Revue littéraire de l’Allemagne — 14 mai 1841



REVUE LITTÉRAIRE
DE L’ALLEMAGNE.

Nous voilà, dans l’espace de quelques semaines, bien éloignés des idées de guerre qui du centre de Paris se répandaient comme autant d’éclairs sinistres dans toute l’Europe. L’éclair n’a point amené la foudre La trompette bruyante s’est tue. Nous tenions, comme le général romain, la paix ou le combat dans les plis de notre manteau, et, après avoir présenté fièrement cette douteuse alternative au Nord et à l’Orient, nous avons déroulé d’une main prudente le vêtement symbolique, et il en est sorti ce que peu d’étrangers espéraient, un signe de paix et de réconciliation. Maintenant, au lieu du glaive, nous prenons la truelle ; au lieu d’attaquer, nous travaillons à nous défendre. C’est plus sage, disent les uns ; c’est bien triste, pensent les autres ; c’est une fatale prétention, s’écrie un troisième parti. Entre ces trois opinions, dont chacune a ses organes, ses apôtres et ses disciples, il ne m’appartient point d’émettre ma pensée. J’essaie de cheminer dans le domaine littéraire, je n’ose aborder ces hautes régions où l’on traite les destinées de la société et l’avenir des nations. Si, au début de ce paragraphe, j’ai eu la hardiesse de prononcer ce grand mot de guerre, c’est que ce mot, inscrit d’abord en traits de feu sur notre bouclier, se traduit maintenant au delà du Rhin en brochures et en dissertations, et qu’il rentre par là dans mes attributions.

L’Allemagne, avec son ardeur de discussion, représente dans les temps modernes ces chevaliers du moyen âge toujours prêts à prendre parti dans toutes les querelles. Elle est là, retranchée dans ses enceintes universitaires, soutenue par un rempart de livres, la plume à la main et l’écritoire à la ceinture. On lui jette une parole, une idée, et la voilà qui se précipite dans la lice, relève le défi, argumente, ergote, se défend avec l’analyse, riposte avec la synthèse ; et, quand on la croit fatiguée de cette longue escrime, elle reparaît tout à coup, cuirassée de citations, comme un plaideur normand qui porte au tribunal ses pièces de procédure.

Les vagues rêves de conquête rhénane que notre presse exprimait l’automne dernier, n’ont pas reparu depuis plusieurs mois dans les colonnes de nos journaux ; mais l’Allemagne en est encore tout en émoi, et continue à discuter cette question comme si nos armées marchaient déjà vers le Rhin. Dans l’état de doute et d’agitation où se trouvaient les esprits, un jeune commis des finances, M. Becker, a eu une heureuse pensée, celle de formuler en petites strophes de quatre vers une négation qui commençait à être si délayée dans les brochures et les pamphlets, qu’à peine en apercevait-on le dernier mot. M. Becker est aujourd’hui le poète le plus populaire de l’Allemagne. Ses petites strophes ont fait pâlir le nom de Théodore Kœrner et du fougueux Arndt. Sa Marseillaise teutonique, qu’un de nos écrivains appelait spirituellement une idylle à la façon de Mme Deshoulières, a été mise en musique par trente compositeurs, réimprimée par tous les typographes, chantée dans tous les Lustgarten. Quand vous passez dans les rues de Cologne, vous rencontrez de bons bourgeois qui tâchent de se donner, en dépit de leur pacifique nature, un air terrible, et s’en vont, une pipe d’une main, un bâton de l’autre, gesticulant et criant à tous les saints de pierre de leurs églises, qui n’en peuvent mais : « Non, ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand ! » Oh ! heureux pays que celui où le patriotisme se manifeste ainsi en vers harmonieux, où la colère elle-même se traduit en images champêtres ! Le roi de Prusse et le roi de Bavière, qui sont personnellement intéressés dans la question, ont voulu récompenser la verve de M. Becker. Le premier lui a envoyé une coupe d’argent que M. de Metternich fera sans doute remplir de vin de Johannisberg ; le second lui a adressé une ode écrite et rimée de sa main, ce qui, je l’avoue, est chose peu agréable à recevoir, et moins encore à lire. Mais tout est heur et malheur dans les destinées des poètes comme dans celles des vulgaires mortels. Enfin, pour que rien ne manquât à la gloire du Rouget de l’Isle rhénois, voici qu’un de ses compatriotes, jaloux de son immense succès et désespérant de rien faire qui puisse le contrebalancer, s’avise un beau matin d’entrer dans la demeure du jeune lauréat, et l’accuse de lui avoir volé sa chanson, cette chanson reproduite sous tant de formes et répétée par tant d’échos.

Tandis que la Marseillaise de M. Becker, honorée, couronnée, enviée, s’en va ainsi, de province en province, tour à tour éveiller ou bercer au doux murmure de ses syllabes cadencées le patriotisme germanique, les écrivains en prose continuent à développer catégoriquement l’idée que le poète se borne à chanter. Je n’entreprendrai pas d’expliquer, ni même d’énumérer, toutes les brochures enfantées dans l’espace de quelques mois par le génie allemand, pour démontrer, d’après les règles austères de la logique, le néant de nos rêves et la folie de nos prétentions. Toute idée nouvelle, petite ou grande, vraie ou fausse, qui tombe au milieu de la presse allemande, est bien vite scindée en dilemmes, coulée dans le moule d’une longue phrase, et il faudrait qu’elle fût d’une étonnante stérilité pour qu’à la prochaine foire de Leipsig elle ne se montrât pas dans les catalogues de la librairie, appuyée sur plusieurs respectables in-8o et escortée d’un nombre indéterminé d’in-12.

Le nom et le génie de Goethe, la polémique soulevée par quelques-uns de ses écrits, l’étude de son caractère et de sa vie, ont enfanté toute une série d’œuvres d’analyse, d’esthétique, de biographies qui s’accroît encore chaque année, et qui est enregistrée dans les recueils littéraires et scientifiques sous le titre de Goethe’s literatur (littérature de Goethe). Il en est de même pour Schiller, pour Strauss, pour tout homme enfin et pour tout évènement qui a occupé l’attention publique, et il en sera de même bientôt pour la question du Rhin, grace aux brochures de toute sorte qui ont déjà paru sur ce sujet et celles qui paraissent encore.

Dans une de ces brochures, je trouve l’histoire du Rhin jusqu’à la restauration. Cette histoire démontre clairement que nous n’avons pas le plus léger droit à réclamer les provinces situées au bord de ce fleuve, et que nous sommes là-dessus d’une ignorance profonde. L’auteur, pour nous prouver la nullité de nos prétentions, n’a pas même usé de tous ses avantages. Il pouvait faire remonter son récit jusqu’au déluge, et il a bien voulu ne le commencer qu’à Jules César.

Un autre, pour effrayer les bons habitans de la Prusse rhénane qui seraient tentés de se joindre à nous, raconte avec une vertueuse indignation tous les crimes de la France depuis 1830, l’abandon de la Pologne et de l’Italie, les révolutions suscitées par nous et abandonnées par nous à leur malheureux sort, les promesses faites à Méhémet-Ali et perdues aujourd’hui dans le prestigieux dédale des phrases diplomatiques, puis nos sessions orageuses, nos émeutes. Quel malheur si jamais les riantes et paisibles provinces des bords du Rhin devaient être associées à une nation aussi légère et aussi turbulente ! Ô pauvres innocentes brebis, gardez-vous-en bien !

Un troisième écrivain trouve fort étrange que nous osions redemander le Rhin, quand nous devrions d’abord restituer à l’empire germanique l’Alsace et la Lorraine que nous avons injustement usurpées.

Un quatrième enfin veut bien admettre la France à composition. Défaites-vous, belle dame, lui dit-il, de ces grands airs qui ne nous vont point ; ne menacez pas, ne bravez pas ; soyez humble et modeste, avouez que vous avez péché et repentez-vous. À cette condition, l’Allemagne voudra bien oublier que vous êtes une voisine fort incommode ; la confédération germanique vous absoudra de vos erreurs révolutionnaires, l’Autriche vous éclairera de ses conseils, et la Prusse, dont vous avez fort maladroitement suscité la colère, vous tendra généreusement la main. De toutes les catilinaires lancées contre notre pauvre pays par des orateurs qui n’imitent de Cicéron que le tandem, celle-ci, je l’avoue, est celle, qui m’a fait le plus de peine à lire. Dans les autres, on s’emporte, on nous accuse, on nous provoque ; dans celle-ci, on nous traite comme des écoliers, des écoliers étourdis et faibles auxquels il faut montrer la férule du maître.

Des écrivains de presque toutes les parties de l’Allemagne ont pris part à cette polémique. C’est une nouvelle ligue du bien public, c’est un autre tugendbund où chacun est tenu d’apporter, à défaut du glaive acéré et de l’armure de fer des anciens Germains son argument et son épigramme. Les écrivains prussiens se distinguent entre tous les autres par leur ton tranchant et leurs paroles hautaines. La Prusse est aujourd’hui de tous les états d’Allemagne celui qui a le plus de vitalité et qui annonce le plus d’avenir. Tandis que l’Autriche se retranche dans le respect traditionnel de ses institutions aristocratiques et s’efforce seulement de préserver sa tour féodale des atteintes du vent révolutionnaire qui souffle de toutes parts ; de tenir entre ses mains comme un habile tisserand la navette qui rejoint dans un même tissu la laine de Bohême, le lin d’Italie ; de garder dans leur vieux lustre les derniers fleurons de cette couronne que le moyen-âge posait avec piété sur la tête de ses archiducs et que le temps actuel menace de dissoudre ; tandis que la noble fille des Césars, les yeux tournés vers le passé, se prosterne comme les pèlerins de Médine devant un tombeau et tâche d’éloigner d’elle tous les bruits du monde qui la troubleraient dans ses pieuses méditations, la Prusse, alerte et hardie, va, vient, écoute, s’instruit, avance. Pour elle, tout est un objet d’étude, d’observation, d’essai, et, ce qui assure sa destinée, c’est qu’elle joint à son ardeur entreprenante l’esprit d’examen, la patience, la réflexion et la ténacité sage, qu’elle sait à propos modifier ses lois et ses institutions, qu’elle ne se jette dans une nouvelle entreprise qu’après en avoir mûrement posé les conséquences, et que, s’il le faut, elle n’hésitera pas à sacrifier l’intérêt matériel du présent aux chances de son avenir. Sa position géographique, qui serait pour un état inerte ou passif une position des plus dangereuses est pour elle une raison de progrès. Étendue comme un long cordon militaire du nord au sud, de la Pologne à la France, resserrée entre deux lignes de royaumes et de principautés, il faut nécessairement qu’elle s’élargisse sous peine d’être écrasée, et certes elle a bien montré qu’elle comprenait sa situation. Elle agit sur les populations qui l’avoisinent par ses mesures administratives, par ses essais d’améliorations en tout genre, par le tableau de sa prospérité et l’éclat de son enseignement littéraire et scientifique. Elle se les assimile peu à peu par des tentatives dont elle seule peut-être comprend d’abord toute la portée, aujourd’hui par son système monétaire, demain par son réseau de douanes. Nous parlons encore du défaut d’unité de l’Allemagne. Ce défaut est bien plus apparent que réel. Vienne une guerre, l’Allemagne cesse d’être un composé de petites principautés dont chacune a son histoire, ses intérêts, sa vie à part ; elle redevient une grande et forte nation, elle se rallie avec un même cri sous un même drapeau ; et qui sait quels fruits porterait alors cette longue et patiente infiltration des idées prussiennes répandues de côté et d’autre, et combien de seigneuries, de duchés se rejoindraient alors à cette monarchie qui sait si bien répandre ses principes et prépare si habilement sa moisson ! L’Autriche finit comme elle a commencé : elle met pied à terre au milieu de la rumeur des peuples et le glaive dans le fourreau, la tête baissée, s’en va comme Rodolphe de Habsbourg, avec le prêtre catholique, rendre les derniers devoirs aux morts. La Prusse au contraire, s’avance avec audace, tenant d’une main l’épée de Frédéric-le-Grand, et de l’autre le livre de Luther, le livre d’émancipation des temps modernes, la loi de réforme. Elle a le sentiment de sa force et de son avenir, et c’est ce sentiment qui éclate en termes orgueilleux dans les écrits, dans les discours de tous les Prussiens. Il faut les voir, quand ils se réunissent, dans quelque solennité militaire ou scientifique, avec quelle ardeur ils entonnent leur chant national, avec quel accent emphatique chacun d’eux s’écrie : Ich bin ein Prussen (je suis Prussien) : On dirait que tous les autres titres ne sont rien à côté de celui-là. Il y a en eux de l’arrogance de parvenus et de la satisfaction d’un espoir sans bornes. Ils se souviennent que leur pays n’était encore qu’un simple marquisat, au temps où la France était puissante et splendide ; mais ils sont bien persuadés que le marquisat, orné déjà d’une couronne royale, s’élèvera au rang des premières puissances. Dans un de ses derniers ouvrages, M. de Raümer parle des populations italiennes soumises à l’Autriche d’une façon qui donnerait un singulier démenti aux strophes de Child-Harold, au sonnet célèbre de Félicaja, aux vers de Lamartine. À l’entendre, c’est un grand bonheur pour ces contrées jadis si puissantes, pour ces villes jadis si fières, d’être paternellement administrées par la cour de Vienne, et de lever leur noble tête sous la baguette d’un caporal ; puis il ajoute naïvement : Que serait-ce, si ces mêmes cités étaient régies par la Prusse ! La Prusse, en effet, voilà le modèle des gouvernemens, voilà le type de la sagesse et de la béatitude dans ce monde. L’Autriche, avec son esprit aristocratique et son absolutisme, mérite bien quelque considération. Mais la Prusse !

