Revue littéraire - Trois précurseurs du féminisme

Revue littéraire - Trois précurseurs du féminisme
Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

TROIS PRÉCURSEURS DU FÉMINISME

Le succès, qui est si dangereux pour les personnes, ne l’est guère moins pour les idées et pour les mots. Dès qu’un mot commence à avoir la vogue, chacun s’en empare ; on obscurcit, on altère, on fausse l’idée qu’il avait d’abord servi à exprimer ; il devient l’étiquette décevante destinée à séduire la curiosité. Ainsi en est-il par exemple pour le terme de socialisme : des messieurs à la boutonnière fleurie et des compagnons vêtus du bourgeron, des croyans, des libres penseurs, des réactionnaires, des révolutionnaires se sont pareillement emparés du mot ; mais il est probable qu’ils n’y enferment pas le même sens. Ainsi encore du terme de féminisme. C’est le mot qui plaît. Nous nous hâtons d’en tirer tout le profit que nous pouvons, comme on se hâte d’user d’un remède pendant qu’il guérit. Nous sommes tous féministes : le moyen pour un homme de ne pas être féministe ? Non contens d’être, nous-mêmes et pour notre compte, des féministes convaincus, nous découvrons que d’autres l’ont été avant nous, qu’on n’en soupçonnait pas : nous nous avisons que dans des ouvrages, dans des théories, dans des temps où, il y a seulement dix ans, on ne l’eût jamais été chercher, le féminisme le plus authentique était inclus. Question d’étiquette ! Comme les industriels qui appliquent au chapeau ou au bonbon de l’année le titre de la pièce en vogue, nous nous efforçons d’attirer le public vers nos travaux, en flattant sa plus récente manie. Heureuse, mais lointaine, l’époque où on pouvait intituler bonnement un livre Études, Essais ou même Mélanges ! Il faut aujourd’hui un titre qui tire l’œil : l’estime est à ce prix.

C’était, l’an passé, en tête d’un livre de M. Léopold Lacour, que nous voyions flamboyer ce titre : Les origines du féminisme contemporain ; le livre d’ailleurs contenait tout simplement des monographies consacrées à trois dames connues pour avoir, aux jours les plus tragiques de la Révolution, péroré dans les clubs, paradé dans les rues, excité au meurtre et fait couler le sang. Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt et Rose Lacombe, telles sont les héroïnes dont l’historien avait tenté de s’instituer le biographe. Il ne les flattait pas outre mesure. Il traitait Olympe de Gouges de « toquée, » de « gâcheuse » et d’ « agitée. » Il nous montrait Théroigne de Méricourt finissant à la Salpêtrière, après avoir été de tout temps marquée pour la folie. Il rappelait comment Rose Lacombe, pour prix de ses fantaisies, fut fouettée de la main des poissardes ainsi que l’avait été Théroigne. Il faisait bien voir que, s’il y a dans la destinée de ces personnes célèbres quelques différences ou nuances, en tout cas elles se ressemblent par l’espèce de leurs mœurs, ayant été toutes trois pareillement des filles… Mais est-ce vraiment dans l’exemple de ces mégères qu’il faut aller chercher les origines du féminisme contemporain ? leurs exploits font-ils partie des revendications féministes ? est-ce sous de telles autorités que s’abritent les féministes de l’heure présente ? C’est une question que, pour ma part, je me refuse à examiner et dont je laisse à M. Lacour toute la responsabilité.

