Revue littéraire - Victor Hugo après 1830

Revue littéraire - Victor Hugo après 1830
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 696-706).
REVUE LITTÉRAIRE

VICTOR HUGO APRÈS 1830.

Victor Hugo après 1850, par M. Edmond Biré. Paris, 1891 ; Perrin.

On a si vivement reproché à M. Edmond Biré d’avoir, dans ses deux volumes sur Victor Hugo après 1830, manqué de respect à une illustre mémoire, qu’il me prend envie de le défendre un peu, — pour commencer.

Ses deux volumes abondent, j’en conviens, en anecdotes qui nous montrent un très petit homme dans un très grand poète. Mais puisqu’elles sont véridiques, ne serait-il pas assez plaisant que l’on s’en prît à M. Biré? La faute en est à Hugo, d’abord, et ensuite à l’indiscrétion ou à l’intempérance de quelques-uns de ses admirateurs.


Il va sortir de vous un livre ce mois-ci,


lui disait un jour M. Vacquerie.


Une nature encor dans votre tête est née
Et le printemps aura son jumeau cette année.
Ici-bas et là-haut vous serez deux Seigneurs...

Le bon sens français ne s’accoutume point aisément à ce genre d’hyperboles; il cherche l’homme sous le dieu; et quand il l’y trouve, je ne dirai pas qu’il s’en réjouit, mais pourquoi ne l’y signalerait-il pas ? C’est ce que M. Biré n’a pas cru qu’il lui fût interdit de faire.

Encore, si Hugo se fût contenté, comme Vigny, comme Musset, d’être poète et romancier! Nous ne trouverions pas mauvais, en ce cas même, ou plutôt nous trouverions bon, utile et nécessaire que l’on cherchât dans l’histoire de sa vie le commentaire ou l’explication de son œuvre. Mais nous savons assez qu’il a voulu jouer son rôle dans l’histoire politique de son siècle; — et il l’a joué. Refusera-t-on à M. Biré le droit d’apprécier ce rôle? de juger l’acteur et la pièce? d’avoir au besoin, sur la question romaine ou sur la liberté d’enseignement, une opinion qui diffère de celle de l’auteur du Pape; — et de l’exprimer? Mettons d’ailleurs, si l’on le veut, qu’au lieu de se tenir dédaigneusement enfermé dans sa « tour d’ivoire, » ce soit l’honneur d’Hugo que de s’être mêlé de sa personne aux luttes de son temps.


Honte à qui peut chanter, tandis que Rome brûle!


Mais aussi, cet honneur se paie. Le poète rentre alors sous la loi commune. Il redevient l’un de nous. Et nous, si nous estimons qu’il a mal servi nos intérêts, la Prière pour tous ou la Tristesse d’Olympio, Booz endormi ni la Rose de l’infante ne sauraient nous empêcher de lui en demander compte. De beaux vers sont de beaux vers, mais ils ne font pas que de mauvais votes ne soient de mauvais votes.

Et des injures sont aussi des injures, en vers comme en prose; et si personne, dans ce siècle, à l’exception de Louis Veuillot peut-être, n’en a vomi de plus grossières que Victor Hugo, disputera-t-on à ceux qu’il a si copieusement insultés le droit de s’en plaindre, ou de s’en venger? Il n’y a pas de représailles que l’auteur des Châtimens n’ait autorisées par l’outrageuse violence de ses invectives ; et puisqu’il n’y a pas un de ses adversaires politiques, ou seulement de ses ennemis littéraires, qu’il n’ait traité « d’âne » et de « cuistre, » de « coquin » et de flibustier, » de « voleur » et « d’assassin, » il n’y en a pas un qu’il n’ait libéré vis-à-vis de lui de toute obligation, — je ne dis pas de courtoisie, — mais de politesse même ou d’indulgence. Patere legem quam ipse fecisti. Au mépris de sa propre dignité, s’il a fait parler à sa muse le langage du cabaret et du bouge, il ne pourrait pas s’étonner, et bien moins s’indigner qu’on lui répondît du même style.

