Revue littéraire - Une Nouvelle histoire de Brumaire


REVUE LITTÉRAIRE


UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BRUMAIRE


L’histoire est notre passion. Elle tient aujourd’hui auprès du public sérieux la place laissée libre par plusieurs autres genres littéraires. C’est d’abord que nous sommes arrivés à nous faire de ses méthodes et de son art une conception de plus en plus nette. Les grands romantiques avaient réveillé dans les âmes le sens du passé ; mais trop souvent ils n’avaient cherché dans l’histoire qu’un cadre à leur fantaisie pittoresque et un prétexte à exprimer leurs propres sentimens. L’avènement de la littérature impersonnelle et les progrès de l’érudition firent justice de ce lyrisme ; et, pour un temps, confinée dans les recherches de détail, également en défiance contre l’imagination et contre les idées, l’histoire se tint en dehors de la littérature. Ces années de retraite et de pénitence ne lui furent pas inutiles : elle y prit un souci de l’exactitude dont elle ne devait plus se départir ; elle put s’initier aux méthodes de sciences voisines, histoire naturelle, physiologie, psychologie des peuples, sciences sociales ; et elle acquit la preuve que toutes les sciences ensemble ne sauraient nous donner une expression complète de la vie, et que l’art seul, en ajoutant à leurs données le principe qui lui est propre, peut y réussir. C’est alors que commença pour elle une période nouvelle, féconde en travaux remarquables. À ces causes d’ordre spéculatif s’en sont jointes de sociales et de morales. Pour beaucoup de lecteurs et d’écrivains, l’histoire est un refuge : ils y cherchent une diversion aux tristesses actuelles ; ils s’y réchauffent au contact de nos gloires anciennes ; et l’étude même des pires heures de notre passé leur est une consolation, puisqu’elle atteste l’extraordinaire vitalité de notre pays. Ajoutez une raison de fait. Au moment où l’histoire devient plus maîtresse de ses moyens de recherche et d’expression et trouve dans le public plus de faveur, elle entre en possession de toute sorte de ressources encore inexploitées. Les archives nationales longtemps inaccessibles s’ouvrent aux curieux en même temps que des liasses de documens sortent des collections privées. C’est toute une matière nouvelle jetée dans la circulation et qu’il reste à mettre en œuvre.

C’est ainsi, en fouillant le dépôt de nos archives diplomatiques, que M. Albert Vandal a vu s’esquisser les premières lignes de son œuvre d’historien. A feuilleter ces pages jaunies par le temps, il éprouvait ce plaisir singulier de surprendre dans son intimité la pensée des siècles écoulés. Il en a tiré d’excellentes études : Louis XV et Elisabeth de Russie, Une ambassade française en Orient sous Louis XV, et un récit amusant, coloré, vivant, qui tient du roman d’aventures et du conte fantastique, les Voyages du marquis de Nointel, livre aussi précieux pour l’histoire des lettres que pour l’histoire proprement dite, puisque la mission de Nointel à Constantinople était la réponse à certaine turquerie parodiée par Molière dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme, que notre ambassadeur emmenait avec lui Antoine Galland, le futur traducteur des Mille et une Nuits, et qu’il allait lui-même, entraîné par son humeur de dilettante, faire avant Chateaubriand et Lamartine le double pèlerinage en Grèce et en Palestine. Le danger pour qui se consacre à l’histoire diplomatique, c’est qu’il risque de limiter son horizon à celui des chancelleries. Parce qu’il a découvert le secret des négociations, il est tenté de croire que ce secret explique tout. A voir les questions à débattre entre quelques individus dont il démêle les visées prochaines, les intérêts immédiats et les passions, il cesse d’apercevoir l’ensemble et les conditions générales de la vie des peuples. Ce défaut devient d’autant plus grave, à mesure qu’on se rapproche davantage de l’époque moderne et d’un temps où les affaires relèvent plus de l’opinion. C’est le mérite de M. Vandal d’avoir su l’éviter. Dans son œuvre maîtresse, Napoléon et Alexandre, quel que fût le relief des figures principales, et, tout en concentrant la lumière sur de si grands acteurs, il s’est continûment soucié d’évoquer autour d’eux le tableau concret de toute une époque. On retrouvera le même procédé, appliqué avec autant de largeur et de sûreté dans le volume qu’il vient de publier sur l’Avènement de Bonaparte[1]. Le lecteur est séduit d’abord par l’aisance et la variété du récit : peu à peu, il s’aperçoit que les faits y apparaissent sous un jour assez différent de celui où on a coutume de les présenter. Cette histoire de l’acte de Brumaire est en effet une histoire nouvelle.

