Revue musicale, 1860/03

Revue des Deux Mondes2e période, tome 27 (p. 506-512).


REVUE MUSICALE.

La saison du Théâtre-Italien s’est terminée avec plus d’éclat qu’elle n’avait commencé. L’arrivée de M. Tamberlick, qui a chanté successivement dans Otello, il Trovatore, Rigoletto, Poliuto, et même une fois dans Don Giovanni, a ravivé la curiosité du public, qui ne manque jamais à aucun des plaisirs délicats qu’on lui prépare. Le Théâtre-Italien surtout, contre lequel nous élevons souvent une voix amie, comme on gronde volontiers les gens qu’on aime, est certain d’attirer la foule, et la foule d’élite, toutes les fois qu’il donnera un vieux chef-d’œuvre passablement interprété. Nulle part à Paris on ne chante mieux qu’à la salle Ventadour, et rien ne saurait tenir lieu d’une voix humaine bien exercée exprimant un sentiment de l’âme dans une belle phrase mélodique. Jusqu’à ce que M. Richard Wagner et les barbares qu’il traîne à sa suite aient changé tout cela, comme dit Sganarelle, l’opéra italien, avec les qualités et les défauts qui lui sont propres, sera recherché et goûté en Europe et dans le monde entier par la grande majorité du public intelligent. Voyez plutôt ce qui se passe en Allemagne. Une troupe de chanteurs italiens qui n’était pas composée d’artistes de premier ordre a charmé pendant tout l’hiver les dilettanti de Berlin, de cette ville protestante et dédaigneuse, toute confite dans l’admiration de Bach, de Graun et de Mendelssohn ! À Vienne, malgré les événemens qui se sont passés en Italie, la musique et l’art de Cimarosa et de Rossini ne tarderont pas à y être réinstallés, le public ne voulant pas s’accoutumer aux douceurs du Tannhauser et du Lohengrin. C’est ce que l’Allemagne peut faire de mieux dans la crise où se trouve la musique dramatique de ce grand et poétique pays que de revenir à l’opéra italien, qui a fait l’éducation de Gluck, d’Haydn, de Mozart, de Weber même, et de tous les compositeurs dramatiques qui sont parvenus à bien écrire pour la voix humaine. L’Allemagne ne perdra pas dans ce contact avec l’art italien le génie grandiose et lyrique qui lui a fait créer des merveilles dans la musique instrumentale. Tant que l’on chantera dans ce monde, il faudra suivre les erremens d’une nation heureusement douée, qui a créé pour ainsi dire la musique vocale.

