Revue littéraire - Une Apothéose du naturalisme
Savez-vous pourquoi, depuis bientôt quatre siècles, tant d’écrivains originaux et tant de beaux génies ont travaillé à élargir le cadre de la littérature française ? Savez-vous pourquoi, de Rabelais à Montaigne, de Bossuet à Voltaire, de Racine à Victor Hugo, notre langue allait se modifiant sans cesse, gagnait plus de vivacité, plus de souplesse, plus de richesse, devenait capable d’exprimer plus d’idées et de représenter plus de choses ; pourquoi Jean-Jacques allait chercher dans les montagnes de la Suisse, Bernardin de Saint-Pierre sous les cocotiers de l’île de France, Chateaubriand dans les solitudes de l’Amérique et sur les rives du Meschascebé, le sentiment de la nature extérieure ; pourquoi les poètes découvraient l’Orient, les peintres découvraient la campagne, les critiques découvraient les littératures étrangères ? Mais savez-vous pourquoi les érudits s’enfermaient dans les bibliothèques et les savans dans les laboratoires ; pourquoi Michelet écrivait son Histoire de France, Tocqueville son Ancien régime, Fustel de Coulanges la Cité antique et Renan ses Origines du christianisme ; pourquoi Darwin formulait l’hypothèse de l’unité originelle des espèces, Herbert Spencer développait la doctrine de l’évolution,. Stuart Mill, Alexandre Bain et Maudsley fondaient la psychologie positiviste, Moleschott et Büchner rajeunissaient le matérialisme, et Claude Bernard jetait les bases de l’étude de la médecine expérimentale ? — C’était pour que M. Zola pût écrire l’histoire des Rougon-Macquart.
Cette façon d’envisager l’histoire des lettres et d’en déterminer le développement dans un sens étroit, mais précis, a toujours été celle de M. Zola lui-même ; et tant que nous ne l’avons trouvée que dans ses articles ou dans ses livres, elle ne nous a ni surpris ni désobligés. Elle n’est en contradiction ni avec la nature d’esprit de l’auteur, ni avec la nature même de l’esprit humain, mal protégé contre les séductions de l’amour-propre. L’illusion à laquelle cède M. Zola est assez commune, et il s’en faut qu’il soit seul à en être dupe. Il est clair que l’œuvre de chaque écrivain est en quelque manière le résultat de tout le travail antérieur ; de là, par une pente aisée, on glisse à croire qu’elle en est aussi bien l’objet et la fin. La doctrine de la finalité se prête à des interprétations périlleuses. Mais il s’est trouvé un homme de bonne volonté pour accepter le point de vue de M. Zola, s’y installer, et de là, dans une large perspective, découvrir toute l’histoire littéraire du siècle. C’est M. Georges Meunier, auteur d’un livre dont le titre lui est fourni par la langue commerciale : Le bilan littéraire du XIXe siècle[1]. M. Meunier avait déjà donné des Pages choisies d’Emile Zola dans une collection destinée à ceux qui, n’ayant pas le temps de tout lire, ne veulent lire que de l’excellent. Il célèbre un culte, dont ces publications sont les rites. Son nouveau livre est un acte d’humilité et d’adoration. M. Meunier est professeur ; il enseigne la littérature dans un lycée de province ; il appartient à l’enseignement moderne et même, comme on voit, ultra-moderne. La foi peut soulever des montagnes. Espérons que la foi de M. Meunier aura du moins accompli ce miracle, de réconcilier M. Zola avec la critique universitaire.