Que l’histoire du coup d’État de Brumaire fût encore à écrire, cela ne fait doute pour personne, et le contraire seul aurait lieu de nous surprendre. Trop de conséquences sont issues de cet acte : et il nous est devenu presque impossible de ne pas l’apercevoir à travers elles. Trop de gens avaient intérêt à le défigurer. Du concours de la colère des uns et de l’enthousiasme des autres, une notion s’est dégagée que poètes, orateurs, romanciers ont, chacun pour sa part, contribué à nous imposer, et dont voici les traits essentiels. Du cerveau de Bonaparte serait sortie tout armée l’idée d’un coup d’État consistant dans l’étranglement de la liberté et le renversement de la légalité. Elle aurait abouti grâce au dévouement aveugle de soldats prétoriens et à la complicité de la nation qui de toutes ses forces appelait un sauveur et un maître. Telle est bien la façon dont nous nous représentons le 48 brumaire, et c’est pour se l’être ainsi représenté qu’on l’a, tour à tour, célébré, honni, exalté et flétri. Or pas un de ces traits qui ne soit une erreur ; cette image figée et fausse est le résultat d’une série d’anachronismes ; elle procède d’une entière méconnaissance des conditions dans lesquelles les idées parviennent à se réaliser. Pour notre part, nous voudrions montrer comment l’auteur du nouveau livre sur Brumaire est parvenu à mettre dans son récit plus de vérité historique par le soin même qu’il a apporté à y faire œuvre d’art et de littérature.

Une théorie fameuse veut qu’en présence de toute œuvre de la nature ou des hommes, on se rende compte d’abord du « moment » où elle apparaît. De toute évidence, la condition indispensable pour que s’accomplisse un acte liberticide, c’est que la liberté existe. Si par hasard la Liberté n’existait pas à la veille du 18 Brumaire, il faudrait donc convenir que Bonaparte ou tout autre était dans l’impossibilité matérielle de la détruire. Ne la rencontrant pas devant lui, il ne pouvait la supprimer ; et ne la trouvant pas vivante, il ne pouvait la tuer. Tel est le cas. « Parmi les légendes qui se sont accréditées sur le 18 Brumaire, écrit M. Vandal. il n’en est pas de plus erronée que celle de l’acte liberticide, Ce fut longtemps lieu commun historique que de présenter Bonaparte brisant d’un revers de son épée une légalité réelle et étouffant sous le roulement de ses tambours, dans l’orangerie de Saint-Cloud, les derniers soupirs de la liberté française. En présence des faits mieux reconnus et étudiés, il n’est plus permis de répéter cette solennelle niaiserie. » De déroute en désastre la liberté avait fini par disparaitre complètement. Ni liberté de la tribune, ni liberté de la presse ; la volonté du pays de redevenir catholique violemment comprimée ; les ennemis eux-mêmes des jacobins animés du plus pur esprit jacobin ; le pays façonné à l’oppression. C’est ce qui devait rendre si facile le passage d’une tyrannie à une autre tyrannie. Aussi bien les choses ne vont jamais autrement. Quand on parle d’un tyran qui confisque les libertés, ce n’est qu’une métaphore, et la plus inexacte qui se puisse imaginer. Où il n’y a rien, le tyran lui-même perd ses droits. Il est bien vrai que le despotisme s’installe sur les ruines de la liberté ; mais il les a trouvées toutes faites.

Après le moment, le milieu. M. Vandal observe justement que l’étude de l’esprit public qui nous donne le ton et le sens d’une époque doit prendre dans l’histoire une place de plus en plus considérable. Autant qu’il lui a été possible, il a « cherché à démêler les aspirations des différentes classes, leurs besoins, l’instinct des masses, écouté les plaintes des ateliers et des chaumières, le bavardage des boutiques autant que les cris du forum et les discussions des assemblées. » Le témoignage qui résulte de toutes ces dépositions est celui d’une lassitude universelle. Inertie, affaissement des volontés, désintéressement de la chose publique, c’est ce qu’on retrouve partout répandu dans la masse sociale. Le peuple, c’est-à-dire l’ensemble des artisans et des petits bourgeois n’a soif que de tranquillité. Après tant de secousses, de luttes étrangères et civiles, de déchiremens intérieurs et de crimes, il n’aspire qu’au repos. Il a cessé d’avoir foi dans les principes de la Révolution qui a menti à toutes ses promesses. Il subit un gouvernement qu’il méprise, faute d’avoir le courage de le renverser et faute surtout de savoir par quoi le remplacer. L’expérience l’a instruit et il sait combien peu il lui a servi de changer tant de fois de régime. Cette apathie des gouvernés garantit seule aux gouvernans la possession du pouvoir. Faible assurance ! et ceux-ci se rendent bien compte qu’ils sont à la merci du premier choc, péril extérieur, retour offensif des jacobins, ou conspiration royaliste.

