Revue littéraire - Une Figure de conventionnel

Revue littéraire - Une Figure de conventionnel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 693-705).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE FIGURE DE CONVENTIONNEL.

Romme le Montagnard, par M. Marc de Vissac, 1883. Clermont-Ferrand.

Peu d’assemblées politiques ont fait dans le monde autant ou plus de bruit que notre convention nationale, et cependant il n’en est guère dont la plupart des membres nous soient individuellement moins connus. Ceux-là mêmes dont les histoires générales de la révolution nous ont rendu le nom familier, — les Vergniaud et les Brissot, les Danton et les Desmoulins, les Saint-Just et les Robespierre, les Fréron et les Tallien, — il faut avouer que nous n’en savons rien d’assez précis, d’assez particulier, d’assez psychologique. L’idée que nous nous formons de leur personne privée se règle sur le jugement que nous portons de leur conduite publique; et, au contraire, c’est ce qu’il y a, dans leur conduite publique, de douteux ou de souvent obscur, qu’il faudrait éclairer par une connaissance plus intime de leur personne privée. Si l’observation est vraie de ces grands acteurs du drame révolutionnaire, combien ne l’est-elle pas plus encore des comparses? « On est étonné, dit Mortimer-Ternaux dans son Histoire de la Terreur, on est étonné, quand on parcourt la liste des députés à la convention nationale, d’y trouver des députations entières, composées de dix à douze individus dont pas un n’a laissé un souvenir dans la mémoire des hommes. » Mais l’étonnement redouble si l’on fait attention que ce sont eux pourtant, eux surtout, ces inconnus et ces comparses, dont l’histoire contient, pour ainsi dire, le secret même de la terreur. Si grande, en effet, que puisse être la lâcheté des hommes et quel que soit, dans une assemblée comme la convention, le pouvoir des volontés fortes pour entraîner les majorités, c’est à la condition que ces volontés elles-mêmes agissent dans le sens des majorités et qu’elles donnent bien plutôt une expression à leurs vœux qu’une direction à leurs désirs. Les Danton et les Robespierre ne sont pas seuls coupables de l’institution du tribunal révolutionnaire ou du régime de la terreur; s’ils eussent pu manquer à leurs œuvres, d’autres qu’eux les y eussent assurément remplacés; et quoi qu’ils aient fait enfin, ils ne l’ont fait qu’avec la complicité de leurs sectaires, da parti montagnard, de la convention presque entière.


C’est pourquoi, toutes les fois qu’un consciencieux biographe essaie de remettre en lumière quelqu’un de ces terroristes obscurs, de ceux dont le nom s’est évanoui sans laisser de traces, ou de ceux qui ne doivent leur peu de notoriété qu’à l’éclat du seul jour de leur proscription ou de leur mort, on peut dire avec vérité qu’il rend un inappréciable service à cette histoire de la révolution, si souvent faite, à ce qu’il semble, et cependant toujours à faire. Tel est le livre très curieux que M. Marc de Vissac vient de consacrer à Romme le montagnard. On y pourrait relever quelques erreurs; j’en retrancherais volontiers plus d’un détail inutile ; il est écrit surtout d’un style étrangement emphatique; ce n’en est pas moins, après cela, de ces livres où l’on apprend à connaître les vrais moteurs des évènemens, parce que l’on y saisit les vrais mobiles des hommes qui les ont plus ou moins dirigés. Quelque abondance qu’il y ait depuis plusieurs années de ces sortes d’ouvrages, — biographies ou histoires provinciales, — bien loin de nous en plaindre, nous souhaiterions donc qu’il y en eût encore davantage. Car ils seront un jour la substance de cette histoire dont le Moniteur ne nous a conservé que la trame chronologique, et, en attendant, s’il y a des lectures plus intéressantes ou qui montrent l’humanité moins laide, il n’y en a guère de plus instructives.