Bien en a pris du reste à M. Meunier d’adopter l’idée maîtresse qui circule à travers son livre. Elle en fait l’unité, et, si j’ose dire, elle lui prête un air de simplicité. Elle met quelque chose de nouveau dans une étude qui, sans cela, ne différerait pas assez des études antérieures auxquelles elle se réfère et qu’elle reproduit avec un excès de docilité. Elle y met un élément d’intérêt, qui consiste précisément à montrer ce que peut produire la méthode des romanciers naturalistes, appliquée à l’histoire des lettres. Voici quelques traits de cette méthode, d’après le spécimen ingénu qu’on nous en présente. C’est d’abord la suppression de toute analyse des idées. De grands mots tels que « envolée », mais surtout des épithètes répétées à satiété : « formidable », « étonnant », « prodigieux », tiennent lieu de longues explications. « Au milieu du travail prodigieux qui s’accomplit en ce moment dans la poésie... » écrit M. Meunier. Nous voyons assez bien ce qu’il peut y avoir dans ce travail de curieux, d’inquiétant, de vague ou de confus ; mais en quoi ce travail est « prodigieux », voilà ce qui nous échappe. — En second lieu, l’étourderie ; — je n’en citerai qu’un exemple. Parmi les influences qui ont permis au naturalisme de se constituer, on pouvait penser que M. Meunier ne manquerait pas de donner une large place aux doctrines positivistes. Mais vous aurez beau consulter l’index, interroger la table des matières, fouiller le livre : le nom d’Auguste Comte n’y est même pas prononcé. Et comme on ne peut soupçonner l’auteur de dédain à l’égard d’Auguste Comte, ce n’est donc qu’inadvertance. Ajoutez l’assurance dogmatique dans les affirmations. « Le type du vers classique est bien fini... » Or les plus révolutionnaires entre les réformateurs crient très haut que le vers classique reste pour les symbolistes, comme il est resté pour les romantiques et les parnassiens, le type même du vers français. La hardiesse dans les métaphores : « Armé de ce levier puissant de l’évolution, M. Brunetière a éclairé bien des points obscurs ou inexplorés de notre littérature. » Le manque de proportions, M. Meunier écrit bravement, à propos de Germinie Lacerteux : « Cette œuvre est d’une importance considérable dans l’histoire littéraire contemporaine » ; et il déclare sans sourciller à propos de l’œuvre de M. Hector Malot, qu’elle offre « des parties qui rappellent Balzac par l’art de créer et de faire vivre les caractères »... Mais on le devine aisément, c’est quand il en vient à parler de M. Zola que son enthousiasme ne connaît plus de mesure, et que son lyrisme se déborde. M. Zola, « qu’il ne faut jamais perdre de vue lorsqu’on envisage l’évolution des doctrines naturalistes depuis un demi-siècle », M. Zola lui apparaît dans une « gloire », suivant l’usage des tableaux de piété, ou dans une « apothéose » suivant la poétique des féeries. Celui-ci résume dans une synthèse harmonieuse les mérites de tous les grands écrivains et il possède des qualités que les autres n’avaient pas ; il a cette émotion en face de la nature, qui manquait à Balzac ; il est venu pour proclamer l’efficacité morale et sociale de l’art et lui « rendre ses véritables titres » méconnus par Flaubert ; et Flaubert et Balzac comme Chateaubriand ne sont que Flaubert, que Balzac, et Chateaubriand, mais M. Zola est « le Maître. » Tous les autres procèdent de lui ; ceux même qui ne se sont pas gênés pour le honnir, n’étaient que des ingrats, puisqu’ils lui doivent le meilleur de leur talent. Si Alexandre Dumas, après le Demi-Monde, et les Idées de Madame Aubray, s’est enfin haussé à écrire Francillon, qui, paraît-il, est le plus bel effort de son art, c’est que cet art s’est v attendri et baigné dans le courant de tristesse et d’humaine pitié que le puissant génie de M. Zola, plus encore que l’influence des littératures du Nord, a fait déborder sur son siècle. » Ne cherchez plus après cela pourquoi le nom de M. Zola domine toute une époque, et rayonne sur « le monde ». Une dernière touche achève la peinture, et le détail est trop « joli » pour qu’on se tienne de le citer. « Vue de loin et dans son ensemble, l’œuvre de M. Emile Zola fait penser à celle de Pascal... » Le panégyriste ne se contente pas de donner en passant cette indication et de voir les choses de loin. Il insiste, il développe, et après avoir montré que les personnages de M. Zola sont des détraqués, des abrutis ou des idiots, il conclut : « Pascal n’a pas stigmatisé avec plus de force l’inconscience de l’homme, cet imbécile ver de terre, ce cloaque d’incertitude et d’erreur. » Le parallèle est imprévu, et je le crois inédit. Il méritait d’être signalé au compilateur qui écrira quelque jour un curieux chapitre sur l’art d’instituer des rapprochemens en littérature et de les faire servir à la confusion des idées.
