Revue musicale - 31 janvier 1843

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REVUE MUSICALE

On aura beau faire, tant qu’il existera un genre bouffe en musique, les Italiens seuls en posséderont le secret. Il y a évidemment dans cet éclat de rire napolitain quelque chose qui vient du soleil, une force exhilarante, comme dirait Molière, dont les autres peuples ne se doutent pas. Quand la muse du Nord s’égaie, vous surprenez dans son sourire contenu je ne sais quels vagues souvenirs de ses mélancoliques habitudes ; c’est toujours plus ou moins le regard attendri d’Ophélie ou de Thécla. Voyez les Noces de Figaro de Mozart : quelle noble réserve et quel ton ! cela ressemble-t-il en rien à l’esprit entraînant de Beaumarchais ? et n’est-ce pas plutôt en musique le style du Misanthrope. Et, pour chercher moins haut, prenez l’Enlèvement du Sérail du même maître et l’Abu-Hassan de Weber ; voilà bien en effet une musique vive, colorée, étincelante de verve et de génie ; mais l’élément bouffe, sympathique, où le trouverez-vous ? Mozart et Weber sont de trop grands poètes allemands pour rien comprendre à cet éclat de rire de Cimarosa, de Fioravanti et de tant d’autres, jusqu’à Donizetti, jusqu’à Ricci. J’appellerai volontiers l’Enlèvement du Sérail ainsi qu’Abu-Hassan de ravissantes imaginations, d’heureuses merveilles de fantaisie et d’art ; mais, quant au genre qu’ils affectent, ces jolis chefs-d’œuvre sont aussi loin du bouffe italien que le Songe d’une Nuit d’été ou la Tempête peuvent l’être des Fourberies de Scapin et de Sganarelle. Le vrai comique est ce qu’il y a de plus classique au monde. Le romantisme n’atteint au rire qu’à la condition de transformer ; le Falstaff de Shakspeare se meut dans une région tout aussi fantastique, tout aussi abstraite que ce personnage à tête de perroquet du célèbre conte d’Hoffmann. Quoi d’étonnant dès-lors que la musique allemande, romantique par essence, ne se prête en aucune façon au genre bouffe ? Quant à notre musique française, il est bien convenu qu’elle a l’esprit pour qualité distinctive, et que cette qualité-là exclut trop souvent les autres, tant celles de sentiment que celles d’inspiration. Parlez-moi des Italiens pour savoir remuer le fou rire ; eux seuls possèdent le don du vrai bouffe, eux seuls excellent dans ce genre, privilége (si toutefois c’en est un en dehors du théâtre) de la nature méridionale. Quel autre qu’un Italien saura jamais faire parler un orchestre et réciter les voix ? Il est vrai qu’une fois lancés dans leur élément, rien ne les arrête, et qu’ils ne sont pas gens à reculer devant les plus incroyables caricatures. Mais qu’importe le goût en pareille affaire ? On connaît ce virtuose crotté qui s’affuble d’une défroque de marquis et baragouine dans les carrefours quelque chanson vénitienne qu’il accompagne lui-même en râclant sur un affreux violon, plus faux encore que sa voix nasillarde ; c’est pourtant là le dernier rejeton de l’opéra bouffe italien, rejeton avili, dégradé, mais qu’on ne peut désavouer, et dont le bonhomme Géronimo et le seigneur Magnifico lui-même, lorsqu’ils le rencontrent dans leurs promenades du soir, ont plus d’une fois, je suis sûr, serré la main dans l’ombre en y glissant quelque furtive aumône. Le Don Pasquale de M. Donizetti se rattache, lui, par les liens les plus purs et les plus légitimes à cette homérique lignée de radoteurs sublimes que le vieux Lablache affectionne tant. On sent à chaque pas les plus aimables traditions de Cimarosa dans cette musique ingénieuse, facile, charmante, écrite avec une exquise correction ; et à ce propos il est vraiment impossible de ne point admirer le talent singulier que possède M. Donizetti, de savoir s’approprier ainsi tous les styles, toutes les manières. C’est le génie de l’imitation, de l’arrangement. Naguère, en écrivant pour Vienne, il recherchait dans Linda di Chamouni les formules plus compliquées de l’instrumentation allemande. Aujourd’hui le voilà nageant en plein dans les eaux limpides et si pures de Cimarosa, dans cette transparence divine qui nous fait penser au lac d’azur de la baie