Voici, aujourd’hui, un autre recueil d’études que son auteur, M. Louis Chabaud, intitule les Précurseurs du féminisme[1]. De toute évidence le féminisme de M. Chabaud n’est pas le même que celui de M. Lacour, puisque les précurseurs qu’il lui assigne s’appellent non pas Olympe de Gouges, mais Mme de Maintenon, et non pas Rose Lacombe ou Théroigne, mais Mme de Genlis et Mme Campan. De façon non moins apparente, le féminisme, tel que l’entend M. Chabaud, n’a aucun rapport avec ce qu’on désigne généralement par ce mot ; car, le féminisme n’est rien, ou il est une théorie de l’émancipation de la femme. Or, que la femme puisse être affranchie de la tutelle de l’homme, voilà ce que ni les femmes dont il est ici question, ni aucune de leurs contemporaines n’eût admis. Supposez, si vous êtes en veine d’imaginations facétieuses, que Mme de Maintenon assiste à l’un de nos congrès féministes ; supposez qu’elle entende ce qu’y disent les plus raisonnables et les plus modérés des orateurs : et essayez de vous figurer sa stupeur ! En fait, M. Chabaud trace le portrait de « trois institutrices d’autrefois. » Libre à lui de choisir un titre plus « actuel ! » Encore ne fallait-il pas le choisir à contresens. Il ne s’est pas aperçu que ses prétendus précurseurs du féminisme représentent éminemment le courant d’idées opposé aux théories féministes. C’est, à plaisir, égarer le lecteur. Cela est d’autant plus regrettable que dans ce livre, où il s’applique à montrer ce qu’on a tenté jadis pour l’éducation et l’instruction de la femme, M. Louis Chabaud remet en leur jour des idées justes, de celles qu’il est aujourd’hui opportun de rappeler par esprit d’équité et dans l’intérêt du vrai.

Nous croyons aisément et nous répétons volontiers qu’avant la fin du XIXe siècle on n’avait rien fait pour relever le niveau de l’éducation féminine. Cela est faux de tous points. C’est, — pour ne pas reprendre les choses de plus loin et pour simplifier le problème, — se tromper de deux cents ans. Dès le milieu du XVIIe siècle nous voyons que la question fut posée par Mlle de Scudéry[2]. A la fin du siècle, ce sont des écrivains ecclésiastiques qui réclament la réforme que la faveur d’un monarque absolu fera bientôt aboutir. C’est l’abbé Claude Fleury qui écrivait en 1686 : « Ce sera sans doute un grand paradoxe de soutenir que les filles doivent apprendre autre chose que leur catéchisme, la couture et divers petits ouvrages : chanter, danser et s’habiller à la mode, faire bien la révérence et parler civilement ; car voilà en quoi consiste pour l’ordinaire toute leur éducation. » Et, l’année suivante, c’est Fénelon qui commençait son Traité de l’éducation des filles par ces lignes non moins significatives : « Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles ; la coutume et le caprice des mères y décident souvent de tout : on suppose qu’on doit donner à ce sexe peu d’instruction. « Il indiquait, au courant de son traité, les lacunes principales que cette éducation lui semblait présenter et, par le minimum de connaissances qu’il exigeait, il est aisé de mesurer le degré de la commune ignorance. « Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement. Il est honteux, mais ordinaire, de voir des femmes qui ont de l’esprit et de la politesse ne savoir pas bien prononcer ce qu’elles lisent. Elles manquent encore plus grossièrement pour l’orthographe ou pour la manière de fermer ou de lier les lettres en écrivant : au moins accoutumez-les à faire leurs lignes droites, à rendre leur caractère net et lisible. » Pour les dangers que cette négligence entraînait sûrement, ils ne pouvaient échapper à la pénétration d’esprit d’un Fénelon. Comme il le remarque finement, mal instruite et inappliquée, la jeune fille devient précieuse, ou coquette, ou visionnaire ; sa curiosité se tourne en commérages ou en intrigues ; car, « n’ayant pas de curiosité raisonnable, les jeunes filles en ont une déréglée. » Fénelon a dit sur le sujet, en quelques mots, avec l’aisance souveraine et l’agrément de sa phrase limpide ce que d’autres depuis s’essoufflent à redire.