Ai-je besoin de dire ici que M. Biré s’en est bien gardé? Tout le monde n’a pas la fécondité du maître dans l’insulte, ni surtout n’en voudrait user, quand il l’aurait, s’il essayait. Mais, aussi souvent que l’occasion s’en présentait, si M. Biré a cherché la première origine des haines du poète, et s’il l’a généralement trouvée dans les griefs les plus mesquins, pourquoi ne l’aurait-il pas dit? « Tout ce qui lui est cher, » à lui, Biré, si Victor Hugo, pendant plus de trente ans, ne l’a pas seulement combattu, mais outragé, qui lui reprochera d’avoir essayé de le défendre? et quel est ce nouveau privilège que l’on réclame ici pour l’homme qui, dans sa longue existence, n’a jamais rien oublié, ni pardonné, ni su taire... que le bien qu’on lui avait fait et les services qu’on lui avait rendus?

Nous avions assez d’apologies d’Hugo, sans compter celle qu’il a dictée lui-même dans son Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Avant que la légende se formât, il était enfin temps, grand temps même, que l’on essayât de fixer la vérité de l’histoire. M. Biré a pris pour lui cette tâche difficile et ingrate. Bien loin de lui en vouloir, quiconque a plus de souci de connaître la vérité des choses que « d’admirer comme une brute, » l’en remerciera donc. Et cela ne signifie pas que nous approuvions toutes ses opinions, ni que nous souscrivions à tous ses jugemens; mais, nous l’avons dit jadis et nous le répétons, quand on n’y trouverait qu’à contredire, nul n’écrira sur Victor Hugo sans être obligé de recourir au livre de M. Biré.

J’aurais d’ailleurs voulu que l’esprit de parti s’y montrât moins, en moins d’endroits, et moins ouvertement.

Par exemple, déjà, dans son premier volume, au chapitre d’Hernani, M. Biré n’avait pas oublié de noter que l’Henri III de Dumas et l’Othello de Vigny avaient précédé le drame de Victor Hugo. Mais ce qu’il avait négligé de dire, et ce qui change pourtant un peu les choses, c’est que Marion Delorme était écrite avant Hernani, d’une part, et, de l’autre, que Cromwell avait également précédé Henri III et la traduction d’Othello. Dans son Victor Hugo après 1830, il revient à la charge. Il croit avoir retrouvé le sujet ou l’idée de Ruy Blas dans un mauvais mélodrame de Bulwer : la Dame de Lyon, joué à Londres, nous dit-il, « cinq mois avant le jour où Victor Hugo écrivit le premier vers de Ruy Blas; » et il n’ose pas affirmer que Victor Hugo ait « démarqué » le drame de Bulwer, il l’insinue seulement. Et il ajoute : » Mais tandis que Bulwer avait compris que pour rendre vraisemblable la transformation si soudaine et l’interversion si complète du rang social de son héros, il fallait placer la scène dans un pays où toutes les situations venaient d’être bouleversées, » c’est-à-dire dans la France du Directoire, Hugo, lui, « a transporté son action dans le pays, à l’époque les moins appropriés, les plus contraires même au développement de son sujet, au caractère de son héros. » Que ne dit-il en propres termes qu’Hugo, l’ayant pillé d’abord, a ensuite gâté le drame de Bulwer ?

Pourquoi faut-il cependant que, ce qu’il y a dans Ruy Blas de plus heureusement inventé ou trouvé, ce soit précisément le choix du pays et de l’époque. « Transformations soudaines, » ou « interversion des rangs sociaux, » rappellerai-je à M. Biré que l’histoire du XVIIe siècle en est pleine, et qu’un Alberoni, qu’un Dubois, qu’un Mazarin en sont peut-être des exemples assez fameux? Qu’il relise là-dessus son Gil Blas, ou ses Lettres persanes : « Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs; c’est un séminaire de grands seigneurs; il remplit le vide des autres états... » Voilà pour « l’époque. » Mais, pour en venir maintenant au « pays, « le Ruy Blas d’Hugo n’est-il pas le Fernand Valenzuela de l’histoire ? Picaro devenu grand d’Espagne, élevé des bas emplois de la domesticité du palais, par la faveur ou le caprice d’une femme, au premier rang de la monarchie, si Valenzuela n’a pas été l’amant de la reine Marie-Anne d’Autriche, mère de Charles II, le bruit en a couru. Hugo en a retrouvé l’écho, — et aussi bien presque tous les traits dont il a composé la physionomie de son personnage, — dans les Mémoires sur la cour d’Espagne, de Mme d’Aulnoy, lesquels ne sont point du tout une source qu’on doive mépriser. La valeur de Ruy Blas comme drame historique est donc tout à fait analogue, — je ne dis pas égale, — à celle du don Sanche d’Aragon ou du Cid même de Corneille, et le poète n’a pas pris avec l’histoire plus de libertés que son devancier. Supposé qu’il ait emprunté à Bulwer le sujet de son drame, le coup de génie a été justement de le dépayser ou de le transposer. Et M. Biré l’aurait bien vu s’il ne s’était pas fait une étrange illusion sur le mélodrame de Bulwer, mais surtout s’il n’avait pas cru beaucoup rabaisser Hugo en l’accusant de plagiat.