de Naples. Étonnez-vous après cela de cette fécondité qui ne connaît pas de bornes ! Pour les esprits de ce genre qui savent s’approprier la pensée d’autrui et faire leur profit de toute chose, les conditions de l’œuvre se simplifient beaucoup, on l’avouera. Lorsqu’ils se mettent au travail, le plus difficile est déjà fait. On peut dire que M. Donizetti a fourni à peine la moitié de sa carrière, et déjà il a imité Mozart, Rossini, Cimarosa, Bellini ; qui n’a-t-il pas imité, qui n’est-il pas destiné à imiter encore ? Dès qu’un sujet nouveau à traiter se présente il sait fort bien où s’adresser, il connaît d’avance les modèles et les fréquente. Là, selon nous, est sa supériorité. En empruntant aux autres ce que son propre génie lui refuse (quel génie suffirait à si terrible tâche ?), il ne s’abdique jamais complètement lui-même, il arrange plutôt qu’il ne copie ; en un mot, il imite en maître, non en plagiaire. Ainsi, dans ce Don Pasquale, où le style de Cimarosa est partout, vous ne citeriez pas un motif qui rappelle telle ou telle phrase du Matrimonio. Ce que M. Donizetti a pris au chantre immortel des amours de Caroline et de Paolo, c’est le ton général de l’ouvrage, ce ton naturel et bourgeois plein de franchise et de bonhomie, qu’a donné à l’opéra bouffe Cimarosa, le Molière de la musique italienne. Mais cette fois le plagiat de M. Donizetti ne s’étend pas au-delà d’une question de style. À lui appartiennent bien les mélodies qui sont en nombre dans Don Pasquale ; à lui ce charmant duo entre Isabelle et son Cassandre, à lui le joli trait de violons qui soutient le récit des voix dans le morceau de la signature du contrat, à lui surtout cet admirable quatuor, diamant de la partition, dont il n’est pas un maître de l’ancienne école qui ne se fît honneur. Lablache est d’un comique excellent dans le personnage de cet amoureux caduc dont tout le monde s’amuse. Nous regrettons seulement que l’action se passe de nos jours ; puisqu’il est bien convenu que ces sortes de pièces n’ont point de date et se jouent dans un monde impossible, où fleurit la face épanouie du fantastique baron de Montefiascone, nous eussions mieux aimé voir à cette création de Lablache le costume sacramentel des rôles classiques de son répertoire ; une perruque à l’oiseau royal, et quelque souquenille bien extravagante de lampas à ramages, nouée à la ceinture par une écharpe de satin bleu de ciel lamée d’argent, nous eussent paru rehausser davantage l’originalité du personnage. Le seul tort, à notre avis, qu’on puisse reprocher au don Pasquale de Lablache, c’est d’être trop réel. Ce vieux lion essoufflé qui se débat contre sa corpulence, vous l’avez rencontré le matin à la promenade ; il dînait tout à l’heure à côté de vous au Café de Paris, et le voilà maintenant qui essuie les verres de sa lorgnette dans une stalle voisine de la vôtre : à quoi bon le retrouver encore sous les traits du comédien qu’on aime ? Qu’est-il besoin de s’inspirer de types si fâcheux quand on a pour soi le don de la fantaisie ? M. de Candia, dans un rôle d’amoureux du Gymnase, devait s’en tenir à contribuer pour sa part au rare ensemble de l’exécution, et c’est de quoi il s’acquitte de la meilleure grâce ; nous citerons néanmoins une ravissante chanson au second acte où sa jolie voix fait merveille et pour laquelle on n’a jamais assez de bravos. Quant à la Grisi, son chant ne le cède cette fois qu’à son jeu plein de verve, de finesse et d’esprit ; on n’aurait vraiment jamais soupçonné dans Sémiramis ou Norma tant d’espiéglerie et de gentillesse ; à la voir si vive et si agile, à l’entendre se jouer si coquettement de la charmante cabalette de son duo avec don Pasquale au second acte, on se demande si c’est bien là l’héroïque tragédienne de la veille et du lendemain. Nous nous souvenons bien de l’avoir vue dans la Prova comédienne intelligente ; mais son succès nouveau dans l’opéra de M. Donizetti dépasse tout, et ce n’est pas trop que son plus joli sourire pour remercier le maestro qui vient de lui fournir une telle occasion de mettre en évidence un côté si précieux de son riche talent.