Le livre de M. de Vissac a d’ailleurs son intérêt historique très précis. Romme, si l’on s’en souvient, député du Puy-de-Dôme à la convention nationale, est l’un des vaincus ou l’une des victimes de cette insurrection du 1er prairial an III. dont l’assassinat du député Féraud et le calme héroïsme de Boissy d’Anglas ont particulièrement immortalisé le souvenir. Je dis particulièrement; je devrais dire uniquement ; car, en réalité, c’est à peu près là tout ce que nous en savons. Quel fut le caractère du mouvement ? On l’ignore. Les uns n’y veulent voir que « l’insurrection de la faim ; » les autres y reconnaissent la suprême tentative du parti jacobin pour ressaisir le pouvoir ; il y en a qui croient y discerner le premier des complots socialistes. Mais quel rôle y ont joué les Derniers Montagnards, — comme on les a nommés, — Romme et ses amis. Goujon, Duquesnoy, Bourbotte, Soubrany, Prieur (de la Marne), Peyssard, Forestier ? On ne saurait le dire : vaincus, selon les uns ; victimes, selon les autres ; les troisièmes ont écrit : martyrs. Et ce qui complique encore la question, c’est qu’il n’existe, à proprement parler, qu’un seul document où l’historien se puisse référer, un seul, et c’est le compte-rendu de la séance du 1er prairial, tel que l’a donné le Moniteur plusieurs jours après l’événement. Comment cependant résoudre le problème ? Il n’en reste qu’un seul moyen, qui est d’interroger le caractère des hommes. Vergniaud, capable de voter une loi de mort contre les émigrés et les prêtres insermentés, ne l’eût pas été d’organiser les journées de septembre ; et Danton, capable de déchaîner les massacreurs à travers les prisons de Paris, ne l’eût pas été, comme Robespierre, de se faire un moyen de règne de la permanence de l’échafaud. C’est ce que l’on exprime en disant que les actes d’un homme lui ressemblent. Qui donc étaient Romme, Bourbotte ou Goujon ? quels hommes ? de quelle origine et de quelle éducation ? de quel tempérament politique ? de quelle étendue d’intelligence ou de quelle étroitesse d’esprit ? de quelle facilité de mœurs ou de quelle rigidité de caractère ? En ce qui regarde Romme, nous pouvons le demander au livre de M. de Vissac.

Gilbert Romme, fils de Charles Romme, procureur au présidial de Riom, était né en 1750. Son éducation, commencée par un prêtre, s’était achevée au collège de Riom, sous la direction des oratoriens. Je ne sais s’il y avait épuisé, comme dit son biographe, « toutes les jouissances des mathématiques. « Il semble vraiment, à lire nos historiens, que, dès qu’un homme politique a fait ce que nous appelons tout simplement de bonnes études, littéraires ou scientifiques, il sorte aussitôt de pair et devienne un représentant, pour ne pas dire la figure même de la science ou de la littérature dans les grandes assemblées. On n’est pourtant pas un savant pour avoir poussé l’étude des mathématiques un peu plus loin que les quatre règles, ou même pour être le frère consanguin d’un correspondant de l’Académie des sciences ; et c’est là le principal titre de Romme. Ce qu’à tout le moins il contracta de bonne heure, à Riom ou ailleurs, c’est un mépris transcendant de l’histoire. « Je déteste l’histoire presque autant que la simple littérature, écrivait-il à l’un de ses amis ;.. l’histoire des sciences est essentielle ;.. l’histoire des mœurs a beaucoup d’inconvéniens et n’a pas encore été traitée d’une manière intéressante et ex professo. Mais l’histoire politique, l’histoire des conquêtes est toujours celle des carnages, des injustices, des cruautés, de l’ambition des hommes de tous les âges... » Pesez bien les mots : il ne se contente pas d’ignorer l’histoire, il s’en honore; il se fait gloire de la méconnaître; il la « déteste» enfin; c’est le premier mot de l’évangile révolutionnaire. Le commencement de la sagesse y est le mépris du passé.

Romme avait vingt-cinq ou vingt-six ans quand il écrivait cette lettre. Récemment débarqué le sa province à Paris, il suivait quelques cours de physique, de chimie, d’anatomie, donnait des leçons, vivait dans une mansarde dont il détaille lui-même orgueilleusement l’inventaire, — « un lit de sangles, un matelas, un drap, une couverte, un pot à eau, un verre, deux chaises, point de rideaux; » — de loin en loin voyait un peu le monde, et ne négligeait pas, selon l’usage de tous nos futurs constituans ou conventionnels, de se faire un peu partout, mais surtout en bon lieu, des amis, des patrons et des protectrices. Quand il quitta sa mansarde de la rue des Lavandières, ce fut pour aller s’installer dans la rue des Petits-Augustins, à l’hôtel de la comtesse d’Harville, dame d’honneur de la comtesse d’Artois. Il y payait son loyer en leçons de mathématiques. Il sollicitait en même temps l’établissement d’une chaire de physique expérimentale à l’Académie de Riom. L’Académie de Riom, vous entendez ce que c’était; on y enseignait aux jeunes gentilshommes de la province l’escrime et l’équitation. Il semblait tout naturel à Romme que l’on y enseignât de surcroît un peu de physique expérimentale, puisque au fait il se sentait propre, lui, Romme, à l’enseignement de la physique expérimentale. Autre trait bien digne encore d’être noté : la naïveté cynique avec laquelle tous ces gens-là cherchent et trouvent le bien général dans leur bien particulier. « En sollicitant la création d’une chaire de mathématiques et de physique expérimentale, écrit-il à Turgot, je n’ai jamais entendu solliciter pour moi exclusivement. » C’est bien l’une des ingénieuses formules que l’intérêt personnel ait jamais inventées. Ce n’est pas pour lui qu’il « sollicite » une place, mais pour le profit qu’en tireront ses « compatriotes. » L’affaire était, paraît-il, en bon train, quand la chute de Turgot vint ruiner ses espérances. Il fallut se retourner.

