuvre semblable, lui qui écrivait quelques mois auparavant cette charmante partition de Giselle, cette musique vaporeuse si bien en harmonie avec la poésie éthérée du sujet ? Il est vrai que cette fois M. Adam moissonnait, comme c’était son droit, dans le champ des uns et des autres ; mais, à travers toute cette habileté d’arrangement, à travers ces lambeaux de phrases cousus avec tant d’adresse ; ces mélodieuses rencontres ménagées avec tant d’art, ne distinguait-on point çà et là quelque idée neuve, quelque gentille phrase originale et trouvée, entre autres le ravissant motif de la scène d’amour au premier acte, lorsque la jeune fille interroge les marguerites qu’elle effeuille en dansant ? On a prétendu que cette phrase était allemande, d’autres l’ont attribuée à Persuis, dont elle rappelle un peu le goût et la naïveté sentimentale. En matière de musique de ballet, les gens qui veulent crier au plagiat ont beau jeu. Cependant nous persistons à faire honneur de cette phrase à M. Adam, et, toute charmante qu’elle est, nous croyons, malgré sa récente défaite, qu’il est homme à l’avoir trouvée. — L’Opéra-Comique promet pour le milieu de la saison une partition nouvelle de M. Auber ; on dit déjà merveilles de cette musique, écrite, comme les Diamans de la couronne, pour la voix de Mme Thillon. Il n’y a plus aujourd’hui de musique d’Auber que pour Mme Thillon, et décidément la cantatrice anglaise a remplacé Mme Damoreau. À propos de Mme Damoreau, elle vient d’échouer à Saint-Pétersbourg. Tant de goût, tant de style et d’art n’ont pu faire oublier le délabrement de cette voix que nous aimions tant, et l’illustre virtuose a vu lui échapper ce regain de gloire et de fortune qu’elle espérait trouver après les moissons de Paris. En revanche, Mme Falcon réussit on ne peut mieux, et tout le monde la fête, car la ville des czars est à cette heure une sorte de terre promise et d’Eldorado où vont se réfugier tous nos rossignols blessés à l’aile. Le jour même de son arrivée, Mlle Falcon était au théâtre, on en prévint l’empereur, qui s’émut vivement à cette nouvelle et prétendit entendre sur-le-champ la belle cantatrice. Les désirs de l’autocrate sont des ordres absolus, comme chacun sait. Force fut donc à Mlle Falcon de quitter sa loge et de venir sur la scène faire les honneurs d’un concert improvisé à la hâte. De cette soirée datent ses triomphes à Pétersbourg, triomphes bien doux après tant de désastres. S’il faut en croire les personnes qui l’ont entendue, la voix de Mlle Falcon aurait reconquis certains de ses avantages et pourrait du moins servir d’interprète au sentiment qui l’anime. Ce n’est plus sans doute cette voix sonore, éclatante, dramatique, cette voix sans égale que nous entendions autrefois ; mais aussi ce n’est plus là-bas le public de Paris, ce n’est plus Rossini, Meyerbeer et Nourrit, et tant de distance la sépare aujourd’hui de son passé, que la cantatrice peut le regarder comme un rêve et songer encore à l’avenir.