Parmi les représentations intéressantes du Théâtre-Italien pendant la saison qui vient de finir, nous devons mentionner celle du Matrimonio Segreto de Cimarosa, qui ne vieillit pas, quoi qu’on fasse, et celle de Don Giovanni, qui a été pourtant représenté sous les plus tristes auspices, avec des chanteurs qui, excepté Mme Alboni et Mme Penco, n’avaient que de la bonne volonté pour interpréter, le mot est ici à sa place, la langue divine de Mozart. Je ne parle ni du Trovatore, ni de Rigoletto, qui ont toujours le privilège d’attirer beaucoup de monde, ce qui ne me réconcilie pas avec les œuvres de M. Verdi, dont je n’ai jamais méconnu cependant la flamme et les qualités distinctives. Après la Sonnambula de Bellini, qui a servi aux débuts d’une jeune et intéressante cantatrice française, Mlle Battu, après la Semiramide et l’Otello de Rossini, ce sont les quatre représentations du Poliuto de Donizetti qui ont le plus vivement excité l’intérêt des amateurs. Dans cet ouvrage médiocre au fond et faiblement écrit, il y a deux ou trois morceaux d’élite où M. Tamberlick est véritablement admirable. Cette année surtout, il s’est élevé plus haut que les années précédentes par l’élan, l’exaltation religieuse et la tenue sévère qu’il a prêtés au beau caractère de Poliuto, dont l’artiste a su faire l’une de ses meilleures conquêtes. Aucun chanteur de la génération actuelle ne dit le récitatif sérieux comme M. Tamberlick. On peut affirmer que dans cette partie très importante de l’art, M. Tamberlick est bien supérieur à Rubini. Il me rappelle directement Garcia, qui, dans Otello, dans il Barbiere di Siviglia et dans Don Giovanni, n’a jamais eu son égal pour la vigueur du style et l’intrépidité de la vocalisation. Une autre qualité précieuse du talent de M. Tamberlick, c’est la netteté de son articulation : dans sa bouche, la belle langue italienne a toute sa saveur ; on entend chaque syllabe appuyée fortement sur l’accent qui lui est propre. Pour les connaisseurs, c’est là un plaisir délicat qui a tout son prix et qui s’ajoute au plaisir que procure la musique dramatique. Excepté M. Badiali, qui est aussi un artiste véritable, nourri des bons modèles, personne au Théâtre-Italien de Paris ne prononce convenablement la langue du pays, dore’l si suona. Mme Penco, qui est une cantatrice de talent et qui a fait de véritables progrès depuis qu’elle est à Paris, n’y a pas appris malheureusement à corriger sa prononciation, qui est vicieuse, empâtée d’euphémismes équivoques. Mme Borghi-Mamo, après une infidélité de trois ans, qu’elle a passés à l’Opéra, est revenue cet hiver au Théâtre-Italien, qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Sa voix, d’un timbre délicat et distingué, a un peu souffert à déclamer dans une langue étrangère un répertoire qui exige plus de force que de goût, plus d’élans dramatiques que de véritable art de chanter. L’Alboni elle-même n’a pu s’expatrier à l’Opéra sans perdre quelque chose de son plumage d’or. Mme Borghi-Mamo n’en reste pas moins l’une des meilleures cantatrices italiennes de ce temps-ci. Le ténor Giuglini, qui a fait une courte apparition au Théâtre-Italien, où il a chanté douze fois, n’y a pas produit tout l’effet qu’en attendait l’administration. M. Giuglini possède cependant une très jolie voix de ténor, qui manque sans doute de flexibilité, mais dont les notes supérieures ont un charme incontestable. Si cet artiste eût fait un plus long séjour à Paris, il aurait pu acquérir beaucoup de qualités qui lui manquent et compléter une éducation fort imparfaite, qu’il n’achèvera pas sous l’influence du public de Londres. En général, on a le droit de reprocher à la direction de M. Calzado de n’avoir jamais sous la main une troupe complète, composée d’artistes bien assortis, avec lesquels on puisse entreprendre des études sérieuses et monter dignement les chefs-d’œuvre du répertoire. Ce ne sont que des allées et des venues, des virtuoses qui passent rapidement devant le public sans qu’il y puisse prendre goût et s’intéresser au développement de leurs talens. On sent que le Théâtre-Italien n’est pas dirigé, qu’il y manque un homme avisé qui ait au moins l’intelligence de ses intérêts et sache au besoin suivre un bon conseil. On se demande encore ce qui a pu engager M. Calzado à faire paraître au Théâtre-Italien ce pauvre M. Roger, et à perdre un mois d’études et de fatigues à monter il Crociato in Egitto malgré la volonté expresse du maître.

Au théâtre de l’Opéra-Comique, les choses tendent à se simplifier beaucoup. On semble n’avoir plus besoin de voix pour chanter un répertoire où la musique va chaque jour perdant de son influence. M. Faure est parti pour Londres, Mme Faure doit le suivre, M. Jourdan est à Bruxelles, et si la direction pouvait tout à fait se passer de compositeurs, je crois qu’elle inventerait un mot spirituel qui prouverait que rien n’est plus inutile que la musique pour amuser pendant trois heures un public de voyageurs ahuris qu’amènent chaque jour les chemins de fer. Cependant ce théâtre économe de frais inutiles a donné, le 23 avril, la première représentation d’un opéra en trois actes qui s’intitule le Château-Trompette. La scène se passe dans la bonne ville de Bordeaux, au temps où ce drôle de maréchal de Richelieu, que Voltaire a eu bien de la peine à faire passer pour le vainqueur de Mahon, était gouverneur de la Guyenne. La vraisemblance n’est pas la qualité la plus saillante du libretto de MM. Cormon et Michel Carré ; mais le tout s’écoute pourtant sans trop d’impatience, grâce à quelques personnages secondaires assez comiques.