Or, dans le temps de la primitive Église, ceux qui avaient baisé le bas de la robe des saints en devenaient pour les fidèles un objet de vénération. Il en va de même dans l’église naturaliste. « Il semble qu’on puisse passer sous silence les écrivains qui se sont inspirés des doctrines de ces maîtres et de leurs procédés. Et pourtant rien ne serait plus injuste que cet oubli, car il se trouve que ces écrivains sont eux-mêmes des maîtres. » vertu vraiment miraculeuse qui des disciples fait des maîtres ! Que les pieds de ces hommes sont beaux !... Le public, insouciant de sa nature, est volontiers d’accord avec les auteurs pour trouver que la critique excède ses droits dès qu’elle fait mine de n’y pas renoncer ; il n’est pas sans utilité de lui montrer de temps en temps quelle besogne devient la sienne quand elle choisit pour posture celle de l’agenouillement. Nous nous serions pourtant abstenus de contrôler à notre tour un « bilan » dressé de façon si partiale, s’il ne nous offrait l’occasion d’examiner un problème de littérature contemporaine. Nous ne songeons pas, au surplus, à rouvrir contre ce qui fut le roman naturaliste une campagne menée jadis ici même avec la vigueur que l’on sait, dans le temps où l’école semblait triomphante et en face d’un effort de réclame jusqu’alors inouï. On a montré, sans qu’il soit besoin d’y revenir, comment M. Zola et ses amis, par l’insuffisance de leur psychologie et de leur observation, par leur manque de sympathie humaine et de sens moral, par leur grossièreté de langage, ont failli compromettre la meilleure des causes. Mais nous voudrions insister sur une différence essentielle par où les naturalistes de 1875 s’opposent aux naturalistes de 1850. Il s’est fait, vers le milieu de ce siècle, dans l’esprit français vite lassé de l’exaltation romantique, un retour vers le naturel et le vrai. À travers une étude de Taine, un roman de Flaubert, un poème de Leconte de Lisle, un drame de Dumas, une même tendance se fait jour. À la théorie de la littérature personnelle se substitue celle de l’objectivité dans l’art. Cela même est le naturalisme, et loin qu’on songe à lui faire son procès, il faut lui savoir gré d’avoir ramené notre littérature dans les voies de sa tradition. Cette tendance n’est pas épuisée, et en dépit d’un malaise passager, il est probable qu’elle continuera à développer son action dans l’avenir et à diriger la littérature vers une imitation plus docile de la réalité. Mais ce qui caractérise l’école de 1875, c’est son étroitesse. Elle n’a pas eu un poète, quoique Maupassant ait écrit Des vers, M. Daudet les Amoureuses et que M. Zola lui-même ait aligné des rimes ; c’est en dehors d’elle ou contre elle que s’est développée la poésie, héroïque avec M. de Heredia, rêveuse ou philosophique avec M. Sully Prudhomme, sentimentale avec M. Coppée, maladive et mystique avec Verlaine. Elle n’a pas eu un écrivain de théâtre ; et si curieuse d’ailleurs qu’ait pu être l’entreprise du Théâtre-Libre, il n’en est sorti ni une œuvre viable ni une acquisition certaine pour l’art dramatique. Elle n’a pas eu un critique ; les manifestes de M. Zola, les panégyriques et les éreintemens qu’il a consacrés à ses confrères sont la parodie de la critique ; Taine, responsable malgré lui d’un mouvement issu en partie de l’Essai sur Balzac, de l’Histoire de la littérature anglaise, et du livre de l’Intelligence désavouait hautement sa paternité ; et les critiques contemporains pouvaient bien reconnaître les qualités personnelles de quelques-uns des écrivains du groupe, l’acuité de vision des Goncourt, la force de M. Zola, la grâce de M. Daudet, la concision de Maupassant ; mais ils dénonçaient l’esthétique de l’école, les uns avec plus d’âpreté, les autres avec plus de malice souriante, ou plutôt ils se refusaient à admettre que l’école eût une esthétique. Mis en suspicion par tous les lettrés, tenus à l’écart par tous les hommes d’étude et de pensée, les littérateurs de 1875 ont formé moins qu’une école, un groupe, confiné dans le roman, et prisonnier, dans le roman lui-même, d’une formule exclusive et restreinte.il faut que ce rétrécissement de la littérature tienne à quelque cause. Il faut qu’il procède de quelque vice caché. Il faut que ce vice soit enfermé dans le principe lui-même dont on se recommande.