Revenons à nos brochures.

De toutes celles que j’ai lues, deux seulement m’ont frappé par leur ton de justesse, de modération, et les loyales intentions qu’elles expriment.

L’une a pour titre : La France, l’Allemagne et la Sainte-Alliance des peuples ; l’autre : Der Rhein (le Rhin). Toutes deux ont été écrites par un jeune Allemand qui habite Paris : M. Venedey. Homme d’étude et de conviction, M. Venedey peut essayer hardiment une tâche délicate, difficile, et qui pourrait avoir d’immenses résultats, celle de parler véridiquement de la France à l’Allemagne et de l’Allemagne à la France. Il tient à l’Allemagne par sa naissance, par ses liens de famille, par son éducation ; à la France, par l’hospitalité qu’il y a trouvée et les témoignages de confiance qu’il y a reçus. Libre d’observer à loisir notre pays, il ne se laissera point prendre à la surface mobile des choses comme ses compatriotes qui viennent ici passer quinze jours puis s’en retournent en toute hâte mettre à l’œuvre la presse et s’écrient dans une foule de réclames : Prenez et lisez ; toute la France est dans ce volume. Il n’étudiera point, comme cela est arrivé à un assez grand nombre d’Allemands qui, par la crainte d’être lourds, s’efforçaient d’être frivoles, il n’étudiera point nos hommes d’état et nos écrivains au point de vue de la coupe de leur habit et de la couleur de la cravate, et si jamais il pouvait se laisser aller à la fantaisie de travestir en feuilletons épigrammatiques, en silhouettes grotesques, comme MM. Bonstetten, Wolf et autres observateurs de même force, le tableau de nos mœurs et de nos idées sociales, il sacrifierait bien maladroitement l’avenir d’un travail sérieux au plaisir de distraire, de par-delà l’Elbe ou la Sprée, quelques lecteurs oisifs, le soir, au milieu d’un nuage de tabac. Non, il est temps que ces deux grands pays si voisins de l’autre, si bien faits pour s’allier, apprennent à se connaître, non plus par quelques côtés fugitifs et trompeurs, mais par leur vraie nature individuelle et leur mission sociale. C’est cette pensée de rapprochement, d’association des deux peuples, qui a inspiré les deux derniers écrits de M. Venedey, et c’est par-là surtout qu’ils nous ont intéressé.

Dans la première de ses brochures, écrite en français et d’une façon assez correcte pour prouver que l’auteur a fait une étude particulière de notre langue, M. Venedey examine nos idées d’alliance avec l’Angleterre et n’a pas de peine à démontrer, ce dont nous venons d’avoir une preuve assez flagrante dans la question d’Orient, l’impossibilité morale et matérielle de cette alliance. Puis il examine l’état de l’Allemagne, et à côté des chancelleries princières où l’on garde un vif ressentiment de la révolution de juillet, à côté de cette Allemagne officielle qui se défie de nous et prend à tâche seulement de voiler sous des phrases ambiguës sa défiance et son mauvais vouloir, il nous peint l’Allemagne intelligente et libérale, l’Allemagne forte et progressive qui tourne les yeux vers nous, nous suit de ses vœux dans toutes nos tentatives et nous garde toutes ses sympathies. Seulement il ne faut point menacer cette Allemagne, il ne faut pas lui redemander une partie de ses provinces. Nous voilà de nouveau revenus à cette perpétuelle question du Rhin. C’est comme ce clocher de Woodstock, dont parle Walter Scott, que l’on rencontrait toujours par quelque sentier que l’on arrivât. Mais M. Venedey prend son sujet de haut et fait de notre réserve en ce cas et d’un système de paix bien ferme et bien arrêté, une immense question d’ordre social et de civilisation.

« La France et l’Allemagne, dit-il, sont appelées à devenir les deux colonnes d’une nouvelle sainte-alliance, de l’alliance des peuples, de l’humanité. Et cette guerre que les uns provoquent, que les autres semblent ne pas savoir éviter, détruirait pour long-temps encore la possibilité d’une alliance entre la France et l’Allemagne, qui seule pourrait conduire à la sainte-alliance de toute l’humanité.

« Toutes les autres alliances qui se présentent tant à la France qu’à l’Allemagne, ne peuvent conduire à cet heureux résultat, vers lequel le monde semble se diriger et à qui les hommes semblent s’opposer de toute la force de leur ignorance ou de leurs passions. L’alliance anglo-française n’a abouti qu’à des mécomptes et à l’inimitié entre la France et l’Angleterre ; l’alliance franco-russe mettra la France à la queue de la Russie, et n’aboutira qu’à la réalisation des plans égoïstes et barbares de la Russie. Pour l’Allemagne, l’Angleterre ne sera un allié dévoué que si l’Allemagne se résigne à faire les affaires de l’Angleterre, à l’aider dans ses projets de monopole, d’égoïsme et d’absolutisme maritime. Une alliance allemande-russe fera de l’Allemagne l’avant-garde des idées russes, de l’absolutisme et de la barbarie, comme aujourd’hui la Prusse et l’Autriche le sont sous beaucoup de rapports. Ainsi donc, ces deux peuples ne trouveront ni l’un ni l’autre une alliance particulière qui leur permette d’espérer, même pour leur égoïsme, pour leurs intérêts matériels, un résultat satisfaisant. »

L’alliance entre la France et l’Allemagne est la seule qui leur convienne à toutes deux, car elle n’est pas basée sur l’intérêt égoïste de l’une ni de l’autre. La France ne peut pas espérer exploiter l’Allemagne, ni l’Allemagne abuser la France ; elles sont toutes deux assez grandes pour se forcer à se respecter l’une l’autre. Elles ne pourront se rendre justice mutuellement, et c’est pourquoi elles ne seront ni l’une ni l’autre injustes à l’égard des autres peuples. La base de leur alliance sera donc presque forcément celle de la justice pour elles-mêmes et de la justice pour toutes les autres nations ; et avec cette base, l’humanité sera constituée.

Dans sa seconde brochure, M. Venedey revient plus en détail sur cette alliance de l’Allemagne et de la France ; seulement il me paraît qu’il discute avec plus d’âpreté que dans la première la question du Rhin, et je trouve là un chapitre sur l’Alsace qui m’étonne de la part d’un homme qui cherche à se poser comme un esprit impartial. « Il y a à Strasbourg, dit-il, à Colmar et dans les autres villes de l’Alsace, un assez grand nombre de personnes qui parlent à la fois allemand et français. Le peuple en masse ne connaît ni l’une ni l’autre langue, et parle un patois composé de neuf dixièmes d’allemand et d’un dixième de français, un patois sans logique, sans intelligence, sans expression pour les besoins de l’esprit, organe seulement de l’instinct matériel, de la nécessité. Le langage populaire de l’Alsace est de deux ou trois siècles en arrière de la plupart des dialectes allemands, et je ne crains pas de soutenir avec hardiesse que, sous tout autre rapport, l’Alsace entière est au moins d’un siècle en arrière de l’Allemagne. La langue est toujours le véritable thermomètre du degré de culture intellectuelle d’un peuple, et l’Alsace confirme cette vérité. Dans cette province, la société la plus distinguée se compose de Français et d’Alsaciens francisés ; là, on retrouve en grande partie le ton de Paris, autant qu’il peut se reproduire dans une ville de province. Le monde des salons prend pour modèle les cercles français, et tout ce qui s’en éloigne, tout ce qui est purement alsacien, est d’un couple de siècles en arrière de l’Allemagne et de la France…

« L’Alsace, par sa situation entre la France et l’Allemagne, semble, au premier abord, être appelée à servir d’intermédiaire entre les deux pays, à prendre une égale part aux progrès de l’un et de l’autre. Le contraire est arrivé, par suite de sa position politique. »

Un peu plus loin, M. Venedey ajoute : « La conquête de l’Alsace par la France a toujours été et est encore aujourd’hui un malheur pour cette province. Le mutisme moral de la masse du peuple n’est qu’une partie de ce malheur. »