La musique de cet opéra en trois actes est l’œuvre de M. Gevaërt, un Belge natif de Gand, où il a commencé ses études musicales, et qui s’est déjà fait connaître par trois ou quatre ouvrages, tels que le Billet de Marguerite, les Lavandières de Santarem et Quentin Durward, qui ont obtenu un succès d’estime. M. Gevaërt, dont le talent est incontestable, n’a pu prouver jusqu’ici qu’il eût des idées, du sentiment, quelque chose enfin qui ne s’achète pas au marché et qui ne s’apprend pas dans les écoles. Il écrit convenablement, mais son instrumentation et ses mélodies, quand il en trouve, ressemblent à tout ce qui se fait autour de lui. Entendez le Roman d’Elvire et dix opéras semblables écrits par qui vous voudrez qui ne soit pas M. Auber, ni M. Halévy ou M. Reber, et il est impossible au public de distinguer l’imperceptible nuance de facture qui révèle la main d’un musicien plutôt que celle d’un autre. Tous les ouvrages qu’on nous donne depuis une quinzaine d’années semblent sortir de la même officine. C’est de la musique grise, pâle, contournée, de petites phrases rapportées et laborieusement soudées ensemble avec plus de talent que d’inspiration. Le talent ! mais il court les rues ! C’est un compositeur qu’il nous faut, un compositeur qui ait quelque chose à dire et qui dirige la situation. Tous ces pauvres moutons de Panurge qui tournent autour des théâtres lyriques demandent un berger qu’ils puissent suivre et imiter.

Le berger de ce troupeau ne sera pas encore M. Gevaërt, quoique nous nous plaisions à reconnaître tout d’abord que le nouvel ouvrage qu’il vient de produire à l’Opéra-Comique marque un progrès dans sa manière d’écrire, qui tend à se simplifier, à se clarifier. Je ne dirai rien de l’ouverture du Château-Trompette, mais je ne demande pas mieux que de signaler, au premier acte, les très jolis couplets que chante Mme Cabel, qui est revenue à ses premières amours, je veux dire à un de ces rôles de gentille grisette, les seuls qu’elle ait pu jouer depuis qu’elle est au théâtre. Ces couplets, agréablement encadrés dans un petit chœur de femmes qui en répercute le refrain : Ah ! monsieur de Richelieu ! sont charmans. J’en aime surtout les éclats de rire que Lise fait jaillir sur une gamme diatonique qui monte jusqu’à l’ut supérieur, je pense. La stretta du duo pour soprano et ténor, entre Lise et le valet de chambre du maréchal, ne manque pas de vivacité, pas plus que le trio qui vient immédiatement après. Nous pouvons encore citer un agréable nocturne entre Lise et son amant Olivier, et le chœur d’hommes et de femmes éclatant de rire (car on rit beaucoup dans la pièce) qui précède la terminaison du premier acte. À l’acte suivant, je puis signaler aux connaisseurs, mais aux connaisseurs seulement, un petit bijou de quatuor qui ne dure que quelques secondes, pendant que le maréchal de Richelieu invite la jolie Bordelaise à prendre place à la table somptueuse qu’il a fait préparer pour un souper mignon. Ah ! si M. Gevaërt nous faisait souvent des morceaux semblables, moins fugitifs et plus développés, il serait bien vite le berger que nous cherchons. Au troisième acte, il y a encore un duo qui a son prix de gaieté et de franc comique. À tout prendre, l’opéra du Château-Trompette n’est pas tout à fait un mécompte.