Chez qui donc va naître l’idée d’un coup de force ? Chez ceux-là mêmes qui détiennent le pouvoir et qui craignent de le perdre. La France est aux mains d’une oligarchie, elle est devenue la propriété d’une caste exclusive, fermée, qui s’est détachée de la nation, qui vit en dehors d’elle, étrangère à ses besoins, indifférente à ses maux. C’est la bande de ceux que M. Vandal appelle les « révolutionnaires nantis. » A côté d’eux un certain nombre de philosophes et de savans de l’Institut. « C’étaient pour la plupart des hommes d’aspect grave, de mœurs douces et d’esprit orgueilleux. Parce qu’ils étaient pour l’époque très savans dans leur partie, ils se croyaient appelés à régenter l’esprit public. Laissant au pouvoir proprement dit les attentats contre les personnes, les laides violences devant lesquelles ils s’inclinaient toujours, ils s’étaient réservé une autre tâche, et prétendaient façonner l’âme française conformément à leur haut et froid idéal. » Ces parlementaires, ces politiciens, ces idéologues, voilà de qui se composera le parti brumairien. Il s’agit pour eux non de sauver les institutions, mais de sauver le personnel.

L’idée est dans l’air. Comment va-t-elle prendre corps ? C’est une loi de la nature, qu’elle ne procède jamais par innovations brusques. Elle tâtonne. Elle s’essaie à une série d’ébauches. De même en est-il dans l’art, dans les sciences où il est rare que les grandes découvertes soient l’œuvre de ceux qui s’en sont les premiers avisés, et de même encore dans la politique. Pour que le coup d’État de Bonaparte réussît, il était indispensable qu’il eût été d’abord tenté et manqué par d’autres. C’est ce qui arriva. L’entreprise a été une première fois réglée dans le plus grand détail : mêmes moyens, même mise en scène ; rien n’y manquera sauf la réalisation effective. Sieyès avait fortement combiné le projet. Comme le remarque M. Vandal, on a tort de ne voir en Sieyès que l’esprit chimérique, l’abstracteur de quintessence, le constructeur de systèmes compliqués et inapplicables. C’est méconnaître les qualités pratiques dont il fit preuve dans toute cette affaire. Comprenant la nécessité de se faire protéger par un général, il s’était adressé au jeune Joubert. Qu’il s’en allât sur les champs d’Italie faire ample et rapide moisson de gloire et qu’il revint en sauveur ! On avait tout prévu, excepté que Joubert pouvait être tué. A la nouvelle de sa mort à Novi, il y eut un instant d’affolement. A qui s’adresserait-on ? Qui prendre ? Moreau, Macdonald ou Beurnonville ? On délibérait encore ; déjà Bonaparte avait débarqué à Fréjus.

Entre le projet de Sieyès et ceux qui hantaient l’esprit de Bonaparte, il y a rencontre. C’est encore une des lois de la création géniale qu’elle soit le résultat d’une collaboration et c’est ce qu’on exprime en disant que l’homme de génie n’est pas isolé dans son temps. Sans doute, Bonaparte n’a attendu le conseil de personne pour songer à se rendre maître de l’État. Mais le rêve ambitieux est encore indécis et flottant. Il va se concréter et se préciser au contact du projet de Sieyès ; tandis que Bonaparte, en reprenant à son compte le projet du Directoire, va le transformer et y mettre sa marque.