Ce principe consiste dans le culte et dans la superstition de la modernité. Tandis que Flaubert déclare qu’ « il n’y a rien à faire du moderne » et que le moderne lui répugne, ou, comme il dit plus énergiquement, « lui pue au nez », tout au contraire les Goncourt s’écrient : « Le moderne, tout est là ! La sensation, l’intuition du contemporain, du spectacle qui vous coudoie, du présent dans lequel vous sentez frémir vos passions et quelque chose de vous, tout est là pour l’artiste... » C’est leur ambition de donner au lecteur ce frisson du moderne ; et ils ont parfois réussi à peindre le décor de leur époque. Le bal de l’Opéra notamment les a comme fascinés ; ils en ont voulu rendre le papillotement et léguer l’impression troublante aux générations futures. C’est de même que les romanciers naturalistes décriront une exposition de peinture, un retour des courses, une première représentation. Ils emprunteront le sujet de leurs récits à une anecdote récente, à un scandale tout chaud. Ils copieront leurs personnages sur des originaux que nous avons coudoyés dans les rues, dont nous reconnaissons la silhouette et parfois jusqu’aux noms. L’auteur de Boule de Suif ne remonte guère plus haut que les événemens de 1870, et si la date du second Empire est inscrite au frontispice de l’histoire des Rougon-Macquart, elle n’y figure qu’à titre d’anachronisme : ce sont des mœurs et des figures d’aujourd’hui que M. Zola nous présente dans un cadre d’hier. Ne s’avise-t-il pas maintenant d’emprunter aux exploits des anarchistes la matière de son dernier roman ? Ce goût du modernisme est d’ailleurs si généralement partagé par la masse du public qu’on ne sait si les lecteurs ont davantage encouragé les romanciers par leur complicité, ou si les romanciers ont flatté davantage une manie des lecteurs. Quoi qu’il en soit, ces écrivains ne conçoivent pas que le roman puisse avoir d’autre objet que la représentation de la réalité présente.