Mais une bonne trouvaille que vient de faire le théâtre de l’Opéra-Comique, c’est un charmant petit opéra posthume de Donizetti, Rita, ou le Mari battu par sa femme. On ne saurait mettre en doute l’authenticité de cette agréable partition à trois personnages, dont chaque morceau révèle la main facile et élégante de l’auteur de Don Pasquale et de l’Elisire d’amore. Pauvre Donizetti ! il a improvisé ce petit ouvrage dans les derniers instans lucides qui ont précédé la chute de son beau génie ! Quelques jours après, la nuit obscurcissait pour toujours cette imagination riante qui a créé Lucie, la Favorite, Dom Sébastien, qu’on devrait bien reprendre à l’Opéra, et tant d’autres chefs-d’œuvre inconnus à Paris. C’est un vrai bijou que ce petit opéra en un acte, dont le canevas amusant est de M. Gustave Vaëz, et où Mme Faure-Lefebvre est piquante. Ah ! messieurs les compositeurs forts en thème, qui fabriquez si savamment des opéras ennuyeux pour tout le monde, allez entendre Rita, et vous verrez comment on fait de la musique facile, chantante, appropriée à la situation et aux personnages, quand le ciel a doué quelqu’un de son influence secrète, et qu’il l’a destiné à faire de l’art et non pas du contre-point !

Le Théâtre-Lyrique, pour avoir changé de direction, n’a pas heureusement changé de système, et c’est toujours là-bas, au boulevard du Temple, qu’il faut aller pour entendre un peu de bonne musique dans un théâtre de Paris. Cette fois-ci, on s’est attaqué à une œuvre bien autrement difficile à restaurer que les Noces de Figaro, Oberon, ou bien Orphée. Fidelio de Beethoven, le seul opéra qui soit sorti des mains de ce grand et magnifique génie, n’a pas les grâces faciles des ouvrages de Mozart ni des chefs-d’œuvre de Gluck. C’est une œuvre complexe qui renferme de grandes beautés, mais dont la contexture mélodique n’est pas d’un accès facile. Il faut de grandes et puissantes voix pour chanter les principaux rôles de Fidelio, qui, même en Allemagne, n’a jamais eu un succès franchement populaire équivalant à celui de la Flûte enchantée de Mozart ou du Freyschütz de Weber. Les circonstances qui ont donné lieu à la naissance de Fidelio, que le maître a retouché jusqu’à trois fois, méritent d’être rapportées.

C’est le 20 novembre 1805 que la première représentation de Fidelio a eu lieu sur un théâtre de Vienne. Beethoven avait alors trente-cinq ans, et il avait déjà produit assez d’œuvres puissantes, ne fût-ce que la symphonie héroïque, pour exciter l’admiration des connaisseurs. Beethoven fut engagé à composer un opéra par un certain M. Braun, directeur du théâtre privilégié An der Wien, à qui l’oratorio Christ au mont des Oliviers avait inspiré la confiance que le grand maître pourrait également réussir dans une composition dramatique. On lui fit proposer le sujet de l’Amour conjugal, qui était emprunté à un opéra français de Gaveaux, paroles de Bouilly, donné au théâtre Feydeau en 1799. Le compositeur italien Paer avait également traité ce même sujet sous le titre de Leonora. Ce fut le poète dramatique Joseph Sonnleithner qui arrangea le libretto allemand soumis à Beethoven. Il le trouva de son goût et se mit bravement à l’ouvrage. Dans l’intervalle, un grand événement s’était accompli : l’armée française avait passé le Danube elle pénétrait dans la ville de Vienne le jour même de la première représentation de Fidelio. Le parterre était rempli d’officiers français qui n’étaient certainement pas préparés par leur éducation à goûter une pareille musique. Aussi Fidelio n’eut-il d abord que trois représentations. On le reprit le 27 mars 1806, réduit en deux actes avec le titre de Leonora. Beethoven ajouta à la partition primitive un nouvel air avec chœurs pour Pizarre, et supprima le duo entre Marceline et Léonore, avec accompagnement de violon solo, ainsi qu’un trio comique entre Marceline, Rocco et Jacquino. L’opéra fut donné jusqu’au 10 avril de la même année, et puis retomba dans l’oubli jusqu’en 1814. En effet, dans le mois de mai 1814, Fidelio fut repris et représenté plusieurs fois, d’abord au bénéfice de deux artistes attachés au théâtre de la cour, puis au bénéfice de Beethoven lui-même, qui conduisit en personne l’exécution. Le maître retoucha encore la partition. Il écrivit un nouvel air de ténor pour Florestan, l’une des deux ouvertures en mi majeur et deux autres morceaux : un air pour Rocco et le grand air de Léonore, avec accompagnement de trois cors obligés. Cette reprise de Fidelio paraît avoir été très brillante, grâce surtout aux artistes remarquables qui étaient chargés des premiers rôles. C’est Mme Milder, l’une des meilleures cantatrices dramatiques de l’Allemagne, qui a créé dans l’origine, en 1805, le rôle de Fidelio, qu’elle a chanté également en 1814. Celui de Pizarre fut rempli par Fogel, et la partie de Rocco fut chantée par Weinmüller, comédien et chanteur accomplis, à ce que dit le biographe de Beethoven à qui nous empruntons ces renseignemens. Ce fut un Italien nommé Radichi qui chanta avec beaucoup de goût le rôle difficile de Florestan. Huit ans après, en 1822, Fidelio reparut pour la troisième fois, et cette reprise donna lieu à une scène douloureuse qui mérite d’être racontée.