Nous avons peine à nous représenter aujourd’hui la nuance exacte des sentimens qui accueillirent Bonaparte à son retour en France. Nous sommes tentés de croire que la nation tout entière, dans un élan spontané, dut se précipiter aux pieds de César. Volontiers nous placerions déjà à cette date le mot fameux : « L’Empire est fait ! » Il n’en est rien. C’est un des points que M. Vandal a le mieux mis en lumière. Certes de longs siècles de monarchie avaient façonné le caractère français à accepter le pouvoir d’un seul ; mais aussi, ce souverain personnifiant en lui l’État, on ne s’avisait pas qu’on pût le trouver en dehors d’une famille privilégiée. L’idée césarienne n’existe pas encore chez nous et n’y a pas de sens. Que signifiait donc l’enthousiasme dont on salua celui qui revenait de son glorieux exil oriental ? Qu’était-ce alors que Bonaparte pour l’ensemble de la nation ? Rien qu’un général extraordinaire, celui auquel la victoire avait été le plus constamment fidèle, le seul dont le génie fût assez redoutable pour tenir en respect les prétentions de l’étranger et nous délivrer une fois pour toutes de nos ennemis de l’extérieur. Si puissant est l’instinct de notre nature qui nous porte à interpréter les événemens dans le sens de nos désirs et à colorer l’avenir de la teinte de nos espérances ! Parce que le pays souhaitait ardemment la paix, il s’empressait d’imaginer que le général vainqueur revenait tout exprès pour la lui apporter. Parce que Bonaparte était un grand homme de guerre, il voyait en lui le plus sûr instrument de pacification. Cette association d’idées lui paraissait aussi naturelle qu’elle nous paraît aujourd’hui paradoxale : Bonaparte et la paix !

D’ailleurs, la présence même de Bonaparte ne suffit pas à secouer d’une façon décisive et durable l’apathie où s’était si parfaitement endormie l’énergie nationale. On attend sans impatience les événemens. Pendant les journées du 18 et du 19 brumaire, la rue est calme. On assiste sans fièvre à la naissance d’un ordre nouveau : c’est un spectacle qui excite plus de curiosité que d’émoi et amuse la badauderie. L’événement une fois accompli, l’annonce en produit une satisfaction, une détente, mais du reste rien de comparable à cette effervescence, à cette exaltation que nous voudrions nous figurer à distance. Il faudra du temps pour que le Premier Consul communique à la masse son propre élan et fasse affleurer les réserves d’enthousiasme qui étaient en elle à l’état latent.

Un fait non moins curieux, c’est que les politiciens, les hommes d’intrigue, les hommes à idées n’aient qu’incomplètement soupçonné qu’en prenant Bonaparte pour protecteur, ils abdiquaient entre les mains d’un maître. Mais il semble bien que, jusqu’au bout, leur clairvoyance ait été en défaut et que ni le souci de leurs intérêts ni la plus complète antipathie de nature n’aient suffi à les inquiéter. Dans ce général qui se glorifiait d’appartenir à l’Institut et qui se déclarait l’ennemi de la superstition, les métaphysiciens crurent reconnaître un des leurs. Les idéologues s’imaginèrent qu’il travaillait pour eux. Ils se persuadèrent qu’il créerait à leur usage un gouvernement selon leurs vœux, ami de la philosophie et des lumières. Telle était la force de l’illusion ou l’énormité du malentendu !

Ce qui achève de dérouter les idées reçues et de ruiner la légende, c’est l’analyse des dispositions de l’armée. D’esprit très révolutionnaire, soldats et officiers n’aspiraient nullement à établir le régime du sabre. Et le fait est que dans les journées de Brumaire les fameux « prétoriens » brillent par leur absence. En effet, les grenadiers auxquels était confiée la garde des Conseils étaient tout l’opposé des prétoriens qu’on a signalés en eux. « Les prétoriens de Rome ne connaissaient que leur chef et le plaçaient au-dessus des lois : pour eux la patrie était le camp et non pas la cité. Autour des conseils et du Directoire on avait affaire à des hommes dont la plupart ne connaissaient pas Bonaparte et restaient imprégnés de passions civiques. Chauds démocrates, durs policiers, grands assommeurs de muscadins et autres aristocrates, ils s’estimaient gardiens des institutions. Les grands mots qui avaient tant de fois sonné à leurs oreilles : souveraineté du peuple, sanctuaire des lois, inviolabilité de la représentation nationale, n’avaient pas perdu sur eux tout empire. Vis-à-vis d’une entreprise qui les mettrait en cas de se tourner contre l’une des assemblées quelle serait leur disposition ? » En réalité, pour les décider à marcher, il fallut que la présence du président des Cinq-Cents leur facilitât l’illusion qu’ils étaient réquisitionnés par le représentant de l’autorité légale.

