Revue littéraire 14 septembre 1838



REVUE LITTÉRAIRE.

GRANDEUR DE LA VIE PRIVÉE, PAR M. H. FORTOUL[1].

La pensée sérieuse et élevée de cet ouvrage le distingue de tant d’autres productions romanesques du moment et mérite une attention que soutient le talent de l’auteur. M. Fortoul est, jusqu’à présent, connu surtout dans la critique ; il y a porté de la verve, de la poésie, mais aussi, il faut le dire, de la fougue, des préoccupations systématiques. Il était en tête de ceux que l’humanitarisme semble avoir le plus atteints, et qui, non contens d’un ensemble d’inspiration délicate ou généreuse, en poursuivent à tous les momens et dans tous les détails l’intention accusée et l’expression voulue. Il aurait volontiers demandé à un tableau de Decamps un symbole et contemplé dans une chanson de Béranger une synthèse. Flottant de Béranger à Quinet, il essayait de les comprendre l’un et l’autre dans une même formule. C’est un travers dans la critique, mais qui succédait à un autre travers, et qui s’explique par la réaction. Le romantisme dans la critique a dû, en effet, amener par contre-coup l’humanitarisme. On n’avait voulu voir dans une œuvre que les conditions de l’art pur ; cela a conduit les contradicteurs à n’y voir que l’idée sociale et le bon motif amplifié jusqu’au grandiose. La révolution politique de 1830 a donné le signal naturel à ce revirement littéraire. M. Fortoul, jeune, atteint, j’imagine, un moment par le romantisme, s’était bientôt retourné contre et avait emprunté à un système, qu’il jugeait plus large et plus fécond, des principes qui ne valent pourtant que pour ce qu’on y met de particulier et de correctif perpétuel dans l’application. Mais ce sont là des formes de passions et comme de maladies, que les jeunes talens doivent presque nécessairement traverser ; ils deviennent d’autant plus mûrs qu’ils s’en dégagent plus complètement. On ne passe point indifféremment sans doute par ces divers systèmes ; on en garde des impressions, des teintes, un pli ; mais enfin l’on en sort, quand on a un talent capable de maturité. Ce qui est bon à rappeler, c’est qu’on n’en sort jamais, après tout, qu’avec le fonds d’enjeu qu’on y a apporté, je veux dire avec le talent propre et personnel : le reste était déclamation, appareil d’école, attirail facile à prendre et que le dernier venu, eût-il moins de talent, portera plus haut en renchérissant sur tous les autres.

La plus sûre manière de sortir du raisonnement systématique et de la fougue esthétique est de faire, de s’appliquer à une œuvre particulière ; on y entre avec le système qu’on veut vérifier et illustrer ; mais, si l’on a quelque talent propre, original, ce talent se dégage bientôt à l’œuvre, et, avant la fin, il marche tout seul, il a triomphé. L’imagination et la sensibilité, quand on les possède, ont vite reconnu leurs traces, et la vraie poétique est trouvée.

Quelque chose d’analogue semble aujourd’hui arriver à M. Fortoul. L’idée dominante des deux volumes qu’il vient de publier n’est pas tout d’abord celle à laquelle nous avait accoutumé le critique humanitaire ; elle se montre même précisément opposée. Dans une introduction, l’auteur raconte comment, en un château assez voisin de Paris, chez le duc de…, qui, par ambition, s’est fait partisan très avancé des idées nouvelles, une société nombreuse, composée de militaires, de députés, d’artistes, de journalistes, se met à discuter un soir le grand sujet à la mode, à savoir si la source du progrès est dans la vie publique et sociale, ou s’il la faut chercher au foyer domestique. L’auteur, qui prend part à la discussion, est seul de ce dernier avis, et, pour l’appuyer, il demande la permission de lire à la compagnie un manuscrit de sa composition ; c’est Simiane, ou la Poésie de la Vie privée, le premier des deux romans.

Il se présente quelques objections à faire sur ce préambule. D’abord ce duc, qui a eu deux ancêtres ministres sous Louis XV, qui a puisé dans sa famille une pensée politique suivie et des traditions ambitieuses ; ce duc, aujourd’hui démocrate et socialiste avec arrière-pensée, quel est-il ? On cherche son nom, car il est notablement désigné ; mais on ne le trouve pas ; il n’y a pas en France de telles familles, de telles traditions politiques transmises, suivies et transformées ; cela sent plutôt les grandes familles whigs. Et puis toute cette société réunie dans le château nous est donnée comme très factice, très bigarrée, très déplaisante en somme, et elle doit l’être. On rencontre assurément, en France, de tels salons aujourd’hui, et plus qu’on ne voudrait ; mais c’est un singulier auditoire pour y venir plaider la vie privée et soutenir une thèse en faveur des humbles vertus.

La Grandeur de la Vie privée ! pourquoi cette affiche ? J’aimerais autant qu’on inscrivît au frontispice de l’ouvrage : la Gloire de l’Humilité, le Sublime de la Médiocrité ! La vie privée, en tant qu’elle est vraie, se vit avant tout, se pratique, se démontre par l’exemple et par le récit ; elle ne se préconise pas.

Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu,
a dit le poète élégiaque ; ce qui n’est pas moins vrai des félicités et des vertus domestiques que des amours mystérieuses. Lors même qu’on y lève le voile pour enseigner, il ne faut pas mettre l’enseigne.

Mais on s’explique aisément cet appareil de plaidoyer par la disposition précédente de l’auteur. Arrivé de l’idée humanitaire à l’idée domestique par une sorte de réaction intérieure, il a été d’abord un peu outré comme on l’est dans toute espèce de réaction. Il s’est, dans son nouveau rôle, posé en adversaire contre son ancienne idée qu’il s’occupe beaucoup trop de combattre face à face pour en être tout-à-fait guéri. Entré dans l’idée de la vie privée, non point par l’humble porte, si l’on peut dire, mais par la brèche, il y a dans sa prise de possession une chaleur de débat et un air de triomphe qui ne disparaîtront qu’avec un peu de long usage. On ne doit plus s’étonner qu’à ce premier jour, monté sur le toit modeste, il y arbore et y agite le drapeau.