Un grand seigneur russe, le comte Golowkin, qui lui avait confié l’éducation, à bâtons très rompus, de l’un de ses enfans, l’avait mis en rapports avec un de ses neveux, le comte Strogonof. Le comte Strogonof cherchait un précepteur pour son fils; Romme lui parut convenir à cet emploi de confiance, il le lui proposa, les conditions furent débattues, et, voyant là l’occasion « de former, pour ses bons amis de Riom, un élève digne d’eux, » Romme, ayant accepté, partait pour Saint-Pétersbourg, où il arrivait le 1er septembre 1779. M. de Vissac eût peut-être pu se dispenser de nous tracer à ce propos un tableau du règne de Catherine ; il eût encore mieux fait de n’en pas emprunter les couleurs aux Mémoires de la duchesse d’Abrantès et aux compilations de Capefigue. Mais les notes de Romme sur la façon dont il comprit son devoir d’éducateur sont très intéressantes. Je n’y relèverai qu’un détail : à cet enfant de dix ou douze ans, Romme ne se contente pas de faire de pompeux discours, il lui remet de « véritables mémoires, » sur la nécessité pour un homme d’être simple dans ses habits et rapide à les vêtir. Quant à lui, dans les loisirs que ses fonctions lui laissent, il travaille à fabriquer, pour l’offrir à l’impératrice, une écritoire mécanique. «En l’ouvrant, on apercevait le mouvement du soleil, de la lune et des planètes ; les mois, les jours, les heures y étaient marqués, et des marmousets, ingénieusement articulés, présentaient du papier, des plumes, de l’encre, de la cire. » C’est que le futur montagnard ne se contentait pas d’éprouver pour Catherine l’admiration à laquelle avait certainement droit la grande souveraine ; il y ajoutait de la « vénération, » de « l’estime, » l’une et l’autre « profondes ; » et plaçait hardiment la patronne des philosophes « au rang de ces êtres extraordinaires et privilégiés… qui soit au-dessus de leurs semblables, même par leurs faiblesses. »

Rien de plus naturel, quand, à mesure qu’on le connaît mieux, on découvre à quel point, sous son étalage de grands sentimens et sa phraséologie stoïque, ce Romme, au fond, manque de sens moral et des plus vulgaires scrupules. Son biographe nous en donne d’admirables exemples. On demande un jour à Romme s’il ne connaîtrait pas un Français capable de faire l’éducation d’un jeune baron de Strogonof, Romme répond affirmativement, et, sur sa recommandation, son « vieil ami » Démichel est investi de ces fonctions toujours délicates. Voici ce que c’était que Démichel. Ancien condisciple de Romme, Démichel, après avoir failli se faire oratorien, était devenu confiseur, et de confiseur, banqueroutier. Entre temps, il avait trouvé celui de se marier et de se séparer de sa femme. A Paris, où il est venu chercher un refuge, il est d’abord commis en bijouterie, passe de la bijouterie dans la commission, de la commission tombe dans la valetaille, se propose ici comme laquais « pour porter la livrée, » là comme maître d’hôtel, ailleurs comme cuisinier et se fait apprécier enfin à sa valeur chez Mme de Montesson, « pour son talent à faire les pâtes d’abricot. » Il avait recommencé de battre le pavé de Paris quand les lettres de Romme vinrent transformer le triste sire en précepteur d’un enfant de famille. « Touchante victoire de l’amitié ! » s’écrie là-dessus le biographe. Sans doute ; mais abus de confiance un peu fort ! diront ceux qui ne s’intéressent pas plus que nous à l’ami Démichel.