Faut-il féliciter l’administration du Théâtre-Italien d’avoir repris la Gazza ? En tout cas, son zèle bien connu ne lui aura guère réussi cette fois, non que la partition de Rossini ne soit un chef-d’œuvre et ne mérite tous les honneurs du répertoire, à Dieu ne plaise ! De pareilles compositions, loin d’avoir à souffrir d’un exil de quelques années, y prennent comme un nouveau regain de vie et de jeunesse ; le temps, au lieu de les détruire, les consacre, et, quand elles reparaissent dans leur gloire, on se sent tout confus du présent, il y a en elles tant de mâle inspiration, tant de sève féconde et généreuse, ce luxe d’imagination qui sème les trésors à pleines mains et semble ne jamais compter vous étonne et vous charme tant, aujourd’hui qu’on est accoutumé à voir la plus chétive dose, le moindre grain d’esprit, étendu par beaucoup de savoir-faire, suffire seul aux conditions d’une œuvre. Mais peut-être aurait-on dû calculer davantage les chances de l’exécution. La Gazza partage avec quelques opéras de Mozart et de Rossini le privilége d’émouvoir les plus beaux souvenirs du Théâtre-Italien ; or, rien n’est dangereux pour une reprise comme un semblable privilége, et les souvenirs dont nous parlons devaient se réveiller cette fois d’autant plus vifs, qu’on voyait figurer dans certains rôles principaux des chanteurs qui jadis eurent aussi leur bonne part de ces ensembles mémorables où concouraient David et la Malibran. En dix ans, le temps marche, et la voix de Lablache elle-même n’a pu se garder contre cette loi commune qui fait que l’airain le plus robuste s’altère et que les plus lourdes cloches se fêlent. La partie musicale du podesta n’a jamais convenu que médiocrement aux moyens de Lablache ; déjà, il y a dix ans, ce rôle, écrit dans les notes agiles du baryton, où Pellegrini excellait, offrait peu d’avantages au sublime buffo qui se tirait d’affaire par son jeu et sa pantomime vraiment admirables. Chez les acteurs de la trempe de Lablache, il y a une faculté qui survit à la voix et peut même grandir encore lorsque celle-ci diminue, c’est l’observation, l’esprit et la force comique ; il suit de là que Lablache compose et rend aujourd’hui la physionomie du rôle avec une intelligence toute supérieure, et met dans chacun de ses gestes, jusque dans ses moindres lazzis, une finesse, un tact, une expérience à toute épreuve ; pantomime, expression des traits, costume, rien ne manque. On ne saurait voir une physionomie plus vivante ; c’est la cruauté stupide aux ordres de la convoitise brutale, la luxure d’un Tartuffe sous une si drolatique enveloppe, qu’elle sauve par le grotesque ce que le personnage ainsi compris pourrait avoir de trop risqué. Malheureusement, si Lablache joue ce rôle comme personne, on peut le dire, ne l’a joué, il faut bien avouer aussi qu’il ne le chante plus. L’a-t-il chanté jamais ? Il est impossible aujourd’hui de ne pas remarquer son insuffisance dans certains morceaux ; je citerai en première ligne la cavatine avec chœurs de la prison, où les roulades telles qu’il les avait simplifiées autrefois lui sont devenues impraticables. D’ordinaire, Lablache n’a jamais plus d’esprit que lorsqu’il sent que sa voix l’abandonne. Le chanteur en péril appelle à son aide le comédien, qui n’a garde de le laisser en défaut et le tire d’embarras par toute sorte d’amusantes bouffonneries. S’agit-il d’un trait d’agilité qui manque ? Lablache se met à chercher ses lunettes ; d’une note qui s’obstine à ne pas vouloir sortir ? vous le voyez enfler ses joues, secouer sa perruque, recoquiller ses yeux en une effroyable grimace à désarmer la critique, s’il pouvait y avoir une critique pour Lablache. Tamburini, lui aussi, a perdu de ses avantages, et sa voix nonchalante et molle, qui se prête encore admirablement aux cantilènes de Bellini et de Donizetti, n’a plus en elle ni la vigueur ni le mordant qu’il faut pour s’attaquer avec succès à la partie de Fernando, à ce rôle peut-être le plus énergique du répertoire de Galli. Il fallait donc s’en remettre à la Ninetta du soin de rendre son ancienne gloire à l’exécution du