Le premier des deux romans, Simiane, est moins animé que le second, et la dissertation y empiète sensiblement. Au commencement du mois de mai 1737, un jeune homme et une jeune femme arrivent à Vevey, dans le canton de Vaud, et là, au bord du beau lac, interrompant leur voyage, ils font choix d’une habitation élégante et rustique ; ils continuent, durant des années, d’y vivre dans l’amour fidèle, dans l’admiration de la nature et l’adoration du créateur. Ce que l’auteur veut prouver, c’est que, par ce dévouement de l’un à l’autre, par ce perfectionnement continuel de leur ame dans la solitude, ils remplissent tout aussi bien leur rôle ici-bas que les autres en se lançant dans l’arène poudreuse et souvent bourbeuse. J’abonde dans cette idée ; seulement, comme les jours des heureux se ressemblent tous et que l’histoire en est plus difficile que celle des malheurs, on trouvera que ce commencement rempli de conversations et d’extases n’a pas, pour le lecteur, la vivacité qu’il eut pour les amans. Il n’est donné qu’à un petit nombre de peintres d’écrire sur ces pages blanches de la vie. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre l’ont pu ; quelques poètes l’ont fait par un chant lyrique, par un hymne une fois exhalé. L’auteur a, dès le début, le désavantage de se rencontrer trop directement avec Jean-Jacques, avec Byron, dans les descriptions de la même nature. Au milieu d’un remarquable soin d’écrire et de peindre, une certaine précision de ligne et une certaine gloire de couleur lui manquent. Il ne serre pas d’assez près ses contours, il ne jette pas aux objets ou n’en reçoit pas de ces traits de flamme qui fixent l’image et qu’on emporte. Cette extrémité du Léman où il place sa scène d’idylle est, pour la simplicité et la précision du dessin, d’une grandeur tout-à-fait classique. À certains jours sombres de l’hiver, ces montagnes de neige striées de noir font l’effet, à l’œil fidèle qui s’y attache avec lenteur, de la plus austère et de la plus délicate gravure. Qu’elles sont belles ainsi, même sans un seul rayon ! Mais aux jours glorieux, et quand l’éblouissement des mille reflets, déjouant le regard, n’ôte rien pourtant de cette précision éternelle qui les caractérise, comment les saisir. Demandez au peintre de Childe-Harold et de Chillon. À défaut du cadre en lui-même, on peut du moins en montrer les impressions dans l’ame des amans et y suivre, par le sentiment ému, les belles ombres plus flottantes. M. Fortoul n’a pas manqué de le faire ; mais ici encore il luttait avec de présens et poétiques souvenirs, il rencontrait M. de Lamartine sur son lac consacré. Lorsque l’auteur de Simiane nous montre Juliette s’enivrant des douces paroles amoureuses dont la musique se mêle à l’oscillation du bateau, quand il nous murmure un peu longuement quelques-unes de ces tendresses infinies : « À quoi servirait au ciel d’être la plus étincelante merveille qui soit sortie des mains du créateur, s’il ignorait lui-même sa beauté ? Mais le limpide miroir des eaux a été répandu sur le globe pour qu’il pût y contempler sa face radieuse et jouir ainsi de lui-même, » il se rappelle involontairement et nous rappelle les strophes de l’Adieu à la Mer, qui nous ont tant bercés :

Le Dieu qui décora le monde
De ton élément gracieux,
Afin qu’ici tout se réponde,
Fit les cieux pour briller sur l’onde,
L’onde pour réfléchir les cieux.

Dans la lutte honorablement inégale, mais un peu trop opiniâtre, de ce commencement, M. Fortoul a dû éprouver que tout n’est pas vain dans ces efforts pittoresques qu’il a dénoncés quelquefois comme arriérés, et qu’il y a un art propre, constamment digne du plus sérieux souci, dans cette reproduction précise et splendide de la nature, dans cette transparence limpide de couleur, dans ces coups de pinceau du génie, que toutes les théories du monde ne donnent pas sans doute, mais qu’elles doivent reconnaître, saluer et cultiver.

L’intérêt, qui languissait dans le tête-à-tête, se relève avec l’arrivée d’un tiers ; c’est Rousseau lui-même, qui, jeune, inconnu encore et s’ignorant, ouvre un jour la barrière verte du jardin de la maisonnette, et s’avance, sans trop savoir pourquoi, mais invinciblement attiré par l’image du bonheur qu’il rêve et par un air de clavecin qu’il entend. M. Fortoul nous le dépeint avec fidélité et avec amour ; c’est bien le Rousseau des premières années des Confessions, à la veille des Charmettes. Il devient en peu d’instans l’ami de Simiane et de Juliette ; il s’asseoit à leur table. Laissons dire le romancier dans une page heureuse :