Autre exemple. Quand l’éducation du jeune comte Strogonof fut à peu près achevée, la famille, pour y mettre la perfection, résolut de le faire voyager, et Romme, naturellement, fut chargé d’accompagner son élève. Ils firent d’abord un assez long séjour en Suisse, y apprenant, dans la conversation de Lavater, « l’art de dresser les hommes, » et « s’exerçant, comme dit le précepteur, à la frugalité des montagnes. » Mais aussitôt que la révolution éclate, Romme amène son élève à Paris. Et alors, avec son inconsciente, mais ordinaire improbité, cet enfant de dix-huit ans, dont il est le guide et le mentor, il le conduit aux séances de l’assemblée nationale, il lui fait offrir à la barre de la constituante les boucles d’argent de ses souliers, il l’affilie au club des Amis de la loi, sans parler du club des Jacobins, il le met sous la direction de la « belle Liégeoise, » Théroigne de Méricourt, dont ce maître de morale admire l’intelligence politique autant que son jeune Russe en apprécie les charmes opulens, et coûteux… Je m’étonne uniquement qu’il n’ait pas entraîné le futur ministre d’Alexandre Ier à l’assaut de la Bastille. Cependant l’ambassade russe trouve ces façons étranges ; on avertit le comte et le comte avertit Romme ; il ose même « l’engager» à quitter Paris. A de semblables prétentions Romme répond par la lettre suivante : « Monsieur le comte, pour la première fois depuis que j’ai l’honneur de vous représenter auprès de votre fils, vous me faites sentir la distance énorme qui se trouve entre un père et un instituteur. Par votre lettre du 10 juin, vous me notifiez une résolution si contraire au plan que l’ai suivi jusqu’à présent, et que vous avez approuvé, qu’elle en détruira forcément toutes les espérances. » Il se flattait peut-être après de si beaux commencemens, de faire jouer un jour à son élève les Thomas Payne et les Anacharsis Clootz. Et comme une autre lettre, plus expresse, l’avait « prié » de se rendre à Vienne avec le jeune Strogonof, il terminait par ces mots : « Nous allons nous rendre dans le village qu’habite ma mère. C’est là que nous attendrons votre dernière résolution. C’est de là que je vous ferai connaître à mon tour ce que je peux entreprendre, comme aussi ce qui sera au-dessus de mes forces, dans le plan définitif que vous prescrirez à votre fils. » Savez-vous rien de plus instructif ? Et il ne rendra pas l’enfant ; il faudra qu’on le lui arrache ; et quand M. de Novosilsof aura fait, pour venir le lui reprendre, le voyage de Paris, il se lamentera dans ses lettres particulières sur « la trame odieuse » ourdie par ce père pour rentrer enfin en possession de son fils.

La manière dont s’acheva la rupture entre Romme et les Strogonof est un autre exemple encore que je me reprocherais de ne pas signaler. Au départ du jeune homme et de son précepteur pour leur tour d’Europe, le comte Strogonof avait remis à Romme des lettres de crédit, qu’il avait renouvelées à mesure de leurs besoins. En lui annonçant son intention formelle de recouvrer son fils, M. de Strogonof ajoutait en post-scriptum : « Je ne sais combien vous avez touché sur la dernière lettre de crédit que je vous ai fait passer. Je vous supplie de garder le reste en attendant que je vous fasse passer une plus forte marque de ma reconnaissance. » La lettre, de 10,000 livres, n’avait pas été touchée; Romme la renvoya « fièrement, » pour ne pas dire insolemment; c’était son droit, et ce trait assurément l’honore. Seulement, M. de Strogonof, encore plus fier, lui ayant renvoyé là-dessus une gratification de 30,000 livres, Romme la garda, cette fois, la trouvant probablement suffisante, et ce trait l’honore moins. Il est vrai de dire que cet argent d’aristocrate reçut une destination éminemment patriotique. Romme s’empressa d’utiliser ses 30,000 livres en acquisitions de biens nationaux.