Par quel étrange système M. Venedey a-t-il pu laisser tomber de sa plume ces lignes injurieuses pour une province qu’il a vue lui-même et qu’il ne juge point par ouï-dire ? L’Alsace passe à juste titre pour une des parties les plus intelligentes, les plus vivaces de la France. Nulle part l’instruction n’a pénétré si avant dans le cœur même du peuple, nulle part les écoles ne sont plus nombreuses et mieux tenues, et les élémens d’éducation plus larges ; nulle part enfin on ne remarque plus de franche gaieté sur les physionomies, plus d’aisance dans les habitations. J’en appelle à ceux qui ont eu le bonheur de voir de près cette province, de la contempler par un beau jour du haut de la montagne de Saverne, de descendre dans ses vallées, de pénétrer dans ses villages. Quel charme dans l’aspect de ces forêts de hêtres, de ces prairies où paissent de gras troupeaux, de ces maisons simples et paisibles où tout a un caractère d’ordre, de bien-être, de vertus domestiques. Et c’est là l’infortunée province sur laquelle s’apitoie M. Venedey ! et ces robustes paysans que l’on voit passer fièrement à cheval, avec leur grand chapeau de feutre et leur gilet brodé, et qui savent si bien appliquer tour à tour leur labeur et leur intelligence pratique aux travaux agricoles et au mécanisme de l’industrie, ce sont là ces hommes plus grossiers que ceux du moyen-âge ! et cette noble et sévère cité de Strasbourg, qui renferme tant d’excellentes écoles, qui a donné tant d’hommes distingués aux lettres et aux sciences, et qui imprime chaque année tant de livres estimés en France autant qu’en Allemagne, c’est la pauvre ville qui attriste un enfant de Cologne, où la pensée s’assoupit dans les pratiques du bigotisme ! Toute cette Alsace enfin si animée, si prospère, qui joint aux poétiques traditions du passé le mouvement progressif des temps modernes, c’est là ce pays qui est de deux siècles en arrière de l’Allemagne ! et tout cela parce que l’Alsace a le malheur d’être réunie à la France, d’avoir un maire au lieu d’un bourgmestre, et de faire partie intégrante d’une grande nation, au lieu d’être régie par un prince qui donnerait quelques centaines de soldats à la confédération germanique, ou de former une petite république. De bonne foi, est-ce là une idée sensée, et M. Venedey n’est-il pas effrayé de voir que son tableau factice de l’Alsace le conduit exactement au même point de vue que M. de Raumer à l’égard de l’Italie ? Oui, c’est une erreur, une erreur trop palpable pour que le jeune écrivain ne se hâte pas de la reconnaître avec nous, et de la réparer à la première occasion. Nous sympathisons d’ailleurs de grand cœur avec l’opinion qu’il a émise sur l’alliance de la France et de l’Allemagne, et ces désirs d’alliance ressortent pour nous non-seulement de ses deux brochures, mais de la plupart de celles qui ont été écrites sur la prise de possession des bords du Rhin. Les unes ont été dictées par d’obscurs fonctionnaires désireux de faire leur cour aux gouvernemens prussien et bavarois. Ce sont les moins nombreuses, et nous n’en tenons aucun compte. En Allemagne comme en France, partout il faut plaindre ces pauvres salariés de chancellerie, qui, pour obéir à leur maître, torturent leur esprit et font mentir leur conscience. Mais ceux qui peuvent dire, la tête levée et la main sur le cœur : voilà ce que nous aimons ; ceux-là, soit qu’ils invoquent une constitution, soit que, chose plus hardie encore dans ces jours d’affaissement, ils osent se faire les défenseurs du pouvoir, nous voulons les respecter et les écouter avec attention. Or, ceux-là qui représentent dans ses diverses nuances, non pas la craintive pensée des seigneuries allemandes, mais l’opinion d’un grand peuple, savent rendre à la France l’hommage qui lui est dû ; tout en défendant le Rhin comme ils doivent le faire, ils ne montrent guère l’envie de s’armer, de se battre contre nous. D’ailleurs, on ne se bat point quand on discute tant. Nous croyons donc à la paix entre la France et l’Allemagne. Nous croyons à l’alliance durable, de plus en plus profonde et éminemment civilisatrice, des deux peuples. Un livre publié récemment par un écrivain qui agite tour à tour, avec tant de verve et d’ironie les questions de littérature et de politique, confirme en nous l’idée de cette alliance au point de vue le plus pacifique, mais, hélas ! il faut le dire, le moins idéal. Je veux parler du nouveau livre de M. Heine.


Heinrich Heine uber Ludwic Borne (Henri Heine sur Louis Boerne). — Je veux garder le laconisme du titre allemand, et je me rends coupable d’un barbarisme. Que les lecteurs me pardonnent. Quiconque voudra lire ce volume sera bien obligé de faire d’autres concessions à l’auteur. Avec ce petit livre élégant, coquet, et qui ressemble, sous sa couverture jaune et ses feuillets satinés, au roman qu’un jeune écrivain jette d’une main timide et suit d’un regard inquiet dans le monde littéraire ; avec ce titre si simple en apparence, mais si cruel au fond, Heine a fait crier et gémir d’un bout de l’Allemagne à l’autre le carillon de la presse, et, s’il était traduit en français, il pourrait bien soulever parmi quelques-uns de nos grands journaux la même tempête. Mais je ne veux pas prolonger davantage les préliminaires ; je viens au fait. Ce livre n’est point une notice biographique, ni une appréciation littéraire. C’est une nouvelle promenade de l’auteur des Reisebilder, une promenade dans l’enfer grotesque de ce monde, Boerne et Heine représentent Virgile et Dante, où Mme Wohl, la zweideutige Dame, comme l’appelle l’amer historiographe de ce voyage, figure Béatrix ; où la démocratie est, comme Françoise de Rimini, surprise dans son crime et frappée d’un glaive qu’elle emporte dans le flanc ; où l’on aperçoit dans le lointain la sombre tour d’Ugolin, la tour du scepticisme qui se torture dans sa faim et se déchire les entrailles. Je vous laisse à penser les douces idées, les pieuses physionomies, les rêves candides, que l’on doit rencontrer dans une telle pérégrination. Le premier acte de cette Divina comedia se passe à Francfort, le dernier à Paris ; çà et là quelques petits épisodes nous transportent en Pologne ou à la fête de Hambach, aimable attention du poète, qui, de peur que l’unité trop rigoureuse de son récit ne nous paraisse monotone, emploie pour le varier ces arabesques ingénieuses.

En 1815, Heine entend parler de Boerne pour la première fois. Quelques années après, il vient le voir à Francfort, et il trace ainsi son portrait : « Après m’être égaré long-temps à travers des rues étroites et tortueuses, je demandai à un marchand de lunettes où demeurait Boerne. « Je ne sais pas, me répondit-il d’un air malin et en secouant la tête, où demeure le docteur Boerne ; mais Mme Wohl reste sur le Wollgraben. » Une vieille servante aux cheveux rouges, à laquelle je m’adressai ensuite, me donna enfin l’indication que je désirais, et ajouta en souriant d’un air de satisfaction « Je suis au service chez la mère de Mme Wohl. »

« J’eus quelque peine à reconnaître l’homme dont le premier aspect était resté vivement empreint dans ma mémoire. Il n’y avait plus sur sa figure aucune trace de son dédaigneux mécontentement, de son orgueilleuse tristesse. Je vis un petit homme satisfait, languissant, mais non malade, une petite tête couverte de petits cheveux noirs et plats, une teinte de rougeur sur les joues, des yeux bruns très vifs, de l’animation dans chaque regard, dans chaque mouvement et dans la voix. Il portait une petite camisole en laine grise tricotée, qui le serrait comme une cuirasse et lui donnait une mine étrange. Son accueil fut tendre et expansif, et trois minutes étaient à peine passées, que nous causions avec abandon. De quoi causions-nous ? Quand des cuisinières se rencontrent, elles parlent de leurs maîtres, et quand des écrivains allemands se rencontrent, ils parlent de leurs éditeurs. »

Là-dessus vient le dialogue, et quel dialogue ! Ne songez pas, je vous prie, à ceux de Platon ; ils ne vous donneraient pas la moindre idée de celui qui s’établit dans cette obscure maison de Francfort, sous les regards de Mme Wohl. Les deux interlocuteurs passent tour à tour en revue les évènemens les plus récens, les hommes d’état et les écrivains de l’Allemagne. Quand Boerne se montre trop indulgent dans ses appréciations, Heine se hâte de lui tendre un nouvel aiguillon. Par une réciprocité touchante, quand Heine fait mine de s’attendrir, Boerne le fortifie et le remet dans la bonne voie, et lorsque le portrait d’un historien, d’un poète, a été ainsi tracé par l’un, revu et corrigé par l’autre, verni par tous les deux, je vous assure qu’il est d’une curieuse couleur, et que le pauvre patient qui a passé par cette analyse n’a rien de plus à demander.

Quelquefois les deux terribles causeurs passent des questions individuelles aux questions générales. Boerne parle ainsi de l’Allemagne. « C’est une erreur, dit-il, de croire que le peuple allemand n’a pas inventé la poudre. Le peuple allemand se compose de trente millions d’hommes. Un d’eux a inventé la poudre, les 29,999,999 autres Allemands ne l’ont pas inventée. Du reste, l’invention de la poudre est aussi utile que celle de l’imprimerie quand on en sait faire un bon usage. Nous autres Allemands, nous employons la presse à répandre la sottise, et la poudre à propager l’esclavage. »

Là-dessus le bon Heine essaie de faire une patriotique réplique, et Boerne continue : « J’avoue que la presse allemande a produit beaucoup de bien, mais elle a engendré bien plus de mal encore. Si je jette un coup d’œil sur notre histoire, je vois que les Allemands ont peu d’aptitude à la liberté, qu’ils ont au contraire toujours appris très facilement l’esclavage par les théories et la pratique, et qu’ils l’ont enseigné avec succès chez eux et au dehors. Oui, ils ont été les ludi magistri de l’esclavage, et partout où l’obéissance aveugle a dû être imposée par le bâton sur le corps et sur l’esprit, la leçon s’est donnée au moyen d’un maître d’exercice allemand. Nous avons répandu l’esclavage sur toute l’Europe, et comme monumens de ce déluge, nous voyons sur tous les trônes des races de princes allemands, pareilles à ces débris pétrifiés d’animaux monstrueux jetés au sommet des plus hautes montagnes par l’inondation. Et maintenant, s’il y a encore un peuple libre, on lui mettra sur le dos le bâton allemand. La sainte patrie d’Harmodius et d’Aristogiton, la Grèce, nouvellement affranchie, a été elle-même soumise à la servitude de l’Allemagne. La bière bavaroise coule à Athènes, et la canne bavaroise gouverne l’Acropolis. C’est une chose affreuse à penser que le roi de Bavière, ce petit tyran et ce mauvais poète, ait osé donner son fils pour roi à la contrée où fleurirent autrefois la liberté et la poésie, à la contrée où il y a une plaine qui s’appelle Marathon et une montagne que l’on nomme le Parnasse. Je ne puis songer à cela sans frémir… Aujourd’hui j’ai lu dans les journaux que trois étudians de Munich ont été forcés de s’agenouiller et de faire amende honorable devant l’image du roi Louis. S’agenouiller devant l’image d’un homme, et qui plus est, d’un méchant poète ! Si je l’avais en mon pouvoir, c’est lui que j’obligerais à fléchir le genou et à faire amende honorable pour tous les mauvais vers qu’il a faits, pour son offense envers la majesté de la poésie. »

Heine, qui ne veut pas laisser son interlocuteur s’aventurer seul dans les régions transcendantes de la politique, répète comme lui le paulo majora canamus, et trace le système de la société moderne : « Richelieu, dit-il, Robespierre et Rotschild sont les trois plus terribles niveleurs de l’Europe. Richelieu détruisit la souveraineté de la noblesse féodale et la courba sous le joug du libre arbitre royal, qui la dégrada par des offices de cour, ou la réduisit à une mortelle impuissance dans les provinces. Robespierre coupa la tête à cette noblesse asservie et corrompue. Cependant le sol était encore là, et le nouveau seigneur, le nouveau propriétaire était un aristocrate comme ses prédécesseurs et maintenait, sous un autre titre, leurs prétentions. Alors arriva Rotschild qui détruisit la suprême puissance du sol en élevant à sa plus grande hauteur le système des rentes sur l’état. En mobilisant les revenus, les propriétés, en donnant à l’argent les droits attachés autrefois au sol, il fonda une nouvelle aristocratie. Mais celle-ci repose sur un élément incertain, sur l’argent, et ne peut par conséquent être aussi nuisible que l’ancienne aristocratie, qui avait ses racines dans le sol. L’argent est plus mobile que l’eau, plus fugitif que le vent, et l’on pardonne volontiers à l’aristocratie actuelle, à cette aristocratie d’argent, son impertinence, quand on songe à sa nature passagère. »

Quelques années après, Heine et Boerne se retrouvent à Paris. La révolution de juillet a éclaté. La révolution de Pologne, de Belgique et toutes les petites révolutions d’Allemagne ont tour à tour éveillé, exalté, puis comprimé douloureusement les espérances de la démocratie. Quel thème, et quel sujet de réflexion pour nos deux philosophes, qui reprennent le chalumeau et continuent leur entretien à la façon des bergers de Virgile !