Quand en finira-t-on de cette accusation ridicule? et quand mettra-t-on l’invention où elle est, je veux dire partout ailleurs que dans l’imagination des faits qui servent de support au drame et au roman ? M. Biré compare encore le sujet de Ruy Blas à celui des Précieuses ridicules : il trouve dans Lucrèce Borgia des réminiscences du Richard III de Shakspeare et de la Duchesse d’Amalfi, de Webster, — que Victor Hugo n’avait sans doute jamais lue. Quand il en trouverait d’autres encore, et quand Hernani lui rappellerait Cinna, — ou Ruy Blas, comme à J.-J. Weiss, le jeu de l’amour et du hasard, — s’ensuivrait-il que les idées d’Hugo se fussent associées comme les siennes? Pour parler de plagiat, ce n’est pas assez que de pouvoir signaler des ressemblances, même indiscutables; il faut encore établir la réalité de la contrefaçon. Et quand on l’a établie, qu’en résulte-t-il enfin, si, comme tout le monde le sait, il n’y a presque pas une pièce de Molière ou de Shakspeare même, dont le sujet leur appartienne en propre? Véritablement, je regrette cette concession de M. Biré à l’un des préjugés les plus répandus, je le sais, mais aussi l’un des plus vulgaires et des plus faux qu’il y ait au monde.

Je regrette encore qu’il se soit servi de certains argumens qui ne sont pas d’assez bonne guerre, comme quand il reproche à Victor Hugo, d’avoir, en 1842, « le premier en France, — le premier après Voltaire, — désiré et célébré l’agrandissement de la Prusse. » Car, enfin, avant Hugo, et avant Voltaire, il y en a d’autres aussi qui ont désiré l’agrandissement de « la Prusse » ou qui même y ont travaillé, le roi Louis XV, par exemple. Mais si cela prouve que Louis XV, Voltaire, et Hugo ont manqué de sens ou de perspicacité politique, M. Biré n’insinue-t-il pas ici quelque chose de plus, et de trop? Il nous rappelle un peu plus loin qu’en 1845 le poète, par l’intermédiaire d’Humboldt, fit parvenir au roi de Prusse un exemplaire de Notre-dame de Paris, avec son Discours en réponse au Discours de réception de Sainte-Beuve. Quel besoin d’ajouter : « Tout le monde, du reste, dans la maison de Victor Hugo, aimait, célébrait le roi de Prusse? » M. Biré, par hasard, a-t-il craint que nous n’eussions pas entendu sa première insinuation? Mais il sait bien qu’en 1845 ou en 1842 nous n’étions pas en 1891, et s’il le sait, pourquoi écrit-il comme s’il ne le savait pas?

Aussi bien touchons-nous ici le grand défaut du livre de M. Biré. D’une manière générale, il a donné trop d’importance au personnage politique du poète. Il a pris trop au sérieux des prétentions dont en vingt endroits il plaisante lui-même, qui semblent avoir été sans portée, puisqu’elles ont été sans grandes conséquences; et, avec sa grande connaissance de l’histoire contemporaine, avec l’intérêt passionné qu’il prend aux choses de la politique, il s’est trop complaisamment étendu sur les discours ou sur les votes du pair de France et du membre des grandes assemblées de la seconde république. C’est là, dans cette complaisance même, bien plus que dans ses jugemens, que l’on sent percer l’esprit de parti. Pour ne rien vouloir nous laisser ignorer des défaillances ou des palinodies de l’homme politique, M. Biré a vraiment trop oublié le poète, et ainsi, une biographie qui devait surtout être littéraire se termine en brochure ou plutôt en pamphlet. Si j’ai dit que c’était le droit de M. Biré, je ne m’en dédis certes point, mais j’aurais souhaité qu’il en usât avec plus de discrétion, et j’ose l’assurer que son livre n’y eût rien perdu de son intérêt ou de son autorité.