Cette conception leur est particulière. Ce n’était pas celle des maîtres incontestés du réalisme. Stendhal ouvre par la fameuse description de la bataille de Waterloo un roman qui paraît en 1839. Mérimée, revenu de sa première ferveur romantique, reste fidèle aux époques de civilisation primitive et rudimentaire et donne à ses récits le recul de l’espace quand ce n’est pas celui du temps. Balzac dans la préface de la Comédie humaine se reconnaît débiteur de Walter Scott et rapporte à ses romans historiques l’honneur d’avoir « imprimé une allure gigantesque à un genre de composition injustement appelé secondaire », la gloire u d’avoir fait concurrence à l’état civil. » Lui-même il se fait dans les Chouans l’historien de la guerre de Vendée, dans Une ténébreuse affaire celui de la France du premier Empire, dans Un ménage de garçon celui des mœurs de la Restauration[2]. Gautier écrit le Capitaine Fracasse, Arria Marcella et le Roman de la Momie. Flaubert consacre à la résurrection du passé plus de la moitié de son œuvre : Salammbô l’aide à se « débarbouiller » de la vulgarité de ses Bovary ; il peine sur l’Éducation sentimentale, mais il écrit avec amour la Tentation de saint Antoine, Hérodias, la Légende de saint Julien l’Hospitalier ; et tandis qu’entassant sur les niaiseries de Bouvard les âneries de Pécuchet, il élevait un laborieux monument à la bêtise humaine, il rêvait d’un récit de la bataille des Thermopyles, majestueux et simple. Tolstoï fait un large tableau de la société russe contemporaine du premier Empire. George Eliot remonte, par delà le XVIIIe siècle, jusqu’à l’Italie de la Renaissance. Tous ils ont éprouvé le besoin de sortir de leur temps, d’échapper à l’oppression et à la tyrannie du présent, de réjouir leur imagination par le spectacle d’autres mœurs, d’élargir leur intelHgence par la compréhension d’autres idées, d’éclairer par la comparaison les données mêmes de l’observation, d’éprouver enfin la valeur de leurs procédés en les appliquant à des sociétés qui avaient eu le loisir de se réaliser complètement. Chez nos romanciers naturalistes, rien de semblable. Ils ont ignoré ce souci. Ils n’ont pas eu le sens du passé. C’est un fait. Les conséquences en sont considérables.
D’abord, sans le passé, il n’y a pas de poésie. Pour qu’elle devienne une matière capable d’éveiller l’imagination des poètes, il faut que la réalité ait été transformée par la lente élaboration du temps. Homère ou Virgile, Dante, Tasse, Milton en fourniraient la preuve. Les Achille, les Roland, les Rodrigue, au cours de leur vie mortelle, étaient des hommes pareils à tous les autres hommes et médiocres comme eux. Mais à mesure que leur image s’enfonçait dans le lointain, on les a vus grandir et prendre taille de héros. L’époque où s’encadre leur figure bénéficiait de la même métamorphose et s’élevait aux proportions épiques. L’humanité, blessée par le présent, défiante d’un avenir trop incertain, fait planer sur les temps accomplis une image embellie d’elle-même et place dans le recul des âges la chimère d’une époque où la nature plus jeune était meilleure, où la terre était plus féconde, où les poitrines plus larges enfermaient des cœurs plus généreux. Elle veut du moins être dupe et avoir le mirage des biens qui lui ont été refusés ; aussi, pour se donner à elle-même l’illusion que cet idéal de bonheur et de perfection où elle aspire ne l’aura pas toujours déçue, se plaît-elle à imaginer qu’il a été une réalité d’autrefois. Les peuples qui n’ont pas de tradition n’ont pas de poésie.
Les chansons populaires primitives supposent déjà une longue habitude de la rêverie, et peut-être ne nous semblent-elles si charmantes que parce qu’elles éveillent, chez les civilisés que nous sommes, toute sorte de sentimens dont à peine elles contenaient le germe ; comme les souvenirs de notre enfance ne nous paraissent à nous-mêmes si délicieux que du point de la vie où nous les apercevons. Entre l’histoire et la légende telle est justement la différence : l’histoire, par la précision de ses récits nous rend les événemens comme présens ; la légende leur conserve une apparence lointaine. Les religions ne contiennent pas nécessairement une conception de la vie future ; mais toutes elles baignent dans le passé ; de là vient que dans les plus grossières il réside un élément de poésie. Les siècles dont la pensée dédaigne de se tourner vers le passé n’ont pas de poètes : notre XVIIIe siècle en est un bel exemple. Chénier lui seul triomphe du voisinage de tant de prose ; mais c’est qu’il s’échappe vers la Grèce où, comme Ronsard, il a situé son rêve. Shakspeare fait traduire par le prince d’un fabuleux Danemark ses propres méditations sur l’énigme de la vie. Gœthe trouve dans les aventures du jeune Werther la matière d’un roman, et dans celles du docteur Faust l’étoffe d’un poème. Et les théoriciens de notre tragédie, comme ceux de la tragédie antique, savaient bien que pour donner un air de grandeur au crime, à la trahison, à l’adultère, à l’inceste, à ce qu’il y a dans nos passions de plus odieux et dans notre nature de plus ignoble, il suffit du recul prestigieux des siècles.