Le nouveau directeur du théâtre de Josephstadt, Charles-Frédéric Hensler, auteur d’une foule de pièces, très populaires en Allemagne, était depuis longtemps en relations avec Beethoven. Hensler conçut le projet d’inaugurer sa direction par une représentation extraordinaire pour l’anniversaire de la naissance de l’empereur d’Autriche François II. Hensler choisit pour cette solennité les Ruines d’Athènes, dont on revit le texte, qui était de Kotzebue. Beethoven fut également prié d’ajouter quelque chose de nouveau à cette cantate symbolique, qu’il avait composée en 1812 pour une fête semblable, qui avait été donnée au théâtre de Pesth. Beethoven composa pour cette circonstance l’ouverture des Ruines d’Athènes, qu’on exécute à la Société des concerts. Le jour de la représentation, Beethoven était assis au piano, ayant à ses côtés le chef d’orchestre Glaeser, qui était chargé de transmettre les mouvemens du compositeur. Malheureusement les mouvemens indiqués par Beethoven n’étaient ni assez précis, ni assez facilement intelligibles pour des artistes qui étaient sur la scène, et l’exécution de l’œuvre se ressentit beaucoup de ce manque d’équilibre dans les commandemens du chef. Le public néanmoins ne fut pas trop mécontent, et fit à Beethoven un accueil enthousiaste. Il dut paraître sur la scène accompagné du directeur.

Le succès de cette soirée donna l’idée à la direction de reprendre Fidelio pour le bénéfice de Mme Schroeder-Devrient, une grande cantatrice dramatique qui, après la Milder, est celle qui a le mieux réussi dans le rôle difficile de Léonore. Beethoven, ne sachant s’il devait encore se hasarder à présider lui-même à l’exécution de son opéra, consulta quelques amis, qui tous furent d’un avis contraire. Beethoven cependant ne se laissa pas persuader, et le jour de la répétition générale on le vit apparaître à la tête de l’orchestre. Après l’exécution de l’ouverture en mi majeur, qui fut très bien rendue, on s’aperçut, dès le premier duo entre Marceline et Jacquino, que Beethoven n’avait pas conscience de ce qui se passait sur la scène, et que ses mouvemens n’étaient pas en harmonie avec ceux que suivaient les chanteurs. Il fallut recommencer, et le même désaccord se fit sentir de nouveau. Chacun fut convaincu alors que l’exécution ne pouvait pas marcher ainsi sous la direction de Beethoven ; mais comment faire comprendre au grand maître la cause de ce désordre ? Personne n’osait lui dire la vérité, tout le monde gardait autour de lui un silence respectueux. Beethoven, sur son siège de chef d’orchestre, ressemblait à un lion acculé, interrogeant d’un regard anxieux le visage des exécutans, qu’il voyait immobiles et consternés. Il fit signe à M. Schindler, son biographe, de s’approcher de lui, et M. Schindler écrivit avec un crayon sur un calepin que Beethoven portait toujours dans sa poche : « Je vous prie de ne pas continuer… À la maison, je vous dirai le reste. » Beethoven s’élança hors de l’orchestre et du théâtre, courut à sa demeure, qui était assez éloignée, et se jeta sur un canapé en se couvrant le visage de ses deux mains. L’infortuné et sublime génie avait acquis la conviction qu’il était complètement sourd !