chef-d’œuvre L’entreprise était rude, je l’avoue, mais non impossible à mener à bien, et digne de l’émulation d’une grande cantatrice. La Malibran, la Sontag, la Grisi, se sont vues à de plus terribles épreuves. Malheureusement, soit qu’elle se trouvât indisposée, soit que la tâche fût véritablement au-dessus de ses forces, Mme Viardot a trompé toute l’attente de ses amis et du public, qui, prévenu par de récens échecs, s’était montré du reste assez peu empressé de se rendre à cette représentation. Après la célèbre cavatine d’entrée, dite froidement sans brio ni passion, on espérait encore : le trouble, l’émotion, qui s’emparent d’une cantatrice aux abords d’une création de semblable importance, pouvaient au besoin être invoqués. Mais, trois scènes plus tard, au retour de Gianetto, lorsque Ninetta s’élance vers son bien-aimé, dans un magnifique transport de tendresse, et qu’on a vu Mme Viardot, en face d’une pareille situation, d’une pareille musique, demeurer sans puissance et sans voix, et ne rien savoir faire de ce cri sublime, de ce cri de l’ame avec lequel la Malibran et la Grisi entraînaient la salle et savaient soulever en un moment de l’enthousiasme pour toute une soirée, alors le désappointement a commencé de se mettre dans le public. Le duo entre Ninetta et Fernando, et le trio si dramatique qui termine l’acte, sont venus encore augmenter pour la virtuose le nombre des défaites, et le chef-d’œuvre, qui ne demandait qu’à revivre sous le souffle d’une grande cantatrice, s’est traîné ainsi languissamment jusqu’à la fin, à travers l’indifférence et l’ennui. Il y a six ans, peut-être huit, la Ninetta était le plus beau rôle de la Grisi, à cette heureuse époque d’essais charmans et de préludes, la Grisi promettait d’être plutôt une virtuose de l’école de la Sontag et de Mme Damoreau que cette dramatique et superbe cantatrice qu’elle est devenue. Quiconque a l’habitude des Bouffes doit se souvenir de la fraîcheur délicieuse qu’elle répandait sur cette jolie cavatine de Di piacer, où sa voix, toute fière de sa limpidité naturelle et de son timbre d’or, semblait dédaigner de recourir aux ornemens usités d’ordinaire. Elle disait l’andante avec largeur et l’allégro avec une délicatesse, une grace, une précision exquises. Les rares changemens qu’elle introduisait étaient si habilement combinés, si bien motivés, qu’ils ne choquaient jamais personne. Avec elle du moins vous pouviez suivre la phrase du maître et vous oublier dans votre rêve musical, sans crainte d’en être éveillé tout à coup par quelques-uns de ces soubresauts insupportables que provoquent à chaque instant les vocalisations excentriques des cantatrices de l’école de Mme Viardot. À ce propos, nous dirons qu’on ne saurait trop s’élever contre une déplorable manie qu’un exemple illustre a malheureusement autorisée, et qui finira, si l’on n’y prend garde, par devenir la ruine de l’art du chant. Depuis la Malibran, toute cantatrice douée soit d’un contralto possédant quelques notes hautes, soit d’un soprano pourvu de quelques cordes basses, se croirait perdue, si elle manquait une seule fois de faire figurer dans ses roulades, ses traits, en un mot dans tous les accessoires de son chant, les deux extrémités de sa voix. Or, c’est là un abominable défaut qui détruit à mon sens toute espèce de style. La Malibran, elle au moins, était la Malibran, et ses amis pouvaient alléguer en sa faveur le caprice d’une nature indomptée, la fougue d’une tête sans frein, qu’entraînait l’inspiration du moment ; et d’ailleurs, l’effet ne répond-il pas à tout, l’effet puissant, irrésistible ? Parlez donc du beau esthétique à Desdemona qui se relève toute haletante de la lutte désespérée qu’elle vient de soutenir contre le Maure, et Desdemona vous montrera la salle encore frémissante sous l’impression de son dernier accent, et continuera de compter ses couronnes. Le génie a ses droits que nul ne lui conteste, il brûle ses vaisseaux, et peut dire comme Louis XV : Après moi le déluge. Mais prétendre l’imiter, c’est vouloir s’exposer aux plus tristes déboires : la fable de l’Aigle et du