Ce que du moins il a très bien vu, si d’ailleurs il ne l’a pas assez dit, c’est que l’œuvre d’Hugo ne se sépare pas aisément de sa personne, et que les défauts de l’homme sont en lui, pour ainsi parler, la rançon même des qualités ou du génie du poète. Rien n’est plus triste à dire, et rien pourtant ne semble plus vrai! Oui, s’il avait été plus capable de s’aliéner de lui-même, si son égoïsme, si son orgueil avait été moins naïf à la fois et moins démesuré, s’il n’avait pas été soixante ans la dupe et quelquefois la victime de son imagination grossissante, de ce que Sainte-Beuve appelait « son fastueux et son pomposo, » je doute qu’il eût été le poète qu’il fut. Eût-il écrit les Châtîmens s’il avait eu des rancunes moins tenaces? Et si seulement enfin il avait été moins avide de popularité, moins soucieux d’être toujours du « côté du succès, » de ne jamais perdre en aucun temps le contact de l’opinion, sans doute, il aurait changé moins souvent d partis et de brigues, et on ne l’aurait pas vu légitimiste, orléaniste, bonapartiste, républicain tour à tour, mais il n’aurait pas été non plus le poète des « idées communes » de son siècle; et, son œuvre, moins banale, ou si l’on veut moins accessible à tous, ne serait pas assurée contre l’injure du temps justement par ce qu’elle contient d’éloquentes ou de splendides banalités.

A la place de M. Biré, c’est sur cette complaisance d’Hugo pour les « idées communes » que j’aurais d’abord insisté, comme étant l’un des traits à la fois de son caractère et de son génie poétique. Nul moins qu’Hugo n’a eu l’horreur de penser ou plutôt de sentir comme tout le monde, avec les masses, pour ainsi parler; et, en prose comme en vers, nul n’a fait de plus belles variations sur des thèmes apparemment plus usés. Relisez la Prière pour tous, ou la Tristesse d’Olympio, ou les Mages : je vous défie bien d’y trouver un sentiment ou une idée qui ne soient pas la banalité même :


Que peu de temps suffit pour changer toutes choses;
Nature au front serein, comme vous oubliez!
Et comme vous brisez, dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés...


ou encore :


Quoi donc, c’est vainement qu’ici nous nous aimâmes,
Nous y sommes venus, d’autres y vont venir,
Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir!


Il n’y a là d’Hugo, comme aussi bien dans la pièce entière, que l’accent, le mouvement, les images ; mais les sentimens ou les idées nous appartiennent à tous, pour les avoir tous éprouvés, et c’est ce qui en prolonge la résonance comme à l’infini dans nos cœurs. Avec une voix plus puissante et une plus longue haleine, le poète ici chante à l’unisson de tout le monde, et il sait bien qu’avec le triomphe de son art là est le secret de sa force.

Mais ne voyez-vous pas aussi que là est la condition de son succès? Malheur à lui s’il voulait penser ou sentir seul ! Pour qu’il nous enchante ou qu’il nous étonne, il faut que nous le soutenions, et lui, pour que nous le soutenions, il faut qu’il nous caresse et qu’il nous flatte. Ainsi fait-il : et, de là, son souci de l’opinion ; de là, dans son œuvre, tant de pièces de « circonstance, » — l’événement du jour transposé sur le mode lyrique; — De là, aussi, dans sa vie, tant de défaillances et de palinodies. Il suit son siècle, comme autrefois Voltaire, ou plutôt, il va où l’entraîne la foule. Ses opinions politiques, religieuses, philosophiques ont quelque chose de l’inconstance des opinions populaires, irraisonnées, presque instinctives, extrêmes surtout comme elles. Et à cet égard j’ose dire que, si quelqu’un, dans notre langue, a donné le modèle d’une poésie démocratique et révolutionnaire, c’est lui. N’est-ce pas quelque chose, que l’on peut bien ne pas aimer, j’y consens, mais pourtant quelque chose, et quelque chose même d’assez neuf, d’assez audacieux, d’assez grand?