« Après dîner, Simiane essaya de faire causer son ami, et il lui adressa quelques questions littéraires. Son ami ne fit aucune réponse satisfaisante ; il ignorait presque le nom de Voltaire. Il parlait, du reste, de toutes les choses du cœur avec une facile éloquence, et son esprit n’était pas sans ressource ; mais il n’avait aucune teinture de ce qu’on appelle littérature, et qui est, aux yeux du monde, le plus beau fruit de l’éducation. Il avait vu beaucoup, et peu lu ; il avait eu déjà de grandes sensations, mais il était complètement étranger à l’art de les exprimer. Il avait erré comme un pauvre enfant aux pieds de ces Alpes où il avait reçu le jour ; et l’abondance de sentimens qu’il avait éprouvés au milieu des misères d’une vie incertaine n’avait trouvé d’autre forme pour se répandre que la musique, cette langue de l’air, du vent et de l’orage, que le génie a ravie à Dieu, et que ce jeune homme avait apprise tout seul en écoutant les échos de ses montagnes. D’ailleurs, il était paisible, confiant et bon ; il se jetait dans l’imprévu avec cette insouciance naturelle aux êtres qui ne croient pas que le mal puisse exister ; il ne se plaignait pas de la fortune, qui l’avait exposé aux chances les plus dures, et il remerciait la nature des instincts qu’elle lui avait donnés et des trésors de jouissances inconnues qu’elle avait renfermés dans son ame. Aussi, le soir, quand il prit congé de ses hôtes, il leur laissa l’idée qu’il était né pour être heureux, et qu’il mourrait ignoré et content au bord du lac, seul témoin destiné à recevoir l’entière confidence de ses pensées. »

Rousseau ne donne plus de ses nouvelles, et ses amis croient qu’il les a oubliés. Mais l’été prochain il reparaît, et ouvre un matin, encore à l’improviste, la claire-voie du verger. Cette fois, il est sombre, amaigri ; il souffre de son génie déjà, et de ses fautes ; il déplore son innocence perdue, il déplore surtout son inaction forcée et son manque de carrière. Le voilà devenu ambitieux ; la lutte a commencé ; les Charmettes tirent à leur fin. Il repart de chez ses amis, pour revenir de nouveau à quelque prochaine saison ; chaque retour est peint à ravir, et comme l’unique accident qui projette une émotion intermittente et croissante dans l’heureuse et monotone existence des amans :

« À la fin de l’hiver de 1741, par un beau jour, Simiane venait de greffer ses poiriers ; il tenait encore sa serpette, et s’était jeté sur l’herbe. Étendu tout du long, il écoutait les sons que Juliette tirait de son clavecin, et en même temps il suivait des yeux les nuages qui flottaient au gré du vent dans l’azur du ciel. Tandis que son regard nageait dans l’espace, il sentit une ombre se placer devant son soleil ; aussitôt, sautant sur ses pieds, il s’écria :

« — C’est lui ! »

Cette fois, le génie a enfin parlé net chez Rousseau, et il éclate par tous les signes évidens, soit dans l’éloquence de ses discours, soit dans les désirs orageux de son ame. « À Paris, — oui, à Paris, s’écrie-t-il, c’est le vœu de tous les pauvres insensés qui se croient appelés à remuer le monde ! Lui aussi, il veut dire à la société ce qu’il pense d’elle ; il veut essayer si son esprit ne serait point par hasard le pivot sur lequel le siècle doit tourner. » Simiane se déclare alors, et, pour le guérir du fatal projet, après avoir consulté Juliette du regard, il raconte sa propre histoire. Simiane n’est autre chose qu’un Rousseau anticipé, un Rousseau qui n’a pas voulu l’être ; né dans les Alpes aussi, venu à Paris jeune et orphelin, avec 1,000 livres de rente, il a tenté la route des lettres ; il a porté à Montesquieu un manuscrit, que le grand homme a jugé très favorablement ; il a fréquenté le café Procope et causé avec les beaux-esprits. L’auteur, on le conçoit, prend occasion du récit de Simiane pour juger la première moitié du XVIIIe siècle et en retracer les principales figures ; aussi, dans le récit de Simiane, sent-on par trop l’auteur de nos jours. Simiane va porter son écrit à Montesquieu, que les Lettres persanes ont placé à la tête de la réaction qui s’est prononcée contre la grandeur et le despotisme de Louis XIV. On ne parlait pas encore en ces termes-là du temps de Montesquieu et avant les doctrinaires. Ces anachronismes d’expressions ou d’idées sont plus fréquentes qu’on ne voudrait. Dans le portrait de Montesquieu, je ne crois pas qu’il soit exact de faire du grand écrivain un causeur aussi insignifiant et aussi dénué de saillies que nous le montre M. Fortoul ; il ne faut pas trop s’en tenir à ce que dit Montesquieu de lui-même sur ce point : on lit dans les Mémoires de Garat une conversation de l’homme illustre, déjà bien près de finir, laquelle est, au contraire, tout étincelante d’images et de traits. La composition du café Procope est un peu arrangée à plaisir. Voltaire n’y causait guère avec Piron, et Vauvenargues, bien que logé rue du Paon, n’y allait pas[2]. Mais, à part ces critiques de détail, il n’y a que des éloges à donner à la vue d’ensemble jetée sur la littérature d’alors, et à ces couleurs de flétrissure énergique, encore mieux applicables à la nôtre aujourd’hui. S’il y a quelque anachronisme ici, il n’est pas choquant, et on l’accepte, parce qu’il laisse jour aux accens les plus généreux échappés à l’ame de l’auteur. Les amours de Juliette et de Simiane ont du charme, de la vérité, et je n’y vois guère à reprendre que ces visites un peu trop gothiques, et qui sentent l’année 1828, au haut des tours de Notre-Dame. On peut se mettre au-dessus de son siècle par la morale ; mais par le goût à ce point-là, c’est impossible.

Le récit de Simiane a touché Rousseau, mais ne l’a pas converti. Il semble même, plus tard, que l’exemple de Rousseau et ses succès, revenant jusqu’au sage ami, aient réveillé la tentation dans son cœur et jeté une ombre d’un moment sur sa félicité long-temps inaltérable. Mais Simiane, une dernière fois, a triomphé des désirs de gloire masqués en projets généreux. Les regards de sa Juliette, consultés assidûment et relus, un voyage de tous deux au Mont-Blanc, qui était alors une nouveauté et comme une découverte, réparent son ame et la rétablissent dans la modération vertueuse. « Les hautes montagnes, a-t-on dit, consternent aisément celui qui habite au pied, ou du moins elles le modèrent et le calment ; elles mettent l’homme à la raison. » Simiane reste dans la raison, ainsi que dans le bonheur ; lorsque Rousseau, déjà célèbre, les visite encore, il emporte de leur dernier embrassement une de ces fraîches et à la fois solennelles images qui, en présence de Thérèse et de tant d’illusions flétries, sauvaient l’idéal dans son cœur.