Une autre acquisition qu’il avait faite, au témoignage d’un homme qui l’a connu personnellement, était celle d’un trésor inépuisable d’envie contre quiconque avait « des talens, des richesses ou de la naissance, » trésor lentement, jalousement accumulé dans l’intimité de ces grands seigneurs qui l’avaient employé, servi, aidé, protégé. Pour édifier sa fortune politique, à la date où il revenait se fixer en Auvergne, il n’en fallait pas davantage. On était, en effet, à la veille de la séparation de l’assemblée constituante. Le trait étant commun à tous les démocrates, il est sans doute inutile d’y insister longuement. Contentons-nous donc de noter, une fois de retour dans sa province, la facilité singulière et redoutable avec laquelle Romme passe outre à toute espèce de considérations de légalité, de justice, d’humanité, toutes les fois qu’il s’agit de toucher un but qu’il s’est proposé. S’il veut se faire nommer officier municipal à Gimeaux, qu’il a choisi pour centre de ses manœuvres électorales, peu importe qu’il ne réunisse pas les conditions; que le temps exigé pour le domicile légal, par exemple, lui manque, et que, bien loin d’être éligible, il ne soit pas même électeur dans la commune qu’il prétend administrer; les lois ne sont pas faites pour un si ardent patriote, il sera tout de même officier municipal. Mais s’il veut faire de son frère, Jean-François Romme, un curé constitutionnel, peu importe qu’il n’y ait pas de cure à Gimeaux et que, pour des raisons plus ou moins justifiées, les propriétaires des environs s’opposent à ce qu’il y en ait une; peu importe même que, parmi ces propriétaires, il y ait de ses anciens amis et de ses anciens protecteurs; il les dénoncera comme aristocrates, quoi qu’il puisse advenir de la dénonciation, et Gimeaux aura sa cure, et Jean-François Romme en sera le curé. La coïncidence est toujours parfaite, comme on le voit, entre ses intérêts personnels et ses démonstrations patriotiques. C’est à l’autorité que de semblables procédés finissent toujours par conquérir à ceux qui n’y répugnent pas que Gilbert Romme dut son élection de député du Puy-de-Dôme à l’assemblée législative, le 7 septembre 1791, et sa réélection, l’année suivante, à la convention nationale.

Dans l’une et dans l’autre assemblée, comme il n’était pas beau à voir et qu’il ne savait point parler, Romme ne joua qu’un rôle très effacé. Mais, en deux ou trois circonstances, on le vit agir conformément à sa nature, et le personnage public, en lui, ne démentit point l’homme privé. Dans le procès du roi, son hypocrisie jacobine se traduisit par un vote justement demeuré célèbre : « Si je votais comme citoyen, l’humanité et la philosophie me feraient répugner à prononcer la mort, mais, comme représentant de la nation, je dois puiser mon suffrage dans la loi même... et je demande que Louis soit condamné à mort. » Membre du comité de l’instruction publique, il eut la gloire de faire voter la suppression de la maison de Saint-Cyr comme « repaire de filles d’aristocrates, » et une autre fois la suppression de la place de directeur de l’Académie de France à Rome, en attendant la suppression de l’Académie elle-même, ou, comme il disait, sa réorganisation « sur les principes de liberté et d’égalité qui dirigeaient la République. » Rapporteur de la loi sur l’organisation des écoles primaires, c’est aussi lui qui formula le premier des principes qui depuis... ont fait fortune. « Qu’on ne parle plus, s’écriait-il, d’institutions libres, d’enseignement particulier, du droit des pères de famille ; la république doit être le seul dispensateur gratuit des connaissances, l’unique régulateur des intelligences, sous peine de voir se perpétuer dans l’état cette odieuse division : les Citoyens et les Messieurs. »

Mais la plus mémorable invention où demeure attaché le nom de Gilbert Romme est certainement celle du calendrier républicain. Ce que l’invention elle-même pouvait avoir de valeur scientifique, nous n’avons point compétence pour le dire, ou plutôt, puisque les Lagrange et les Monge s’y sont trouvés mêlés, nous leur devons de croire qu’elle n’en était pas tout à fait dénuée. Romme cependant, si nous en croyons son biographe, aurait été le principal ouvrier de cette réforme au moins inutile. On ne consultera pas sans quelque intérêt de curiosité les divers Projets qu’il ébaucha successivement avant que triomphât celui que nous connaissons. Il y en avait un, tout à fait scientifique, où les jours se fussent appelés Primidi, Deuxdi, Tridi, Quatredi, et les mois : de la Balance, du Scorpion, du Sagittaire, du Capricorne; il y en avait un autre, plus pastoral, où les jours se fussent appelés : Primile, Bisile, Trisile, Qaatrile, et les mois : de l’Automne, des Semailles, des Moissons, des Fruits; en les combinant avec un troisième ou un quatrième projet, — car il n’y en a pas moins de sept, sans compter celui que l’on adopta, — on eût pu dater, à la manière orientale, du jour de la Charrue dans le mois des Fleurs, ou bien encore, militairement et révolutionnairement à ce coup, du jour du Canon dans le mois de la Bastille. Si la série des projets vaut la peine d’être consultée, l’Exposé des motifs est bien digne aussi d’être cité. La proclamation de la république ayant coïncidé avec l’équinoxe d’automne, un « savant » comme Romme ne pouvait manquer à tirer de cette coïncidence des effets inattendus. « L’égalité des jours et des nuits, s’écriait-il donc, était marquée dans le ciel, au moment même où l’égalité civile et politique était proclamée par les représentans du peuple... Le soleil a éclairé à la fois les deux pôles, le même jour où pour la première fois a brillé sur la nation française le flambeau de la liberté... Le soleil a passé d’un hémisphère à l’autre le jour où le peuple a passé du gouvernement monarchique au gouvernement républicain » Avec tout ce que nous savons du fanatisme de Romme, il ne nous manquait qu’un témoignage de sa sottise : il me semble que nous l’avons. On en pourrait apporter bien d’autres ; mais il vaut mieux passer rapidement, de peur qu’en montrant le personnage plus ridicule nous ne le montrions moins odieux.