Corbeau n’est pas d’hier. Que la Malibran usât à son gré d’une voix qui, sans être un contralto ni un soprano, participait également des deux natures, rien de mieux ; la Malibran passait au ciel de l’art comme une comète errante, et n’avait à rendre compte à personne du fantastique éclat qu’elle jetait ; mais que dire, lorsque des cantatrices du vol de Mme Albertazzi, de Mme Viardot, et de Mlle Pixis, qui n’ont certes pas, nous le pensons du moins, la prétention d’invoquer les droits divins du génie, viennent, sous l’unique prétexte qu’elles possèdent des voix mixtes, confondre à plaisir tous les modes et déranger les classifications adoptées par les plus grands maîtres depuis Caffarelli jusqu’à Paër ! Ceci me rappelle le mot de M. Spontini, un soir que Francilla Pixis chantait le troisième acte d’Otello, sur le théâtre royal de Berlin : « Ah ! mon Dieu ! s’écria l’auteur de la Vestale en entendant la jeune virtuose aller ainsi de la cave au grenier, et rebondir sans motif des notes les plus graves du contralto aux cordes les plus aiguës du soprano, ah ! mon Dieu ! que cette voix-là fait des grimaces ! — C’est pourtant ainsi, lui répondit le comte R., que chantait la Malibran. — Oui, sans doute, la Malibran chantait de la sorte ; seulement vous oubliez, monsieur le comte, ce quelque chose indéfinissable que l’immortelle fille de Garcia tenait de sa nature et que les autres n’ont pas, cette imperceptible nuance qui distingue l’original de la copie, le portrait de la charge. » Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que la Malibran a exercé sur toute une génération de cantatrices une influence non moins désastreuse que celle qu’ont eue Hoffmann et Beethoven sur une foule d’artistes contemporains ; comme le poète de Kreissler, comme le chantre de la symphonie en ut mineur et de Fidelio, la Malibran a fait des dupes. Cette femme qui descendait de cheval pour venir répéter Zerline, cette Desdemona échevelée que possédait la fièvre du moment, il fallait l’admirer, lui jeter des bravos et des couronnes, mais non pas l’imiter ; il n’y a que le génie classique qui laisse derrière lui une voie lumineuse où nul de ceux qui s’y engagent ne risque de s’égarer. Les traditions de la Pasta subsistent encore. Le jour qu’elle mourut à Manchester, la Malibran emporta pour jamais avec elle tous les secrets de son inspiration. Peut-être la Grisi n’est-elle une aussi charmante cantatrice que parce qu’elle n’éprouve aucune tentation de se lancer à travers les combinaisons hétéroclites de ce style romantique, dont Mme Viardot abuse tant. Soprano flexible et pur, elle chante comme l’oiseau gazouille avec la voix que lui a donnée la nature, et ce n’est pas nous qui le lui reprocherons. Pour en revenir à la Gazza, jamais on n’imaginerait que le beau rôle de la Ninetta puisse paraître si froid et si décoloré ; les endroits même où il semblerait que la voix de Mme Viardot doive se produire avec avantage passent inaperçus. Ainsi, après l’échec de la cavatine, tout le monde s’attend à la voir prendre sa revanche dans le petit trio : O Nume benefico : d’où vient que la cantatrice manque aussi cette occasion ? Les notes graves dont il abonde, écrites pour la Camporesi, sont bien faites cependant pour mettre en évidence les belles parties d’une voix de contralto. Dans sa fureur d’intervertir les registres, on dirait que Mme Viardot réserve spécialement ses cordes basses pour les cantines de soprano. Donnez à Mme Viardot un air de la Sontag ou de la Grisi, et vous pourrez être sûr que le contralto, bon gré mal gré, y va jouer son rôle ; mais si par hasard quelque passage grave se rencontre, cette voix, qui s’enflait à plaisir tout à l’heure, s’efface tout à coup, et vous ne l’entendez plus. Nous ne parlerons pas du magnifique duo de la prison : O cielo rendi mi il caro bene ; Mme Viardot et M. Corelli s’y maintiennent tous deux à la même hauteur, et c’est à ne pas soupçonner que cette musique soit la même qui provoquait jadis de tels enthousiasmes lorsque l’ame inspirée de Davide et de la Malibran passait dans le chef-d’œuvre. Quant à la prière de