Ce personnage de Simiane à côté de Rousseau est vrai ; celui-ci a eu de tels amis, ses égaux d’esprit et d’ame, et obscurs ; on peut relire l’éloquente page qu’il consacre à la mémoire de l’un d’eux : « Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que l’Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire…[3] ». Simiane est un de ces Emmanuels de Jean-Jacques, restés inconnus.

Que manque-t-il à ce premier volume de M. Fortoul ? De vouloir moins prouver, d’être plus court, plus sobre et plus réduit de forme, surtout d’être parfait de style. À une donnée aussi simple, il fallait l’expression excellente et achevée, ce que La Bruyère appelle l’expression nécessaire. L’auteur, dans ses nobles efforts, ne l’a souvent qu’approximative et suffisante. Beaucoup d’à peu près, çà et là des répétitions négligentes (délicieuse deux fois dans la même phrase, page 228), parfois de ces inadvertances triviales qu’il faut laisser à nos romanciers sans délicatesse (ainsi cette phrase, page 155, comme le plus grand imbécile qui eût jamais battu le pavé de Paris) : — tout cela ne saurait être entièrement racheté, dans un roman sans action, par des pages élevées et éloquentes, fussent-elles nombreuses.

Le roman du second volume, Steven, offre précisément cet intérêt d’action qui se faisait vainement attendre dans Simiane. L’auteur ne s’est pas proposé le contraste dans une intention littéraire et pour le but d’agrément, mais toujours d’après sa même vue morale. La compagnie, devant laquelle il a lu son premier roman, lui reproche d’avoir fait l’apothéose de l’égoïsme, et il tient à montrer, par un nouvel exemple, que le foyer domestique n’a pas moins son inspiration, sa flamme active, que son renoncement et son sacrifice. Le talent de romancier, qui se manifeste dans Steven, est très vif, et, à ne prendre les choses que par le dehors, on peut regretter, pour le succès de lecture, que ce roman n’ait pas précédé l’autre. La scène se passe dans le Hartz, vers 1714 ; le paysage est grandement décrit ; les personnages historiques, à demi mystérieux, y sont jetés tout d’abord à la Walter Scott et sans les longueurs. Je n’analyserai pas en détail ce qu’il faut plutôt engager à lire. Le jeune Steven de Travendahl, fils d’un général de Charles XII, qui a péri à Pultawa, s’est retiré dans ce pays de Hartz avec sa mère, avec sa sœur ; devenu le chef respecté des intrépides mineurs, il n’a, d’ailleurs, qu’une pensée : servir sa mère, lui obéir, consoler sa triste sœur Mina, qu’une langueur secrète dévore. On est au moment où Charles XII, délivré de prison, a quitté la Turquie ; le bruit de son retour le devance. Partout en Allemagne, on l’attend, on l’a cru voir passer dans chaque cavalier inconnu, les peuples prêts à saluer, comme toujours, l’homme du destin, les gouvernemens attentifs à saisir le conquérant déchaîné. Son neveu, le jeune duc de Holstein, et le vieux chancelier Mullern, qui précède de peu Charles XII, se sont donné rendez-vous dans le Hartz. Charles XII y arrive lui-même. Steven, Suédois de naissance et de cœur, fils d’un des braves de Pultawa, se trouve placé entre toutes ses affections et tous ses devoirs. L’action du roman, dans les deux tiers, ne mérite guère que des éloges. Charles XII peut sembler un peu arrangé après coup, sans doute, dans les projets de pacification et de liberté européenne que lui suppose l’auteur ; Steven peut sembler un peu avancé, lorsqu’il fait saluer à ses hôtes, dans la personne de ses mineurs, les premiers gentilshommes de l’Europe, et cette seule et immortelle noblesse du travail qu’il a l’honneur de commander. Mais ce ne sont là que des traits accessoires auxquels le lecteur prend garde à peine, tant l’ensemble va, marche, se presse, tant le drame ne vous laisse pas ; tout est bien jusqu’au moment où Steven se trouve face à face avec Charles XII. Mais ici, quand le roi, en hâte de partir, et dont le danger redouble à chaque minute, demande et commande à Steven des chevaux, et de lui rendre son compagnon de voyage, qu’on lui retient parce que c’est le fiancé de Mina ; quand Steven, non content de résister par piété domestique, étale cette piété, la discute, l’oppose avec faste au rôle du conquérant, quand il s’écrie : « L’homme que vous venez d’appeler un enfant se lève du sein de son obscurité pour se placer devant vous, et pour se mesurer à vous, sans orgueil comme sans crainte… Ce n’est pas parce que je commande que j’ose me comparer à vous, mais parce que j’obéis… J’ai vaincu un ennemi plus redoutable que vous…, je me suis vaincu moi-même ; » alors le drame cesse en ce qu’il avait de naturel et d’entraînant ; le système reparaît, se traduit de nouveau à la barre sous forme de plaidoyer. Steven n’est plus qu’une espèce d’allégorie représentant l’Héroïsme de la Vie privée, qui se dresse de toute sa hauteur ; et Charles XII, stupéfait, n’a que raison, lorsqu’il lui dit (un peu tard) : « J’admire la complaisance avec laquelle je vous écoute. » Sans cette scène malencontreuse, Steven restait jusqu’au bout un excellent roman. Je sais que la scène devait se faire, qu’elle était essentielle à l’idée. De quelle façon était-elle possible. Je ne me chargerais certainement pas de l’exécuter ni même d’en fixer la mesure. Mais ce qui me paraît certain, c’est que l’auteur y a outrepassé les conditions de vraisemblance et d’intérêt, parce qu’à ce moment il a perdu de vue ses personnages en eux-mêmes pour s’adresser à la galerie.