Rappelons-le donc plutôt demandant la peine de mort contre un de ses collègues soupçonné d’avoir fait un approvisionnement de rhum, laissant conduire à l’échafaud les protecteurs de sa jeunesse, et finissant, après thermidor, par se sentir tenté de prendre la défense de Carrier : « Tout est coupable ici, — disait dans un accès de fureur et d’éloquence l’ancien proconsul de Nantes, — tout jusqu’à la sonnette du président. » Est-ce la force de la vérité qui fit sortir Romme ce jour-là de sa « réserve habituelle? » Il est au moins certain qu’il porta la parole contre les conclusions de son propre rapport, et il est encore plus certain que les Romme et tant d’autres avaient seuls pu rendre les Lebon et les Carrier possibles. Aussi, quoique moins universellement connus, il n’est que juste qu’on les tire de l’ombre pour leur faire partager la réprobation de ces noms fameux. Pas plus, en effet, que leurs collègues de la plaine ou du marais pendant les jours de la terreur ils ne s’étaient contentés de vivre: ils avaient aussi voté, et j’ose dire qu’on l’oublie trop facilement.

Quelques mois plus tard, l’insurrection du 1er prairial éclatait. Vingt lignes de narration sont ici nécessaires. Dès cinq heures du matin, des placards affichés sur les murs ou répandus à la main avaient invité les faubourgs à descendre en armes sur la convention. La salle des séances une première fois forcée, vers onze heures, puis évacuée, est de nouveau forcée, vers deux heures, et cette fois envahie par une multitude d’où sortent alternativement les cris de : Du pain et la constitution de 93! et de : Vive la Montagne! Vivent les Jacobins! Trois présidens, se succédant au fauteuil, essaient vainement de se faire entendre. Le tumulte va croissant, les injures, les coups, tandis que, réfugiés sur les gradins supérieurs, les députés attendent silencieusement que l’émeute s’épuise d’elle-même ou que les sections fidèles viennent les délivrer. Enfin l’apparition d’une tête sanglante au bout d’une pique « fait naître une sorte de calme rempli de stupeur[1] ; » les propositions partent de la foule et le désordre s’organise. Il est sept heures du soir : on allume les lampes, on débarrasse les gradins inférieurs, les députés y viennent prendre place, on convient de voter en levant les chapeaux, et Romme prend la parole pour demander d’abord que les patriotes incarcérés soient immédiatement élargis. Étrange idée qui lui est passée là par l’esprit, car, par où débuterait-il s’il était le chef reconnu de l’insurrection victorieuse? A partir de ce moment, aussi bien, lui et ses amis sont maîtres de la situation; ils se succèdent à la tribune; l’une après l’autre on vote leurs propositions; des huées couvrent la voix de ceux qui les discutent; on casse le comité de sûreté générale; Prieur, Duquesnoy, Duroy, Bourbotte, sont chargés d’aller s’emparer de ses papiers, et la journée semble finie. Mais, comme ils veulent sortir, ils se heurtent à une troupe; c’est la section de la Butte-des-Moulins, suivie de la section Lepelletier, qui vient enfin dissiper ce qui reste encore de la foule et rendre à la convention sa liberté suspendue depuis douze heures. Il est minuit : en quelques secondes, les vaincus du soir sont devenus les vainqueurs du matin. Sans désemparer, ils usent de la victoire à leur tour, et dans la même séance, entre quatre et cinq heures du matin, Romme, Soubrany, Duquesnoy, Duroy, Bourbotte et Goujon, décrétés d’arrestation, sont jetés en voiture pour une destination inconnue. Transportés à petites journées au fond de la Bretagne, ils n’en devaient revenir que pour être jugés, condamnés et exécutés.