la fin, la Grisi la disait à ravir. Si l’on s’en souvient, il y a quelque dix ans, les prières étaient assez de mode au Théâtre-Italien. Depuis, les scènes de démence les ont remplacées. Mais, à une certaine époque, Lucia, Linda, Elvira, toutes ces chères folles d’aujourd’hui, n’auraient pas su mourir sans joindre leurs blanches mains et se recueillir à genoux. La Grisi chantait cette prière à mezza-voce, ou plutôt elle la murmurait de ce son de voix indéfinissable qui est pour l’oreille ce que le clair-obscur est pour les yeux. À peine si, en terminant, elle ajoutait une cadence ; c’était une merveille que ce morceau tel que la Grisi le chantait à cette époque. La Pasta soupirait divinement la prière d’Anna Bolena, mais la mezza-voce de la Pasta avait quelque chose d’étouffé ; la mezza-voce de la Grisi, au contraire, était douce et pure, d’une limpidité, d’une transparence cristalline. Dans l’adagio que chante Ninetta lorsqu’on vient de l’arracher à l’échafaud : Queste grida di letizia, dans ce cri qu’elle pousse un moment après : Dove, mio padre ? vive ? che fà ? elle trouvait des élans de voix pathétiques, de chaleureux accens que Mme Viardot semble ne pas même soupçonner. Et le couplet final : Ecco cessato il vento, avec quelle hardiesse brillante elle l’enlevait ! comme elle jetait avec aisance les belles notes pleines et franches de sa voix ! La Grisi avait alors une façon de prononcer merveilleuse, et sur ces dernières paroles de la Ninetta : Salvi siam giunti al lido alfin respira il cor ! qu’elle disait d’un air de joie, presque de triomphe, la salle entière éclatait en bravos. Ah ! tempi passati !

Au théâtre Favart, MM. Scribe et Auber obtiennent cette année encore, avec la Part du Diable, un de ces succès qui font date. C’est, à vrai dire, toujours un peu la même pièce et la même musique ; les procédés et les combinaisons, tant du côté du poète que du côté du maestro ne changent pas. Il s’agit toujours, pour M. Scribe, de placer son héros dans une situation impossible, et de l’en tirer, au moment où vous vous y attendez le moins, par toute sorte de précieuses ficelles qui font mouvoir ses personnages à la manière des marionnettes. M. Auber, lui non plus, ne varie guère ; c’est toujours le même motif élégamment tourné, la même distinction dans les nuances d’orchestre, en un mot cette touche habile qui survit aux temps de l’inspiration, et se retrouve jusqu’à la fin chez les artistes supérieurs. Qu’importent, après tout, les redites d’un homme d’esprit, puisqu’on les aime et que le public ne se lasse pas de s’en amuser ? Ce qu’il y a de certain, c’est que tous les ans, à époque fixe, le public attend à l’Opéra-Comique son petit chef-d’œuvre de Scribe et d’Auber, et serait fort désappointé si le petit chef-d’œuvre n’arrivait pas. Cette fois, du moins, le personnage principal pourrait, au besoin, réclamer certaines origines poétiques. En effet, si l’on veut y regarder de bien près, on découvrira je ne sais quelles mystérieuses et lointaines ressemblances entre le Carlo Broschi de l’Opéra-Comique et l’une des plus ravissantes créations sorties du cerveau de Goethe. Cet enfant italien, dont l’auteur a soin de taire le sexe, qui traverse la pièce sans amour dans le cœur, une chanson sur les lèvres, cet enfant italien, si dépaysé qu’il soit, au milieu des prosaïques combinaisons de la plus bourgeoise des pièces de théâtre, ne rappelle-t-il pas de loin l’idéale figure de Mignon ? Peut-être serions-nous mieux que tout autre en mesure d’expliquer le secret de cette parenté, et, s’il nous est permis, nous donnerons notre version, mais sans que cela tire à conséquence et toujours à condition qu’on ne verra dans nos paroles que la plus vague des conjectures. Un soir donc que nous causions avec Meyerbeer de chose et d’autre, de musique, de poésie surtout, nous vînmes à parler longuement de Wilhelm Meister. — Quel type musical un maître tel que vous ferait de Mignon ! lui dis-je après maintes réflexions plus ou moins esthétiques sur l’intrigue singulière et la splendide prose de ce roman assez médiocrement compris en