Le cas des poètes lyriques semble ici faire exception, puisque ceux-ci prennent en eux-mêmes le sujet de leurs chants. En fait ils se conforment à la même loi. Ce n’est pas au moment où ils les éprouvent que leurs émotions deviennent pour eux une matière d’art : il faut qu’ils en dégagent leur sensibilité enfoncée trop avant, qu’ils s’en détachent pour les dominer, et qu’enfin elles leur apparaissent comme choses que le souvenir leur a redues presque extérieures. Nous ne savons que nous désoler, pendant que nous souffrons. Hugo, frappé dans sa tendresse de père, « fut comme fou dans le premier moment. « C’est plus tard qu’il fit à sa morte le génial hommage des pièces des Contemplations. Pendant que nous aimons, nous ne savons que souffrir. C’est plus tard que se révèle à nous la beauté des souffrances passées. C’est quand la mort a mis entre eux un infini de distance que la femme du physicien Charles devient pour Lamartine l’Elvire immatérielle. C’est quand la rupture a fait une œuvre pareille à l’œuvre de la mort que la maîtresse à jamais partie devient pour Musset l’inspiratrice des Nuits. La Mort, voilà celle qui, par une vertu mystérieuse, agrandit, épure, ennoblit. Partout où son souffle a passé, les tares aussitôt disparaissent. Ce qui n’est plus s’embellit par cela même qu’il n’est plus. Des choses banales et vulgaires, parce qu’elles sont abolies, en reçoivent on ne sait quel charme. Des maisons qui furent sans caractère nous plaisent par un air de vétusté : les ruines sont plus belles que les palais. Et les êtres que nous avons perdus, quand ils nous regardent de là-bas, ont dans leurs yeux des tendresses que nous n’avions pas soupçonnées. Comment expliquer ce phénomène qui de sa nature semble indéfinissable ? Platon eût dit qu’il y a une « idée » des êtres ; tant qu’ils tombent sous nos sens, elle est cachée par des couleurs trop vives qui nous la dérobent, par la matière trop grossière qui l’étouffe ; à mesure que la matière se subtilise, que les couleurs s’effacent, que les nuances s’harmonisent, l’idée reparaît et elle est d’essence divine. Le passé est le grand artiste qui fait surgir d’un fond d’ombre les lignes pures de la poésie.
Aussi n’y a-t-il rien de contradictoire entre une conception suffisamment large du naturalisme et la conception elle-même de la poésie. Une école naturaliste n’est pas nécessairement une école de prose. Si l’on voulait citer d’admirables modèles de poésie naturaliste, il ne serait besoin d’aller les chercher ni très loin, ni hors de la seconde moitié de ce siècle. On les trouverait dans les Poèmes antiques, dans la Légende des siècles, dans certaines pages de Renan auxquelles il ne manque vraiment que la cadence du vers. Ce sont autant d’exemples d’une poésie objective et qui vaut par la rigueur des procédés. Même les romanciers naturalistes n’étaient pas dénués de toutes facultés poétiques. Quoique le titre de « poète épique », dont il est passé dans l’usage de saluer M. Zola m’ait toujours paru une mystification, on ne peut contester qu’il n’ait beaucoup d’imagination. Mais au lieu de l’appliquer au passé, il l’applique au présent, en sorte qu’elle a nui à la netteté de son observation et lui a servi à déformer la réalité.