Comment cependant a-t-il pu se défendre de la vulgarité? Car c’était là recueil; et s’il ne s’en est pas toujours défendu, — je veux dire s’il y a bien de la grossièreté, bien du rabâchage aussi dans son œuvre, — il n’en demeure pas moins l’un des plus grands poètes que le monde ait connus, et l’un des plus originaux. Il le doit à la qualité de son imagination visionnaire, à la fécondité de son invention verbale, à l’ampleur encore de sa rhétorique, aux ressources infinies de sa virtuosité. Si tous les sujets lui sont bons, jusqu’à lui être indifférens, c’est qu’il n’y en a pas de si banal dont il ne sache tirer des effets qui ne sont qu’à lui... Mais la vraie raison, je crois la voir surtout dans ce que l’on appelle à bon droit son égoïsme ou son orgueil, ou, si l’on veut, dans l’excès même de sa personnalité.

Nous l’avons dit plus d’une fois ici même : il semble qu’en vérité l’excès de l’individualisme ou l’hypertrophie de la personnalité soient l’une au moins des sources ou des conditions du lyrisme; et n’est-ce pas pour cela que, dans le siècle où nous sommes, drame ou roman, histoire ou critique même, le lyrisme a tout renouvelé d’abord, tout envahi, et tout dénaturé? Prenez Goethe, prenez Byron, prenez Rousseau : si différens qu’ils soient les uns des autres, ils ont ce trait de commun entre eux qu’ils n’ont aimé, qu’ils n’ont connu, qu’ils n’ont vu qu’eux-mêmes au monde; et qu’en eux-mêmes, sous les noms de Saint-Preux, de don Juan, de Werther, ils n’ont pris d’intérêt qu’aux aventures de leur sensibilité. Ainsi d’Hugo. « Lui toujours, lui partout; » et si peut-être jamais le Moi ne s’est plus largement ni plus splendidement étalé que dans son œuvre, — jusque dans les parties épiques ou dramatiques de son œuvre, dans Ruy Blas ou dans Hernani, comme dans les Misérables et dans la Légende des siècles, — c’est par là, et pour cela qu’il est sinon le plus grand, mais le moins intermittent et le plus continu de nos lyriques.

Ce que l’on lui donne donc, ou ce qu’il emprunte, ou ce qu’il tire du patrimoine et du trésor commun, il se l’approprie, il se le convertit en sang et en nourriture, sans en avoir à personne d’obligation ni de reconnaissance, puisqu’à vrai dire il ne se souvient plus de l’avoir pris, emprunté, ou reçu. Par un autre effet de la même cause, tout ce que les suggestions des sens, ce que son intérêt, ce que sa colère ou les fumées de son amour-propre lui dictent, il le dit, il le laisse échapper, sans plus d’égards aux convenances qu’aux règles, à sa propre dignité qu’au bon sens, à la vérité même qu’à la logique. Il y va pour lui d’être ou de ne pas être; et critiquer un drame où il a comme engagé sa propre conception de l’amour, de l’honneur, de la justice, lui refuser ou lui marchander ce qu’il a décidé qui lui convenait, c’est en quelque sorte l’atteindre ou le blesser aux sources de la vie, attenter aux droits de son Moi, outrager enfin le Dieu qu’il s’en est fait. Mais c’est aussi le frapper aux sources de l’inspiration et les faire jaillir ;


O drapeaux du passé, si beaux dans nos histoires,
Drapeaux de tous nos preux et de toutes nos gloires
Redoutés du fuyard,
Percés, troués, criblés, sans peur et sans reproche,
Vous qui dans vos lambeaux mêlez le sang de Hoche
Et le sang de Bayard.


S’il a suffi qu’on ne lui donnât pas un portefeuille de ministre, et ainsi qu’on irritât la plaie vive de sa vanité pour qu’il trouvât ces vers, son génie a donc la même origine que son égoïsme ou que son orgueil ; ce qu’il y a de plus beau dans son œuvre est donc solidaire de ce qu’il y a de plus puéril et de plus insupportable à la fois dans son caractère ; et, assurément, nous ne devons pas excuser ceci sur cela, mais nous devons pourtant subordonner l’histoire de sa vie au commentaire de son œuvre.