France. — Oui, répondit-il, c’est là une idée, j’y penserai. Mignon ! une blonde et souffrante créature qu’il faudrait envelopper d’ombres mélodieuses ! je ne lui donnerais à chanter que des lieds, et je voudrais l’action combinée de telle sorte, que chacun de ces lieds amenât une péripétie, un coup de théâtre. Ah ! comme il y a quinze ans la Devrient aurait senti un pareil rôle ! Mme Thillon serait bien en garçon, reste à savoir si elle comprendrait. N’importe ; nous ferons Wilhelm Meister. Il est écrit que je m’inspirerai tôt ou tard d’un poème de Goethe ; vous savez qu’il m’a désigné, avant que j’eusse composé Robert, comme le seul capable de mettre son Faust en musique. — Notre conversation en resta là. Depuis ce temps, qui sait combien d’opéras nous avons composés de la même manière, l’hiver au coin du feu, l’été au clair de lune, sous les charmilles du bois où l’oiseau chante, ce gentil virtuose des romantiques partitions que nous aimons tant à rêver tous les deux ! Ces causeries-là ont leur bon côté en ce qu’elles rafraîchissent la tête et le cœur ; on y remue des germes d’idées, des étamines qui s’en vont ensuite fleurir ailleurs et servent à d’autres. Meyerbeer aura dit quatre mots de Mignon à M. Scribe, qui, sans y penser non plus, l’aura inventé un matin qu’il cherchait à la pipée quelque nouveauté pour M. Auber, quelque bon personnage à effet. Après cela, le Carlo Broschi de M. Scribe ressemble-t-il vraiment à Mignon ? La parenté que nous avons cru voir existe-t-elle pour d’autres que pour nous ? et l’auteur du jeune Savoyard de la Grace de Dieu n’aurait-il pas des droits bien autrement légitimes que ceux de Goethe à revendiquer sur ce musicien ambulant de la Part du Diable ?… Nous le disions, la musique de M. Auber a toutes les qualités qu’on a pu remarquer dans l’Ambassadrice, dans Zanetta, les Diamans de la Couronne, le Duc d’Olonne, en un mot dans les mille et une partitions de ce répertoire coquet où sa muse semble s’être retirée. Les idées ne coulent plus de source, mais le savoir-faire reste, et tant bien que mal, à force d’expédiens, l’air de jeunesse se maintient encore. La musique de M. Auber veut être entendue, comme veulent être vues les femmes de quarante ans, le soir, à la clarté des lustres et des bougies. Je ne sais trop ce qu’en déshabillé du matin une semblable partition peut valoir ; mais, après dîner, quand l’actrice est jolie et la pièce amusante, on aurait mauvaise grace de prétendre faire le difficile. J’aurais voulu seulement une phrase plus large, une mélodie mieux sentie pour la romance de Carlo Broschi, cette complainte sacramentelle qui revient quatre ou cinq fois dans le cours de l’ouvrage, et toujours pour produire dans la situation un revirement magique. Il eût fallu trouver là un motif grave et simple, quelque chose comme cette admirable ballade d’Alice dans le Zampa d’Hérold. La chanson que le jeune Carlo débite d’un ton égrillard au commencement du second acte est une assez agréable boutade, fort goûtée du public, et à laquelle nous ne ferons qu’un reproche, celui de rappeler un peu trop la belle Bourbonnaise. Si Mme Rossi, qui chante cet air grivois en s’accompagnant de la mandoline, consentait à se mettre une paire de lunettes sur le nez, rien ne manquerait à l’illusion. En revanche, le quatuor qui suit est un morceau de choix, d’une instrumentation serrée, parfaitement coupé pour les voix, bien en scène. Il n’y a que M. Auber pour savoir découvrir de pareils diamans et les façonner avec cet art ; vous aurez beau chercher, vous ne trouverez pas dans tout son répertoire un opéra, si faible qu’il puisse être, où ne se rencontre quelque rare pièce du genre de celle que nous citons ici, et c’est là un don que M. Auber possède entre tous et qu’il gardera jusqu’à la fin. Aussi long-temps qu’il lui plaira d’écrire, soyez bien convaincus qu’il y aura toujours dans le moindre de ces opéras qu’il lance désormais chaque année comme des almanachs, un quatuor, un air, ne fût-ce qu’un motif capable de rappeler à ceux qui l’oublieraient l’homme de talent et de goût dont l’esprit ne vieillit pas.