Steven n’est pas moins une très grande preuve de talent dramatique et pittoresque. M. Fortoul va continuer sa série de romans dans la même voie morale. Qu’il veuille s’inquiéter moins de la démonstration et plutôt de la vie, du naturel, du pathétique de son sujet, comme il en est si capable. La démonstration ressortira mieux sans être plaidée ; c’est chose humble et modeste que la vie privée, c’est chose surtout bonne à la longue, salutaire dans l’ensemble, et qui pénètre par le parfum des exemples. La meilleure démonstration serait celle qui transpirerait dans une suite de récits fidèles et de peintures variées ; on oublierait souvent le but, on ne le discuterait jamais ; puis, à un certain moment, comme après un doux et captivant séjour chez des amis heureux, on se sentirait devenu autre, converti à leur vertueux bonheur et le voulant mériter.

FORTUNIO, ROMAN ; — LA COMÉDIE DE LA MORT, POÉSIES ;
PAR M. THÉOPHILE GAUTIER[4].

M. Théophile Gautier n’est pas du tout sorti de la même école que M. Fortoul ; non-seulement il se raille volontiers de la direction humanitaire dans la critique ou dans l’art, mais il se passe très bien, dans l’une et dans l’autre, d’un point de vue moral et d’un but utile quelconque ; il lui suffit en toutes choses de rencontrer ou de chercher la distinction, la fantaisie, l’éclat, la rareté de forme ou de couleur. Il est de ce qu’on appelle l’école de l’art pour l’art, et il en a même poussé quelques-uns des principes dans l’application avec une rigueur et une nouveauté qui lui font une place à part. M. Théophile Gautier était trop jeune, avant 1830, pour se produire dans le premier mouvement de la poésie romantique ; mais il entra et persévéra en cette ligne, lorsque plusieurs l’abandonnaient ou songeaient du moins à en modifier le développement. S’occupant d’abord de peinture, vivant avec plusieurs amis poètes, peintres, sculpteurs, de la pure vie d’atelier, il en eut les préoccupations exclusives, le genre sans nuance, et, qu’il nous permette de le dire, quelques-unes des singularités extrêmes, en même temps que l’émulation sérieuse, les études sincères, l’ardeur et l’audace d’esprit. Quoiqu’il soit toujours délicat de juger ses confrères et successeurs, surtout en ce métier irritable de poésie, quoique à l’égard de M. Théophile Gautier notre rôle de juge et de donneur de conseils puisse sembler encore plus délicat, puisqu’on a bien voulu mêler de loin notre nom et notre exemple à son talent, il y a quelque chose qui met à l’aise, c’est un sentiment envers lui et envers ses mérites poétiques, un sentiment de bon vouloir équitable, dont nous sommes sûr et dont nous espérons, malgré quelque sévérité, qu’il ne doutera pas. Il sortit donc de ces années préparatoires avec un renfort de couleur, une science de tons et une décision d’images à tout prix, qui, après quelques essais moins remarqués, ont trouvé enfin leur cadre et leur jour : dans l’école, aujourd’hui renouvelée, de M. Hugo, M. Théophile Gautier est au premier rang.

Son livre de poésie, qui le classe véritablement, la Comédie de la Mort, s’intitule ainsi, non-seulement à cause de la première pièce qui porte ce titre particulier, mais aussi, sans doute, à cause d’une impression générale de mort qui réside au fond de la pensée du poète, qui ne le quitte pas même aux plus gais momens, et qui ne fait alors que le convier à une jouissance plus vive de cette terre et de ses couleurs. C’est, après tout, la même idée qu’on sait familière à Horace et aux poètes épicuriens : Eheu ! fugaces. Posthume, Posthume… ; mais, au lieu d’être exprimée sur le mode de l’inspiration antique, cette pensée prend, chez M. Théophile Gautier, la forme gothique et romantique ; et elle s’apparente directement aux peintures d’Orcagna ou d’Holbein, aux moralités des XIVe et XVe siècles.

La première pièce, qui est la plus considérable, a de la profondeur, et si le poète n’avait réservé qu’à de tels sujets sa plus grande vigueur et sa crudité de tons, on n’aurait que peu de reproches à lui faire ; ici du moins, il y a proportion entre l’expression et l’idée. Dans son premier point de vue intitulé la Vie dans la Mort, le poète, errant le 2 novembre dans un cimetière, y suppose la vie non encore éteinte, et essaie de se représenter les tourmens, les agonies morales, les passions ulcérantes de tous ces morts, si, vivant encore d’une demi-existence, ils pouvaient sentir et savoir ce qui se continue sans eux sur la terre :

Sentir qu’on a passé sans laisser plus de marque
Qu’au dos de l’océan le sillon d’une barque ;
Que l’on est mort pour tous ;
Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient,

Et qu’un saule pleureur aux longs bras qui se plient
Seul se plaigne sur vous.

Tout ce qui suit, d’une énergie croissante, a sa vérité funèbre ; le dialogue du ver et de la trépassée, l’apparition de Raphaël dont le masque se ranime et profère contre le siècle des cris d’anathème et de désespoir, ces scènes fantastiques s’admettent dans la situation et dans le monde où l’auteur nous transporte ; on résiste d’abord à l’horreur, mais bientôt on y cède, tant les coups sont redoublés et souvent puissans.

Le second point de vue, la Mort dans la Vie (et ces espèces de jeux de mots symétriques, vie dans la mort, mort dans la vie, sont bien dans le goût du moyen-âge), présente une vérité réelle plus aisée à reconnaître, tout ce qu’il y a de mort et d’enseveli au fond de l’ame de ceux qui passent pour vivans :

Et cependant il est d’horribles agonies
Qu’on ne saura jamais ; des douleurs infinies
Que l’on n’aperçoit pas.
Il est plus d’une croix au calvaire de l’ame,
Sans l’auréole d’or, et sans la blanche femme
Échevelée au bas.