Une fois que l’historien nous a fait connaître le cadre et le fond du tableau, qu’il y a massé la foule et fait circuler l’air en nous montrant quelles idées y étaient flottantes et en suspens, de quelle électricité l’atmosphère était chargée, les choses sont au point pour que nous voyions nettement se dessiner la figure des individus et se préciser leur rôle. Plutôt que de nous présenter chaque acteur du drame en un médaillon d’une effigie arrêtée, M. Vandal a préféré laisser aux événemens le soin de tracer peu à peu les portraits et de faire apparaître, à mesure qu’ils se révèlent en action, les aspects de chaque caractère. Voici d’abord les dupes : Barras dont Bonaparte avait songé à se rapprocher, dont il s’éloigna promptement, à cause de la corruption dégoûtante du personnage autant qu’en raison de son inconsistance et qui va soudain rentrer dans son néant. Les comparses : Gohier, Moulins, qui servent à immobiliser Moreau, tandis que celui-ci sert à les surveiller. Moreau, dont le Directoire avait songé à faire un Bonaparte, se réduit, pendant la journée du coup d’État, à tenir l’emploi de geôlier en fumant des pipes ! Les acteurs : Sieyès s’acquit tant de son rôle en conscience et ne négligeant rien pour rester au premier plan. N’avait-il pas installé un manège au Luxembourg et travaillé l’équitation pour que l’ex-abbé qu’il était ne fit pas trop piteuse figure auprès du brillant général ? Assez vite d’ailleurs, parce qu’il est très intelligent et qu’il a le sens des réalités, il se rendra compte que la partie n’est pas égale, se résignera, se rejettera vers les combinaisons systématiques et l’idéologie. Fouché, l’homme nécessaire et dont on se défie au point de ne lui avoir pas dévoilé tout le projet, prêt à tourner avec la fortune, se réservant jusqu’à la fin, et pareillement disposé à fermer les portes de Paris à Bonaparte, si la légalité l’emporte, ou aux parlementaires, s’ils sont vaincus. Lucien dont le rôle fut considérable au dernier moment et qui sut devant le danger trouver mille ressources. Bonaparte enfin, qui avait envisagé toutes les possibilités, sauf pourtant celle d’une défaillance de Bonaparte.

Maintenant, renseignés sur les conditions de la partie et sur le caractère de ceux entre qui elle se joue, nous sommes en mesure d’apprécier toute la valeur dramatique de l’épisode principal ; comme, au théâtre, nous suivons, haletans, la scène décisive à laquelle un auteur, sûr de son métier, nous a savamment préparés. C’est ainsi que nous assisterons aux deux journées de Brumaire. Je ne connais guère de récit qui atteigne, avec moins d’apparence de recherche, à une plus réelle intensité d’effet, nous faisant passer par toutes les émotions qui furent celles des acteurs eux-mêmes, et, pour ainsi dire, nous tenant, jusqu’à la dernière minute, incertains de l’issue.

La journée du 18 n’avait été qu’une sorte de prologue. Dès le soir même, une certaine indécision et impuissance se manifestait chez les ordonnateurs de la grande scène du lendemain. Le 19, ce sont des retards, des lenteurs, une situation qui se prolonge, et, en se prolongeant, menace davantage d’aboutir à un échec. Le plan a été mal combiné, comme il arrive toutes les lois qu’il n’est pas l’œuvre d’une seule pensée et d’une seule volonté. Bonaparte, dont les proclamations sont parmi les chefs-d’œuvre de l’éloquence militaire, n’a pas cette autre sorte d’éloquence qui entraîne les assemblées. Le général qui, sur le champ de bataille, regarde la mort en face, se trouble devant la mascarade parlementaire des députés costumés de rouge. Pour enlever les soldats, il lui faudra recourir à une ruse, montrer sur son visage d’imaginaires traces de poignard. Et qui sait si, prononcée à temps, une « mise hors la loi » ne sera pas l’obstacle où toute son ambition et tout son prestige iront se briser ? Sans doute, les leçons de l’histoire n’ont guère coutume d’être entendues. Quelle leçon pourtant pour les amateurs de coups d’État ! Être l’un des plus prodigieux hommes de guerre de tous les temps, avoir derrière soi les campagnes d’Italie et d’Egypte, avec soi le gouvernement, la majorité d’une des deux assemblées, le président de l’autre, la complicité de l’opinion, l’appui des forces policières et militaires, pour aboutir peut-être à n’être le soir qu’un général hors la loi !