Fidelio est resté dans le répertoire de presque tous les grands théâtres lyriques de l’Allemagne. On le donne assez souvent à Vienne, à Berlin, et dans d’autres villes importantes. Fidelio a été entendu en France pour la première fois en 1825 au théâtre de l’Odéon, je crois. En 1831, une troupe de chanteurs allemands, parmi lesquels se trouvaient le ténor Haitzinger et Mme Schroeder-Devrient, donna Fidelio au théâtre Favart. Fidelio fut chanté au Théâtre-Italien en 1852 par Mlle Cruvelli, qui se fit remarquer dans le rôle de Léonore, où sa belle voix était secondée par un instinct tout germanique.

Je ne crois pas avoir besoin de dire que la partition de Fidelio renferme des beautés musicales de premier ordre, telles que le fameux chœur des prisonniers au second acte, l’air de Leonora, celui de Florestan, dont l’andante en la bémol majeur semble annoncer déjà l’accent mélodique de Schubert ; le duo de la fosse entre Rocco et Leonora, duo d’une couleur sinistre et toute shakspearienne ; les charmans couplets de Rocco au premier acte, dont certains détails d’accompagnement n’ont pas dû être inutiles à l’éducation de Weber, et le finale du second acte ; mais il est tout aussi vrai de dire que cette musique sévère, d’une instrumentation si puissante et si variée de couleurs et de rhythmes, est péniblement écrite pour les voix, et qu’elle renferme des intonations impossibles à réaliser sans efforts. En général, presque tous les morceaux de Fidelio dépassent par leurs proportions symphoniques la situation où se trouvent les personnages. Le théâtre exige avant tout de l’action et de la variété, et le génie épique de Beethoven s’y trouvait trop à l’étroit. Aussi Fidelio n’a-t-il jamais complètement réussi hors de l’Allemagne, et la première condition pour exécuter cette œuvre, dont l’enfantement a été si laborieux, ce sont de belles voix, des chœurs bien nourris et un excellent orchestre.

Les arrangeurs de la pièce qui se joue au Théâtre-Lyrique, MM. Jules Barbier et Michel Carré, ont cru devoir changer le nom de quelques personnages et modifier le dénoûment. Au lieu d’un mélodrame sombre qui a bien la couleur de l’époque où il a été joué, et dont l’action se passe on ne sait trop dans quel pays, qui touche à l’Espagne peut-être, comme semblent l’indiquer les noms de Pizarre et de don Fernand, ces messieurs ont recouvert cette fable toute bourgeoise d’un faux vernis de couleur historique. Ils ont transporté Rocco, sa fille Marceline et Léonore à Milan, au temps de Jean Galéas, de Louis Sforza et de Charles VIII, roi de France, qu’ils font intervenir d’une manière ridicule. Ces changemens ne sont pas heureux, et il eût mieux valu se contenter de la pièce qui a inspiré Beethoven. L’exécution n’a pas été non plus ce qu’on pouvait désirer pour une œuvre aussi difficile. Mme Viardot, dont la rare intelligence est à la hauteur des plus grandes conceptions, n’a plus la voix assez jeune et assez puissante pour chanter la partie de Léonore. Elle a dit avec un grand style le récitatif qui précède l’air du second acte, mais dans tout le reste de L’ouvrage ses forces ont trahi son goût. Une cantatrice médiocre, Mlle Faivre, a rendu le rôle de Marceline insupportable, tandis que le ténor, M. Guardi, a chanté avec assez de sentiment l’air de Florestan. M. Battaille seul est à sa place dans le rôle de Rocco, qu’il joue avec esprit et chante avec ampleur. L’orchestre lui-même nous a paru un peu faible, soit dans l’exécution de l’ouverture, qui est loin d’être un chef-d’œuvre, soit dans les accompagnemens de cette partition trop robuste. Il n’y a que la marche très originale qui sert d’introduction au second acte qui ait été exécutée avec finesse. Quoi qu’il en soit de nos critiques, l’opéra de Fidelio est bon à entendre, et les amateurs de la grande musique ne peuvent se dispenser de faire un pèlerinage au Théâtre-Lyrique.

P. Scudo.