Si nous avions sur les cinq autres ce que nous devons à M. de Vissac de renseignemens sur le premier, nous ne serions pas en peine de nous faire une idée vraie de l’insurrection de prairial. En effet, les patriotes incarcérés dont la première parole de Romme avait été pour demander l’élargissement immédiat, c’étaient d’abord : Collot d’Herbois, Barère, Billaud-Varennes, Vadier, mis en jugement depuis déjà plus de deux mois (12 ventôse an III), et c’étaient ensuite les montagnards décrétés d’arrestation au lendemain du 12 germinal : Amar, Duhem, Ruamps, Léonard Bourdon, etc. Or, l’insurrection du 12 germinal, préparatoire de celle du 1er prairial, faite au même cri : Du pain et la constitution de 1793! avait eu pour principal objet d’interrompre le procès que la convention instruisait contre Collot, Barère et Billaud. Si donc il n’y a pas de doute sur le caractère de l’insurrection de germinal et s’il y faut voir une tentative du parti jacobin pour ressaisir violemment le pouvoir passé aux mains des hommes de thermidor, il ne semble pas que l’on puisse hésiter davantage sur le caractère de l’insurrection de prairial et nous ne saurions qu’y voir une tentative ou un attentat de la même nature.

Toute la question se trouve ramenée de la sorte à celle de savoir dans quelle mesure les Derniers Montagnards ont connu le secret du nouvel et sanglant effort que les faubourgs allaient faire pour eux. C’est pourquoi tous leurs apologistes et tous leurs défenseurs se sont efforcés de prouver que Romme et Soubrany, Bourbotte et Duroy, Goujon et Duquesnoy, le 1er prairial au matin, ont été comme qui dirait les derniers informés de ce qui se passait aux abords de la convention. On a seulement oublié de nous dire par où la populace du faubourg Saint-Antoine était descendue sur les Tuileries pour que Romme, qui logeait rue Neuve-da-Luxembourg, et Soubrany, rue Saint-Honoré, n’aient rien perçu de la course, du tumulte et des clameurs d’une foule en armes. Romme, tel que nous le connaissons, avec son absence de scrupules, son penchant aux moyens violens, et sa tartuferie jacobine, était parfaitement capable d’avoir trempé dans l’émeute et de n’en affecter l’ignorance qu’à dessein prémédité. En admettant toutefois, et c’est la plus favorable hypothèse, qu’il n’eût pas de ses propres mains préparé l’insurrection, et que, s’étant contenté d’y pousser obliquement, il s’en fût remis du détail (du jour même, si l’on veut), sur les orateurs des clubs et les agitateurs des rues, il n’est pas douteux qu’une fois le mouvement éclaté, ses amis et lui, dans la séance du 1er prairial, tâchèrent de s’en emparer et de le faire aboutir à une reconstitution du terrorisme montagnard. Il ne s’en fallut, comme on l’a vu, que de quelques minutes qu’ils y réussissent.

C’est encore pourquoi leurs apologistes et leurs défenseurs cherchent ici à nous donner le change. Accuser Romme ou Soubrany d’avoir voulu détruire la république, s’écrient-ils, quelle apparence! Mais ce n’est pas là le point. On ne les accuse pas aujourd’hui d’avoir voulu détruire la république, on les accuse d’avoir voulu la confisquer par la violence à leur profit. D’autres ont prétendu que, pour épargner un nouveau crime aux assassins du député Féraud et prévenir le massacre peut-être de la convention tout entière, les Derniers Montagnards, animés de la folie du martyre, se dévouèrent pour le salut de leurs collègues à des représailles qu’ils prévoyaient, mais dont la pressentiment ne put cependant modérer l’ardeur de leur patriotisme. J’ignore si cela peut se dire de Bourbotte, ou de Goujon, ou des autres; nous ne les connaissons pas assez, ou du moins, pour ma part, je ne crois pas les connaître assez. Mais cela ne peut assurément pas se dire de Romme, l’un des plus impitoyables fanatiques de la convention, et dans la vie tout entière duquel, — il avait quarante-cinq ans, — son biographe lui-même n’a pu s’empêcher de signaler un caractère marquant d’insensibilité. Qu’un pareil sectaire se fût offert de lui-même à la mort pour sauver des collègues détestés, et qu’il y eût envoyés dès le lendemain de sa victoire, autant enseigner que Robespierre ou Marat doivent être inscrits par l’histoire au martyrologe des justes méconnus.