L’éducation à laquelle se réfèrent tous ces reproches est celle des couvens. Que cette éducation fût devenue détestable, nous n’y contredirons pas. Nous nous bornerons à remarquer qu’elle était un pis aller. Tout le monde était d’avis dans l’ancienne France que la jeune fille doit être élevée à la maison, auprès de sa mère, à condition toutefois que cette mère fût capable et digne de l’élever ; on convenait seulement que l’éducation du plus mauvais couvent vaut encore mieux que celle donnée par une mère ignorante ou frivole. Ajoutons que, s’il n’était guère surprenant de voir les religieuses auxquelles on confiait le soin d’élever les filles incliner vers un idéal monastique, d’autre part leur programme d’études était sensiblement celui dont l’esprit laïque était, du temps de nos ancêtres, tout prêt à s’accommoder. Ç’a été la constante tradition, en pays gaulois, de croire que l’esprit de la femme ne doit pas se hausser au-dessus des choses du ménage. C’est à peine si Molière, dans les vers fameux des Femmes savantes, a exagéré l’opinion qui, autour de lui encore, était la plus répandue. Quoi qu’il en soit, c’est contre la piété des couvens autant que contre leur enseignement qu’est dirigée la réforme. Fénelon s’est trouvé en avoir tracé. le programme, celui que, sans l’avoir espéré, il verra mettre aussitôt à exécution à Saint-Cyr, et qui dès lors, pendant deux siècles, ne cessera de servir de modèle.

À vrai dire, la pédagogie de Fénelon est en défaut sur un point essentiel. Il souhaite qu’on rende l’étude agréable. Au sentiment du devoir, à la contrainte de l’obligation, il substitue l’attrait du plaisir. Que l’enfant ne se fasse pas de la vertu une idée triste et sombre ! Que la sagesse se montre à lui avec un visage riant. « Il faut que le plaisir fasse tout. » C’était déjà l’avis de Montaigne ; ce sera celui des philosophes du XVIIIe siècle et généralement de tous les moralistes qui croient à la bonté originelle de notre nature. Cette théorie est pour l’éducateur la plus fâcheuse qu’on sache. D’abord elle le laisse désarmé vis-à-vis des enfans qui sont décidément réfractaires au charme de l’étude et que cela n’amuse pas de travailler. Ensuite l’étude même et le travail ne sont pas en soi l’objet de l’éducation. Celle-ci doit développer en nous la faculté dont nous aurons le plus de besoin dans l’ordinaire de la vie, et à laquelle nous sommes naturellement le moins disposés. Or nous n’avons pas besoin qu’on nous apprenne à faire ce que nous faisons avec plaisir ; nous n’avons besoin ni de conseils, ni d’encouragement, pour nous laisser aller à notre inclination et suivre notre pente ; mais réagir contre notre instinct, nous forcer à ce qui nous est pénible, tendre notre énergie au rebours de notre agrément, voilà ce qui exige une direction savante, une préparation lente et continue ; toute l’éducation n’est qu’un apprentissage de la vertu de l’effort. — Seulement l’erreur de Fénelon est ici une erreur de pédagogie générale : et nous n’avons à nous occuper que de celles de ses idées qui ont trait à l’éducation féminine en particulier.

La première est que l’éducation de la femme doit être en rapport avec son rôle dans la vie et que ce rôle est d’être subordonnée à l’homme. J’entends bien qu’il y a là de quoi faire pousser les hauts cris à nos féministes ; mais c’est qu’aussi il n’y a pas lieu de parler du féminisme aux siècles derniers. Les femmes ont « une maison à régler, un mari à rendre heureux, des enfans à bien élever ; » telle est leur tâche et elle n’est pas si facile à remplir qu’on ne doive les y préparer avec soin. Jean-Jacques Rousseau ne pensera pas autrement sur cette matière, ou plutôt il pensera avec plus d’étroitesse et l’exprimera avec plus de brutalité ; et ceux qui, de lui aussi, seraient tentés de faire un précurseur du féminisme, je les engagerais à relire le cinquième livre de l’Emile. « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes... La femme est faite pour céder à l’homme et pour supporter même son injustice... Mère judicieuse, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti à la nature ; faites-en une honnête femme et soyez sûre qu’elle en vaudra mieux pour elle et pour nous ! » La Révolution sur ce point n’est nullement révolutionnaire. Napoléon continue la Révolution, et on sait quelles sont ses idées sur les femmes ; en digne surintendante investie de sa confiance, Mme Campan pourra écrire : « Un homme est fait pour diriger, conduire, former, défendre sa fortune, sa famille et son ménage ; une femme pour obéir... » Le grand adversaire de la Révolution, Joseph de Maistre, ne fera qu’exprimer avec plus d’esprit et de bonhomie les mêmes idées. C’est donc que, dans leur conception de la destinée de la femme, philosophes, princes, grandes dames, quelles que fussent par ailleurs leurs divergences, se sont accordés ; et c’est un point sur lequel ils n’ont pas varié.