Maître enfin du pouvoir, comment Bonaparte va-t-il en user ? N’y verra-t-il qu’un moyen de contenter son ambition personnelle, et ne se servira-t-il de la France que comme d’un instrument pour réaliser un rêve de gloire insensé ? A cette date du moins, c’est encore une erreur d’interpréter ainsi la pensée de Bonaparte. Contrairement à ce qu’ont répété la plupart des historiens, il a cherché sincèrement le bien de la nation ; par delà les factions, leurs rivalités et leurs intérêts, il a aperçu le pays. Il en a discerné les profondes aspirations. Il a eu pitié de ses longues souffrances. Il a voulu être, au lendemain de l’universelle anarchie, l’homme de la réconciliation nationale. Sous quelle forme d’ailleurs lui sera-t-il permis finalement de s’incorporer aux destinées de cette France qu’il entend d’abord pacifier et reconstruire ? Il ne le sait pas encore. « Que feront de lui les circonstances ? « Monter plus haut, toujours plus haut, c’est la loi et la fatalité de sa nature. Cependant, pour monter au sommet où son ambition prendra nettement conscience d’elle-même et d’où elle pourra embrasser d’illimités espaces, six mois lui seront nécessaires ; son avènement à la pleine puissance, fondée sur l’absolue possession de l’esprit public, ne sera que progressif, et il faudra Marengo pour compléter Brumaire. » Chez César même, l’idée césarienne n’est pas née.

Ces conclusions, qui sont celles où aboutit l’historien de Brumaire, se dégagent du récit des faits sans qu’on y puisse jamais surprendre le souci d’une démonstration. Au contraire, la souplesse d’une narration qui se modèle exactement sur la réalité, nous permet de suivre les événemens à mesure qu’ils se produisent dans un enchaînement naturel plutôt que logique, et nous montre l’histoire en train de se faire, c’est ce qui nous a paru caractéristique de la manière de M. Vandal. Voilà ce qui donne à son livre sa valeur d’art. Romanciers, auteurs dramatiques, historiens, tous ceux qui ont entrepris de nous faire assister à la comédie humaine se conforment aux mêmes lois parce qu’elles leur sont imposées par les conditions mêmes de la vie. Grouper les faits autour d’une idée maîtresse, emprisonner les caractères dans une formule, c’est le moyen peut-être de frapper davantage l’imagination et de produire des effets d’une intensité plus saisissante ; c’est le moyen sûrement de fausser la réalité. Comme d’ailleurs, par suite de l’infirmité de notre nature et pour venir en aide aux défaillances de notre mémoire, nous sommes portés à apercevoir les événemens en bloc et les figures en raccourci, c’est le rôle de l’historien évocateur du passé d’y faire rentrer la notion de l’incomplet, du relatif et du successif. Encore faut-il, pour que l’écrivain nous donne l’impression de la vie, qu’il l’ait lui-même ressentie. L’historien n’est pas uniquement un savant, et sa tâche ne consiste pas seulement à constater des faits pour les ranger sous une étiquette : s’il a le devoir d’être impersonnel, pas plus que le poète il n’a le droit d’être impassible. Nous en voudrions à l’historien français capable d’assister avec curiosité et froideur à l’un des épisodes les plus dramatiques de la vie française, et nous aurions peine à lui pardonner que l’étalage de tant de misères, l’approche d’un avenir si chargé d’orage n’eussent rien fait vibrer dans son cœur. C’est le dernier mérite, et non le moindre, que nous signalerons dans ce livre où se devine à chaque page l’émotion contenue. L’historien de Brumaire a trop d’élévation dans l’esprit pour avoir, à aucun instant, manqué à l’impartialité. Il est trop persuadé de la dignité de son rôle pour s’être jamais permis de faciles allusions au présent. Mais puisque l’humanité dans son fond reste toujours la même, puisque le jeu des passions produit mêmes effets et que l’histoire est un perpétuel recommencement, c’est encore une partie de la tâche de l’historien que de savoir regarder autour de lui, prendre contact avec les hommes et les choses, recevoir les enseignemens de la réalité actuelle et utiliser les lueurs du présent pour éclairer l’obscur passé.


RENE DOUMIC.

  1. Albert Vandal, l’Avènement de Bonaparte, t. Ier, 1 vol. in-8o (Plon).