Comme elle est essentielle à la notion de poésie, de même l’idée de passé ne se sépare pas de la notion de l’art. En effet on ne saurait donner de l’art une définition qui n’implique l’idée d’une succession dans le temps, qui ne suppose de multiples efforts, une série de tentatives dont beaucoup ont avorté, et quelques-unes n’ont pas péri tout entières. Des formes se sont essayées à naître qui n’étaient pas viables, d’autres ont été tentées, rejetées, reprises, qu’on voit reparaître modifiées au cours de ce long voyage d’aventures à travers les cercles où s’élabore la vie artistique. Bien des nouveautés, qu’on salue avec un enthousiasme de révolutionnaires, sont les parties oubliées d’un héritage auquel nous nous vantions d’avoir renoncé. Quelle folie de croire qu’on puisse être jamais indépendant de la tradition ! Elle agit en nous sans que nous le sachions. Donc il vaut mieux le savoir. Et dans le cas des naturalistes, comme il eût mieux valu pour eux se rendre compte qu’ils recommençaient, avec toute sorte de changemens dont plusieurs n’étaient pas des acquisitions, l’œuvre des classiques, et par-dessus les siècles tendre la main, avec Flaubert, à « ce vieux croûton de Boileau ! » C’est tout juste s’ils se recommandent de leurs prédécesseurs immédiats. Balzac leur est un ancêtre suffisant. Même, qui parle d’ancêtres ? Leur prétention est de ne relever que d’eux-mêmes et de la science. Ils veulent n’écrire que sous la dictée immédiate de la nature. Mais la nature existe-t-elle par elle seule, indépendamment des consciences où elle s’est reflétée, et cette mélancolie dont les paysages sont imprégnés n’est-ce pas celle qu’y ont laissée flotter derrière elles des générations de rêveurs ? Mais la moindre des idées qui s’ébauche en nous n’est-elle pas le résultat d’expériences accumulées à travers les siècles ? Mais les mots dont nous nous servons, ne se sont-ils pas ou chargés de matière, ou vidés de leur sens, en passant sur les lèvres de tant d’hommes qui nous ont précédés ? Quelle folie de croire qu’on ouvre des yeux tout neufs sur un monde né d’hier ! Et quel est l’illogisme d’une conception si enfantine, chez des écrivains qui font tant de bruit de la doctrine de l’hérédité ! Aussi, tandis que Gautier, Flaubert, les Parnassiens s’étaient montrés avant tout soucieux de la probité du style et de la perfection de la forme, les romanciers naturalistes ont laissé peu à peu se perdre les qualités d’art ; le roman, tel qu’ils l’ont légué à leurs successeurs, est devenu un article de confection vulgaire, déprécié d’autant. Ils se sont vantés d’avoir bousculé beaucoup de conventions. Comme si les conventions, en disparaissant, n’étaient pas aussitôt remplacées par d’autres ! L’art dans son développement historique est cela même : un système de procédés de plus en plus délicats et, si l’on veut, plus artificiels, pour atteindre à plus de simplicité et serrer de plus près la nature.
Est-il besoin de montrer maintenant ce que la critique doit, elle aussi, à la connaissance du passé ? On n’invente pas de toutes pièces une esthétique ; on ne bâtit pas de théories sans les fonder sur une histoire de l’art : on ne porte pas de jugemens sans leur donner de solides assises ; on ne discerne pas où vont les choses si on ne sait d’abord d’où elles viennent. C’est pour avoir vu comment meurent les œuvres, et comment les dogmes se transforment, qu’on devient impartial — et indulgent. Tandis que les naturalistes ont sommairement exclu et brutalement anathématisé tout ce qui ne rentrait pas dans leurs formules, nous sommes plus justes envers eux, prêts à reconnaître et même à leur expliquer que tout ne périra pas dans leur œuvre et que leur effort n’aura pas été entièrement perdu.