En second lieu, l’éducation des femmes sera en rapport avec le rang que chacune devra occuper dans la société. « Si une fille doit vivre à la campagne, de bonne heure tournez son esprit aux occupations qu’elle doit y avoir, et ne lui laissez point goûter les amusemens de la ville ; montrez-lui les avantages d’une vie simple et active. Si elle est d’une condition médiocre de la ville, ne lui faites point voir les gens de la Cour... » Fénelon avait en vue une société réelle où les classes étaient nettement séparées, et il rêvait d’une cité chimérique où les castes eussent été tout à fait fermées ; mais c’est d’ailleurs dans tous les temps et dans toutes les sociétés qu’une éducation est funeste si elle nous inspire le dégoût de milieu où nous allons vivre. Se déclasser, ce n’est pas toujours déchoir ; celles qui, pour avoir pris des goûts trop relevés, en viennent à trouver leur condition insupportable, sont, elles aussi, à leur manière, des déclassées ; et c’est la manière qui prête le plus à souffrir. « Il n’y a guère de personnes à qui il n’en coûte cher pour avoir trop espéré ! » Remarque dont on souhaiterait qu’elle pût être un avertissement !

Enfin pour les femmes le savoir n’est pas un but, ce n’est qu’un moyen. L’acquisition des connaissances positives n’a de valeur qu’autant qu’elle sert à rendre le jugement plus droit et l’âme plus forte. Il s’en faut que le programme d’études que trace Fénelon soit, même d’après nos idées d’aujourd’hui, trop restreint ; puisqu’il y fait figurer avec les élémens du droit, l’histoire, les livres d’éloquence et de poésie, et même le latin. Mais s’il autorise les lectures profanes sérieuses, c’est pour dégoûter des comédies et des romans ; s’il conseille l’étude des histoires grecque et romaine, c’est parce qu’on y trouve des exemples de courage et de désintéressement. De même pour l’histoire de France et pour celle des pays étrangers, d’où on peut tirer un enseignement moral. S’il proscrit l’italien et l’espagnol, c’est parce que « ces deux langues ne servent qu’à lire des livres dangereux et capables d’augmenter les défauts des femmes ; » s’il permet le latin, c’est à celles qui ne risquent pas d’en devenir plus vaniteuses. Car une femme n’aura guère d’occasions de se servir de ces connaissances par elles-mêmes stériles, mais elle aura quotidiennement besoin de bon sens et de fermeté. La question n’est pas si elle aura appris plus d’histoire et plus de latin ; mais, en les apprenant, est-elle devenue plus capable de sérieux, de vertu et de piété vraie ? Tout est là.

Fénelon n’avait prétendu qu’à jeter quelques idées sur le papier. Son bonheur voulut qu’il se trouvât pour les mettre en pratique une quasi-Reine de France et que cette Reine eût, chez Mme de Villette et de Neuillant, vécu sur le pied de parente pauvre. Sa compassion pour la noblesse indigente jointe à cette vocation d’institutrice qui est chez elle le trait de nature, avait dicté à Mme de Maintenon la fondation de Saint-Cyr. En dépit de certaines hésitations et repentirs, et à travers des influences diverses, elle y suit une pensée qui ne dévie pas. Les jeunes filles dont elle s’est faite la maîtresse d’école sont appelées à vivre dans le monde : qu’elles s’habituent donc à se régler sur les exigences du monde, qui ne sont pas celles du cloître, et qu’elles y conforment d’abord leur piété ! Quand elles seront mariées, qu’elles sachent manquer l’heure de vêpres, plutôt que de manquer à soigner leur mari ! On cherchera à les établir, quoique, ce qui fait le plus défaut à Saint-Cyr, ce sont les gendres ; qu’on leur parle donc des devoirs d’une femme mariée ! « Quand vos demoiselles auront passé par le mariage, elles verront qu’il n’y a pas de quoi rire. » Le mari qu’elles peuvent espérer de trouver, c’est un hobereau qui les emmènera dans sa triste gentilhommière. Qu’elles apprennent donc à devenir de bonnes dames de campagne ! Non seulement elles seront expertes aux travaux de couture, mais on les familiarise avec tous les soins de l’intérieur : elles font leur chambre : chaque matin tout Saint-Cyr a en main le balai. C’est par cette merveille d’exacte adaptation que, du vivant de Mme de Maintenon, Saint-Cyr mérita de passer pour un type de l’éducation sérieuse et solide. Plus tard, lorsque Napoléon s’avisera de prendre à sa charge l’éducation des filles de ses légionnaires, Mme Campan croira n’avoir rien de mieux à faire que de modeler Écouen sur Saint-Cyr.