Toute ame est un sépulcre où gisent mille choses…

Dans le voyage à la Lénore, que fait ensuite le poète, il est bien à lui de nous présenter le vieux Faust qui, désabusé de la science où il n’a pu trouver le dernier mot, dit pour conclusion : Aimez, car tout est là ! tandis que don Juan, au contraire, désabusé de ses amours sans fin, renvoie à Faust ou à Salomon, et s’écrie : Étudiez, apprenez ! Mais on admet moins aisément que Napoléon, qui est ensuite évoqué, conseille Tityre et Amaryllis, et regrette de n’avoir pas été berger en Corse. La grande figure historique récente ne se prête pas à la palinodie morale comme ces êtres de fantaisie, Faust et don Juan, qui flottent, depuis des siècles, au gré de la tradition et des poètes.

En somme, la première et principale pièce du recueil de M. Théophile Gautier a, je le répète, profondeur et sincérité. Si elle reproduit tout-à-fait la mythologie et le fantastique des moralités et des peintures du moyen-âge, elle n’en est pas un simple pastiche ; le manque absolu de foi et l’idée de néant qu’y jette l’auteur, en deviennent l’inspiration originale ; après tout, cette image physique de la mort, horrible, détaillée, continuelle, obsédante, ce n’est que celle qu’avaient les chrétiens de ces âges pieusement effrayés ; mais le poète, en prenant les images sans la foi, les éclaire d’une lueur plus livide, et qui les renouvelle suffisamment. Il a senti (certains de ses accens l’attestent) le mal qu’il a exprimé avec tant de violence ; l’angoisse du néant a passé par là.

Voilà pour l’éloge ; mais, à peine sorti de cette pièce, et en continuant la lecture du volume à travers les autres pièces de tous les tons qui le composent, on ne tarde pas à s’apercevoir que le procédé de l’auteur ne se conforme pas toujours au sujet, n’est pas toujours proportionné à l’idée ou au sentiment, qu’il y a parti pris dans le mode d’expression exclusivement tourné à la couleur et à l’image. C’est bien autre chose si de ses vers on passe à sa prose, à ses romans ; la forme y va encore plus indépendante du fond, encore plus exorbitante par rapport au sentiment ; et il résulte de cette lecture prolongée que l’affecté de l’ensemble reflète sur le sincère même et en compromet l’effet.

L’ensemble ! l’effet de l’ensemble ! voilà ce à quoi ne pensent pas assez nos poètes, et c’est là précisément la grande infériorité des œuvres d’aujourd’hui, même les plus brillantes, en regard des chefs-d’œuvre du passé. On a le talent, l’exécution, une riche palette aux couleurs incomparables, un orchestre aux cent bouches sonores ; mais, au lieu de soumettre tous ces moyens et, si j’ose dire, tout ce merveilleux attirail à une pensée, à un sentiment sacré, harmonieux, et qui tienne l’archet d’or, on détrône l’esprit souverain, et c’est l’attirail qui mène.

Quand je dis que M. Théophile Gautier adopte un procédé exclusif d’expression et qu’il s’y laisse conduire, je ne prétends pas qu’au sein de ce procédé même il n’ait aucune variété ; s’il est sinistre et horriblement funèbre dans la Comédie de la Mort, il fait preuve d’une grace exquise dans maint sonnet et mainte villanelle. Mais, dans sa grace comme dans son horreur, le procédé est un : c’est de n’exprimer la pensée que moyennant image.

Que le style poétique soit naturellement fertile en images, qu’il les permette nombreuses et les exige souvent, ce n’est pas ce qui fait doute ; mais la question ne se pose pas dans ces termes avec M. Théophile Gautier : en prose comme en vers, est-ce l’image qui est de droit commun ? est-ce l’image qui fait loi ? Voilà la question qui ressort d’une lecture prolongée de ses vers et de sa prose.

Du moment que l’esprit, le talent, se tournent vers ce système de tout dire en images et de tout peindre en couleurs, ils peuvent aller très loin et faire de vrais tours de force ; mais le vrai centre est déplacé. Le procédé propre à l’art du style est d’emprunter à tous les arts, soit pour les couleurs, soit pour la forme, soit pour les sons, mais sans se borner à aucun de ces moyens, et surtout en les dominant et les dirigeant tous par la pensée et le sentiment dont l’expression la plus vive est souvent immédiate et sans image. Je ne parle pas, bien entendu, des vers de Voltaire ; mais, dans sa prose, combien de ces mots sans image apparente, et qui sont la pensée même en son plus vrai mouvement ! Et chez La Fontaine, quels vers à tout moment délicieux et d’une image insensible ! on y puise à même de l’ame, pour ainsi dire, comme en une eau courante. Ici, chez M. Gautier, l’eau ne court que sous une surface glacée et miroitante au soleil ; il a trop oublié que lui-même, quelque part, a dit heureusement

Que votre poésie, aux vers calmes et frais,
Soit pour les cœurs souffrans comme ces cours d’eau vive
Où vont boire les cerfs dans l’ombre des forêts.

Entre vous et le sentiment, au lieu du libre cours s’interpose cette glace (d’images) ininterrompue et peinte en mille tons, de smalt, d’outremer, que sais-je encore ; diaprée, striée, moirée, nacrée en mille façons : c’est quelquefois un beau cristal ; s’il n’y avait qu’une ou deux places bien prises, ce pourrait paraître un diamant ; mais, à la longue, cela fait trop l’effet d’une verroterie.