Je me contente ici d’indiquer le thème : un autre le développera, l’élargira. Il montrera sans peine que, si Victor Hugo avait eu l’âme plus haute, et en quelque manière plus dégagée des sens, moins esclave des réalités, son vers, le vers des Orientales, celui des Contemplations et de la Légende des siècles n’aurait sans doute pas les qualités extraordinaires de relief, et de précision jusque dans l’obscur, qui le distinguent du vers philosophique et laborieux de Vigny, du vers souvent si éloquent, mais si peu plastique de Musset, du vers ondoyant et amorphe de Lamartine. Qui donc encore a dit des Chansons des rues et des bois qu’elles étaient « le plus bel animal de la langue franc aise? » mais le seraient-elles si la pensée d’Hugo s’était habituellement nourrie de préoccupations plus pures ? Ou bien encore entre tous nos grands poètes, croyez-vous qu’il fût celui qui peut-être a le plus éloquemment exprimé la terreur, et l’horreur, et la peur de la mort, s’il avait moins aimé la vie, et de la vie ce qu’elle avait de plus matériel ? C’est ce que j’aurais voulu que M. Biré nous montrât surtout dans son livre, dont il n’eût eu, comme on le voit peut-être maintenant, sans en presque rien retrancher, qu’à changer ou à intervertir la disposition. Tel qu’il l’a conçu, je ne dis pas d’ailleurs qu’il en soit moins piquant, ni même moins utile. Les anecdotes caractéristiques y abondent : sur Hugo lui-même, sur les circonstances de la publication de ses œuvres, sur ses familiers, sur ses contemporains, sur ses rivaux de gloire et de popularité. On ne connaît pas mieux que M. Biré l’histoire secrète du romantisme; on n’est pas plus curieux de l’information précise et du document authentique ; on n’est pas plus heureux en trouvailles. M. Adolphe Jullien, dont nous attendons impatiemment l’ouvrage sur le Romantisme et l’éditeur Renduel, lui a communiqué les « traités » de Victor Hugo, et M. Biré en a tiré des renseignemens du plus vif intérêt. Une famille d’Angers, la famille Pavie, dont les lecteurs de cette Revue ont des raisons particulières de connaître le nom, lui a permis de puiser librement dans ses « cartons, » tous pleins de lettres d’Hugo, de Mme Hugo, de Sainte-Beuve, de David d’Angers... qui encore ? Et de tous ces documens, choisis et présentés avec son industrie habituelle, contrôlés par la rigueur de sa méthode, commentés enfin avec son ordinaire malice, M. Biré a formé les deux volumes les plus amusans,.. si l’on n’éprouvait toujours quelque tristesse de ne pouvoir estimer ni aimer un grand poète autant qu’on l’admire. Qu’il nous pardonne après cela si nous avons trouvé que la littérature n’y tenait pas assez de place, et qu’au contraire de ce que nous attendions, les œuvres n’y servaient que de prétexte à raconter l’histoire de la vie d’Hugo!

Il est entre autres une petite question que j’aurais bien aimé qu’il effleurât au moins : c’est celle de la correction de la langue et de « l’impeccabilité » du style de Victor Hugo. Dans ses plus grands excès, Victor Hugo passe pour avoir toujours respecté la langue, et tandis que l’on se complaît à relever chez Lamartine des négligences ou des incorrections qui n’en sont point souvent, il est admis qu’on en chercherait vainement dans l’œuvre entière d’Hugo. Qu’en pense M. Biré ?

Que pense-t-il de cette phrase, qu’il a lui-même citée pour en faire la conclusion de son livre : « Il est, — dit Hugo dans la préface de l’édition définitive de ses Œuvres, — il est un don suprême qui se fait souvent seul, qui n’en exige aucun autre, qui quelquefois reste caché, et qui a d’autant plus de force qu’il est plus renfermé. Ce don, c’est l’estime. » Oserai-je avouer que je n’entends pas bien ce que c’est que ce don, « qui se fait souvent seul, » et qui, tout « suprême » qu’il soit, cependant « n’en exige aucun autre. » Mais pourquoi a-t-il « d’autant plus de force » qu’il est « plus renfermé? » c’est ce que j’entends encore moins. On dira que le poète était bien vieux alors ! Prenons-le donc dans sa jeunesse et lisons les Deux îles :


Il est deux iles dont un monde
Sépare les deux océans.


Cela veut-il dire qu’il y aurait quelque part deux îles séparées des deux océans par un monde? On est tenté de le croire d’abord. Mais comme il s’agit de la Corse et de Sainte-Hélène, il faut entendre que les deux îles, avec les deux océans qui les baignent, sont séparées l’une de l’autre par le continent africain. C’est une amphibologie bien caractérisée.