Heine parle des Polonais qui arrivaient alors en France et les décrit ainsi : « Ces Polonais ressemblaient au moyen-âge de leur pays, ils portaient des forêts vierges d’ignorance dans la tête. On les voyait accourir en masse à Paris et se précipiter ou dans les sections de républicains, ou dans les sacristies de l’école catholique ; car, pour être républicain, il n’est point nécessaire de savoir beaucoup, et, pour être catholique, on n’a pas besoin de rien savoir, il faut seulement croire. Les plus habiles d’entre eux ne comprenaient la révolution que sous forme d’émeute, et ne soupçonnèrent jamais qu’en Allemagne on ferait peu de progrès par le tumulte et les séditions de carrefour. Un de leurs plus grands hommes d’état employa contre les gouvernemens allemands une manœuvre aussi malheureuse que ridicule. Il avait remarqué au passage des Polonais qu’un seul Polonais suffisait pour mettre en mouvement une paisible ville d’Allemagne, et comme c’était un savant lithuanien, très versé dans la géographie et sachant que l’Allemagne se compose d’une trentaine d’états, il envoyait de temps en temps un Polonais dans la capitale d’un de ces états comme un numéro qu’on met à la loterie. Il n’avait pas toujours grand espoir de réussir, mais il faisait ce calcul : je hasarde un Polonais ; si je le perds, ce n’est pas une grande perte, et si mon numéro gagne, voilà peut-être une révolution qui éclate. »

Boerne revient de la fête de Hambach, de cette fête qui mit en rumeur toute la confédération germanique et toute la police allemande, de cette fête où il avait été accueilli avec enthousiasme comme un tribun populaire montant le mont Aventin, et voici ce qu’il en raconte : « Je me suis bien amusé. Nous étions là tous des amis de cœur, nous serrant la main et buvant à notre fraternité. Je me souviens surtout d’un vieux homme avec lequel j’ai pleuré une heure entière, je ne sais plus pourquoi. Nous autres Allemands nous sommes vraiment d’excellentes gens, et l’on ne nous accusera plus d’être aussi peu pratiques qu’autrefois. Nous avions aussi à Hambach un temps magnifique, des journées de mai tout roses et tout lait. Il y avait là une belle jeune fille qui voulait me baiser la main comme à un vieux capucin. Moi je n’ai pas voulu le lui permettre ; alors son père et sa mère lui ont ordonné de me donner un baiser sur les lèvres, et m’ont assuré qu’elle lisait avec bonheur mes œuvres complètes. Je me suis vraiment bien amusé. Puis on m’a volé ma montre ; mais cela me fait plaisir ; c’est bien ; cela me donne de l’espoir. Nous avons donc aussi des fripons parmi nous. C’est une bonne chose. Nous n’en réussirons que mieux. Ce maudit garnement de Montesquieu ne nous avait-il pas persuadé que la vertu doit être le principe des républicains ? J’étais inquiet, je voulais que notre parti fût tout entier composé d’honnêtes gens, et de la sorte, nous ne serions arrivés à rien. Il faut que nous ayons, comme nos vieux ennemis, des fripons parmi nous. Je voudrais découvrir le patriote qui m’a soustrait ma montre à Hambach ; dès que nous aurons le pouvoir entre les mains, je lui confierais la police et la diplomatie. Mais je le trouverai bien, le voleur. Je ferai annoncer dans le Correspondant de Hambourg que je promets une récompense de 100 louis à l’honnête homme qui a trouvé ma montre. C’est du reste une montre précieuse comme curiosité. C’est la première qui a été volée par la liberté allemande. Oui, nous nous éveillons aussi, nous fils de la Germanie, du sommeil de notre honneur. Tremblez, tyrans, nous volons aussi. »

Heine reprend la parole, et cette fois ce n’est plus pour répondre aux projets, aux sarcasmes, aux récits douloureux ou exaltés de l’écrivain démagogique ; c’est pour le juger, lui et ses principaux partisans :

« Le premier représentant, dit-il, du mouvement révolutionnaire de l’Allemagne à Paris, le plus important, était Boerne, et il le fut jusque dans les dernières années de sa vie, et lorsque, après la défaite des républicains, les deux agitateurs les plus actifs, Garnier et Wolfrum, se retirèrent du champ de bataille. Le premier était un homme d’une étonnante activité, et, il faut lui rendre justice, il possédait à un haut degré tous les talens démagogiques : beaucoup d’esprit, de connaissances, et une grande éloquence. Mais c’était un intrigant. Dans le tumulte d’une révolution allemande, Garnier aurait certainement joué un rôle ; l’entreprise échoua, et il s’en trouva mal. On dit qu’il fut obligé de quitter Paris où son hôte en voulait à sa vie et le menaçait non pas d’empoisonner ses alimens, mais de ne plus lui rien donner à manger que contre argent comptant. Le second de ces agitateurs, Wolfrum, était un jeune homme de la Bavière, de Hof, si je ne me trompe, qui, après avoir été employé dans une maison de commerce, abandonna sa place pour se dévouer aux idées de liberté qui éclataient alors et qui s’étaient emparées de lui. C’était une honnête et généreuse nature, animée d’un pur enthousiasme, et je me crois d’autant plus obligé d’exprimer cette opinion, que sa mémoire n’a pas encore été entièrement lavée d’une indigne calomnie. Lorsqu’il fut banni de Paris et que le général Lafayette adressa à ce sujet une interpellation à M. le comte d’Argout, alors ministre de l’intérieur, M. d’Argout soutint que le banni était un agent des jésuites de Bavière, et qu’on en avait trouvé les preuves dans ses papiers. Wolfrum, qui était alors en Belgique apprit par les journaux cette accusation et voulut sur-le-champ partir pour venir lui-même la repousser. Faute d’argent, il fut obligé de faire le voyage à pied. Par suite de son agitation morale et d’une fatigue extrême, il tomba malade. À son arrivée à Paris, il entra à l’Hôtel-Dieu et y mourut sous un nom supposé. »

Je m’arrête à ce dernier épisode. Comme expression d’une pensée individuelle, tout ce livre, si vif, si spirituel, est plein d’une profonde tristesse ; le récit des rêves, des agitations, des vaines espérances de l’auteur est mêlé à celui du développement, du progrès et de la répression des idées révolutionnaires de l’Allemagne pendant l’espace de dix ans. En racontant cette odyssée de la démocratie allemande qui, après avoir porté son ambition si haut, n’a pas même pu, comme l’heureux roi d’Ithaque, trouver un refuge aux lieux d’où elle était partie, c’est sa propre histoire que le poète raconte ; c’est une nouvelle page de biographie qu’il ajoute à celles qu’il a déjà autrefois répandues çà et là. Tout dans cette dernière œuvre porte l’empreinte d’un pénible désenchantement ; il y a de l’amertume dans son sourire, du regret dans l’expression de sa joie, et un dard envenimé au fond des fleurs poétiques dont il entoure parfois son récit. Le livre commence par un sarcasme et se termine par un cri de douleur, la douleur de l’exil.

Comme histoire d’un mouvement politique, cet ouvrage est d’un grand intérêt ; il constate l’impuissante activité d’un parti qui a, pendant plusieurs années, effrayé la confédération germanique et occupé, par contre-coup, la France. C’est le procès-verbal du démembrement de la jeune Allemagne ; c’est l’oraison funèbre de ses espérances démocratiques.


Lebensnachrichten (Documens sur la vie de Barthold George Niebuhr). 3 vol. in-8o. — Depuis que, pour satisfaire aux caprices de notre mobile et incessante curiosité, chaque jour, à des heures régulières, la presse nous livre, corps et ame, pieds et poings liés, des individualités, j’ai souvent plaint le sort des pauvres hommes célèbres. Autour d’eux il n’y a plus ni repos, ni mystère. Leur demeure est de tous côtés ouverte aux regards indiscrets, leur vie est comme un livre dont les fermoirs ont été violemment brisés, et dont chacun croit avoir le droit de dérouler l’une après l’autre les pages les plus intimes. La solitude n’a pour eux pas d’ombre assez profonde pour les dérober au grand jour de la publicité, et les dieux du foyer n’ont pas l’aile assez large pour leur donner un asile sûr dans le sanctuaire de la famille. L’homme célèbre meurt : vous croyez peut-être que cette outrageante inquisition qui l’a harcelé toute sa vie s’arrêtera devant sa tombe. Non pas. À peine ses yeux sont-ils fermés, qu’à l’instant même parens, amis, légataires directs et collatéraux se mettent à fouiller dans ses manuscrits, à recueillir ses notes, ses lettres inachevées, les pensées fugitives qu’il aura écrites dans un moment d’erreur, les quelques pages sans suite qu’il aura tracées pour se distraire un jour où il avait les diables bleus. En vain une voix vraiment amie s’écriera : Mais tout ceci n’est pas digne de lui, ce n’est pas lui que vous représentez dans ces bribes éparses que vous livrez d’une main si légère à la postérité. C’est la partie la plus attaquable de son esprit ; C’est un de ses rêves passagers ou une de ses erreurs. Vous n’avez pas le droit de divulguer ainsi ce qu’il tenait secret, de faire vivre ce qu’il aurait anéanti. Votre zèle à le servir est une trahison, votre respect pour tout ce qu’il a écrit ou essayé d’écrire est une impiété.

N’importe. Il faut que l’homme célèbre subisse cet affligeant honneur, il faut qu’on pénètre dans les plis et replis de sa nature morale et physique, qu’on entre dans l’analyse minutieuse de ses besoins, de ses fantaisies, de ses passions, de ses heures d’exaltation et de ses heures d’affaissement. Il faut qu’on voie dormir le bon Homère. Il y a, je le crois, au fond de ce mouvement inquiet et presque fébrile de curiosité qui nous porte à donner tant de coups de scalpel dans les artères les plus faibles d’une belle et noble organisation, un sentiment que nous repousserions peut-être comme mesquin et égoïste, si nous y réfléchissions. Cet artiste, ce philosophe, cet écrivain, dont nous faisons une étude si minutieuse, était dans l’ensemble de sa situation, dans le groupe de ses œuvres, un être trop grand et trop idéal. En le disséquant, nous faisons disparaître le prestige qui l’entourait, et nous nous vengeons par ses côtés vulgaires de l’admiration qu’il nous imposait par son génie.