Dans une petite pièce intitulée l’Hippopotame, le poète nous retrace le terrible habitant des marais défiant paisiblement, grâce à sa cuirasse épaisse, les boas, les tigres, et les balles des Indous ; il ajoute :

Je suis comme l’hippopotame ;
De ma conviction couvert,
Forte armure que rien n’entame,
Je vais sans peur dans le désert.

Mais cette conviction si entière rend le style trop conforme à elle-même. Le style dans ce procédé constant, si par bonheur on n’y dérogeait quelquefois, n’aurait plus rien de la souplesse naturelle et du libre mouvement de la vie ; il ne serait plus qu’un vernis, qu’un émail, qu’une écaille universelle.

Il nous est arrivé à nous-même (je n’ai garde de l’oublier), en parlant de certaine beauté, d’oser dire qu’elle avait l’épaule nacrée. Hélas ! cette épaule nacrée a bien gagné depuis ; la voilà qui a envahi tout le corps. Quand le cœur bat désormais, c’est grand hasard, à travers cette raideur brillante de l’enveloppe continue, qu’on le voie tout naturellement palpiter.

Je m’arrête à préciser le procédé, parce que là se rencontrent, sur une limite indécise, à la fois l’originalité louable et l’excès inadmissible du talent de M. Théophile Gautier. Certes, s’il n’avait fait que traduire en vers, comme il y a si bien réussi en général, le beau tableau du Triomphe de Pétrarque de M. Louis Boulanger, ou l’étrange et admirable Melancholia d’Albert Durer ; s’il n’avait pas commis tout à l’entour trop d’énormités pittoresques (comme sa Bataille du Thermodon), il aurait pu ajouter quelque chose pour sa part à la faculté d’expression de notre langue poétique ; il aurait pu arriver, à force de discrétion dans l’audace, à reculer d’une ligne ou de deux la bordure de ce grand cadre presque inflexible. Mais le ménagement a manqué ; l’innovation, par momens, est allée jusqu’à la gageure ; il semble que le poète se soit amusé à outrer les coups. On n’est pas gagné à sa forme ; on ne sait plus s’il y a lieu le moins du monde d’être touché du fond.

Je ne suis pas devenu, grace à Dieu, de ceux qui disent qu’une barrière dorénavant ferme l’arène et qu’il faut s’arrêter ! S’il y a une loi générale selon laquelle les littératures et les poésies, arrivées à un certain point de perfection et de maturité, dépérissent en se raffinant, il y a toujours moyen, pour les individus d’élite, de faire exception, et c’est surtout l’exception qui compte dans les arts. Depuis quelque temps, on établit en poésie un grand chemin à pente inévitable de Virgile à Lucain et de Lucain à Claudien. C’est là, j’ose le dire, un pont-aux-ânes un peu trop commun et trop simple ; je demande la permission de n’y point passer. Les poètes savent les sentiers par instinct ; ils en découvrent sans cesse d’inconnus dans leurs courses buissonnières : per avia solus. Le critique qui, pour les attendre à son aise, s’asseoit sur quelque pierre milliaire de la voie romaine, pourra bien attendre long-temps. En raisonnant ainsi, on oublie même ce qui s’est passé chez les Latins. Pour trois ou quatre poètes qui nous sont restés d’eux, combien d’autres n’a-t-on pas perdus, et qui n’étaient pas inférieurs en renommée ! On nous parle toujours de Lucain, de Stace ; mais Properce n’est-il pas un peu dur, un peu érudit, un peu obscur ? et pourtant il passe pour être du bon siècle, et il en est ; il imite Callimaque, Philétas, et cela nous reporte aux alexandrins. Si nous savions tous ces alexandrins, nous aurions bien des exemples de la manière ingénieuse d’échapper à cette décadence inévitable dont on exagère la loi. Une décadence dont s’accommodaient Virgile et les meilleurs des Latins pour en faire leur profit, me conviendrait assez, faute de mieux, et nos critiques soi-disant classiques, s’ils y réfléchissaient, se verraient forcés de modifier, dans leur plan de campagne, la ligne droite et courte qui est leur fort. Pour revenir à M. Théophile Gautier, ce n’est donc ni la légitimité ni la possibilité de l’innovation que je lui conteste ; j’aperçois même, dans la voie particulière où il s’est jeté, un sentier étroit qu’il aurait pu tenir, qu’il a tenu par endroits, mais qu’il a comme détruit à plaisir aussitôt en l’outrepassant. Je conçois un talent de peintre passé à la poésie, et s’en repentant, et par momens regrettant son premier art à la vue de l’inexprimable beauté :

Artistes souverains, en copistes fidèles
Vous avez reproduit vos superbes modèles !
Pourquoi, découragé par vos divins tableaux,
Ai-je, enfant paresseux, jeté là mes pinceaux
Et pris pour vous fixer le crayon du poète,
Beaux rêves, obsesseurs de mon âme inquiète,
Doux fantômes bercés dans les bras du désir,
Formes que la parole en vain cherche à saisir !
Pourquoi, lassé trop tôt dans une heure de doute,
Peinture bien-aimée, ai-je quitté ta route !
Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté ?
Que peuvent de vains mots sans dessin arrêté,
Et l’épithète creuse, et la rime incolore ?
Ah ! combien je regrette et comme je déplore
De ne plus être peintre, en te voyant ainsi
À Mosé, dans ta loge, ô Julia Grisi !

Voilà le sentiment parfaitement rendu par M. Gautier lui-même ; mais, pour y rester fidèle jusqu’au bout et le remplir, pour se faire, à titre de peintre dépaysé, un coin de poésie à soi, pour le marquer d’une heureuse et singulière culture et l’enrichir de fruits à bon droit plus colorés qu’ailleurs, pour y réaliser, comme Andromaque exilée en Thrace, le petit Xanthe et le Simoïs de l’éclatante patrie, combien il eût fallu d’efforts religieux et purs, de mesure scrupuleuse, de tact moral sous-entendu et, je le dis au sens antique, de chasteté !