C’est dans la raison qui lui était naturelle, dans les souvenirs de son enfance besoigneuse, et dans les leçons de Fénelon que Mme de Maintenon avait puisé toute sa pédagogie. Le fond raisonnable est ce qui. manque le plus à cette raisonneuse que fut Mme de Genlis. Elle a l’humeur romanesque. « Je suis née avec le goût des choses extraordinaires. » Et elle dit aussi : « Je suis fausse. » Son humeur romanesque devait être encore développée par l’éducation qu’elle reçut et qui fut, de son aveu, la plus absurde qui se pût imaginer. Confiée d’abord aux soins de femmes de chambre qui ornèrent son esprit d’histoires de revenans, elle passa aux mains d’une institutrice qui lui apprit tout ce qu’elle savait : à jouer de la harpe. L’abrégé d’histoire du P. Ruffier la dégoûta une bonne fois de l’histoire. « Mon père tira de sa bibliothèque Clélie de Mlle de Scudéry et le théâtre de Mlle Barbier ; il nous donna ces deux ouvrages qui ont fait nos délices pendant bien longtemps ; dès lors, à huit ans je commençai à composer des romans et des comédies. « Elle composait des comédies et elle en jouait. On lui confectionna un habit d’Amour couleur de rose. « J’avais de petites bottines couleur de paille et argent, mes longs cheveux abattus et des ailes bleues... On trouva que l’habit d’Amour m’allait si bien qu’on me le lit porter d’habitude ; on m’en fit faire plusieurs. J’avais mon habit d’Amour pour les jours ouvriers et mon habit d’Amour des dimanches. » Quand elle le quitta, ce fut pour endosser un charmant habit d’homme. Nous la voyons encore en habit de bergère ou en habit d’Espagnole, mais jamais dans l’habit qui eût convenu à Félicité Ducrest, fille de parens ruinés. De là ce goût qu’elle gardera toujours pour les travestissemens et en général pour tout ce qui est factice, arrangé, concerté, artificiel. Quand cette jolie femme de vingt-neuf ans, dans la destinée de qui il était que tout fût faux jusqu’au titre de ses fonctions, devient le « gouverneur » des enfans du duc d’Orléans, elle ne manque pas d’appeler à son aide le théâtre comme moyen d’éducation. Elle s’applaudit d’une invention dont elle s’avise pour enseigner la géographie à ses élèves : c’est de leur faire mettre en action et jouer dans le jardin de Saint-Leu les voyages célèbres. « La belle rivière du parc nous figurait la mer, une suite de jolis bateaux formait nos flottes ; nous avions un magasin de costumes. » Le costume, toujours ! On avait en outre un petit théâtre portatif où on exécutait les tableaux historiques, un théâtre de grandeur naturelle où on joua toutes les pièces du Théâtre d’éducation de Mme de Genlis, et aussi des pantomimes, entre autres Psyché persécutée par Vénus, ce qui était vraiment un sujet de pantomime bien choisi pour être joué par des enfans.