L’air était plein d’encens, et les prés de verdures
Quand il revit ces lieux où, par tant de blessures,
Son cœur s’est répandu :


il faudrait, si je ne me trompe :


Où son cœur s’était répandu;


comme l’on dit : « Il faisait beau quand je revis les lieux où s’était écoulée ma jeunesse. » Hugo lui-même, nous le savons, aimait à « éplucher » ainsi Corneille et surtout Racine; Racine dont il a presque aussi mal parlé que M. Vacquerie ! Mais aimez-vous encore beaucoup ces vers, et pourriez-vous me les expliquer :


Quand notre âme, en rêvant, descend dans nos entrailles,
Comptant dans notre cœur, qu’enfin la glace atteint,
………………..
Chaque douleur tombée et chaque songe éteint?


Musset, à qui l’on reproche aigrement l’incohérence de ses métaphores, n’en a pas au moins de plus bizarre que celle de cette âme qui descend dans les entrailles et qui, je ne sais comment, y rencontre le cœur ; et voilà bien des affaires pour dire : « Quand nous repassons en mémoire les jours que nous avons vécus... »

En tout cas, puisque je n’ai pas rougi de proposer la question, je voudrais qu’on prît la peine de l’étudier quelque jour d’un peu prés. Il y a des Lexiques de la langue de Molière : n’en pourrait-on pas dresser un de la langue d’Hugo? On ne négligerait pas aussi, par la même occasion, d’étudier ses rimes, que peut-être on ne trouverait pas aussi riches ni aussi neuves que l’a prétendu Théodore de Banville dans un petit traite de versification, qui est un chef-d’œuvre d’humour en même temps que de flatterie à l’adresse du maître. Et peut-être qu’après tout cela ne serait pas moins intéressant que de rechercher ce que Victor Hugo n’a pas répondu, le 21 mai 1850, à une voix de droite qui l’interrompait. Il apprenait ses discours par cœur.

Que si maintenant quelqu’un nous reprochait qu’au lieu de prendre le livre de M. Biré tel qu’il est et pour ce qu’il est, nous lui offrons, en en rendant compte, un moyen de le refaire, la réponse est facile. Il y a, comme on disait jadis, une « constitution » des sujets, et par suite, il y a une manière de les traiter qui est telle, que toute autre est moins bonne, comme étant moins conforme à cette « constitution. » En fait, si quelques-uns de nous s’intéressent encore au personnage politique de Victor Hugo, nous sommes les derniers, il faut bien le savoir; et déjà les jeunes gens ne voient plus en lui que le poète. Ils ont raison; car ni l’histoire ne serait possible, ni la vie même ne serait tenable, si les générations nouvelles héritaient fidèlement des moindres rancunes de celles qui les ont précédées. Mais, au contraire, puisque aussi longtemps que durera la langue française, on continuera de lire et d’étudier l’œuvre de Victor Hugo, il ne nous faut dès à présent retenir de sa vie que ce qui importe à l’intelligence de son œuvre, et n’y rien chercher de plus que les raisons de ce qui nous choque ou de ce que nous admirons dans son œuvre. Pour justifier un jour l’un des hommes qui sans doute ont le plus insolemment foulé aux pieds tous les droits de l’humanité, mais dont les intérêts anglais ne perdront pas de sitôt la mémoire. Clive ou Warren Hastings peut-être, Macaulay a quelque part écrit que les « hommes extraordinaires, qui ont accompli des choses extraordinaires, ont droit à une mesure d’indulgence extraordinaire. » Je ne voudrais pas aller jusque-là. Quelques devoirs sont les mêmes pour tous les hommes ; et surtout si l’on considère combien la différence est petite, souvent, d’un homme « extraordinaire » à celui qui l’est moins. Pouvons-nous cependant parler d’Hugo ou de Lamartine comme on ferait d’un membre quelconque de nos assemblées délibérantes, de ceux qui n’ont vécu que par et pour la politique, et ne devons-nous pas, en dépit de nous-mêmes, essayer de prévenir et de préparer sur eux le jugement de la postérité? C’est le scrupule qu’en terminant je soumets à M. Biré; et j’espère qu’il ne le trouvera pas contradictoire au souci que j’ai eu, en commençant, de revendiquer pour lui le droit d’être un peu partial?


F. BRUNETIERE.