Ces réflexions me viennent en lisant la Correspondance de Niebuhr, récemment publiée en Allemagne. Près des deux tiers de cette correspondance ne renferment que des détails sans intérêt, de longues pages qui auraient tout aussi bien pu être écrites par quelque honnête bourgeois du Holstein que par l’illustre historien ; le reste, joint aux récits intercalés çà et là par l’éditeur, est important. En se faisant un autre plan de travail, en laissant dormir dans les cartons des collecteurs d’autographes ces lettres monotones qui n’ont d’autre mérite que d’être signées du nom de Niebuhr, en n’admettant dans son recueil que les fragmens dignes d’être conservés, les pages caractéristiques, en réduisant enfin ces trois gros volumes en un volume de pièces choisies, M. Perthes aurait rendu, nous le croyons, un hommage plus vrai, plus respectable à la mémoire de celui dont il voulait glorifier le nom. Ce qu’il n’a pas fait, nous allons essayer de le faire ; nous tâcherons de retracer la vie de Niebuhr avec quelques-uns de ses récits, avec les lettres qui peignent le mieux son développement intellectuel.

Barthold-George Niebuhr naquit à Copenhague le 27 août 1776. Son père, de retour de ses célèbres voyages en Orient, occupait depuis quelques années dans cette ville l’emploi de capitaine ingénieur. Sa mère était la fille d’un médecin de la Thuringe ; elle avait été élevée en Danemark et parlait facilement le danois. Niebuhr eut ainsi dès son bas âge l’occasion d’apprendre simultanément deux langues ; plus tard, il devait donner une bien plus grande extension à cette faculté philologique. En 1778, le capitaine-ingénieur fut nommé conseiller de justice dans la province de Dethmar. Toute la famille quitta alors la capitale du Danemark pour aller habiter le petit village de Meldorf. Il faut encore placer ce changement de situation au nombre des circonstances favorables qui influèrent sur le caractère et la destinée de Niebuhr. Éloigné des distractions d’une grande ville, retiré dans une solitude paisible, sous la sauve-garde d’une mère intelligente et tendre, sous la tutelle d’un homme qui avait passé sa vie à s’instruire, qui avait vécu dans le monde des savans et visité les pays lointains, et dont la demeure, assez humble du reste, était remplie de livres précieux, Niebuhr s’habitua de bonne heure aux douces et salutaires jouissances d’une vie calme et retirée, de la vie de famille et d’étude. Son père fut son premier maître ; il lui enseignait le français, l’anglais, l’histoire, la géographie. Un de leurs voisins, homme de goût et d’instruction, le poète Boje, éditeur de l’Almanach des Muses de Goettingue, venait assez souvent les voir et mêlait aux graves pensées du savant Niebuhr les fleurs plus suaves et plus légères de la littérature. De temps à autre aussi, un étranger, attiré par la réputation du voyageur en Arabie, venait visiter sa retraite et ouvrait, par ses entretiens, de lointaines perspectives aux regards de l’enfant qui, assis alors sur les genoux de son père, écoutait d’un air pensif et s’élançait par la pensée à travers ces lieux inconnus dont il entendait décrire l’aspect et raconter les mœurs.

Entouré ainsi de tout ce qui pouvait en même temps éveiller son imagination et donner à ses idées naissantes une direction avantageuse, le jeune Barthold ne tarda pas à se distinguer par l’élan de son intelligence et par l’ardeur qu’il mettait à s’instruire. Peut-être qu’alors, avec son esprit porté à l’enthousiasme, au milieu de la solitude où il vivait, au sein d’une nature agreste et mélancolique, une légère impulsion eût suffi pour le jeter dans les voies de la poésie ; mais son père était là, qui n’accordait qu’un espace limité au vague essor de son enfance, qui l’arrêtait d’une main ferme dans le cours de ses rêves vagabonds et le ramenait par des sentiers directs à la réflexion, à l’étude sérieuse. Il s’éloigna donc des domaines de la poésie pour entrer dans ceux de la science, et l’on raconte que tout jeune il se passionnait déjà pour les idées politiques, il se traçait sur la carte une contrée imaginaire dont il se déclarait le chef, et à laquelle il donnait des lois, des institutions. Ainsi Goethe, dans son enfance, composait de petits drames et les jouait avec sa sœur. Ainsi Bernardin de Saint-Pierre, fuyant de l’école, s’en allait dans un bois pour y vivre en ermite. Souvent le génie de l’homme se révèle par une de ces manifestations légères avant de porter ses fruits. L’enfance est la fleur embaumée qui en laisse percer le germe à travers sa mobile enveloppe, et l’âge mûr ne fait éclore que ce qui était préparé depuis long-temps.

À treize ans, Niebuhr entra au gymnase de Meldorf, sans cesser d’être dirigé et encouragé dans ses travaux par son père. Plus tard il entra dans une école de Hambourg, où il étudia avec ardeur les langues modernes. En 1807, son savoir philosophique était ainsi récapitulé dans une lettre de son père : « Il n’avait que deux ans lorsqu’il vint à Meldorf ; ainsi l’allemand peut être regardé comme sa langue maternelle. Dans le cours de ses études, il apprit le latin, le grec, l’hébreu. En outre il apprit à Meldorf le danois, l’anglais, le français, l’italien, assez pour pouvoir lire un livre écrit dans une de ces langues-là. Des ouvrages jetés sur nos côtes par un naufrage lui donnèrent occasion d’étudier le portugais et l’espagnol. Il n’étudia pas beaucoup l’arabe chez moi, parce que j’avais prêté mon dictionnaire arabe et que je ne pus m’en procurer un autre. À Kiel et à Copenhague, il s’exerça à parler et à écrire le français, l’anglais et le danois. Sous la direction du ministre d’Autriche à Copenhague, le comte Ludolph, qui était né à Constantinople, il apprit le persan, et ensuite de lui-même l’arabe ; en Hollande, le hollandais, à Copenhague le suédois et un peu d’islandais ; à Memel, le russe, le slavon, le polonais, le bohême, l’illyrien. Si j’ajoute à cette énumération le plat allemand, voilà vingt langues bien comptées. »

En 1794, il entra à l’université de Kiel, beaucoup plus instruit que la plupart de ses condisciples, et bien plus avide qu’eux tous d’étude et de savoir Ses lettres, à cette époque, indiquent une vive exaltation d’esprit. Il se passionne pour l’antiquité ; il lit avec des transports d’enthousiasme les historiens grecs ; il pleure avec Euripide, il s’enflamme avec Homère. En même temps il jette autour de lui un regard inquiet et frémit d’impatience en voyant chez ses professeurs, dans la bibliothèque de l’université, tous les livres qu’il ne connaît pas encore, qu’il voudrait connaître, et qu’il n’aura peut-être jamais le temps de lire. « La tête me tourne, écrit-il un jour à son père, en songent à tout ce que j’ai encore à apprendre : philosophie, mathématiques, physique, chimie, histoire naturelle, l’histoire dans la perfection, l’allemand et le français dans la perfection, puis le droit romain aussi bien que possible, puis une partie des autres jurisprudences, les constitutions de l’Europe entière, tout ce qui tient à l’antiquité, et tout cela dans l’espace de cinq ans au plus. Il faut que j’apprenne tout cela. Mais comment ? Dieu sait. »

Rien de ce qui fait ordinairement la joie des étudians allemands, courses à cheval, réunions bruyantes, rien ne pouvait le détourner de la tâche régulière qu’il s’imposait chaque matin et du bonheur qu’il éprouvait à compulser un livre de science. Le monde l’attirait peu. Les femmes lui inspiraient une sorte de terreur. « De jour en jour, écrivait-il, je dois paraître plus sot aux yeux des femmes. La timidité m’ôte le courage de leur adresser la parole, et par cela même que je crois leur être insupportable, je supporte difficilement leur présence. »

Deux années se passèrent ainsi, deux années d’efforts courageux, d’études assidues et de réflexions. Dans cet espace de temps, il s’était tellement distingué par la portée de son esprit et l’étendue de ses connaissances, que le Comte de Schimmelmann, premier ministre de Danemark, l’appela auprès de lui comme secrétaire. Niebuhr porta dans le monde, où il entrait si subitement, les goûts qui l’avaient constamment occupé à Meldorf, à Hambourg, à Kiel. Une fois les devoirs de sa place remplis, il rentrait dans le silence de sa retraite et reprenait ses livres. De temps à autre, cependant, les vagues désirs de la jeunesse viennent le surprendre dans son silence, les rêves de l’imagination l’arrêtent dans son travail, et alors il est curieux de voir comme cet esprit tenace et laborieux résiste à ces écarts de la pensée, comme il s’accuse lui-même de mollesse et s’excite à reprendre sa tendance sérieuse et son énergie.

« Je me suis, dit-il, souvent trouvé dans un état d’incapacité et d’éloignement pour toutes les nobles et laborieuses occupations, qui m’a rendu très malheureux ; car j’éprouvais alors un sentiment de faiblesse, de décadence qui me déchirait et me torturait le cœur. Il y a des hommes qui ressentent aussi une inégalité humiliante dans l’exercice de leurs facultés intellectuelles. Tel travail qui les charmera un jour et leur paraîtra facile à accomplir, ne leur inspirera d’autres fois que de l’éloignement et leur semblera inexécutable. Mais ce n’est pas encore là cette mollesse sans bornes, cette absence d’idées dont j’ai souvent honte. Ce mal ne tient donc pas à l’organisation fatale de certaines natures ; il s’est glissé et enraciné en moi par une infortune particulière ou par ma faute. Pour s’en délivrer, il faut nécessairement remonter son origine, en arracher avec force les germes, et prendre à tâche de les détruire. Dans l’oisiveté presque constante, dans les rêveries sans fin de mes premières années d’enfance, je ne pouvais naturellement pas faire cette réflexion, et alors le mal dont je me plains se développa, grandit et devint difficile à vaincre. Je m’étais habitué à détourner mon attention de tout objet sérieux, à prendre tout avec une égale indifférence sans réfléchir à rien. Mon ciel était dans le monde des chimères ; les rêves et le charme que j’y trouvais remplissaient ma pauvre ame. Plus tard la vanité, le désir de me faire un nom, commencèrent à me donner le goût des occupations plus graves ; mais le poison qui était dans mon cœur m’empêcha d’entrer entièrement dans cette nouvelle voie. Ce fut dans l’hiver de 1790 que le mal que je viens de décrire m’apparut pour la première fois. Alors il ne souffrait aucune résistance, et j’abandonnai les travaux qui m’inspiraient en d’autres momens un vif attrait. Combien de jours, de semaines se passèrent dans les deux années suivantes sans études sérieuses ! Au printemps de 1792, le désir d’apprendre à fond l’italien fut le seul que je poursuivis avec zèle et que je parvins à réaliser. L’hiver suivant, je fis une tentative meilleure, mais elle manquait encore de ce but déterminé qui fait vaincre tous les obstacles. J’errais de côté et d’autre et ne m’attachais qu’à l’apparence des idées. À Hambourg, j’éprouvai au plus haut degré cet état d’atonie. En 1794 et 1795, je le sentis plus vivement encore à Kiel. Il y avait alors pour moi un contraste douloureux entre les espérances brillantes avec lesquelles je commençais ma carrière et les efforts que je faisais pour la suivre. Les dernières semaines de mon séjour à Copenhague, le temps que j’ai passé dans le Holstein, m’ont appris à connaître entièrement mon état. Le remède à cette maladie est de s’éloigner de tous les vains rêves de l’imagination, de penser avant de rien exprimer, d’examiner mûrement chaque question, d’exécuter les plans que l’on a formés, et en un mot de travailler. »