Mais Mme de Genlis est très intelligente, d’esprit curieux et inventif. Elle a beau s’être brouillée avec Rousseau, détester sa personne et quelques-unes de ses théories, elle subit profondément son influence ; elle est pénétrée des idées de ces philosophes qu’elle maltraite la plume à la main, très ouverte aux nouveautés de son temps, telles que l’anglomanie, le goût des sciences, et celui des exercices physiques. Aussi trouverions-nous déjà dans son système quelques-unes des recettes dont la pédagogie moderne a fait le plus de bruit. D’abord la leçon de choses. « A Paris toutes nos promenades étaient instructives ; nous ne sortions que pour aller voir des cabinets de tableaux, d’histoire naturelle, de physique et de curiosités, ou des manufactures dont nous avions lu le détail auparavant dans l’Encyclopédie. » La leçon de choses n’est tout à fait elle-même qu’à condition de tomber dans la niaiserie. À ce point de vue encore, les leçons de choses que donne Mme de Genlis n’ont rien à envier aux nôtres. Cette institutrice impitoyable a la manie de tout rendre instructif, depuis les joujoux jusqu’aux meubles. Sur la tapisserie de la chambre des princesses elle a fait représenter les bustes des sept rois de Rome et des empereurs jusqu’à Constantin le Grand : deux grands paravens représentent les rois de France ; les écrans montés et les écrans de mains enseignent la mythologie. Il y a des cartes de géographie aux murs de l’escalier et on a eu soin de mettre les cartes du Midi dans le bas et celles du Nord dans le haut. N’oublions pas la lanterne magique historique ! Mme de Genlis découvre-t-elle dans son entourage un Polonais qui peint agréablement à la gouache ? aussitôt elle imagine de lui faire peindre sur verre l’histoire sainte, l’histoire romaine, celle de la Chine et du Japon. Et voilà déjà toutes les beautés de l’enseignement par l’image !

Le programme d’instruction de Mme de Genlis a déjà un caractère encyclopédique. elle remarque justement que tout individu bien organisé est doué d’une disposition, d’une aptitude particulière à une science ou un talent quelconque : on ne parvient à connaître cette disposition qu’en formant un plan d’études très étendu et varié. Elle y fait entrer, beaucoup plus qu’on ne faisait avant elle, des connaissances pratiques et usuelles : par exemple les langues vivantes, qu’elle s’avise de faire apprendre par l’usage. Ses élèves se promenaient en allemand, dînaient en anglais, soupaient en italien. Suivant les leçons de l’Emile elle leur fait apprendre un métier manuel : on a un tour ; les enfans et leur institutrice tournent à l’envi. C’est peu d’un métier pour contenter la soif d’apprendre qui enfièvre Mme de Genlis, il lui en faut vingt : elle fait de la gainerie et de la vannerie : elle fait des lacets, des rubans, de la gaze, du cartonnage, des plans en relief, des fleurs artificielles, des grillages de bibliothèque en laiton, du papier marbré, la dorure sur bois, des perruques et autres ouvrages en cheveux ; la menuiserie est laissée aux garçons. Restent les exercices physiques. Ici encore Mme de Genlis ne se tient pas d’appliquer sa faculté inventive. Elle invente la gymnastique à l’usage de ses élèves et leur fait exécuter des exercices inédits de poulies et de hottes : elle les fait coucher sur des lits de bois et marcher avec des semelles de plomb. Certes l’éducation donnée par Mme de Genlis à des enfans de prince est une éducation exceptionnelle, et le programme ne s’en applique pas exclusivement à l’éducation des filles. Mais outre qu’elle influe par l’exemple, les idées de Mme de Genlis se sont propagées par ses livres de pédagogie, dont le succès fut grand et que nous ne manquerons pas de retrouver dans la bibliothèque d’Écouen.