Nous ne quitterons point l’Opéra-Comique sans lui recommander un maître allemand, qu’une réputation sérieuse et populaire justement acquise au pays de Beethoven et de Weber, recommande d’ailleurs mieux que tous nos éloges ne pourraient le faire. L’auteur d’une Nuit à Grenade, aimable partition qu’on se souvient d’avoir entrevue l’été dernier, pendant cette si courte et si lamentable campagne des chanteurs allemands à Paris, M. Conradin Kreutzer, semble plus que tout autre destiné à composer pour l’Opéra-Comique. Son inspiration facile et chantante, sa phrase, plutôt vive et mélodieuse que grandiose et passionnée, conviendrait à merveille, et nous pouvons répondre qu’il entendrait parfaitement ce genre, dont il a déjà, quoique Allemand, les graces et le motif. M. Conradin Kreutzer n’est ici qu’en passant. Maître de chapelle du duc de Nassau, cet heureux prince de vingt ans dont les petits états renferment les plus nobles vins du Rhin et les plus belles chasses de l’Allemagne, et qui fait passer (chose rare chez un souverain de cet âge) sa musique et son théâtre avant sa vénerie et sa cave, M. Kreutzer doit repartir avant deux mois pour Wiesbaden et Biberich, et nous avons assez de confiance en l’esprit des directeurs de l’Opéra-Comique pour croire qu’ils saisiront avec empressement une aussi bonne fortune, et ne laisseront point partir M. Kreutzer sans qu’il emporte au fond de sa malle l’imagination la plus nouvelle de M. Scribe. Je souhaite à tous ceux qui aiment encore l’improvisation au piano, la vraie, la grande improvisation musicale, celle qui part de la tête et du cœur et non des doigts seulement, de rencontrer dans le monde Conradin Kreutzer ; et, s’il est en veine ce soir-là, je leur prédis les plus nobles et les plus vives sensations que la musique puisse donner. La manière de Kreutzer se ressent tout-à-fait de la tradition des maîtres, de ceux pour qui l’exécution dans l’art n’était jamais qu’un accessoire. Lorsqu’il est assis au piano, il fait mieux que jouer, il pense. Aussi ne doit-on rien lui demander de ce manége extravagant si fort à la mode chez certains virtuoses en crédit ; il vous donnera des phrases sublimes ; il mariera, par les plus savantes modulations, l’inspiration de Beethoven à celle de Weber, la pensée de Mozart à la pensée de Schubert ; n’en exigez pas davantage, car il ne sait rien, de ces yeux qui roulent égarés dans leur orbite, de ces démoniaques pantomimes de Kreissler. Impassible devant son clavier, modérant sa propre fougue au lieu de lâcher la bride sur le cou, ainsi jouait Hummel. Après tant de divagations auxquelles on a pu assister, on n’imagine pas de quel effet est ce style mesuré, calme, transparent comme un cristal de roche ; puis c’est une finesse de touche, une délicatesse dans la force, dont la ténuité maladive du jeu de M. Chopin ne saurait donner une idée ; il n’y a que le mot sain qui puisse rendre l’impression d’un pareil style, ce mot gesund dont Goethe aimait à se servir chaque fois qu’il parlait de l’art classique.


H. W.