Un peu plus loin il écrit : « Je suis devenu trop négligent ; il est nécessaire, pour atteindre honorablement mon but, d’agir avec plus de force. Aussi long-temps que l’on saisit les objets par les sens plus que par l’intelligence, il est impossible de les envisager clairement. Les mots sont pour moi des abîmes dangereux que souvent je ne puis franchir. Oh ! comment arriverai-je à la pensée libre, intime, profonde ? comment briser le talisman qui me tient encore enchaîné sous le joug de l’imagination ? Chaque matin donc, une heure au moins sera employée à m’éclairer sur un sujet déterminé, deux heures seront consacrées aux mathématiques, à l’algèbre, à la chimie, à la physique. »

Le désir de voir un des pays dont il s’était le plus occupé, d’entrer dans l’étude pratique des hommes après avoir employé tant de temps à celle des livres, le détermina à quitter l’honorable position que le comte de Schimmelmann lui avait faite à Copenhague et à voyager. Il partit en 1798 pour l’Angleterre. Voici le plan de travail qu’il se proposait en quittant les rives de sa terre natale. Sterne eût été obligé de faire dans sa catégorie des voyageurs une place à part pour cet observateur ambitieux.

« Par la lecture, dit-il, et les renseignemens, je m’efforcerai d’acquérir une idée suffisante de la constitution, une connaissance complète de la topographie. J’étudierai le système des poids et mesures en usage en Angleterre ; le caractère, le talent, la vie des hommes distingués ; je recueillerai les établissemens scientifiques, les écoles, l’éducation, sur la manière de vivre des différentes classes, sur les impôts, sur l’armée et la flotte, sur la banque et le commerce, sur toute la littérature, les écrivains, la librairie, sur l’Inde orientale et occidentale.

« Dans la bibliothèque de Dalrymple, étudier les livres relatifs à l’Inde, dans l’ordre suivant : sur la nation indienne, antiquités, histoire, caractère national ; histoire de l’empire Mogol avant et depuis sa chute ; description des diverses contrées ; sur la compagnie, ses chartes et priviléges, direction, commerce et affaires européennes ; établissemens indiens, leur constitution et administration. »

Ce plan d’étude et d’observation qui ressemble si peu à celui que la plupart des voyageurs s’imposent en se dirigeant vers les contrées étrangères, Niebuhr le suivit scrupuleusement. Il visita les écoles, les établissemens littéraires et scientifiques, fit connaissance avec quelques-uns des hommes les plus distingués de l’Angleterre et de l’Écosse, et retourna en Danemark, rapportant du pays qu’il venait de parcourir un nombre considérable de documens recueillis avec soin, de notions exactes et variées.

De retour à Copenhague, il est investi de deux emplois assez faiblement rétribués ; mais, comme l’a dit le poète :

Peu suffit aux désirs du sage.

Niebuhr, assesseur du conseil de commerce, secrétaire de la commission des Barbaresques, touchant chaque mois un modique traitement, et se délassant le soir de ses devoirs d’homme de bureau par ses lectures favorites ; Niebuhr est heureux ; Niebuhr remercie les dieux qui lui ont donné ce bien précieux chanté par Horace, cette aurea mediocritas. Pour compléter son bonheur, il se marie, il épouse une douce et aimable jeune fille qu’il avait connue dans le Holstein, et près de laquelle il s’était trouvé enfin moins timide, moins embarrassé qu’auprès des autres femmes.

Peu de temps après, sa position de fortune s’améliora encore : il fut nommé directeur de la banque. Son aptitude à traiter les affaires de finance attira l’attention du gouvernement prussien, et M. de Stein lui fit offrir la place de directeur de la banque de Berlin, avec des appointemens plus considérables que ceux qu’il recevait à Copenhague. Niebuhr hésita long-temps à accepter cette proposition, et peut-être l’amour de son pays l’eût-il emporté sur tous les avantages que lui offrait la Prusse, s’il n’eût été tout à coup vivement froissé en Danemark par une injustice contre laquelle il essaya en vain de protester. Cette circonstance acheva de vaincre son irrésolution. Il quitta Copenhague et partit pour la Prusse. À peine arrivé à Berlin, il apprend la terrible nouvelle de la bataille d’Iéna. Le roi et les ministres s’enfuient, Niebuhr s’enfuit avec eux, d’abord à Stettin, puis à Dantzig, à Kœnigsberg, à Memel, entendant de toutes parts résonner le cri de victoire de l’armée française, et tremblant de la voir envahir jusqu’aux dernières limites de la Prusse.

Enfin l’orage cesse, la paix est conclue, Niebuhr revient à Berlin, et à partir de cette époque, une vie nouvelle commence pour lui. Tour à tour directeur de la banque, envoyé en Hollande pour y négocier un emprunt, puis professeur de l’Université, puis, au renouvellement de la guerre, chargé de négocier des intérêts avec les agens anglais, il passe avec la même facilité d’une question de finance à l’examen d’un système philosophique, et de l’histoire romaine à l’histoire d’Hérodote, aux voyages de Bruce, aux œuvres d’Aristote. Il a le coup d’œil profond et lucide, la mémoire jeune, l’esprit infatigable. Toute cette partie de sa vie est fort animée. C’est le temps où il monte en chaire et proclame sur l’histoire romaine ses nouveaux points de vue qui épouvantent le monde scholastique. C’est le temps où il s’occupe de l’organisation des communes royales de la Prusse, où il donne des leçons au prince royal, le temps enfin où il prend une part active aux travaux de l’Académie des Sciences de Berlin et d’une société philosophique dont Savigny, Spalding et plusieurs autres savans étaient membres ; et tout en consacrant ainsi la plus grande partie de ses heures de travail aux intérêts administratifs et scientifiques de la Prusse, il s’inquiète de ce qui se passe au dehors, du mouvement qui se manifeste çà et là, et ce qu’il écrit dans une de ses lettres, à propos de la Constitution de Norvége, montre quelle était alors sa tendance politique :

« Je suis curieux de voir la constitution norvégienne, ce sera vraisemblablement une œuvre maladroite et tronquée comme la constitution espagnole. Les fabriques de constitutions reprennent courage, mais les ouvriers nous donnent toujours d’aussi mauvaises denrées qu’il y a quelques années, lorsque leurs travaux étaient tombés dans le discrédit. Le premier point, le point essentiel, c’est qu’une nation soit mâle, noble, sans égoïsme. S’il en est ainsi, les lois se formeront successivement d’elles-mêmes et prendront de la consistance. Quant aux formes constitutionnelles, elles ne produiront rien chez un peuple extravagant et sans vigueur. À quoi sert le système de représentation, si l’on manque d’hommes capables de représenter le pays ? Ici est le fruit, là est la racine. A-t-on jamais cueilli de bons fruits sur un arbre sans racines ? Que chaque homme et chaque gouvernement travaille donc d’abord à rendre le peuple fort, viril, intelligent, généreux. Vouloir en venir à ce résultat par les formes, c’est atteler les chevaux derrière la voiture, et penser qu’ils la tireront aussi bien. »

Dans le même temps, il jugeait ainsi la charte qui venait de nous être octroyée :

« La nouvelle constitution est une œuvre très intelligente, quoique le soin que les sénateurs ont pris d’eux-mêmes soit la chose la plus déhontée qu’on ait jamais vue. Cette constitution peut aisément assurer aux Français toutes les libertés qu’ils sont maintenant en état de supporter ; la question maintenant est de savoir si elle sera sérieusement mise à exécution. S’il en est ainsi, l’Europe doit se réjouir de voir cette liberté bourgeoise, durable, établie au milieu du continent entre l’anarchie insensée de la constitution espagnole et la monarchie absolue introduite en Hollande. »

Toute cette série d’occupations si sérieuses et si variées a, du reste, été très bien appréciée par M. de Golbery dans le travail biographique qu’il a joint à sa traduction de l’Histoire Romaine.

Au milieu de ses succès d’homme d’état et d’écrivain, de sa joie et de son repos domestique, Niebuhr fut tout à coup cruellement frappé par le sort ; il vit mourir, jeune et belle encore, sa femme, la seule femme qu’il eût jamais aimée. Il la pleura long-temps, il s’en souvint toujours, mais le bonheur même qu’elle lui avait donné lui rendit, quand elle fut morte, l’isolement affreux. Il se remaria et partit, avec sa nouvelle épouse, pour l’Italie ; il venait d’être nommé ambassadeur à Rome. Son séjour dans ce pays fut triste et pénible ; il arrivait dans le vieux Latium avec le souvenir des hommes héroïques qui l’avaient habité autrefois, et les grandes images du passé lui faisaient paraître le présent mesquin et vulgaire. D’ailleurs, autour de lui point de monumens scientifiques, point de vie littéraire ; des réunions cérémonieuses, des dîners officiels, l’étiquette du monde diplomatique, les entretiens futiles des salons, tout cela ne pouvait que déplaire à cet esprit élevé et sérieux. Aussi ne prend-il aucun soin de dissimuler ses impressions et sa tristesse, son ennui éclate à chaque page dans les lettres qu’il écrit de Rome à sa belle-sœur et à ses amis. Un jour il parle ainsi de la capitale du monde chrétien :

« La première impression que j’éprouvai en arrivant ici n’a pas changé, et Brandis ne trouve comme moi rien d’élyséen dans ce lieu. La ville avec ses habitans n’a nul charme pour moi ; mais tu aimerais à contempler du haut des collines les magnifiques points de vue ouverts de côté et d’autre. Je persiste à regarder en étranger les ruines du temps des empereurs, et, en vérité il y a très peu de choses réellement belles. Les fresques de Raphaël et de Michel-Ange, quelques vieilles statues, voilà ce qui est beau et vivant à Rome. Souvent aussi je monte sur le Capitole, je m’arrête devant Marc-Aurèle et je n’ai pu résister au désir d’embrasser les lions de basalte. On ne gravit pas au sommet du mont Aventin et du mont Palatin sans qu’il s’éveille en vous une austère pensée ; mais, après tout, l’aspect de ces lieux ne me rapproche guère de l’antiquité. »

Une autre fois il dit :