Il s’est fait en France de terribles bouleversemens, lorsque Mme Campan devient une sorte de grand maître de l’éducation des filles. Une société a péri, l’ancien monde s’est effondré ; il s’agit de sauver de ses ruines ce qu’on pourra, pour restaurer l’instruction publique détruite comme le reste. L’ancienne lectrice de Mesdames et femme de chambre de Marie-Antoinette est très propre à ce rôle. Née bourgeoise, elle a vécu dans le monde de la Cour et connu la politesse disparue. Elle a l’expérience du professorat et a témoigné de ses solides qualités d’administrateur. S’étant trouvée, au lendemain de la chute de Robespierre, sans rien au monde qu’un assignat de cinq cents livres et trente mille francs de dettes, elle a monté à Saint-Germain un pensionnat qu’elle a mis tout de suite sur un grand pied. Une jeune veuve, Mme de Beauharnais lui amena sa fille Hortense. « Six mois après, elle vint me faire part de son mariage avec un jeune gentilhomme corse élève de l’École militaire et général. Je fus chargée d’apprendre cette nouvelle à sa fille qui s’affligea beaucoup de voir sa mère changer de nom. » Ces relations furent cause que Napoléon songea tout naturellement à Mme Campan, lorsqu’il s’agit de nommer une directrice en 1807 à la maison de la Légion d’honneur qui venait d’être créée. Ce qu’elle apporte surtout dans ses nouvelles fonctions c’est, avec un remarquable esprit d’organisation, un grand fond de bon sens. Cette bourgeoise a les qualités et les défauts de l’esprit bourgeois. Elle s’accommode aux circonstances, d’autant qu’il faut vivre. Sans renier ses anciens maîtres, elle accepte volontiers d’en servir de nouveaux et se « barbouille » de ses Bonaparte ; elle sait du moins éviter la courtisanerie : on cite d’elle telle réplique qui fait songer aux boutades célèbres de Mme Cornuel et sent sa bourgeoise du Marais, Mme Murat, avec une délicieuse vanité de parvenue, lui demandait un jour : « Mais vraiment je suis étonnée que vous ne soyez pas plus intimidée devant nous : vous nous parlez aussi librement que lorsque nous étions vos élèves. » — « Le moyen, reprit Mme Campan, d’avoir peur de reines que j’ai mises en pénitence ? » Comme elle a surtout du jugement, c’est aussi la faculté qu’elle s’appliquera surtout à développer chez ses élèves. Elle combattra chez elle l’excès de la sensibilité, et c’est le moyen de leur rendre un signalé service. « J’ai vu des jeunes filles romanesques écrire à leur mère des lettres où leur tendresse était exprimée avec la chaleur qui distingue celles de Saint-Preux à Héloïse. Ces faibles mères étaient blessées de m’entendre blâmer ce style. » Elle rendait ainsi à l’éducation sa véritable base en la fondant non sur le sentiment, mais sur la raison.

Solide, pratique, utile, plutôt que brillante, telle nous apparaît l’éducation qu’on donnait à Écouen. Elles aussi, les jeunes filles qui la recevaient, étaient des jeunes filles pauvres. Mme Campan ne l’oublie pas, et elle les élève en vue du monde où elles doivent vivre dans une condition modeste. « La piété des élèves est sincère, profonde, dégagée de toute espèce de mômerie, de petites idées, de pratiques mesquines… Leur instruction sur la langue française, sur l’histoire, sur la géographie est des plus étendues… Elles apprennent la danse seulement pour former leur maintien. Elles excellent dans la couture de tous les genres. Elles aident à donner, à compter, à recevoir le linge ; elles font leur lit, nettoient et balayent leurs classes ; enfin elles soignent maternellement leurs plus jeunes compagnes et donnent dans les classes inférieures des leçons sur diverses parties de l’enseignement, ce qui les forme à la chose la plus essentielle : la possibilité de transmettre à leurs filles l’éducation qu’elles auront reçue… » C’est donc encore le principe de l’éducation de Saint-Cyr ; ce n’en est plus ni la liberté ni le charme. Dans une des Lettres de deux jeunes amies que Mme Campan imagine écrites par une élève d’Ecouen, celle-ci se plaint de l’inflexibilité du règlement. « La cloche ne cesse de sonner la rentrée en classe, la leçon d’écriture, celle de l’institutrice ; puis elle sonne le dîner, le souper, le coucher, enfin nous marchons ici comme une horloge. » Elles marchaient au son de la cloche ces jeunes filles, comme, dans les régimens de Napoléon et dans ses lycées, on marchait au roulement du tambour. Au surplus, avec ses inspections qui reviennent à intervalles fixes et ses récréations qui sont « l’objet d’une surveillance discrète, » la maison d’Écouen ressemble fort à un lycée. Tout y est, comme dans l’Université impériale, réglé, impersonnel et anonyme. Digne, également bienveillante pour tous et craignant par-dessus tout de se compromettre, Mme Campan est déjà un proviseur en jupes.