M. Théophile Gautier en manque trop souvent dans sa poésie et surtout dans ses romans. En indiquant Fortunio au titre de l’article, je n’ai pas prétendu en donner l’analyse ni en parler longuement. L’esprit y abonde ; mais qu’en dire de plus ? Si l’auteur a voulu faire la critique des orgies du jour et montrer l’esclave ivre au jeune Lacédémonien, il a trop bien réussi :

Pour vos petits boudoirs, il faut des priapées.
S’il a voulu railler le jargon pittoresque à la mode et pousser à bout ce travers littéraire d’aujourd’hui qui paraîtra bientôt aussi inconcevable que le bel-esprit de Mercutio, ou celui des Précieuses, ou celui encore de Crébillon fils, son pastiche a de quoi faire illusion, et il épuise le genre. Quelle que soit l’abondance de saillies de l’écrivain humouriste, son ironie prolongée, dans l’absence de toute passion, ne saurait défrayer un volume et n’y sauve pas la froideur, en même temps que l’excessif ragoût du style engendre vite le dégoût. C’est bien en lisant ce volume qu’on sent à nu l’inconvénient d’un système dans lequel le but et le sentiment sont si disproportionnés à l’expression, d’un art exagéré chez qui la forme surmonte, écrase si étrangement le fond, et qui, en ses jours de débauche, édifierait volontiers une église de Brou comme catafalque au moineau lascif de Lesbie.

J’aime infiniment mieux M. Gautier dans ses vers. Là du moins la forme est plus à sa place, et puis le sentiment n’en est jamais absent comme en prose. Je n’ai pas dit de ses poésies tout ce qu’elles suggéreraient dans les détails ; il y en a de charmans, et qui le seraient surtout si quelque trait à côté n’y faisait tache, ou s’ils n’étaient en général compromis par le reflet, une fois reconnu, de l’ensemble. Sans prétendre juger la querelle au fond, quoi de plus légitime dans la bouche du poète pittoresque, quoi de plus gracieusement et poétiquement plaidé que ces vers à un jeune Tribun ?

Ami, vous avez beau, dans votre austérité,
N’estimer chaque objet que par l’utilité,
Demander tout d’abord à quoi tendent les choses
Et les analyser dans leurs fins et leurs causes ;
Vous avez beau vouloir vers ce pôle commun
Comme l’aiguille au nord faire tourner chacun ;
Il est dans la nature, il est de belles choses,
Des rossignols oisifs, de paresseuses roses ;
Des poètes rêveurs et des musiciens
Qui s’inquiètent peu d’être bons citoyens,
Qui vivent au hasard et n’ont d’autre maxime,
Sinon que tout est bien pourvu qu’on ait la rime,
Et que les oiseaux bleus, penchant leurs cols pensifs,
Écoutent le récit de leurs amours naïfs.
Il est de ces esprits qu’une façon de phrase,

Un certain choix de mots tient un jour en extase,
Qui s’enivrent de vers comme d’autres de vin,
Et qui ne trouvent pas que l’art soit creux et vain ;
D’autres seront épris de la beauté du monde,
Et du rayonnement de la lumière blonde ;
Ils resteront des mois assis devant des fleurs,
Tâchant de s’imprégner de leurs vives couleurs ;
................
Un reflet qui miroite, une flamme qui flambe,
Il ne leur faut pas plus pour les faire contens.
Qu’importent à ceux-là les affaires du temps
Et le grave souci des choses politiques ?
Quand ils ont vu quels plis font vos blanches tuniques
Et comment sont coupés vos cheveux blonds ou bruns,
Que leur font vos discours, magnanimes tribuns !
Vos discours sont très beaux, mais j’aime mieux des roses.
Les antiques Vénus, aux gracieuses poses,
Que l’on voit, étalant leur sainte nudité,
Réaliser en marbre un rêve de beauté,
Ont plus fait, à mon sens, pour le bonheur du monde,
Que tous ces vains travaux où votre orgueil se fonde ;
Restez assis plutôt que de perdre vos pas.
Le lis ne file pas et ne travaille pas ;
Il lui suffit d’avoir la blancheur éclatante,
Il jette son parfum et cela le contente.
Dans sa coupe il réserve aux voyageurs du ciel,
Une perle de pluie, une goutte de miel,
Et la sylphide, au bal d’Obéron invitée,
Se taille dans sa feuille une robe argentée.
Qui de vous osera lui dire : paresseux !…

On aurait aussi à louer chez M. Gautier quelques heureuses innovations métriques, par exemple l’importation de la terza rima, de ce rhythme de la Divine Comédie qui n’avait pas reparu dans notre poésie depuis le XVIe siècle, et qui a droit d’y figurer par son caractère gravement approprié, surtout quand il s’agit de sujets toscans. — Tout à côté, on peut admirer à la loupe une fine miniature chinoise sur porcelaine de Japon. L’auteur est maître en ces jeux de forme et de contraste.

Et toutefois, de même qu’après la lecture de quelque poème humanitaire un peu vague, je me hâterai de reprendre Pétrarque, c’est-à-dire la goutte de cristal et la perle de l’art, qu’il me soit permis, après ces poésies à mille facettes et comme taillées dans le corail, de m’en revenir, tout altéré, au bon La Fontaine, à cette source naïve et courante qui s’oublie parfois, mais qui ne s’incruste jamais.


Sainte-Beuve.
  1. Chez Charles Gosselin, 2 volumes, contenant : Simiane, ou Poésie de la Vie privée, et Steven, ou Héroïsme de la Vie privée.
  2. Voir le Tableau du dix-huitième siècle, par M. Villemain, tom. II, pag. 94 et suiv.
  3. Confessions, partie II, livre VII.
  4. Desessart, rue des Beaux-Arts, 15.