« Je cherche à m’occuper, mais j’y parviens difficilement ; l’ennui, les incommodités des réunions du grand monde, si fréquentes dans cette saison, me paralysent. Je n’ai jamais vu de société si vide et si fatigante que celle qu’on trouve ici. Mon désir est d’esquisser au moins l’histoire romaine, si je ne puis la travailler à fond. Je reste consciencieusement des heures entières devant mes livres, et la pensée, la perspicacité, ne me servent plus comme autrefois. Il y a dans mon esprit un souvenir confus de mes lectures, de mes observations, que je ne puis parvenir à éclaircir et à fixer d’une manière déterminée. J’ai éprouvé souvent le sentiment de la vie étrangère, mais jamais autant qu’en Italie. Il n’est pas possible de s’associer aux hommes de ce pays par des intérêts et des sentimens communs. Aucune question de science ni d’affaires ne peut nous lier à eux. S’il était permis de rester à l’écart, le mal ne serait pas si grand ; mais cela n’est pas possible ; il faut entrer en relation avec eux. Tout a une apparence distinguée, tout a un rang ; seulement ce qui est noble et beau n’a ni rang ni existence. Les idées qui nous occupent le plus leur sont étrangères ; nul but ne dirige leurs pensées. »

Et plus loin :

« La vie est triste en Italie, mais je n’aurais jamais cru que tout fût si triste ici. Que me servent les œuvres d’art ? Je suis malheureusement comme nos anciens Romains, trop peu enthousiaste de l’art pour vivre par lui et trouver en lui une compensation à tout ce que réclame en vain ma nature individuelle. Là où le monde vivant est pénible à voir, comment l’ame qui se sent heureuse et fière d’observer l’esprit, le cœur humain, pourrait-elle trouver une compensation à ce qui lui manque dans l’étude des peintures, des sculptures et des édifices ? Quel homme pourrait vivre seulement d’épices et de parfums ? Les Italiens sont une nation de morts ambulans ; il faut les plaindre et non pas les haïr ; car ils ont été poussés à cet état de décadence par un malheur inévitable. Esprit et science, toute idée qui fait battre le cœur et toute noble activité sont bannis de ce sol. N’y cherchez ni espérances, ni désirs, ni efforts, ni même la joie ; car je n’ai jamais vu un peuple moins joyeux. À Venise, à Florence, nous avons encore trouvé quelques hommes qui avaient le sentiment de leur misère, et qui comprenaient à certains égards de quelle hauteur ils étaient tombés. Ici il n’y a pas de trace d’un pareil sentiment ; on ne trouve qu’un mécontentement sans douleur et sans désir d’un autre ordre de choses. On pourrait ici se faire une idée de ce qu’étaient les Grecs sous Auguste et Tibère. »

Il quitta enfin cette Italie où il n’avait eu qu’une existence fatigante, des querelles amères avec quelques savans, notamment Maï, et des relations monotones avec les gens du monde. Il retourna avec joie en Prusse et s’établit à Bonn, l’une des plus jolies, des plus riantes villes de l’Allemagne. Libre alors de reprendre ses études de prédilection, il remonte dans la chaire universitaire, il continue cet enseignement de l’histoire qu’il avait interrompu à regret pendant si long-temps, et une jeunesse ardente et studieuse accourt avec empressement à ses leçons. Ses écrits, ses recherches d’érudit, l’ont placé à un haut rang dans le monde des savans ; il s’est acquis par ses fonctions diplomatiques l’estime et la confiance de son roi ; ses travaux lui ont donné une honnête aisance. Il a, pour combler sa félicité, une maison pleine de livres choisis, où des amis viennent le voir, s’entretenir avec lui d’art et de science, et de beaux enfans qu’il regarde avec une tendresse profonde grandir à ses côtés.

Ce bonheur si doux et si pur fut troublé d’abord par un incendie qui réduisit en cendres sa demeure et consuma une partie de ses livres et de ses manuscrits. Niebuhr supporta cette perte avec fermeté et résignation. Mais quelques mois après éclata la révolution de juillet, et le mouvement orageux de cette révolution et la rumeur qu’elle excita en Allemagne jetèrent dans l’ame de Niebuhr un doute, une anxiété qui le poursuivirent jusqu’à la fin de sa vie. Dès que la première nouvelle des trois journées de juillet lui parvint, il se mit à étudier le caractère de cette sanglante protestation du peuple, il tâcha d’en deviner la portée ; plus tard son anxiété s’accrut. Il pensa que le mouvement révolutionnaire ne s’arrêterait pas aux limites de la France, qu’il amènerait la guerre, la guerre, dit-il, la plus dévastatrice des temps modernes, et il écrivit à sa belle-sœur : « Pensez à la situation où nous nous trouverons ici, entre deux forteresses qui seront puissamment attaquées et défendues. Dans cette ville pleine de périls, la position de ma maison est plus dangereuse encore que celle de beaucoup d’autres, si les ennemis s’établissent ici et si l’on entreprend de les chasser. Et quelle dévastation ne devons-nous pas attendre ! J’en crains une pareille à celle de la guerre de trente ans ; la misère et la faim feront émigrer les populations entières. Les charbonniers quitteront leurs mines, les fabricans dont les ateliers auront été brûlés se mettront à piller, dès que la guerre éclatera Ces idées sont effroyables, et je cherche vainement des motifs pour croire qu’elles ne se réaliseront pas. »

Le passage suivant peint encore mieux que tout ce que nous pourrions dire l’attente douloureuse, la sourde agitation de l’Allemagne quelques mois après notre révolution :

« Depuis la perte de la Belgique la guerre est bien près de nous ; et quoique tout soit encore parfaitement tranquille dans notre province, et que tous les gens amis du repos reconnaissent que leur salut dépend du maintien de l’ordre, le peuple n’en est pas moins redoutable s’il a une occasion d’éclater. Dans l’inquiétude que me donne la révolution belge, je me suis décidé à vendre les deux tiers de nos fonds français pour les placer en différens endroits, de manière à ne pas perdre du moins tout à la fois. Par la même raison je laisserai en France l’autre tiers. J’en emploierai une partie à acheter des obligations russes, car je suis convaincu que tous ces mouvemens révolutionnaires, en préparant la ruine de l’Allemagne, étendront la puissance de la Russie, et que ce pays, invincible au dehors, a au dedans une population qui s’y trouve à l’aise, qui grandit et qui supporterait facilement une dette plus considérable que sa dette actuelle. La banque de Norvége n’est pas non plus à dédaigner, car nul pays n’est moins menacé par la guerre. »

Dans cet état d’inquiétude fébrile, Niebuhr regardait d’un œil sombre non-seulement l’avenir de la France, mais celui de l’Allemagne et du monde entier. Quelques jours avant sa mort, il écrivit ces lignes douloureuses :

« Je suis intimement convaincu qu’en Allemagne nous courons à la barbarie, et en France les choses ne vont pas mieux. Il est évident aussi pour moi que la dévastation nous menace, et la fin de tout ceci sera le despotisme établi sur des ruines. Dans cinquante ans, et vraisemblablement beaucoup plus tôt, il n’y aura plus dans toute l’Europe, ou tout au moins dans tous les états du continent, aucune trace d’institutions constitutionnelles ni de liberté de la presse. »

La révolution de juillet occupa ses dernières pensées. Chaque jour, à l’heure où le courrier arrivait à Bonn, il éprouvait une nouvelle inquiétude. Il s’en allait à la hâte au cercle lire les journaux. Il suivait avec un indicible intérêt le procès des ministres, et le discours de M. Sauzet fut une de ses dernières joies ! « Lisez, disait-il à son ami M. de Classen, lisez le discours de M. Sauzet ; lui seul juge la question sous son vrai point de vue. Ce n’est pas là une question de droit ; c’est une lutte entre deux puissances ennemies. M. Sauzet est un homme d’une haute portée… Mais je me sens malade. » Et en effet, le soir même où il était allé lire ce discours, il s’était refroidi en revenant du cercle. Il fut pris d’abord d’un rhume violent, puis l’émotion lui donna la fièvre, et, cinq jours après le médecin le déclara atteint d’une inflammation mortelle. Sa femme tomba malade en même temps, et fut forcée de s’éloigner de lui après l’avoir veillé avec une touchante sollicitude. « Malheureux enfans ! s’écria Niebuhr en apprenant ce surcroît d’infortune ; perdre en même temps un père et une mère ! Ô mes enfans ! priez Dieu, car Dieu seul peut vous protéger ! » Il mourut le 2 janvier 1831, et sa femme, qui s’était traînée pâle et débile hors de son lit pour lui dire encore une parole d’amour, pour lui serrer encore une fois la main, mourut neuf jours après lui. Tous deux furent ensevelis dans le même tombeau. Le roi actuel de Prusse leur a fait d’une main pieuse élever un monument.


Historisches Taschenbuch (Manuel historique). — Il y a en Allemagne un grand nombre de publications périodiques qui renferment chaque année dans un cadre spécial des dissertations sur l’art, sur la science, sur la littérature, trop restreintes pour former un ouvrage à part, et trop développées cependant pour pouvoir se plier convenablement aux dimensions d’un journal. Dans un pays comme l’Allemagne, où tout se classe systématiquement, où tout ce qui est du ressort de l’imprimerie va sans cesse en augmentant et arrive bien vite à l’état de série, le Taschenbuch, que nous traduisons par Manuel, et qui, littéralement, signifie livre de poche, le Taschenbuch forme une littérature à part, une littérature étendue et variée, plus sérieuse et souvent plus durable que sa modeste apparence ne pourrait le faire supposer, une littérature enfin qu’il faut nécessairement étudier si l’on veut suivre dans toutes ses tentatives et ses manifestations le mouvement intellectuel de l’Allemagne. Ainsi les poètes dramatiques ont leur Taschenbuch où ils rassemblent chaque année quelques pièces inédites. Les généalogistes, les poètes, les érudits, ont aussi le leur, et Menzel a long-temps publié sous cette forme, à des époques régulières, le résumé des évènemens politiques du monde entier. De tous ces livres périodiques qui, vers la fin de l’année, partent à jour fixe du nord ou du sud de l’Allemagne, et que l’on compte parmi les joies de la Weihnacht, l’un des plus estimés est le Manuel historique qui se publie à Leipzig, sous la direction de l’auteur des Hohenstaufen, M. F. de Raumer. Ce livre est pour tous ceux qui s’intéressent aux investigations de l’historien un ami que l’on aime à voir revenir à une époque déterminée ; car, chaque fois qu’il revient, il apporte à ses lecteurs quelque récit curieux des anciens temps. Il date déjà de douze ans, et en douze ans que de traditions n’a-t-il pas racontées ! que de remarques savantes n’a-t-il pas communiquées au public ! Quelques-uns des historiens les plus distingués de l’Allemagne, Léo, Loebell, Foerster, Wilken, Wachsmuth, Varnhagen, sont au nombre de ses collaborateurs. Nous regrettons de ne pas y voir le nom de M. Ranke, qui désormais en Allemagne doit figurer partout où l’on élèvera une tribune à l’histoire. Nous croyons aussi que les éditeurs ajouteraient beaucoup au mérite de leur Manuel, s’ils pouvaient de temps à autre y faire entrer une dissertation de Grimm, de Hammer, de Savigny, ou de quelques autres écrivains de leur école. En attendant ce qui doit se faire pour le complément de ce recueil, nous louons sincèrement ce qui s’est déjà fait.

Le volume qui vient de paraître est digne de ceux qui l’ont précédé. Il renferme une histoire très curieuse des associations de pirates qui succédèrent aux viking scandinaves et firent pendant long-temps la désolation des villes anséatiques, une dissertation un peu abstraite et confuse, mais assez solennelle en certains endroits, sur les rapports de l’art et de la poésie, une autre sur la diplomatie italienne aux XIIIe, XIVe, XVe et XVIe siècles, et enfin un travail remarquable de M. Sotzmann sur Guttenberg.