Comme on le voit, l’éducation jadis usitée pour les filles subit l’influence des milieux qu’elle traverse et se nuance diversement suivant le reflet des temps. Mais il est très exact que dans son essence elle ne varie pas. Elle fait partie intégrante d’un système social : elle s’adapte exactement aux besoins d’une société fondée sur la vie de famille : ce qu’elle prépare dans la femme c’est la ménagère, la maîtresse de maison, la mère chargée d’élever les enfans tandis que la subsistance est fournie par le labeur du père. Notre société se transforme ; de ses changemens si rapides, de ses bouleversemens si profonds, on nous annonce qu’il sortira, avant qu’il soit longtemps, un monde nouveau. Il se peut que, dans ce monde encore en formation, le rôle de la femme doive être assez différent de ce qu’il a été pendant tant de siècles. Donc on commence à appliquer un système d’éducation féminine qui est en effet très nouveau, puisque, calqué exactement sur celui de l’éducation masculine, il vise à faire de la femme un être indépendant. Je n’ai pas ici à en discuter la valeur ; au surplus, il est à l’essai : c’est une expérience qu’on est en train de faire. Mais ce qu’il faut éviter soigneusement c’est de condamner, au nom des idées qui prévalent aujourd’hui en matière d’éducation féminine, celles qui peut-être ont fait leur temps, mais qui, à coup sûr, ont fait leurs preuves. Une éducation se juge par ses fruits. Celle que nous venons de décrire est appréciée par certains penseurs avec une dédaigneuse sévérité. Pourtant les femmes qui l’avaient reçue n’ont manqué ni d’esprit, ni de vertu, ni de grâce, ni de courage. Elles ont donné chez nous à la vie de salon un éclat incomparable et à l’intimité de notre foyer une telle douceur que, partout où nous allons, nous en emportons le regret nostalgique. Les hommes élevés sur leurs genoux et à qui elles avaient soufflé leur âme n’ont manqué ni de cette énergie qu’on tâche aujourd’hui de nous rapprendre par raison démonstrative, ni de ces qualités d’initiative dont alors on n’avait nul besoin d’aller chercher l’exemple hors de chez nous, ni de cet esprit d’entreprise qui nous poussait sur toutes les routes du monde, ni de cette hardiesse de pensée qui assura longtemps à la France l’hégémonie intellectuelle. Nous aurions tort, en vérité, de rougir de telles aïeules : ce serait sottise autant qu’ingratitude. C’est ce que, plus que d’autres, les promoteurs de l’éducation nouvelle de la femme sont tenus de ne pas méconnaître. Leur très noble et très haute ambition doit être de former, par des méthodes peut-être différentes et mieux appropriées au changement des temps, des femmes qui soient dignes de celles que nous devions à l’ancienne éducation.


RENE DOUMIC.

  1. Louis Chabaud, les Précurseurs du féminisme, Mme de Maintenon, Mme de Genlis, Mme Campan, 1 vol. in-12 (Plon). M. Chabreul, Gouverneur de Princes, 1 vol. in-8o (Calmann Lévy). Léopold Lacour, les Origines du féminisme contemporain. Trois femmes de la Révolution, 1 vol. in-8o (Plon). — Cf. Gréard, l’Éducation des femmes par les femmes (Hachette) ; Vicomtesse d’Adhémar, Nouvelle éducation de la femme (Perrin) ; Étienne Lamy, la Femme de demain (Perrin).
  2. Voyez dans la Revue du 15 juillet 1899 l’étude de Mme Arvède Barine sur la Grande Mademoiselle.