Mais cette notion même de la modernité dont on mène tant de fracas, que devient-elle, et ne la voit-on pas se dissoudre et s’évanouir si on ne lui donne celle du passé pour support ? Le moderne, ce n’est que la forme passagère et quasiment négligeable de ce qui dure et qui seul importe. Une société ne se suffit pas à elle-même et devient incompréhensible si on ne fait pas acception de celle qu’elle continue et dont elle conserve ou dont elle combat les idées ; le mot est d’Auguste Comte : « L’humanité à tous les momens de sa durée se compose de plus de morts que de vivans. » De cette solidarité entre les générations et de ce fait qu’il y a en nous, au fond de nous, quelque chose qui n’y est qu’à titre de dépôt et que nous devons donc respecter, découle toute la morale. C’est ainsi que de leur méconnaissance du passé procède — en partie du moins — la méconnaissance de la morale qui nous choque chez les romanciers naturalistes ; et par là s’explique aussi leur pessimisme inintelligent. Car la réalité aperçue dans une courte vision est à coup sûr hideuse. Si nous n’envisageons qu’un moment de la vie d’une société, nous y apercevons tant d’horreur et tant de honte que nous maudissons Dieu de nous avoir fait naître dans ce royaume pourri du Danemark. Il nous faut du temps pour nous rendre compte que les hommes, d’une époque à l’autre, se ressemblent beaucoup et que, sous toutes les latitudes comme à toutes les dates, on les trouve à peu près pareils. Cette révélation de la persistance du mal parmi les hommes est elle-même désolante et nous les fait d’abord prendre en haine. C’est le premier mouvement auquel cèdent les très jeunes gens. Ils s’irritent de ce qui les a blessés et ils ne savent que condamner. Laissez faire au temps. Ils vivront, ces justiciers, et rien n’aura changé autour d’eux, rien n’aura changé dans le monde et dans l’histoire du monde ; mais, un jour qu’ils regarderont en eux, ils s’étonneront de n’y plus trouver les colères d’antan. La sympathie les aura remplacées, une sympathie attristée pour cette humanité, qui d’un siècle à l’autre ne progresse guère et ne devient pas meilleure, mais qui souffre de l’inutilité de ses efforts vers le mieux.
Aujourd’hui l’école naturaliste a fait son temps et, puisqu’on y tient, elle a déposé son bilan. Il en reste un souvenir, et qui ne laisse pas d’être instructif : celui d’avoir vu ce que peut donner la littérature aux mains des illettrés. La réaction s’est faite contre elle dans tous les sens ; je remarque que l’idée du passé s’est trouvée du même coup réinstallée dans ses droits. Les poètes sont revenus, en assez médiocre équipage et vêtus d’habits démodés, comme il arrive au retour d’un long exil. Ils ont ramené le Passé dans leurs vers, et pour lui témoigner leur déférence, ils ne manquent pas de lui faire les honneurs de la majuscule. Les romanciers, aussi attentifs que jadis à la vie de leur temps, s’essaient pourtant à en sortir : MM. Paul et Victor Margueritte nous reportent dans notre histoire à vingt-cinq ans en arrière ; M. Rod, comme M. Pierre Loti, est frappé de voir de quel poids les races pèsent sur les individus d’un jour ; après M. de Vogüé, M. Bazin et M. Barrès s’unissent pour célébrer l’âme de nos vieilles provinces ; M. Rodenbach s’hypnotise dans la contemplation des villes mortes, M. Huysmans restaure les cathédrales, M. J. H. Rosny remonte jusqu’à la préhistoire. Non seulement les nouveaux venus se séparent de l’école abandonnée, mais ceux mêmes qui y ont été le plus intimement engagés ne veulent plus y avoir appartenu. Flaubert refusait l’appellation de naturaliste ; M. Daudet la repousse avec autant d’énergie. Il n’a jamais été naturaliste. Il l’a confié à son fils. Et son fils nous le confie à son tour dans un « Entretien » qu’il intitule simplement : Mon père et moi. Car dans une famille d’artistes rien ne doit rester secret et les confidences elles-mêmes, intéressant la cause de l’art, appartiennent au public. C’est le grand lâchage. Il a sa tristesse. C’est pourquoi, et toute réflexion faite, il faut plutôt savoir gré à l’auteur du Bilan littéraire de la pensée pieuse qui l’a sans doute guidé. Cet hommage d’un enthousiasme attardé sera doux à M. Zola, au moment où il semble douter de son œuvre et où, désespérant de fixer l’attention par les seuls moyens de la littérature, il se jette au travers des questions qui agitent l’opinion et s’installe dans les fonctions de « représentant de la conscience publique », restées vacantes depuis la mort du défenseur des Calas.
RENE DOUMIC.