La conséquence est évidente : la convention eut le droit de reconnaître la main des montagnards dans l’insurrection de prairial, et, si Romme et ses amis furent victimes, ils ne le furent, comme depuis et avant eux tant d’autres, que du jeu sanglant des révolutions. Or, quiconque y met doit savoir qu’il y met sa tête et n’a qu’à ne pas jouer, s’il tient par hasard à la garder sur ses épaules. Ils ont perdu, ils ont payé, partant quittes; et finissons-en avec cette pitié dont nos historiens se croient obligés de faire l’aumône à chaque fournée de conventionnels que leurs adversaires envoient à l’échafaud. Car enfin d’où nous viendrait-elle, cette pitié des vaincus de prairial ? De ce qu’ils laissaient derrière eux des femmes, des enfans, des parens, tout ce qu’un Danton, un Robespierre, un Marat eux-mêmes peuvent laisser derrière eux d’affections humaines? Eh bien! et les autres? leurs victimes à tous? ils n’avaient donc ni père ni mère, et ils ne laissaient après eux ni femmes ni enfans? De ce que leur procès, instruit par une commission militaire, fut vidé dans l’esprit des juges avant que d’avoir été plaidé? Comme si ce tribunal révolutionnaire, où leurs votes avaient adressé tant de victimes plus pures, avait été moins expéditif dans ses procédures et moins sommaire dans ses exécutions! Enfin de ce qu’ils sont, comme on dit, « bien morts, » à la manière antique, en se frappant eux-mêmes d’un couteau passé de main en main, pour se dérober à la charrette et à la guillotine ? Mais, en ce temps de contagieux héroïsme qui est-ce donc qui n’est pas « bien mort » et courageusement tombé, sauf peut-être Camille Desmoulins et Mme du Barry? Réservons donc notre pitié pour des occasions meilleures ; et prenons garde surtout qu’en allant s’égarer sur de certaines têtes et dégénérant ainsi je ne sais en quelle sensiblerie banale, elle ne finisse par abolir ce qui doit demeurer de justice dans la pitié même.


Je ne voudrais pas, sur ces mots, laisser croire au lecteur que le biographe de Romme, s’il a plaidé pour son triste client, ait abdiqué sa liberté de juger tout entière et s’en soit constitué l’aveugle apologiste. L’étonnement et l’indignation l’ont surpris plus d’une fois lui-même au cours de sa longue lâche, étonnement trop naturel, indignation trop légitime pour que nous lui fassions l’injure de l’en féliciter. Toutefois, en réprouvant aussi vivement que nous, — mais bien plus éloquemment,— les idées du terroriste, son intention déclarée n’a pas moins été de rendre, comme il dit, justice à l’homme, et Romme, tout compte fait, reste pour lui ce qu’il appelle un caractère. « Aurai-je réussi dans ce louable effort de peinture impartiale? se demandait M. de Vissac, dans sa préface. Assurément non, si je ne suis pas blâmé d’une manière uniforme par les esprits extrêmes. » nous ne lui répondrons point que peut-être ne faut-il pas toujours tant redouter d’être extrême; la maxime exigerait, pour être bien interprétée, de trop longs commentaires; nous lui dirons seulement qu’en général nous n’entendons pas très bien cette distinction des idées et de l’homme. Mais il est quelque part où nous ne l’entendons pas du tout, c’est en matière de politique, où les idées, cessant d’être spéculatives, se traduisent en votes, et les votes en actes. On peut, à la grande rigueur, diviser un philosophe : d’une part le dangereux rêveur du Contrat social, et, de l’autre, l’éloquent romancier de la Nouvelle Héloïse; on ne peut pas diviser un homme politique : d’une part, le Robespierre du comité de salut public, et de l’autre, le sentimental fiancé d’Éléonore Duplay. Nous nous trompons nous-mêmes quand nous croyons la distinction possible; nous introduisons dans la réalité des subtilités de cabinet; nous raffinons sur des principes qui ne sont des principes qu’autant qu’ils repoussent tous les raffinemens. A vrai dire, comme tous les terroristes, il n’y a que deux mots pour juger ce « Caton » et ce « Gracque, » et, s’il n’est pas un fou, Romme est un criminel. Si le crime, en effet, commence au point précis où la fortune, l’honneur, la vie de nos semblables pèsent moins que nos besoins, que nos appétits, que nos désirs dans la balance de nos résolutions, quel crime plus odieux y a-t-il ou peut-il y avoir que de sacrifier froidement des existences humaines à ce que nous appelons nos idées et, par une hypocrisie sans pareille dans l’histoire, faire servir les plus beaux noms qu’il y ait parmi les hommes, ceux de raison, de liberté, de justice, à des œuvres de sang? Ce fut le crime de Romme et ce fut le crime du parti montagnard ; et l’opinion vulgaire ne s’y est pas trompée quand elle a porté sur le parti tout entier le jugement dont nous voulons espérer qu’elle ne reviendra pas.


F. BRUNETIERE.

  1. J’emprunte cette expression, comme aussi la plupart des traits de ce résumé rapide, au dramatique et vivant récit que nous a donné de l’insurrection de prairial H. Jules Claretie, dans son livre intitulé : les Derniers Montagnards. Paris, 1867.