Le commencement de ce travail offre quelques détails curieux sur l’état de la librairie en Allemagne avant la découverte de l’imprimerie, car il y avait alors une librairie déjà fort bien organisée, tenant boutique et pubiant des catalogues. Il y avait même deux espèces de libraires : les librarii proprement dits, c’est-à-dire ceux qui faisaient ouvertement le commerce des livres, et les stationnarii, qui, sous un autre nom, exerçaient la même industrie et jouissaient des mêmes priviléges. Tous ceux qui n’avaient pas l’honneur d’appartenir à l’une de ces deux corporations, ne pouvaient vendre que des livres au-dessous de dix sols et n’avaient pas le droit d’occuper une boutique[1] : c’étaient les étalagistes d’aujourd’hui. En 1323, on comptait à Paris vingt-huit libraires. Quand l’un d’eux parvenait à rassembler dans son magasin cent ouvrages, il occupait une belle place parmi ses confrères. Aussi il y avait tel exemplaire de ces ouvrages, écrit avec art, enluminé avec patience, qui valait à lui seul bien des milliers de volumes tirés à la mécanique. De siècle en siècle, le commerce des livres s’accrut, les moyens matériels de les confectionner restaient à peu près les mêmes ; mais l’instruction se répandait parmi le peuple, et la prospérité des manuscrits montait d’échelon en échelon jusqu’à ce qu’elle dut être un beau jour renversée par cette si petite et si prodigieuse invention de la lettre mobile : En 1443, il y avait dans la petite ville de Haguenau un libraire qui annonçait dans un style de réclame que l’on dirait emprunté à nos journaux de 1841, des livres de toute sorte, grands et petits, religieux et profanes, et joliment peints (hübsch gemolt).

À la corporation des libraires se rattachait immédiatement celle des scriptores, des illuminatores, celle de tous les artistes, ouvriers ou savans, chargés de revoir le texte d’un manuscrit, de préparer le parchemin destiné à en faire la copie, de le renfermer dans un étui d’ivoire ou d’argent. On sait avec quel soin pieux les religieux du moyen-âge copiaient pendant de longues années le livre qui leur était confié, avec quel art plein de grace ils l’entouraient d’arabesques et de festons de fleurs. À chaque instant, les chroniques du temps parlent des manuscrits richement et grandement hystoriés, hystoriés de riches hystoires et enluminés bien richement. Dans d’autres, on énumère les précautions que l’on prenait pour conserver ces précieux manuscrits Estui de drap d’or ; chemise de drap semée de marguerites ; couverture en drap de satin, en escluyan, en damas, etc. Les princes amis des lettres ne se contentaient pas de rechercher et d’acheter en différens lieux les livres les plus brillans et les plus estimés, ils les faisaient eux-mêmes confectionner. David Aubert, en parlant de Philippe-le-Bon au commencement de la chronique de Naples, dit que ce prince avait « journellement et en diverses contrées grands clercs, orateurs, translateurs et écrivains, à ses propres gages occupés. » Le même écrivain cite la bibliothèque de la maison de Bourgogne comme la plus riche qu’il y eût au monde. En comptant les dépôts d’Anvers, Bruges, Bruxelles, Gand, elle renfermait, dit-il, plus de trois mille magnifiques manuscrits. La plupart de ces ouvrages étaient conservés dans le trésor du souverain par les garde-joyaulx, avec les perles et les diamans de la couronne.

Mais à côté de cette librairie des princes et des grands seigneurs il y avait la librairie des bourgeois et des pauvres : il y avait les livres d’heures que l’honnête père de famille portait à sa ceinture, enfermés dans un sachet, et transmettait religieusement à ses enfans. Il y avait les livres d’images, recommandés par les autorités ecclésiastiques[2] et destinés à ceux qui, ne sachant pas lire, pouvaient apprendre, à l’aide de quelques explications verbales et d’une série d’emblèmes grossiers, l’histoire de la Bible, la vie et la passion de Jésus-Christ, et quelquefois les leçons de morale du catholicisme. Tel était, entre autres, un petit livre très répandu au moyen-âge, composé de onze images représentant le diable qui tâchait de séduire l’ame du mourant par l’avarice, par l’orgueil, par la luxure, ou de l’entraîner dans le désespoir, tandis que d’un autre côté les anges s’efforçaient de l’arracher à la tentation.

Après cet examen, malheureusement trop court, de la librairie du XVe siècle, M. Sotzmann en vient à Guttemberg. Il raconte le peu qu’on sait sur la vie de cet homme dont le nom est aujourd’hui connu du monde entier. Guttemberg descendait d’une famille patricienne de Mayence ; il quitte sa ville natale, comme Dante, au milieu des dissensions qui tout à coup la bouleversent, et vient se fixer à Strasbourg. Il a le goût des arts mécaniques, et tâche de fonder une société industrielle pour polir la pierre et fabriquer des miroirs. Il est entreprenant, mais pauvre, obligé de chercher des associés, des répondans, un capital, pour pouvoir tenter la plus mince entreprise. Il a un procès pour une valeur de 15 florins, et toutes ses tentatives de commerce, d’industrie, sont soumises à l’influence des évènemens. Ses travaux, à peine commencés, sont interrompus par le pèlerinage d’Aix-la-Chapelle, qui se faisait régulièrement tous les sept ans. On gardait dans la cathédrale de cette ville les langes du Sauveur, le drap dont son corps avait été revêtu sur la croix, la robe de la Vierge et le vêtement que portait saint Jean-Baptiste lorsqu’il eut la tête tranchée. Or, je laisse à penser quel sentiment de piété s’éveillait dans le cœur des fidèles en entendant parler de ces précieuses reliques, et avec quelle ferveur on allait les visiter. En 1496, on compta à Aix-la-Chapelle cent quarante-deux mille pèlerins. Chaque bourgeois de la ville se serait cru déshonoré s’il n’avait eu, dans cette circonstance solennelle, plusieurs étrangers sous son toit. Les travaux de Guttemberg furent donc suspendus à l’époque de cette grande procession des populations de l’Alsace et des rives du Rhin vers la merveilleuse église d’Aix-la-Chapelle.

Puis une dizaine d’années se passent pendant lesquelles on n’a presque aucun document sur sa vie. En 1443, il retourne à Mayence et s’y retrouve pauvre comme par le passé. Après maint essai d’impression en caractères fixes, il apportait à sa ville natale la découverte des lettres mobiles. Peut-être était-ce là ce qui le ramenait à Mayence. Il allait, comme Christophe Colomb, ouvrir une nouvelle ère dans l’histoire du monde, et il voulait qu’elle fût inscrite au berceau de ses pères. Mais quel grand homme, quel bienfaiteur de l’humanité, a jamais obtenu tous les fruits qu’il pouvait attendre de sa découverte ! Guttemberg, à qui nous élevons aujourd’hui des statues, arrive à Mayence, achevant de mûrir dans sa tête son œuvre d’imprimeur, et n’ayant ni atelier ni matériau. Il emprunte de l’argent à l’aide d’une caution et ne peut le rendre. Il s’associe avec Fust ou Faust pour l’impression de la Bible, et n’ayant pu lui rembourser les avances qu’il a reçues, il est forcé de lui abandonner sa découverte, son art, sa joie. Grace au secours d’un sénateur de Mayence, il parvient cependant à établir une nouvelle presse et imprime le Speculum Sacerdotum et le Donat. Sur la fin de sa vie, il eut le stérile honneur d’être anobli par Adolphe de Nassau. Les érudits ont découvert qu’il mourut le 4 février 1468, et voilà toutes les notions que l’on a pu recueillir sur Guttemberg.

M. Sotzmann repousse vivement, et par des raisons fort logiques, l’opinion de quelques savans, qui attribuent à Laurent Coster la découverte de l’imprimerie, et prétendent que Guttemberg aurait seulement dérobé le secret du sacristain de Harlem. Pour nous, il nous semble que Guttemberg a trop éprouvé le malheur des hommes de génie pour n’avoir pas eu quelque mission d’homme de génie à remplir, et qu’il a été trop méconnu, trop pauvre, pour n’avoir pas fait lui-même une de ces découvertes qui enrichissent le genre humain.


Et maintenant quelle conclusion tirer de ces diverses productions de la littérature allemande, de ces brochures sur le Rhin, de ce livre de Heine, de ces dernières lettres de Niebuhr ? La conclusion, la voici. Après notre révolution de juillet, on vit surgir en Allemagne un parti démocratique jeune et ardent, qui entonna un hymne de triomphe. Ce parti, qui eut bientôt une foule de prosélytes, qui étendit ses ramifications dans toutes les villes de commerce et toutes les universités, et qui mêlait, il le faut dire, de nobles et généreuses pensées à des projets trop excentriques, ce parti a été vaincu, proscrit et dispersé par la police des cabinets allemands. Des différens hommes qui le dirigeaient ou qui aidaient le plus à son mouvement, les uns sont morts, d’autres sont exilés ; d’autres, cédant à l’impérieuse nécessité, ont fait leur paix avec le pouvoir, et sont rentrés dans leurs foyers sous le regard vigilant de la police et le bon plaisir de la censure. Maintenant le peuple allemand est retombé dans cette vie uniforme et paisible où ses princes tâchent de le maintenir. Les rumeurs de guerre de la France lui ont donné encore récemment une assez vive émotion, mais nul drapeau ne s’est levé, nul glaive n’est sorti du fourreau, et l’émotion est restée parmi les scribes et les ergoteurs d’école, qui tâchent d’en tirer le meilleur parti possible. En politique donc, calme plat. En littérature, même calme et même tristesse. Des milliers de cerveaux couvent cependant chaque soir sur l’oreiller l’idée d’un nouveau livre. Si Fine-Oreille, ce personnage fantastique d’un conte de fées, écoutait, penché sur la frontière, ce qui se passe en Allemagne, il nous dirait, j’en suis sûr, qu’il entend les hémistiches des lieder élégiaques qui bourdonnent dans l’air, et les plumes des prosateurs qui crient en courant sur le papier. Mais de tout ce travail incessant d’un immense pays, que reste-t-il au bout de l’année ? Hélas ! je l’ai déjà dit mainte fois, et il m’en coûte de le répéter encore, il reste peu de chose. J’ai beau chercher et fouiller dans ces gerbes de volumes, de brochures qui arrivent chaque mois de Leipzig à Paris. Pour quelques épis qui renferment un peu de bon grain, combien d’autres qui n’ont que des alvéoles vides ! Une tradition populaire raconte que parfois dans les champs du Nord, dans les nuits ténébreuses d’hiver, on entend le rouet des filandières qui filent des linceuls de mort. Dans le bruit journalier de vos bibliothèques et de vos écoles, dites-le-nous, ô Allemagne, notre sœur, filez-vous le linceul de votre génie, ou ne voyez-vous pas poindre au lointain dans le jour morne qui vous enveloppe l’éclair d’une nouvelle gloire et l’aurore d’une nouvelle vie ?


X. Marmier.
  1. Nec sub tecto sedeat, dit Bulaeus.
  2. Doceant episcopi per historias mysteriorum nostræ redemtionis, picturis vel aliis similitudinibus expressis, erudiri et confirmari, populum, in articulis fidei commemorandis et animo recolendis.